Pages de
littérature française
I
 
Some French literary texts
Alguns textos literários franceses
 
Alphonse Daudet,
Emile Verhaeren
Jacques Audiberti
Rabelais
Molière
Pierre Roulin (?)
Albert Camus
J.L.Bénoziglio
Jules ROMAINS
J.M.G. Le Clezio
 
 
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Pages de littérature française II
 
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Le retour du troupeau

C'est de là que je vous écris, ma porte grande ouverte, au bon soleil.

Un joli bois de pins tout étincelant de lumière dégringole devant moi jusqu'au bas de la côte. A l'horizon, les Alpilles découpent leurs crêtes fines... Pas de bruit... A peine, de loin en loin, un son de fifre, un courlis dans les lavandes, un grelot de mules sur la route... Tout ce beau paysage provençal ne vit que par la lumière.

Et maintenant, comment voulez-vous que le regrette, votre Paris noir et bruyant? Je suis si bien dans mon moulin! C'est si bien le coin que je cherchais, un petit coin parfumé et chaud, à mille lieues des journaux, des fiacres, du brouillard!...Et que de jolies choses, autour de moi! Il y a à peine huit jours que je suis installé, j'ai déjà la tête bourrée d'impressions et de souvenirs... Tenez! pas plus tard qu'hier soir, j'ai assisté à la rentrée des troupeaux dans un "mas" (une ferme) qui est au bas de la côte, et je vous jure que je ne donnerais pas ce spectacle pour toutes les premières que vous avez eues à Paris cette semaine. Jugez plutôt.

Il faut dire qu'en Provence, c'est l'usage, quand viennent les chaleurs, d'envoyer 15 le bétail dans les Alpes. Bêtes et gens passent cinq ou six mois là-haut, logés à la belle étoile, dans l'herbe jusqu'au ventre; puis, au premier frisson de l'Automne, on redescend au mas, et l'on revient brouter bourgeoisement les petites collines grises que parfume le romarin... Donc, hier soir les troupeaux rentraient. Depuis le matin, le portail attendait, ouvert à deux battants; les bergeries étaient pleines de paille fraîche. D'heure en heure, on se disait: «Maintenant, ils sont à Eyguières, maintenant au Paradou.» Puis tout à coup, vers le soir, un grand cri: «Les voilà!» et là-bas, au lointain, nous voyons le troupeau s'avancer dans une gloire de poussière. Toute la route semble marcher avec lui. Les vieux béliers viennent d'abord, la corne en avant, l'air sauvage; derrière eux, le gros des moutons, les mères un peu lasses, leurs nourrissons dans les pattes; les mules à pompoms rouges portant dans des paniers les agnelets d'un jour qu'elles bercent en marchant; puis les chiens tout suants, avec des langues jusqu'à terre, et deux grands coquins de bergers drapés dans des manteaux de cadis roux qui leur tombent sur les talons comme des chapes.

Tout cela défile devant nous joyeusement et s'engouffre sous le portail, en piétinant avec un bruit d'averse... Il faut voir quel émoi dans la maison. Du haut de leur perchoir, les gros paons ver et or , à crête de tulle, ont reconnu les arrivants et les accueillent par un formidable coup de trompette. Le poulailler, qui s'endormait, se réveille en sur-saut. Tout le monde est sur pied: pigeons, canards, dindons, pintades. La basse-cour est comme folle; les poules parlent de passer la nuit!... On dirait que chaque mouton a rapporté dans sa laine, avec un parfum d'Alpe sauvage, un peu de cet air vif des montagnes qui grise et qui fait danser. C'est au milieu de tout ce train que le troupeau gagne son gîte. Rien de charmant comme cette installation. Les vieux béliers s'attendrissent en revoyant leur crèche. Les agneaux, les tout petits, ceux qui sont nés dans le voyage et n'ont jamais vu la ferme, regardent autour d'eux avec étonnement.

Mais le plus touchant encore, ce sont les chiens, ces braves chiens de berger, tout affairés après leurs bêtes et ne voyant qu'elles dans le "mas". Le chien de garde a beau les appeler du fond de sa niche; le seau du puits, tout plein d'eau fraîche, a beau leur faire signe: ils ne veulent rien voir, rien entendre, avant que le bétail soit rentré, le gros loquet poussé sur la petite porte à claire-voie, et les bergers attablés dans le salle basse. Alors seulement ils consentent à gagner le chenil, et là, tout en lapant leur écuellée de soupe, ils racontent à leurs camarades de la ferme ce qu'ils ont fait là-haut dans la montagne, un pays noir où il y a des loups et de grandes digitales de pourpre pleines de rosée jusqu'au bord.

Alphonse Daudet, "Lettres de mon moulin."

