Pages de
littérature française
II
 
Some French literary texts
Alguns textos literários franceses
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Pages de littérature française I
 
G.M.G Le Clézio
Honoré de Balzac
Albert Camus
François René de Chateaubriand
Chrétien de Troyes
Madame de La Fayette
Jean Cocteau
Denis Diderot
Paul Éluard
Gustave Flaubert
Victor Hugo
Eugène Ionesco
Alphonse de Lamartine
Lesage
Alfred de Musset
Jacques Prévert
Joachim Du Bellay
Arthur Rimbaud
Marquis de Sade
Jean-Paul Sartre
Voltaire

Mondo

Âgé d'une dizaine d'années, Mondo est fasciné par les livres, mais il ne sait ni lire ni écrire. Sur une plage, il a remarqué un vieil homme occupé à nettoyer le sable. Il lui demande: «Je voudrais bien que vous m'appreniez à lire et à écrire, s'il vous plaît...»

L'homme avait pris dans son sac de plage un vieux canif à manche rouge et il avait commencé à graver les signes des lettres sur des galets biens plats. En même temps, il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce qu'on peut y voir quand on les regarde et quand on les écoute. Il parlait de A qui est comme une grande mouche avec ses ailes repliées en arrière; de B qui est drôle, avec ses deux ventres, de C et D qui sont comme la lune, en croissant et à moitié pleine, et O qui est la lune tout entière dans le ciel noir. Le H est haut, c'est une échelle pour monter aux arbres et sur les toits des maisons; E et F qui ressemblent à un râteau et à une pelle, et G, un gros homme assis dans un fauteuil; I danse sur la pointe de ses pieds, avec sa petite tête qui se détache à chaque bond, pendant que J se balance; mais K est cassé comme un vieillard, R marche à grandes enjambées comme un soldat, et Y est debout, les bras en l'air et crie: au secours! L est un arbre au bord de la rivière, M est une montagne; N est pour les noms, et les gens saluent de la main, P dort sur une patte et Q est assis sur sa queue; S, c'est toujours un serpent, Z toujours un éclair; T est beau, c'est comme le mat d'un bateau, U est comme un vase. V, W, ce sont des oiseaux, des vols d'oiseaux; X est une croix pour se souvenir.
Avec la pointe de son canif, le vieil homme traçait les signes sur les galets et les disposait devant Mondo.
«Quel est ton prénom?»
«Mondo», disait Mondo.
Le vieil homme choisissait quelques galets, en ajoutait un autre.
«Regarde. C'est ton nom écrit, là.»
«C'est beau» disait Mondo. «Il y a une montagne, la lune, quelqu'un qui salue le croissant de lune, et encore la lune. Pourquoi y a-t-il toutes ces lunes?»
«C'est dans ton nom, c'est tout», disait le viel homme. «C'est comme ça que tu t'appelles.»
Il reprenait ses galets.
«Et vous, monsieur? Qu'est-ce qu'il y a dans votre nom?»
Le vieil homme montrait les galets, l'un après l'autre, et Mondo les ramassait et les alignait devant lui.
«Il y a une montagne.»
«Oui, celle où je suis né.»
«Il y a une mouche.»
«J'étais peut-être une mouche, il y a longtemps, avant d'être un homme.»
«Il y a un homme qui marche, un soldat.»
«J'ai été soldat.»
«Il y a le croissant de la lune.»
«C'est elle qui était là à ma naissance.»
«Un rateau!»
«Le voilà!»
Le vieil montrait le rateau posé sur la plage.
«Il y a un arbre devant une rivière.»
«Oui, c'est peut-être comme cela que je reviendrai quand je serai mort, un arbre immobile devant une belle rivière.»
«C'est bien de savoir lire», disait Mondo. «Je voudrais bien savoir toutes le lettres.»
«Tu vas écrire, toi aussi», disait le vieil homme. Il lui donnait son canif et Mondo restait longtemps à graver les dessins des lettres sur les galets de la plage. Puis il les mettait à côté, pour voir quels noms cela faisait. Il y avait toujours beaucoup de O et de I parce que c'était eux qu'ils préférait. Il aimait aussi les T, les Z, et les oiseaux V W. Le viel homme lisait:
OVO OWO OTTO IZTI
et ça les faisait bien rire tous les deux.



J.-M. G. Le Clézio, "Mondo", in Mondo et autres histoires, coll. «Folio», Ed. Gallimard, 1978, p.61
 

Honoré de Balzac
Le Colonel Chabert

    « Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d'abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comment ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m'obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, Monsieur, les blessures que j'ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m'auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, catalepsie. Autrement, comment concevoir que j'aie été, suivant l'usage de la guerre, dépouillé de mes vêtements, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d'enterrer les morts ? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n'ai pu connaître que postérieurement à l'événement qu'il faut bien appeler ma mort.
    J'ai rencontré, en 1814, à Stuttgart, un ancien maréchal des logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et de qui je vous parlerai tout à l'heure, m'expliqua le phénomène de ma conservation eu me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. La bête et le cavalier s'étaient donc abattus comme des châteaux de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j'avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval, qui m'empêcha d'être écrasé par les chevaux, ou atteint par des boulets.
    Lorsque je revins à moi, Monsieur, j'étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en entretenant jusqu'à demain. Le peu d'air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir et ne trouvai point d'espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien.
    La rareté de l'air fut l'accident le plus menaçant, et qui m'éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j'étais l'air ne se renouvelait point et que j'allais mourir. Cette pensée m'ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j'avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J'entendis, ou je crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissements poussés par le monde de cadavres au milieu duquel je gisais. Quoique la mémoire de ces moments soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés ! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n'ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau.
    Enfin en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l'espace qui m'avait été laissé par un hasard dont la cause m'était inconnue. Il paraît que, grâce à l'insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, deux morts s'étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l'une contre l'autre par un enfant qui pose les fondements d'un château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d'un Hercule ! un bon os auquel je dois mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais ! Mais, avec une rage que vous devez concevoir, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis « nous », comme s'il y avait eu des vivants ! J'y allais ferme, Monsieur, car me voici ! Mais je ne sais pas aujourd'hui comment j'ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j'avais trois bras ! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l'air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations.
    Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, Monsieur. En ce moment, je m'aperçus que j'avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je ! m'avait, en se coagulant, comme enduit d'un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m'évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant, le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d'une petite ouverture par laquelle je criai aussi longtemps que je pus. Mais alors le soleil se levait, j'avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs ? Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d'appui était sur les défunts qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n'était pas le moment de leur dire : « Respect au courage malheureux ! »
    Bref, Monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant longtemps, oh oui, longtemps ! ces sacrés Allemands se sauvant en entendant une voix là où ils n'apercevaient point d'homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s'approcher de ma tête, qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j'eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état duquel je n'ai nulle idée, mais que j'ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l'hôpital d'Heilsberg.
    Vous comprenez, Monsieur, que j'étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère ; en sorte que, six mois après, quand, un beau matin, je me souvins d'avoir été le colonel Chabert, et qu'en recouvrant ma raison je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu'elle n'en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s'était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d'une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j'étais sorti de la fosse des morts, le jour et l'heure où j'avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari ; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différents procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien, Monsieur, je n'ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j'ai faite chez un notaire d'Heilsberg, en vue d'établir mon identité.
    Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événements de la guerre, j'ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l'on prodiguait des soins au Français malade, mais où l'on riait au nez de cet homme dès qu'il prétendait être le colonel Chabert. Pendant longtemps, ces rires, ces doutes me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgart. A la vérité, vous pouvez juger, d'après mon récit, qu'il y avait des raisons suffisantes pour faire coffrer un homme.
    Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant : « Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert ! » à des gens qui répondaient : « Le pauvre homme ! » je fus convaincu de l'impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh ! Monsieur, revoir Paris ! c'était un délire que je ne...
    A cette phrase inachevée, le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde que Derville respecta.
    -Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd'hui, par moment, mon nom m'est désagréable. Je voudrais n'être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m'avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j'aurais été heureux ! J'aurais repris du service sous un nom quelconque, et, qui sait ? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
    -Monsieur, dit l'avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
    -Vous êtes, dit le colonel d'un air mélancolique, la seule personne qui m'ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n'a voulu m'avancer dix napoléons afin de faire venir d'Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès...
    -Quel procès ? dit l'avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
    -Mais, Monsieur, la comtesse Ferraud n'est-elle pas ma femme ? Elle possède trente mille livres de rente qui m'appartiennent, et ne veut pas me donner deux sous. Quand je dis ces choses à des avoués, à des hommes de bon sens ; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse ; quand je m'élève, moi, mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m'éconduisent, suivant leur caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarrasser d'un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J'ai été enterré sous des morts ; mais, maintenant, je suis enterré sous des vivants, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre !