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Les Villes Tentaculaires

 

Tous les chemins vont vers la ville.
Du fond des brumes
Là-bas, avec tous ses étages
Et ses grands escaliers, et leurs voyages
Jusques au ciel, vers de plus hauts étages
Comme d'un rêve, elle s'exhume.
Là-bas,
Ce sont des ponts tressés en fer
Jetés, par bonds, à travers l'air;
Ce sont des blocs et des colonnes
Que dominent des faces de gorgones;
Ce sont des tours sur des faubourgs,
Ce sont des toits et des pignons,
En vols pliés, sur les maisons;
C'est la ville tentaculaire
Debout
Au bout des plaines et des domaines.
 
Le soleil clair ne se voit pas:
Bouche qu'il est de lumière, fermée
Par le charbon et la fumée.
Un fleuve de naphte et de poix bat
Les môles de pierre et les pontons de bois.
Les sifflets crus des navires qui passent
Hurlent la peur dans le brouillard:
Un fanal vert est leur regard
Vers l'océan et les espaces...
Les rails ramifiés rampent sous terre
En des tunnels et des cratères
Pour reparaître en réseaux clairs d'éclairs
Dans le vacarme et la poussière.
C'est la ville tentaculaire.
La rue - et ses remous comme des câbles
Noués autour des monuments -
Fuit et revient en longs enlacements;
Et ses foules inextricables
Les mains folles, les pas fiévreux,
La haine aux yeux
Happent des dents le temps qui les devance.
A l'aube, au soir, la nuit,
Dans le tumulte et la querelle, ou dans l'ennui
Elles jettent vers le hasard l'âpre semence
De leur labeur que l'heure emporte:
Et les comptoirs mornes et noirs
Et les bureaux louches et faux
Et les banques battent des portes
Aux coups de vent de leur démence.
C'est la ville tentaculaire
La pieuvre ardente et l'ossuaire
Et la carcasse solennelle.
 
Et les chemins d'ici s'en vont à l'infini
Vers elle.
Emile Verhaeren, Les Campagnes Hallucinées
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Paris fut

 

Paris, les tours, la tour Eiffel, la tour St-Jacques, les huîtres à Noêl et les fraises pour Pâques, je t'aime. Mais dit-on elle ou dit-on il, dès lors qu'on parle de Paris? Distinguo subtil! Paris, moi, je lui dis tu. Ça suffit pour être compris.

C'est toi les Invalides. C'est toi le Panthéon. Toi Victor Hugo. Toi Napoléon. Toi l'Arc de Triomphe et le chou des halles. Montmartre. Mont- rouge. Louvre. Châtelet. Mon pavé. Mon palais. Je rêve. Je vais. Je m'emballe.

D'autres mieux que moi t'on chanté. Qu'importe! Comme je peux, je dis que je t'aime, Paris. Mais ma joie est morte.

Les autos sont trop. De toutes parts, je reçois leurs coups de cornes, leurs longues trompes. De la Chapelle à l'octroi d'Arcueil, entre Auteuil et Vincennes, par la place Balard, je cherche. Je cherche, je cherche, je cherche Paris. Paris pour moi comme autrefois. Paris pour l'esprit, pour les pieds, pour l'oeil. Mais les autos courent sur moi.

Je cueille entre les roues des morceaux de pavé. Je prends des rendez-vous furtifs avec les marbres de St-Sulpice, pauvre noix!

Je me glisse de flanc. Je saute d'arbre en arbre. Les autos, vaches, vaches noires, courent sur moi. Que fais-tu, que fais-tu, mon amour? Elles sont six cents de plus chaque jour, je tremble. Je me cache derrière St-Eustache... Dit-on elle ou dit-on il? Ça m'est égal! Pas le moment. Cadillac à bâbord! quatre chevaux, Lincoln, C.D., moteurs, klaxons, le coeur...

Il ne me reste plus qu'à tirer les rideaux, me mettre la ceinture, fréquenter les talus des gares de ceinture, le canal de Pantin, Clignancourt, le matin quand les puces ne marchent pas. Mais les quais, les quais de la Seine, pourquoi pas? Non! Elles y sont les vaches noires... Partout Renault. Partout Salmson. Fin de l'amour. Traqué, je cours.

Jardin des Plantes. Le cabanon du sanglier. Je force le trou. Je m'affale. Il me dit:« Frère, qu'avez-vous?» - Les autos, les autos partout.

Là-dessus, freins, avertisseurs. Il se trouvait que l'ambulance venait prendre le sanglier qu'attendait le vétérinaire.

Désormais, c'est moi qui suis là. Je suis un homme, certes, mais celui qui ne supporte pas le bruit d'un million d'autos qui rentrent sous les portes, qui font la mer et la montagne sur les tympans et sur les bras des anciens hommes.

Les enfants m'apportent des pommes. Dit-on il ou dit-on elle quand on parle de Paris.

Paris fut.

Jacques Audiberti.

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COMMENT PANTAGRUEL ESTANT A PARIS, RECEUT LETTRES DE

SON PERE GARGANTUA, ET LA COPIE D'ICELLES

 

"Très chier filz.