 

 


Albert Camus
La Peste

    Le prêche de Paneloux eut lieu dans une église qui n'était pleine qu'aux trois quarts. Le soir du prêche, lorsque Rieux arriva, le vent, qui s'infiltrait en filets d'air par les portes battantes de l'entrée, circulait librement parmi les auditeurs. Et c'est dans une église froide et silencieuse, au milieu d'une assistance exclusivement composée d'hommes, qu'il prit place et qu'il vit le Père monter en chaire. Ce dernier parla d'un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, à plusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus « vous », mais « nous ».
    Cependant, sa voix s'affermit peu à peu. Il commença par rappeler que, depuis de longs mois, la peste était parmi nous et que maintenant nous la connaissions mieux pour l'avoir vue tant de fois s'asseoir à notre table au chevet de ceux que nous aimions, marcher près de nous et attendre notre venue aux lieux de travail, maintenant donc, nous pourrions peut-être mieux recevoir ce qu'elle nous disait sans relâche et que, dans la première surprise, il était possible que nous n'eussions pas bien écouté. Ce que le Père Paneloux avait déjà prêché au même endroit restait vrai - ou du moins c'était sa conviction. Mais, peutêtre encore, comme il nous arrivait à tous, et il s'en frappait la poitrine, l'avait-il pensé et dit sans charité. Ce qui restait vrai, cependant, était qu'en toute chose, toujours, il y avait à retenir. L'épreuve la plus cruelle était encore bénéfice pour le chrétien. Et, justement, ce que le chrétien, en l'espèce, devait chercher, c'était son bénéfice, et de quoi le bénéfice était fait, et comment on pouvait le trouver.
    A ce moment, autour de Rieux, les gens parurent se carrer entre les accoudoirs de leur banc et s'installer aussi confortablement qu'ils le pouvaient. Une des portes capitonnées de l'entrée battit doucement. Quelqu'un se dérangea pour la maintenir. Et Rieux, distrait par cette agitation, entendit à peine Paneloux qui reprenait son prêche. Il disait à peu près qu'il ne fallait pas essayer de s'expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d'apprendre ce qu'on pouvait en apprendre. Rieux comprit confusément que, selon le Père, il n'y avait rien à expliquer. Son intérêt se fixa quand Paneloux dit fortement qu'il y avait des choses qu'on pouvait expliquer au regard de Dieu et d'autres qu'on ne pouvait pas. Il y avait certes le bien et le mal, et, généralement, on s'expliquait aisément ce qui les séparait. Mais à l'intérieur du mal, la difficulté nécessaire et le mal apparemment inutile. Il y avait don Juan plongé aux Enfers et la mort d'un enfant. Car s'il est juste que le libertin soit foudroyé, on ne comprend pas la souffrance de l'enfant. Et, en vérité, il n'y avait rien sur la terre de plus important que la souffrance d'un enfant et l'horreur que cette souffrance traîne avec elle et les raisons qu'il faut lui trouver. Dans le reste de la vie, Dieu nous facilitait tout et jusque-là, la religion était sans mérites. Nous étions ainsi sous les murailles de la peste et c'est à leur ombre mortelle qu'il nous fallait trouver notre bénéfice. Le Père Paneloux refusait même de se donner des avantages faciles qui lui permissent d'escalader le mur. Il lui aurait été aisé de dire que l'éternité des délices qui attendaient l'enfant pouvait compenser sa souffrance, mais, en vérité, il n'en savait rien. Qui pouvait affirmer en effet que l'éternité d'une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine? Ce ne serait pas un chrétien, assurément, dont le Maître a connu la douleur dans ses membres et dans son âme. Non, le Père resterait au pied du mur, fidèle à cet écartèlement dont la croix est le symbole, face à face avec la souffrance d'un enfant. Et il dirait sans crainte à ceux qui l'écoutaient ce jour-là: « Mes frères, l'instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout nier? »

 


François René de Chateaubriand
René

 

    « Je recherchai surtout dans mes voyages les artistes et ces hommes divins qui chantent les dieux sur la Iyre et la félicité des peuples qui honorent les lois, la religion et les tombeaux.
    « Ces chantres sont de race divine, ils possèdent le seul talent incontestable dont le ciel ait fait présent à la terre. Leur vie est à la fois naïve et sublime ; ils célèbrent les dieux avec une bouche d'or, et sont les plus simples des hommes ; ils causent comme des immortels ou comme de petits enfants ; ils expliquent les lois de l'univers, et ne peuvent comprendre les affaires les plus innocentes de la vie ; ils ont des idées merveilleuses de la mort ; et meurent sans s'en apercevoir, comme des nouveau-nés.
    « Sur les monts de la Calédonie, le dernier barde qu'on ait oui dans ces déserts me chanta les poèmes dont un héros consolait jadis sa vieillesse. Nous étions assis sur quatre pierres rongées de mousse ; un torrent coulait à nos pieds ; le chevreuil passait à quelque distance parmi les débris d'une tour, et le vent des mers sifflait sur la bruyère de Cona. Maintenant la religion chrétienne, fille aussi des hautes montagnes, a placé des croix sur les monuments des héros de Morven et touché la harpe de David au bord du même torrent où Ossian fit gémir la sienne. Aussi pacifique que les divinités de Selma étaient guerrières, elle garde des troupeaux où Fingal livrait des combats, et elle a répandu des anges de paix dans les nuages qu'habitaient des fantômes homicides.
    « L'ancienne et riante Italie m'offrit la foule de ses chefs-d'oeuvre. Avec quelle sainte et poétique horreur j'errais dans ces vastes édifices consacrés par les arts à la religion ! Quel labyrinthe de colonnes ! Quelle succession d'arches et de voûtes ! Qu'ils sont beaux ces bruits, qu'on entend autour des dômes, semblables aux rumeurs des flots dans l'Océan, aux murmures des vents dans les forêts ou à la voix de Dieu dans son temple ! L'architecte bâtit, pour ainsi dire, les idées du poète, et les fait toucher aux sens.
    « Cependant, qu'avais-je appris jusqu'à lors avec tant de fatigue ? Rien de certain parmi les anciens, rien de beau parmi les modernes. Le passé et le présent sont deux statues incomplètes : l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges, l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.
    « Mais peut-être, mes vieux amis, vous surtout, habitants du désert, êtes-vous étonnés que, dans ce récit de mes voyages, je ne vous aie pas une seule fois entretenus des monuments de la nature ?
    « Un jour j'étais monté au sommet de l'Etna, volcan qui brûle au milieu d'une île. Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte ; mais, tandis que d'un côté mon oeil apercevait ces objets, de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes entre les bouffées d'une noire vapeur.
    « Un jeune homme plein de passions, assis sur la bouche du volcan, et pleurant sur les mortels dont à peine il voyait à ses pieds les demeures, n'est sans doute, ô vieillards ! qu'un objet digne de votre pitié ; mais, quoi que vous puissiez penser de René, ce tableau vous offre l'image de son caractère et de son existence : c'est ainsi que toute ma vie j'ai eu devant les yeux une création à la fois immense et imperceptible et un abîme ouvert à mes côtés ».
    En prononçant ces derniers mots, René se tut et tomba subitement dans la rêverie. Le père Souël le regardait avec étonnement, le vieux Sachem aveugle, qui n'entendait plus parler le jeune homme ne savait que penser de ce silence. René avait les yeux attachés sur un groupe d'Indiens qui passaient gaiement dans la plaine. Tout à coup sa physionomie s'attendrit, des larmes coulent de ses yeux ; il s'écrie :
    « Heureux sauvages ! oh ! que ne puis-je jouir de la paix qui vous accompagne toujours ! Tandis qu'avec si peu de fruit je parcourais tant de contrées, vous, assis tranquillement sous vos chênes, vous laissiez couler les jours sans les compter. Votre raison n'était que vos besoins, et vous arriviez mieux que moi au résultat de la sagesse, comme l'enfant, entre les jeux et le sommeil. Si cette mélancolie qui s'engendre de l'excès du bonheur atteignait quelquefois votre âme, bientôt vous sortiez de cette tristesse passagère et votre regard levé vers le ciel cherchait avec attendrissement ce je ne sais quoi inconnu qui prend pitié du pauvre sauvage ».


Chrétien de Troyes
Le roman de Perceval  

 Tandis qu'ils parlaient de choses et d'autres, un jeune valet, qui porte une lance blanche qu'il tient par le milieu, sort d'une chambre ; il passe entre le feu et ceux qui étaient assis sur le lit. Tout le monde pouvait voir la lance blanche et l'éclat de son fer. Il sortait une goutte de sang à la pointe de la lance et cette goutte vermeille coulait jusqu'à la pointe. Le jeune Perceval qui vient d'arriver en ces lieux voit ce spectacle surprenant mais il se retient de demander comment cela peut se produire, car il se rappelle la recommandation de celui qui lui a appris la chevalerie : il faut se garder de trop parler. Il a donc peur, s'il pose une question, qu'on le trouve grossier et c'est pour cette raison qu'il ne demande rien.
   Deux autres jeunes gens apparurent à ce moment qui portaient des chandeliers d'or pur, décorés de fines incrustations noires. Ces jeunes gens étaient d'une immense beauté. Sur chaque chandelier brûlaient au moins dix chandelles. Une demoiselle portait un graal à deux mains et s'avançait avec les jeunes gens : elle était belle, gracieuse et élégamment habillée. Quand elle fut entrée dans la pièce avec le graal qu'elle portait, il y eut une si grande lumière que les chandelles semblèrent plus sombres, comme les étoiles ou la lune quand le soleil commence de briller. Une autre demoiselle venait derrière elle : elle portait un plat en argent. Le graal qui était à la tête de la procession était de l'or le plus pur et incrusté de pierres précieuses de toutes sortes parmi les plus riches et les plus rares qui existent sur terre et dans la mer. Les pierres précieuses du graal dépassaient toutes les autres, cela ne fait pas de doute. De la même manière que la lance était passée, ils passèrent devant le jeune homme pour aller d'une chambre à l'autre. Il vit passer les jeunes gens mais il n'osa pas demander qui l'on servait dans ce graal, car il pensait toujours à la recommandation du sage seigneur.
   J'ai bien peur que le mal ne soit déjà fait, car j'ai souvent entendu dire qu'on peut parfois trop se taire, tout comme on peut parfois trop parler. Mais cependant, le jeune homme ne leur pose aucune question, ni pour son bien, ni pour son malheur.
   Le seigneur donne l'ordre à ses serviteurs d'apporter de l'eau et de sortir les nappes. Les serviteurs font leur travail et suivent les ordres, comme ils en ont l'habitude. Le seigneur et le jeune homme se lavent les mains avec de l'eau tiède et pendant ce temps deux serviteurs apportent une grande table d'ivoire. Cette table, si l'on croit ce que dit l'histoire, était d'une seule pièce. On la tient un moment devant l'hôte et le jeune homme, jusqu'à ce que deux autres serviteurs apportent des tréteaux. Le bois dont ils étaient faits possède deux qualités qui permettent de les conserver parfaitement indéfiniment : ces tréteaux étaient en ébène, et personne ne peut voir pourrir ou brûler l'ébène, car il ne peut faire ni l'un ni l'autre.
   On plaça la table sur ces tréteaux et on posa la nappe par-dessus. Que dire de cette nappe, sinon que jamais un ambassadeur, un cardinal ou un pape n'avait mangé sur un tissu aussi blanc ? On servit d'abord un cuissot de cerf bien gras, bien poivré. Ils ne manquèrent pas de vin, ni fort ni léger, et ils en remplirent plusieurs fois leurs coupes d'or. Un serviteur coupa devant eux le cuissot de cerf au poivre après l'avoir déposé sur le plat d'argent, et il leur présenta chaque morceau individuellement sur une grande tranche de pain. Pendant ce temps, le graal traversa encore la salle devant eux - le jeune homme ne demanda pas qui l'on servait avec ce graal. Il s'en gardait à cause du seigneur respectable qui lui avait conseillé de ne pas trop parler : ce conseil lui reste en mémoire, il ne cesse d'y penser.
   Mais il est plus silencieux qu'il ne devrait l'être. À chaque mets que l'on apporte, il voit le graal repasser juste devant lui, sous ses yeux, mais il ne sait pas à qui il sert. Il voudrait bien le savoir et il se dit qu'il demandera, avant de partir du château, à l'un des serviteurs de la cour. Mais il préfère attendre le lendemain matin, quand il quittera son hôte et tout son entourage. Il remet sa question au lendemain et il s'occupe seulement de bien manger et de bien boire. D'ailleurs, il ne regrette rien parce qu'on sert à la table des mets et des vins tous aussi délicieux que plaisants.


Madame de La Fayette
La Princesse de Clèves

 

  - Ah ! madame ! s'écria M. de Clèves, votre air et vos paroles me font voir que vous avez des raisons pour souhaiter d'être seule, que je ne sais point, et je vous conjure de me les dire.
  Il la pressa longtemps de les lui apprendre sans pouvoir l'y obliger ; et, après qu'elle se fut défendue d'une manière qui augmentait toujours la curiosité de son mari, elle demeura dans un profond silence, les yeux baissés ; puis tout d'un coup prenant la parole et le regardant :
  - Ne me contraignez point, lui dit-elle, à vous avouer une chose que je n'ai pas la force de vous avouer, quoique j'en aie eu plusieurs fois le dessein. Songez seulement que la prudence ne veut pas qu'une femme de mon âge, et mâîtresse de sa conduite, demeure exposée au milieu de la cour.
  - Que me faites-vous envisager, madame, s'écria M. de Clèves. Je n'oserais vous le dire de peur de vous offenser.
  Mme de Clèves ne répondit point ; et son silence achevant de confirmer son mari dans ce qu'il avait pensé :
  - Vous ne me dites rien, reprit-il, et c'est me dire que je ne me trompe pas.
  - Eh bien, monsieur, lui répondit-elle en se jetant à ses genoux, je vais vous faire un aveu que l'on n'a jamais fait à son mari ; mais l'innocence de ma conduite et de mes intentions m'en donne la force. Il est vrai que j'ai des raisons de m'éloigner de la cour et que je veux éviter les périls où se trouvent quelquefois les personnes de mon âge. Je n'ai jamais donné nulle marque de faiblesse et je ne craindrais pas d'en laisser parâître si vous me laissiez la liberté de me retirer de la cour ou si j'avais encore Mme de Chartres pour aider à me conduire. Quelque dangereux que soit le parti que je prends, je le prends avec joie pour me conserver digne d'être à vous. Je vous demande mille pardons, si j'ai des sentiments qui vous déplaisent, du moins je ne vous déplairai jamais par mes actions. Songez que pour faire ce que je fais, il faut avoir plus d'amitié et plus d'estime pour un mari que l'on en a jamais eu ; conduisez-moi, ayez pitié de moi, et aimez-moi encore, si vous pouvez.
  M. de Clèves était demeuré, pendant tout ce discours, la tête appuyée sur ses mains, hors de lui-même, et il n'avait pas songé à faire relever sa femme. Quand elle eut cessé de parler, qu'il jeta les yeux sur elle, qu'il la vit à ses genoux le visage couvert de larmes et d'une beauté si admirable, il pensa mourir de douleur, et l'embrassant en la relevant :
  - Ayez pitié de moi vous-même, madame, lui dit-il, j'en suis digne ; et pardonnez si, dans les premiers moments d'une affliction aussi violente qu'est la mienne, je ne réponds pas, comme je dois, à un procédé comme le vôtre. Vous me paraissez plus digne d'estime et d'admiration que tout ce qu'il y a jamais eu de femmes au monde ; mais aussi je me trouve le plus malheureux homme qui ait jamais été. Vous m'avez donné de la passion dès le premier moment que je vous ai vue ; vos rigueurs et votre possession n'ont pu l'éteindre : elle dure encore ; je n'ai jamais pu vous donner de l'amour, et je vois que vous craignez d'en avoir pour un autre. Et qui est-il, madame, cet homme heureux qui vous donne cette crainte ? Depuis quand vous plaît-il ? Qu'a-t-il fait pour vous plaire ? Quel chemin a-t-il trouvé pour aller à votre coeur ? Je m'étais consolé en quelque sorte de ne l'avoir pas touché par la pensée qu'il était incapable de l'être. Cependant un autre fait ce que je n'ai pu faire. J'ai tout ensemble la jalousie d'un mari et celle d'un amant ; mais il est impossible d'avoir celle d'un mari après un procédé comme le vôtre. Il est trop noble pour ne me pas donner une sûreté entière ; il me console même comme votre amant. La confiance et la sincérité que vous avez pour moi sont d'un prix infini : vous m'estimez assez pour croire que je n'abuserai pas de cet aveu. Vous avez raison, madame, je n'en abuserai pas et je ne vous en aimerai pas moins. Vous me rendez malheureux par la plus grande marque de fidélité que jamais une femme ait donnée à son mari. Mais, madame, achevez, et apprenez-moi qui est celui que vous voulez éviter.
  - Je vous supplie de ne me le point demander, répondit-elle ; je suis résolue de ne vous le pas dire et je crois que la prudence ne veut pas que je vous le nomme.
  - Ne craignez point, madame, reprit M. de Clèves, je connais trop le monde pour ignorer que la considération d'un mari n'empêche pas que l'on ne soit amoureux de sa femme. On doit haïr ceux qui le sont et non pas s'en plaindre ; et encore une fois, madame, je vous conjure de m'apprendre ce que j'ai envie de savoir.
  - Vous me presseriez inutilement, répliqua-t-elle ; j'ai de la force pour taire ce que je crois ne pas devoir dire. L'aveu que je vous ai fait n'a pas été par faiblesse, et il faut plus de courage pour avouer cette vérité que pour entreprendre de la cacher.


Jean Cocteau
Orphée

EURYDICE
    Orphée, mon poète... Regarde comme tu es nerveux depuis ton cheval. Avant tu riais, tu m'embrassais, tu me berçais; tu avais une situation superbe. Tu étais chargé de gloire, de fortune. Tu écrivais des poèmes qu'on s'arrachait et que toute la Thrace récitait par coeur. Tu glorifiais le soleil. Tu étais son prêtre et un chef. Mais depuis le cheval tout est fini. Nous habitons la campagne. Tu as abandonné ton poste et tu refuses d'écrire. Ta vie se passe à dorloter ce cheval, à interroger ce cheval, à espérer que ce cheval va te répondre. Ce n'est pas sérieux.

ORPHÉE
    Pas sérieux? Ma vie commençait à se faisander, à être à point, à puer la réussite et la mort. Je mets le soleil et la lune dans le même sac. Il me reste la nuit. Et pas la nuit des autres! Ma nuit. Ce cheval entre dans ma nuit et il en sort comme un plongeur. Il en rapporte des phrases. Ne sens-tu pas que la moindre de ces phrases est plus étonnante que tous les poèmes? Je donnerais mes oeuvres complètes pour une seule de ces petites phrases où je m'écoute comme on écoute la mer dans un coquillage. Pas sérieux? Que te faut-il, ma petite! Je découvre un monde. Je retourne ma peau. Je traque l'inconnue

EURYDICE
    Tu vas encore me citer la fameuse phrase.

ORPHÉE (grave)
    Oui. (Il remonte vers le cheval et récite.) Madame Eurydice reviendra des enfers.

EURYDICE
    Elle n'a aucun sens, cette phrase.

ORPHÉE
    Il s'agit bien de sens. Colle ton oreille contre cette phrase. Écoute le mystère « Eurydice reviendra » serait quelconque - mais Madame Eurydice! Madame Eurydice reviendra-ce reviendra! ce futur! et la chute: des enfers. Tu devrais être contente que je parle de toi.


EURYDICE
    Ce n'est pas toi qui en parles... (Montrant le cheval.) C'est lui.

ORPHÉE
    Ni lui, ni moi, ni personne. Que savons-nous? Qui parle? Nous nous cognons dans le noir; nous sommes dans le surnaturel jusqu'au cou. Nous jouons à cache-cache avec les dieux. Nous ne savons rien, rien, rien. « Madame Eurydice reviendra des enfers » ce n'est pas une phrase. C'est un poème, un poème du rêve, une fleur du fond de la mort.

EURYDICE
    Et tu espères convaincre le monde? Faire admettre que la poésie consiste à écrire une phrase; avoir du succès avec ta phrase de cheval?

ORPHÉE
    Il ne s'agit pas de succès ni de cheval ni de convaincre le monde. Du reste, je ne suis plus seul.

EURYDICE
    Ne me parle pas de ton public. Quatre ou cinq jeunes brutes sans coeur qui te croient un anarchiste et une douzaine d'imbéciles qui cherchent à se faire remarquer.

ORPHÉE
    J'aurai mieux. J'espère un jour charmer les vraies bêtes.


Denis Diderot
L'Encyclopédie
« Liberté de penser (Morale) »

 

    Ces termes, liberté de penser, ont deux sens : l'un général, l'autre borné. Dans le premier, ils signifient cette généreuse force d'esprit qui lie notre persuasion uniquement à la vérité. Dans le second, ils expriment le seul effet qu'on peut attendre, selon les esprits forts, d'un examen libre et exact - je veux dire, l'inconviction. Autant que l'une est louable et mérite d'être applaudie, autant l'autre est blamable, et mérite d'être combattue.
    La véritable liberté de penser tient l'esprit en garde contre les préjugés et la précipitation. Guidée par cette sage Minerve, elle ne donne aux dogmes qu'on lui propose qu'un degré d'adhésion proportionné à leur degré de certitude. Elle croit fermement ceux qui sont évidents; elle range ceux qui ne le sont pas parmi les probabilités; et il en est sur lesquels elle tient sa croyance en équilibre. Mais si le merveilleux s'y joint, elle en devient moins crédule; elle commence à douter, et se méfie des charmes de l'illusion. En un mot elle ne se rend au merveilleux au'après s'être bien prémunie contre le penchant trop rapide qui nous y entraîne.
    Elle ramasse surtout toutes ses forces contre les préjugés que l'éducation de notre enfance nous fait prendre sur la religion, parce que ce sont ceux dont nous nous défaisons le plus difficilement; il en reste toujours quelque trace, souvent même après nous en être éloignés; lassés d'être livrés à nous-mêmes, un ascendant plus sort que nous, nous tourmente et nous y fait revenir. Nous changeons de mode, de langage; il est mille choses sur lesquelles insensiblement nous nous accoutumons à penser autrement que dans l'enfance; notre raison se porte volontiers à prendre ces nouvelles formes; mais les idées qu'elle s'est faites sur la religion, sont d'une espèce respectable pour elle; rarement ose-t-elle les examiner; et l'impression que ces préjugés ont faite sur l'homme encore enfant, ne périt communément qu'avec lui. On ne doit pas s'en étonner; l'importance de la matière jointe à l'exemple de nos parents que nous voyons en être réellement persuadés, sont des raisons plus que suffisantes pour les graver dans notre coeur, de manière qu'il soit difficile de les en effacer. Les premiers traits que leurs mains impriment dans nos âmes, en laissent toujours des impressions profondes et durablesz : telle est notre superstition, que nous croyons honorer Dieu par les entraves où nous mettons notre raison. Nous craignons de nous démasquer à nous-mêmes, et de nous surprendre dans l'erreur, comme si la vérité avoit à redouter de paraître au grand jour.
    Je suis bien éloigné d'en conclure qu'il faille pour cela décider au tribunal de la fière raison les questions qui ne sont que du ressort de la foi. Dieu n'a point abandonné à nos discussions des mystères qui, soumis à la spéculation, paraîtraient des absurdités. Dans l'ordre de la révélation, il a posé des barrières insurmontables à tous nos efforts; il a marqué un point où l'évidence cesse de luire pour nous; et ce point est le terme de la raison.
    Mais là où elle finit, ici commence la foi, qui a droit d'exiger de l'esprit un parfait assentiment sur des choses qu'il ne comprend pas; mais cette soumission de l'aveugle raison à la foi n'ébranle pas pour cela ses fondements, et ne renverse pas les limites de la connaissance. Eh quoi ? Si elle n'avait pas lieu en matière de religion, cette raison que quelques-uns décrient si fort, nous n'aurions aucun droit de tourner en ridicule les opinions avec les cérémonies extravagantes qu'on remarque dans toutes les religions, excepté la véritable. Qui ne voit que c'est là ouvrir un vaste champ au fanatisme le plus outré, et aux superstitions les plus insensées ? Avec de pareils principes, il n'y a rien qu'on ne croie, et les opinions les plus monstrueuses, la honte de l'humanité, sont adoptées. La religion qui en est l'honneur, et qui nous distingue le plus des brutes, n'est-elle pas souvent la chose en quoi les hommes paraissent les moins raisonnables ?
    Nous sommes faits d'une étrange manière; nous ne saurions nous tenir dans une juste milieu. Si l'on n'est superstitieux, on est impie. Il semble qu'on ne puisse être docile par raison, et fidèle en philosophe. Je laisse ici à décider laquelle des deux est la plus déraisonnable et la plus injurieuse à la religion, ou de la superstition ou de l'impiété. Quoi qu'il en soit, les bornes posées entre l'une et l'autre, ont eu moins à souffrir de la hardiesse de l'esprit, que de la corruption du coeur. La superstition est devenue impie, et l'impiété elle-même est devenue superstitieuse; oui, dans toutes les religions de la terre, la liberté de penser qui insulte aux bons croyants, comme à des âmes faibles, à des esprits superstitieux, à des génies serviles, est quelquefois plus crédule et plus superstitieuse qu'on ne le pense.
    Quel usage de raison puis-je apercevoir dans des hommes qui croient par autorité qu'il ne faut pas croire à l'autorité ? Quels sont la plupart de ces enfants qui se glorifient de n'avoir point de religion ? A les entendre parler, ils font les seuls sages, les seuls philosophes dignes de ce nom; ils possèdent eux seuls l'art d'examiner la vérité; ils sont seuls capables de tenir leur raison dans un équilibre parfait, qui ne saurait être détruit que par le poids des preuves. Tous les autres hommes, esprits paresseux, coeurs serviles et lâches, rampent sous le joug de l'autorité, et se laissent entraîner sans résistance, par les opinions reçues.
    Mais combien n'en voyons-nous pas dans leur société qui se laissent subjuguer par un enfant plus habile ! Qu'il se trouve parmi eux un de ces génies heureux, dont l'esprit vif et original soit capable de donner le ton; que cet esprit d'ailleurs éclairé se précipite dans l'inconviction, parce qu'il aura été la dupe d'un coeur corrompu : son imagination forte, vigoureuse, et dominante, exercera sur leurs sentiments un pouvoir d'autant plus despotique, qu'un secret penchant à la liberté prêtera à ses raisons victorieuses une force nouvelle. Elle fera passer son enthousiasme dans les jeunes imaginations, les fléchira, les pliera à son gré, les subjuguera, les renversera.


Paul Éluard
Poésie et Vérité

 

Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J'écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J'écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J'écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance
J'écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journces
Sur les saisons fiancées
J'écris ton nom

Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom

Sur les champs sur l'horizon
Sur les ailes des oiscaux
Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom

Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J'écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J'écris ton nom


Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J'écris ton nom

Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qui s'éteint
Sur mes maisons réunies
J'écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J'écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J'écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J'écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J'écris ton nom

Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J'écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l'espoir sans souvenir
J'écris ton nom

Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté.


Gustave Flaubert
Madame Bovary

    Rodolphe lui serrait la main, et il la sentait toute chaude et frémissante comme une tourterelle captive qui veut reprendre sa volée ; mais, soit qu'elle essayât de la dégager ou bien qu'elle répondît à cette pression, elle fit un mouvement des doigts ; il s'écria :
    -Oh ! merci ! Vous ne me repoussez pas ! Vous êtes bonne ! Vous comprenez que je suis à vous ! Laissez que je vous voie, que je vous contemple ! Un coup de vent qui arriva par les fenêtres fronça le tapis de la table, et, sur la place, en bas tous les grands bonnets des paysannes se soulevèrent, comme des ailes de papillons blancs qui s'agitent.
    « Emploi de tourteaux de graines oléagineuses », continua le président.
    Il se hâtait :
    « Engrais flamand,-culture du lin,-drainage, baux à longs termes,-services de domestiques. »
    Rodolphe ne parlait plus. Ils se regardaient. Un désir suprême faisait frissonner leurs lèvres sèches ; et mollement, sans efforts, leurs doigts se confondirent.
    « Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, de Sassetot-la-Guerrière, pour cinquante-quatre ans de service dans la même ferme, une médaille d'argent du prix de vingt-cinq francs !
    « Où est-elle, Catherine Leroux ? » répéta le Conseiller.
    Elle ne se présentait plus, et l'on entendait des voix qui chuchotaient :
    -Vas-y ! -Non. -A gauche ! -N'aie pas peur ! -Ah ! qu'elle est bête ! -Enfin y est-elle ? s'écria Tuvache -Oui !... Ia voilà ! -Qu'elle approche donc !
    Alors on vit s'avancer sur l'estrade une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraissait se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses galoches de bois, et, le long des hanches, un grand tablier bleu. Son visage maigre, entouré d'un béguin sans bordure, était plus plissé de rides qu'une pomme de reinette flétrie, et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu'elles semblaient sales quoiqu'elles fussent rincées d'eau claire ; et, à force d'avoir servi, elles restaient entr'ouvertes, comme pour présenter d'elles-mêmes l'humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d'une rigidité monacale relevait l'expression de sa figure. Rien de triste ou d'attendri n'amollissait ce regard pâle. Dans la fréquentation des animaux, elle avait pris leur mutisme et leur placidité. C'était la première fois qu'elle se voyait au milieu d'une compagnie si nombreuse ; et, intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en habit noir et par la croix d'honneur du Conseiller, elle demeurait tout immobile, ne sachant s'il fallait s'avancer ou s'enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait, devant ces bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude.


Victor Hugo
Les Orientales

 

Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.

Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit.

La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.

La rumeur approche
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s'écroule,
Et tantôt grandit.

Dieu ! La voix sépulcrale
Des Djinns !... Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond.
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.

C'est l'essaim des Djinns qui passe
Et tourbillonne en sifflant !
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau, lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.

Ils sont tout près ! Tenons fermée
Cette salle, où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble à déraciner ses gonds.

Cris de l'enfer ! Voix qui hurle et qui pleure,
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle, penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon.

Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitres noires !

Ils sont passés ! Leur cohorte
S'envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !

De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle,
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.

D'étranges syllabes
Nous viennent encore ;
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor
Sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.

Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde.
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.

Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte,
Presque éteinte,
D'une sainte
Pour un mort.

On doute
La nuit...
J'écoute : --
Tout fuit,
Tout passe ;
L'espace
Efface
Le bruit.

 


Eugène Ionesco
La cantatrice chauve

M. et Mme Martin

    Mme et M. Martin s'assoient l'un en face de l'autre, sans se parler. Ils se sourient, avec timidité.

M. Martin
(d'une voix traînante, monotone, un peu chantante, nullement nuancée)
    Mes excuses, Madame, mais il me semble, si je ne me trompe, que je vous ai déjà rencontrée quelque part.

Mme Martin
    A moi aussi, Monsieur, il me semble que je vous ai déjà rencontré quelque part.

M. Martin
    Ne vous aurais-je pas déjà aperçue, madame, à Manchester, par hasard ?

Mme Martin
    C'est très possible ! Moi, je suis originaire de la ville de Manchester ! Mais je ne me souviens pas très bien, Monsieur, je ne pourrais pas dire si je vous y ai aperçu ou non !

M. Martin
    Mon Dieu, comme c'est curieux ! Moi aussi je suis originaire de la ville de Manchester, Madame !

Mme Martin
    Comme c'est curieux !

M. Martin
    Comme c'est curieux !... Seulement moi, Madame, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

Mme Martin
    Comme c'est curieux ! Quelle bizarre coïncidence ! Moi aussi, Monsieur, j'ai quitté la ville de Manchester il y a cinq semaines environ.

M. Martin
    J'ai pris le train d'une demie après huit le matin, qui arrive à Londres un quart avant cinq, Madame.

Mme Martin
    Comme c'est curieux ! Comme c'est bizarre! et quelle coïncidence ! J'ai pris le même train, Monsieur, moi aussi !

M. Martin
    Mon Dieu, comme c'est curieux! Peut-être bien alors, Madame, que je vous ai vue dans le train?

Mme Martin
    C'est bien possible, ce n'est pas exclu, c'est plausible et, après tout, pourquoi pas ! Mais je n'en ai aucun souvenir, Monsieur.


M. Martin
    Je voyageais en deuxième classe, madame. Il n'y a pas de deuxième classe en Angleterre, mais je voyage quand même en deuxième classe.

Mme Martin
    Comme c'est bizarre! Que c'est curieux! et quelle coïncidence! Moi aussi, Monsieur, je voyageais en deuxième classe.

M. Martin
    Comme c'est curieux! Nous nous sommes peut-être bien rencontrés en deuxième classe, chère Madame.

Mme Martin
    La chose est bien possible et ce n'est pas du tout exclu. Mais je ne m'en souviens pas très bien, cher Monsieur !

M. Martin
    Ma place était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, Madame !

Mme Martin
    Comme c'est curieux! ma place aussi était dans le wagon numéro huit, sixième compartiment, cher Monsieur?

M. Martin
    Comme c'est curieux et quelle coïncidence bizarre ! Peut-être nous sommes-nous rencontrés dans le sixième compartiment, chère Madame ?

Mme Martin
    C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur !

M. Martin
    A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas, mais il est possible que nous nous soyons aperçus là, et si j'y pense bien, la chose me semble même très possible.

Mme Martin
    Oh ! Vraiment, bien sûr, vraiment, Monsieur !

M. Martin
    Comme c'est curieux !... J'avais la place numéro trois, près de la fenêtre, chère Madame.

Mme Martin
    Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et comme c'est bizarre, j'avais la place numéro six, près de la fenêtre en face de vous, cher Monsieur.

M. Martin
    Oh, mon Dieu, comme c'est curieux et quelle coïncidence !... Nous étions donc vis-à-vis, chère Madame ! C'est là que nous avons dû nous voir !

Mme Martin
    Comme c'est curieux ! C'est possible mais je ne m'en souviens pas, Monsieur !

M. Martin
    A vrai dire, chère Madame, moi non plus je ne m'en souviens pas. Cependant, il est très possible que nous nous soyons vus à cette occasion.

Mme Martin
    C'est vrai, mais je n'en suis pas sûre du tout, Monsieur.
M. Martin
    Ce n'était pas vous, chère Madame, la dame qui m'avait prié de mettre sa valise dans le filet et qui ensuite m'a remercié et m'a permis de fumer ?

Mme Martin
    Mais si, ça devait être moi, Monsieur! Comme c'est curieux, comme c'est curieux, et quelle coïncidence !

M. Martin
    Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, quelle coïncidence ! Eh bien alors, alors, nous nous sommes peut-être connus à ce moment-là, Madame ?

Mme Martin
    Comme c'est curieux et quelle coïncidence ! C'est bien possible, cher Monsieur ! Cependant, je ne crois pas m'en souvenir.

M. Martin
    Moi non plus, Madame.
    Un moment de silence. La pendule sonne 2-1.

    Depuis que je suis arrivé à Londres, j'habite rue Bromfield, chère Madame.
    
Mme Martin
    Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! moi aussi, depuis mon arrivée à Londres j'habite rue Bromfield, cher Monsieur.

M. Martin
    Comme c'est curieux, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être rencontrés rue Bromfield, chère Madame.

Mme Martin
    Comme c'est curieux, comme c'est bizarre ! C'est bien possible après tout ! Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin
    Je demeure au numéro dix-neuf, chère Madame.

Mme Martin
    Comme c'est curieux, moi aussi j'habite au numéro dix-neuf, cher Monsieur.

M. Martin
    Mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, mais alors, nous nous sommes peut-être vus dans cette maison, chère Madame ?

Mme Martin
    C'est bien possible, mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin
    Mon appartement est au cinquième étage, c'est le numéro huit, chère Madame.

Mme Martin
    Comme c'est curieux, mon Dieu, comme c'est bizarre ! et quelle coïncidence ! moi aussi j'habite au cinquième étage, dans l'appartement numéro huit, cher Monsieur.

M. Martin
    Comme c'est curieux, comme c'est curieux, comme c'est curieux et quelle coïncidence ! Vous savez, dans ma chambre à coucher j'ai un lit. Mon lit est couvert d'un édredon vert. Cette chambre, avec ce lit et son édredon vert, se trouve au fond du corridor, entre les water et la bibliothèque, chère Madame !

Mme Martin
    Quelle coïncidence, ah mon Dieu, quelle coïncidence ! Ma chambre à coucher a elle aussi un lit avec un édredon vert et se trouve au fond du corridor, entre les water, cher Monsieur, et la bibliothèque !

M. Martin
    Comme c'est bizarre, curieux, étrange! alors, Madame, nous habitons dans la même chambre et nous dormons dans le même lit, chère Madame. C'est peut-être là que nous nous sommes rencontrés !

Mme Martin
    Comme c'est curieux et quelle coïncidence! C'est bien possible que nous nous y soyons rencontrés, et peut-être même la nuit dernière. Mais je ne m'en souviens pas, cher Monsieur.

M. Martin
    J'ai une petite fille, ma petite fille, elle habite avec moi, chère Madame. Elle a deux ans, elle est blonde, elle a un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie, elle s'appelle Alice, chère Madame.

Mme Martin
    Quelle bizarre coïncidence! Moi aussi j'ai une petite fille, elle a deux ans, un oeil blanc et un oeil rouge, elle est très jolie et s'appelle aussi Alice, cher Monsieur!

M. Martin, même voix traînante, monotone.
    Comme c'est curieux et quelle coïncidence! et bizarre! C'est peut-être la même, chère Madame!

Mme Martin
    Comme c'est curieux! C'est bien possible, cher Monsieur.

Un assez long moment de silence... La pendule sonne vingt-neuf fois.
M. Martin,
après avoir longuement réfléchi, se lève lentement et, sans se presser, se dirige vers Mme Martin qui, surprise par son air solennel de M. Martin, s'est levée, elle aussi, tout doucement; M. Martin a la même voix rare, monotone, vaguement chantante.

    Alors, chère Madame, je crois qu'il n'y a pas de doute, nous nous sommes déjà vus et vous êtes ma propre épouse... Élisabeth, je t'ai retrouvée !

    Mme Martin s'approche de M. Martin sans se presser. Ils s'embrassent sans expression. La pendule sonne une fois, très fort. Le coup de pendule doit être si fort qu'il doit faire sursauter les spectateurs. Les époux Martin ne l'entendent pas.

Mme Martin
    Donald, c'est toi, darling !

    Ils s'assoient dans le même fauteuil, se tiennent embrassés et s'endorment. La pendule sonne encore plusieurs fois.


Alphonse de Lamartine
Harmonies poétiques et religieuses

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon ;
Voilà le vent qui s'élève
Et gémit dans le vallon ;
Voilà l'errante hirondelle
Qui rase du bout de l'aile
L'eau dormante des marais ;
Voilà l'enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

L'onde n'a plus le murmure
Dont elle enchantait les bois ;
Sous des rameaux sans verdure
Les oiseaux n'ont plus de voix ;
Le soir est près de l'aurore ;
L'astre à peine vient d'éclore
Qu'il va terminer son tour ;
Il jette par intervalle
Une lueur, clarté pâle
Qu'on appelle encore un jour.

L'aube n'a plus de zéphyr
Sous ses nuages dorés ;
La pourpre du soir expire
Sur les flots décolorés ;
La mer solitaire et vide
N'est plus qu'un désert aride
Où l'oeil cherche en vain l'esquif ;
Et sur la grève plus sourde
La vague orageuse et lourde
N'a qu'un murmure plaintif.

La brebis sur les collines
Ne trouve plus le gazon ;
Son agneau laisse aux épines
Les débris de sa toison ;
La flûte aux accords champêtres
Ne réjouit plus les hêtres
Des airs de joie ou d'amour.
Toute herbe aux champs est glanée :
Ainsi finit une année,
Ainsi finissent nos jours !

C'est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents ;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l'aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
A l'approche des hivers.

C'est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu'à la lumière
Dieu n'a pas laissé mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison ;
Et quand je me dis en moi-même :
« Où sont ceux que ton coeur aime ? »
Je regarde le gazon.

Leur tombe est sur la colline,
Mon pied la sait ; la voilà !
Mais leur essence divine,
Mais eux, Seigneur, sont-ils là ?
Jusqu'à l'indien rivage
Le ramier porte un message
Qu'il rapporte à nos climats ;
La voile passe et repasse ;
Mais de son étroit espace
Leur âme ne revient pas.

Ah ! quand les vents de l'automne
Sifflent dans les rameaux morts,
Quand le brin d'herbe frissonne,
Quand le pin rend ses accords,
Quand la cloche des ténèbres
Balance ses glas funèbres,
La nuit, à travers les bois,
A chaque vent qui s'élève,
A chaque flot sur la grève,
Je dis : « N'es-tu pas leur voix ? »


Lesage
Gil Blas

    Je demandai à souper dès que je fus dans l'hôtellerie. C'était un jour maigre. On m'accommoda des oeufs . Pendant qu'on me les apprêtait, je liai conversation avec l'hôtesse que je n'avais point encore vue. Elle me parut assez jolie; et je trouvai ses allures si vives que j'aurais bien jugé, quand son mari ne me l'aurait pas dit, que ce cabaret devait être fort achalandé. Lorsque l'omelette qu'on me faisait fut en état de m'être servie, je m'assis tout seul à une table. Je n'avais pas encore mangé le premier morceau, que l'hôte entra, suivi de l'homme qui l'avait arrêté dans la rue. Ce cavalier portait une longue rapière, et pouvait bien avoir trente ans. Il s'approcha de moi d'un air empressé :
    « Seigneur écolier, me dit-il, je viens d'apprendre que vous êtes le seigneur Gil Blas de Santillane, l'ornement d'Oviedo et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel esprit dont la réputation est si grande en ce pays-ci ? Vous ne savez pas, continua-t-il en s'adressant à l'hôte et à l'hôtesse, vous ne savez pas ce que vous possédez ? Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde. » Puis, se tournant de mon côté, et me jetant les bras au cou : « Excusez mes transports, ajouta-t-il; je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause.
    Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu'il me tenait si serré que je n'avais pas la respiration libre, et ce ne fut qu'après que j'eus la tête dégagée de l'embrassade, que je lui dis : « Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Peñaflor.
    « Comment connu ! reprit-il sur le même ton. Nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez ici pour un prodige; etje ne doute pas que l'Espagne ne se trouve un jour aussi vaine de vous avoir produit, que la Grèce d'avoir vu naître ses sages.
    Ces paroles furent suivies d'une nouvelle accolade, qu'il me fallut encore essuyer, au hasard d'avoir le sort d'Antée, Pour peu que j'eusse eu de l'expérience, je n'aurais pas été la dupe de ses démonstrations ni de ses hyperboles; j'aurais bien connu, à ses flatteries outrées, que c'était un de ces parasites que l'on trouve dans toutes les villes et qui, dès qu'un étranger arrive, s'introduisent auprès de lui pour remplir leur ventre à ses dépens; mais ma jeunesse et ma vanité m'en firent juger tout autrement. Mon admirateur me parut un fort honnête hommme, et je l'invitai à souper avec moi. « Ah ! très volontiers, s'écria-t-il; je sais trop bon gré à mon étoile de m'avoir fait rencontrer l'illustre Gil Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n'ai pas grand appétit, poursuivit-il; je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance. »
    En parlant ainsi, mon panégyriste s'assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d'abord sur l'omelette avec tant d'avidité, qu'il semblait n'avoir mangé de trois jours. A l'air complaisant dont il s'y prenait, je vis bien qu'elle serait bientôt expédiée. J'en ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement qu'on nous la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d'une vitesse toujours égale, et trouvait moyen sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges; ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait fort souvent; tantôt c'était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d'avoir un fils tel que moi. En même temps, il versait du vin dans mon verre et m'excitait à lui faire raison. Je ne répondis point mal aux santés qu'il me portait; ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée je demandai à l'hôte s'il n'avait pas de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuelo, qui, selon toutes les apparences, s'entendait avec le parasite, me répondit : « J'ai une truite excellente ; mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront : c'est un morceau trop friand pour vous.
    - Qu'appelez-vous trop friand ? dit alors mon flatteur d'un ton de voix élevé ; vous n'y pensez pas mon ami. Apprenez que vous n'avez rien de trop pour le Seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d'être traité comme un prince. »
    Je fus bien aise qu'il eût relevé les dernières paroles de l'hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m'en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuelo : « Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste. » L'hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à l'apprêter, et ne tarda guère à nous servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c'est-à-dire qu'il donna sur le poisson comme il avait donnee sur les oeufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d'accident, car il en avait jusqu'à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son soûl, il voulut finir la comédie. » Seigneur Gil Blas, me dit-il en se levant de table, je suis trop content de la bonne chère que vous m'avez faite pour vous quitter sans vous donner un avis important dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges. Défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point. Vous pourrez en rencontrer d'autres qui voudront, comme moi, se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N'en soyez point la dupe, et ne vous croyez point sur leur parole la huitième merveille du monde. »
    En achevant ces mots, il me rit au nez, et s'en alla.


Alfred de Musset
Lorenzaccio

LORENZO
Prends garde à toi, Philippe ; celui qui te le dit sait pourquoi il le dit. Prends le chemin que tu voudras, tu auras toujours affaire aux hommes.

PHILIPPE
Je crois à l'honnêteté des républicains.

LORENZO
Je te fais une gageure. Je vais tuer Alexandre ! une fois mon coup fait, si les républicains se comportent comme ils le doivent, il leur sera facile d'établir une république, la plus belle qui ait jamais fleuri sur la terre. Qu'ils aient pour eux le peuple, et tout est dit. Je te gage que ni eux ni le peuple ne feront rien. Tout ce que je te demande, c'est de ne pas t'en mêler ; parle, si tu le veux, mais prends garde à tes paroles, et encore plus à tes actions. Laisse-moi faire mon coup. Tu as les mains pures, et moi, je n'ai rien à perdre.

PHILIPPE
Fais-le, et tu verras.

LORENZO
Soit - mais souviens-toi de ceci. Vois-tu, dans cette petite maison, cette famille assemblée autour d'une table ? Ne dirait-on pas des hommes ? Ils ont un corps, et une âme dans ce corps. Cependant, s'il me prenait envie d'entrer chez eux, tout seul, comme me voilà, et de poignarder leur fils aîné au milieu d'eux, il n'y aurait pas un couteau de levé sur moi.

PHILIPPE
Tu me fais horreur. Comment le coeur peut-il rester grand, avec des mains comme les tiennes ?

LORENZO
Viens, rentrons à ton palais, et tâchons de délivrer tes enfants.

PHILIPPE
Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles ?

LORENZO
Pourquoi ? tu le demandes ?

PHILIPPE
Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, pourquoi le commets-tu ?

LORENZO
Tu me demandes cela en face ! Regarde-moi un peu. J'ai été beau, tranquille et vertueux.

PHILIPPE
Quel abîme ! quel abîme tu m'ouvres !

LORENZO
Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre ? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno ? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette... (Il se frappe la poitrine.) il n'en sorte aucun son ? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil que rattache aujourd'hui mon coeur à quelques fibres de mon coeur d'autrefois ! Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu ? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte, et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de boeufs - mais j'aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela ? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie ; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche. J'en ai assez de me voir conspué par les lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain ; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-être demain que je tue Alexandre ; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d'une curiosité monstrueuse apportée d'Amérique, pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai à dire ; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l'Humanité gardera sur sa joue le soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Erostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d'Alexandre : dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.


Jacques Prévert
Paroles

De deux choses lune
l'autre c'est le soleil
les pauvres les travailleurs ne voient pas ces choses
leur soleil c'est la soif la poussière la sueur le goudron
et s'ils travaillent en plein soleil le travail leur cache le soleil
leur soleil c'est l'insolation
et le clair de lune pour les travailleurs de nuit
c'est la bronchite la pharmacie les emmerdements les ennuis
et quand le travailleur s'endort il est bercé par l'insomnie
et quand son réveil le réveille
il trouve chaque jour devant son lit
la sale gueule du travail
qui ricane qui se fout de lui
alors il se lève
alors il se lave
et puis il sort à moitié éveillé à moitié endormi
il marche dans la rue à moitié éveillée à moitié endormie
et il prend l'autobus
le service ouvrier
et l'autobus le chauffeur le receveur
et tous les travailleurs à moitié réveillés à moitié endormis
traversent le paysage figé entre le petit jour et la nuit
le paysage de briques de fenêtres à courants d'air de corridors
le paysage éclipse
le paysage prison
le paysage sans air sans lumière sans rires ni saisons
le paysage glacé des cités ouvrières glacées en plein été comme au cœur de l'hiver
le paysage éteint
le paysage sans rien
le paysage exploité affamé dévoré escamoté
le paysage charbon
le paysage poussière
le paysage cambouis
le paysage mâchefer
le paysage châtré gommé effacé relégué et rejeté dans l'ombre
dans la grande ombre
l'ombre du capital
l'ombre du profit.

Sur ce paysage parfois un astre luit
un seul
le faux soleil
le soleil blême
le soleil couché
le soleil chien du capital
le vieux soleil de cuivre
le vieux soleil clairon
le vieux soleil ciboire
le vieux soleil fistule
le dégoûtant soleil du roi soleil
le soleil d'Austerlitz
le soleil de Verdun
le soleil fétiche
le soleil tricolore et incolore
l'astre des désastres
l'astre de la vacherie
l'astre de la tuerie
l'astre de la connerie
le soleil mort.

Et le paysage à moitié construit à moitié démoli
à moitié réveillé à moitié endormi
s'effondre dans la guerre le malheur et l'oubli
et puis il recommence une fois la guerre finie
il se rebâtit lui-même dans l'ombre
et le capital sourit
mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil
le vrai le dur le rouge soleil de la révolution
et ils se compteront
et ils se comprendront
et ils verront leur nombre
et ils regarderont l'ombre
et ils riront
et ils s'avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l' enterreront dans la terre sous le paysage de misère
et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon
ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l'hiver en printemps.


Joachim Du Bellay
«  Heureux qui comme Ulysse... »

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage,
Ou comme celui-là, qui conquit la toison,
Et puis s'est retourné, plein d'usage et raison
Vivre entre ses parents le reste de son âge.

Quand reverrai-je, hélas ! de mon petit village
Fumer la cheminée ? Et en quelle saison
Reverrai-je le clos de ma pauvre maison
Qui m'est une province, et bien davantage ?

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux
Que des palais romains le front audacieux.
Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine,

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin,
Plus mon petit Liré que le Mont Palatin,
Et plus que l'air marin la douceur angevine.


Arthur Rimbaud
Poésies

Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,
Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,
Il vient près de son lit deux grandes soeurs charmantes
Avec de frêles doigts aux ongles argentins.

Elles assoient l'enfant auprès d'une croisée
Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs
Et, dans ses lourds cheveux où tombe la rosée,
Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.

Il écoute chanter leurs haleines craintives
Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés
Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives
Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.

Il entend leurs cils noirs battant sous les silences
Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux
Font crépiter, parmi ses grises indolences,
Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.

Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,
Soupir d'harmonica qui pourrait délirer :
L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,
Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.


Marquis de Sade
La Philosophie dans le boudoir

    Daignons éclairer un instant notre âme du saint flambeau de la philosophie : quelle autre voix que celle de la nature nous suggère les haines personnelles, les vengeances, les guerres, en un mot tous ces motifs de meurtres perpétuels ? Or, si elle nous les conseille, elle en a donc besoin. Comment donc pouvons-nous, d'après cela, nous supposer coupables envers elle, dès que nous ne faisons que suivre ses vues ?
    Mais en voilà plus qu'il ne faut pour convaincre tout lecteur éclairé qu'il est impossible que le meurtre puisse jamais outrager la nature.
    Est-il un crime en politique ? Osons avouer, au contraire, qu'il n'est malheureusement qu'un des plus grands ressorts de la politique. N'est-ce pas à force de meurtres que Rome est devenue la maîtresse du monde ? N'est-ce pas à force de meurtres que la France est libre aujourd'hui ? Il est inutile d'avertir ici qu'on ne parle que des meurtres occasionnés par la guerre, et non des atrocités commises par les factieux et les désorganisateurs; ceux-là voués à l'exécration publique, n'ont besoin que d'être rappelés pour exciter à jamais l'horreur et l'indignation générales. Quelle science humaine a plus besoin de se soutenir par le meurtre que celle qui ne tend qu'à tromper, qui n'a pour but que l'accroissement d'une nation aux dépens d'une autre ? Les guerres, uniques fruits de cette barbare politique, sont-elles autre chose que les moyens dont elle se nourrit, dont elle se fortifie, dont elle s'étaie ? et qu'est-ce que la guerre, sinon la science de détruire ? Etrange aveuglement de l'homme, qui enseigne publiquement l'art de tuer, qui récompense celui qui y réussit le mieux et qui punit celui qui, pour une cause particulière, s'est défait de son ennemi ! N'est-il pas temps de revenir sur des erreurs si barbares ?
    Enfin, le meurtre est-il un crime contre la société ? Qui put jamais l'imaginer raisonnablement ? Ah ! qu'importe à cette nombreuse société qu'il y ait parmi elle un membre de plus ou de moins ? Ses lois, ses moeurs, ses coutumes en seront-elles viciées ? Jamais la mort d'un individu influa-t-elle sur la masse générale ? Et après la perte de la plus grande bataille, que dis-je ? après l'extinction de la moitié du monde, de sa totalité, si l'on veut, le petit nombre d'êtres qui pourrait survivre éprouverait-il la moindre altération matérielle ? Hélas ! non. La nature entière n'en éprouverait pas davantage, et le sot orgueil de l'homme, qui croit que tout est fait pour lui, serait bien étonné, après la destruction totale de l'espèce humaine, s'il voyait que rien ne varie dans la nature et que le cours des astres n'en est seulement pas retardé.
    Poursuivons.
    Comment le meurtre doit-il être vu dans un État guerrier et républicain ? Il serait assurément du plus grand danger, ou de jeter de la défaveur sur cette action, ou de la punir. La fierté du républicain demande un peu de férocité; s'il s'amollit, si son énergie se perd, il sera bientôt subjugué. Une très singulière réflexion se présente ici, mais, comme elle est vraie malgré sa hardiesse, je la dirai. Une nation qui commence à se gouverner en république ne se soutiendra que par des vertus, parce que, pour arriver au plus, il faut toujours débuter par le moins; mais une nation déjà vieille et corrompue qui, courageusement, secouera le joug de son gouvernement monarchique pour en adopter un républicain, ne se maintiendra que par beaucoup de crimes; car elle est déjà dans le crime, et si elle voulait passer du crime à la vertu, c'est-à-dire d'un état violent dans un état doux, elle tomberait dans une inertie dont sa ruine certaine serait bientôt le résultat.
    Que deviendrait l'arbre que vous transplanteriez d'un terrain plein de vigueur dans une plaine sablonneuse et sèche ? Toutes les idées intellectuelles sont tellement subordonnées à la physique de la nature que les comparaisons fournies par l'agriculture ne nous tromperont jamais en morale.


Jean-Paul Sartre
Huis clos

GARCIN
    C'est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi.
Il se penche sur Estelle. Inès pousse un cri.

INèS
    Ha! lâche! Va! Va te faire consoler par les femmes.

ESTELLE
    Chante, Inès, chante!

INèS
    Le beau couple! Si tu voyais sa grosse patte posée à plat sur ton dos, froissant la chair et l'étoffe. Il a les mains moites; il transpire. Il laissera une marque bleue sur ta robe.

ESTELLE
    Chante! Chante! Serre-moi plus fort contre toi, Garcin; elle en crèvera.

INèS
    Mais oui, serre-la bien fort, serre-la! Mêlez vos chaleurs. C'est bon l'amour, hein Garcin? C'est tiède et profond comme le sommeil, mais je t'empêcherai de dormir.

Geste de Garcin.

ESTELLE
    Ne l'écoute pas. Prends ma bouche; je suis à toi tout entière.

INèS
    Eh bien, qu'attends-tu? Fais ce qu'on te dit. Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l'infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l'embrassera-t-il? Je vous vois, je vous vois; à moi seule je suis une foule, la foule, Garcin, la foule, l'entends-tu? (Murmurant). Lâche! Lâche! Lâche! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur ses lèvres? L'oubli? Mais je ne t'oublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi. Viens, viens! Je t'attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien... Tu ne l'auras pas!

GARCIN
    Il ne fera donc jamais nuit

INèS
    Jamais.

GARCIN
    Tu me verras toujours?

INèS
    Toujours.
Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s'approche du bronze.

GARCIN
    Le bronze. . . (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent. . . (ll se retourne brusquement.) Ha! vous n'êtes que deux? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c'est ça l'enfer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez: le soufre, le bûcher, le gril... Ah! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril: l'enfer, c'est les Autres.

ESTELLE
    Mon amour!

GARCIN, la repoussant.
    Laisse-moi. Elle est entre nous. Je ne peux pas t'aimer quand elle me voit.

ESTELLE
    Ha! Eh bien, elle ne nous verra plus.
Elle prend le coupe-papier sur la table, se précipite sur Inès et lui porte plusieurs coups.

INèS, se débattant et riant.
    Qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu fais, tu es folle? Tu sais bien que je suis morte.

ESTELLE
    Morte?
Elle laisse tomber le couteau. Un temps. Inès ramasse le couteau et s'en frappe avec rage.

INèS
    Morte! Morte! Morte! Ni le couteau, ni le poison, ni la corde. C'est déjà fait, comprends-tu? Et nous sommes ensemble pour toujours.
Elle rit.

ESTELLE, éclatant de rire.
    Pour toujours, mon Dieu que c'est drôle! Pour toujours!

GARCIN rit en les regardant toutes deux.
    Pour toujours!

lls tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence.
Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève.


GARCIN
    Eh bien, continuons.


Voltaire
Dictionnaire philosophique

Article: Égalité 

 

    Que doit un chien à un chien, et un cheval à un cheval ? Rien : aucun animal ne dépend de son semblable; mais, l'homme ayant reçu le rayon de la Divinité qu'on appelle raison, quel en est. le fruit ? C'est d'être esclave dans presque toute la terre.
    Si cette terre était ce qu'elle semble devoir être, c'est-à-dire si l'homme y trouvait partout une subsistance facile et assurée, et un climat convenable à sa nature, il est clair qu'il eût été impossible à un homme d'en asservir un autre. Que ce globe soit couvert de fruits salutaires; que l'air qui doit contribuer à notre vie ne nous donne point les maladies et la mort; que l'homme n'ait besoin d'autre logis et d'autre lit que celui des daims et des chevreuils : alors les Gengis Kan et les Tamerlan n'auront de valets que leurs enfants, qui seront assez honnêtes gens pour les aider dans leur vieillesse.
    Dans cet état si naturel dont jouissent tous les quatrupèdes, les oiseaux et les reptiles, l'homme serait aussi heureux qu'eux, la domination serait alors une chimère, une absurdité à laquelle personne ne penserait; car pourquoi chercher des serviteurs quand vous n'avez besoin d'aucun service ?
    S'il passait par l'esprit à quelque individu à tête tyrannique et à bras nerveux d'asservir son voisin moins fort que lui, la chose serait impossible : l'opprimé serait à cent lieues avant que l'oppresseur eût pris ses mesures.
    Tous les hommes seraient donc nécessairement égaux s'ils étaient sans besoins. La misère attachée à notre espèce subordonne un homme à un autre homme; ce n'est pas l'inégalité qui est un malheur réel, c'est la dépendance. Il importe fort peu que tel homme s'appelle Sa Hautesse, tel autre Sa Sainteté; mais il est dur de servir l'un ou l'autre.
    Une famille nombreuse a cultivé un bon terroir; deux petites familles voisines ont des champs ingrats et rebelles; il faut que les deux pauvres familles servent la famille opulente, ou qu'elles l'égorgent, cela va sans difficulté. Une des deux familles indigentes va offrir ses bras à la riche pour avoir du pain; l'autre va l'attaquer et est battue. La famille servante est l'origine des domestiques et des manoeuvres; la famille battue est l'origine des esclaves.
    Il est impossible, dans notre malheureux globe, que les hommes vivant en société ne soient pas divisés en deux classes, l'une d'oppresseurs, l'autre d'opprimés; et ces deux se subdivisent en mille, et ces mille ont encore des nuances différentes.
    Tous les opprimés ne sont pas absolument malheureux. La plupart sont nés de cet état, et le travail continuel les empêche de trop sentir leur situation; mais, quand ils la sentent, alors on voit des guerres, comme celle du parti populaire contre le parti du sénat à Rome; celle des paysans en Allemagne, en Angleterre, en France. Toutes ces guerres finissent tôt ou tard par l'asservissement du peuple, parce que les puissants ont l'argent, et que l'argent est maître de tout dans un État : je dis dans un État, car il n'en est pas de même de nation à nation. La nation qui se servira le mieux du fer subjuguera toujours celle qui aura plus d'or et moins de courage.
    Tout homme naît avec un penchant assez violent pour la domination, la richesse et les plaisirs, et avec beaucoup de goût pour la paresse; par conséquent tout homme voudrait avoir l'argent et les femmes ou les filles des autres, être leur maître, les assujettir à tous ses caprices, et ne rien faire, ou du moins ne faire que des choses très agréables. Vous voyez bien qu'avec ces belles dispositions il est aussi impossible que les hommes soient égaux qu'il est impossible que deux prédicateurs ou deux professeurs de théologie ne soient pas jaloux l'un de l'autre.
    Le genre humain, tel qu'il est, ne peut subsister, à moins qu'il n'y ait une infinité d'hommes utiles qui ne possèdent rien du tout; car, certainement, un homme à son aise ne quittera pas sa terre pour venir labourer la vôtre; et, si vous avez besoin d'une paire de souliers, ce ne sera pas un maître des requêtes qui vous la fera. L'égalité est donc à la fois la chose la plus naturelle et en même temps la plus chimérique.
    Comme les hommes sont excessifs en tout quand ils le peuvent, on a outré cette inégalité; on a prétendu dans plusieurs pays qu'il n'était pas permis à un citoyen de sortir de la contrée où le hasard l'a fait naître; le sens de cette loi est visiblement : Ce pays est si mauvais et si mal gouverné que nous défendons à chaque individu d'en sortir, de peur que tout le monde n'en sorte. Faites mieux : donnez à tous vos sujets envie de demeurer chez vous, et aux étrangers d'y venir.
    Chaque homme, dans le fond de son coeur, a droit de se croire entièrement égal aux autres hommes; il ne s'ensuit pas de là que le cuisinier d'un cardinal doive ordonner à son maître de lui faire à dîner; mais le cuisinier peut dire : « Je suis homme comme mon maître, je suis né comme lui en pleurant; il mourra comme moi dans les mêmes angoisses et les mêmes cérémonies. Nous faisons tous deux les mêmes fonctions animales. Si les Turcs s'emparent de Rome, et si alors je suis cardinal et mon maître cuisinier, je le prendrai à mon service. » Tout ce discours est raisonnable et juste; mais, en attendant que le Grand Turc s'empare de Rome, le cuisinier doit faire son devoir, ou toute société humaine est pervertie.
    A l'égard d'un homme qui n'est ni cuisinier d'un cardinal ni revêtu d'aucune autre charge dans l'État; à l'égard d'un particulier qui ne tient à rien, mais qui est fâché d'être reçu partout avec l'air de la protection ou du mépris, qui voit évidemment que plusieurs monsignors n'ont ni plus de science, ni plus d'esprit, ni plus de vertu que lui, et qui s'ennuie d'être quelquefois dans leur antichambre, quel parti doit-il prendre ? Celui de s'en aller.


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Last modified: 21-Mar-00