"Entre les dons, grâces et prérogatives desquelles le souverain plasmateur. Dieu tout puissant a en- douayré et aorné l'humaine nature à son commence- ment, celle me semble singulière et excellente, par laquelle elle peut en estat mortel acquérir espèce de immortalité et, en décours de vie transitoire, perpétuer son nom et sa semence: ce que est faict par lignée yssue de nous en mariage légitime. Dont nous est aulcunement instauré ce que nous feut tollu par le pécché de nos premiers parents, èsquelz fut dict que, parce qu'ilz n'avoyent esté obéissans au commendement de Dieu le créateur, ilz mourroyent et par mort seroit réduicte à néant ceste tant magnific- que plasmature en laquelle avoit esté l'homme créé. Mais par ce moyen de propagation séminale demeure ès enfans ce que estoit déperdu ès parents, et ès nepveux ce que déperissoit ès enfans; et ainsi succes- sivement jusques à l'heure du jugement final, quand Jésu-Christ aura rendu à Dieu le père son royaulme pacifique hors tout dangier et contamination de péché: car alors cesseront toutes générations et corruptions, et seront les éléments hors de leurs transmutations continues, veu que la paix tant désirée sera consumée et parfaicte, et que toutes choses seront réduictes à leur fin et période .

"Non doncques sans juste et équitable cause je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'a donné povoir veoir mon antiquité charnue refleurir en ta jeunesse; car, quand par le plaisir de luy, qui tout régist et modère, mon âme laissera ceste habita- tion humaine, je ne me réputeray totallement mourir, ains passer d'un lieu en aultre, attendu que en toy et par toy je demeure en mon image visible en ce monde, vivant, voyant et conversant entre gens de hon- neur et mes amys comme je souloys; laquelle mien- ne conversation a esté, moyennant l'ayde et grâce divine, non sans péché, je le confesse (car nous pé- chons tous et continuellement requérons Dieu qu'il efface noz péchés), mais sans reproche.

"Par quoy, ainsi comme en toy demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluysoient les meurs de l'âme, l'on ne te jugeroit estre garde et trésor de l'immortalité de nostre nom; et le plaisir que pren- droys, ce voyant, seroit petit, considérant que la moindre partie de moy, qui est le corps, demeureroit, et la meilleure, qui est l'âme et par laquelle demeure nostre nom en bénédiction entre les hommes, seroit dégénérante et abastardie; ce que je ne dis par défiance que je aye de ta vertu, laquelle m'a esté jà par cy-devant esprouvée, mais pour plus fort te encourager à proffiter de bien en mieulx. Et ce que présentement te écriz n'est tant affin qu'en ce train vertueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te resjou- isses et te refraichisses en courage pareil pour l'ad- venir.

"A laquelle entreprinse parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n'ai rien espargné; mais ainsi te y ay-je secouru comme si je n'eusse aultre thrésor en ce monde que de te veoir une foys en ma vie absolu et parfaict, tant en vertu, honesteté et preudhommie, comme en tout sçavoir libéral et honeste, et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir représentant la personne de moy ton père, et, sinon tant excellent et tel de faict comme je le souhaite, certes bien tel en désir.

"Mais, encores que mon feu père de bonne mémoire, Grandgousier, eust adonné tout son estude à ce que je profitasse en toute perfection et sçavoir politique et que mon labeur et estude correspondît très bien, voire encores oultrepassast son désir, toutesfoys, comme tu peulx bien entendre, le temps n'étoit tant idoine ne commode ès lettres comme est de pré- sent, et n'avoys copie de telz précepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores ténébreux et sentant l'infélicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne litérature. Mais, par la bonté divine, la lumière et dignité a esté de mon eage rendue ès lettres, et y voy tel amendement que de présent à difficulté seroys-je receu en la première classe des petitz grimaulx, qui en mon eage virile estoys (non à tord) réputé le plus sçavant dudict siècle. Ce que je ne dis par jactance vaine. -encores que le puisse louablement faire en t'escripvant, comme tu as l'autorité de Marc Tulle en son livre de Vieil- lesse, et la sentence de Plutarche au livre inti- tulé: Comment on se peut louer sans envie, -mais pour te donner affection de plus hault tendre.

"Maintenant toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées: grecque, sans laquelle c'est honte que une personne se die sçavant, hébraÍque, caldaÍcque, latine; les impressions tant élégantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon eage par inspiration divine, comme à contrefil l'ar- tillerie par suggestion diabolicque. Tout le monde est plein de gens savans, de précepteurs très doctes, de librairies très amples, et m'est advis que, ny au temps de Platon, ny de Cicéron, ny de Papinian, n'es- toit telle commodité d'estude qu'on y veoit maintenant, et ne se fauldra plus doresnavant trouver en l'officine de Minerve. Je voy les brigans, les boureaulx, les avanturiers, les palefreniers de maintenant, plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps. Que diray-je? Les femmes et les filles ont aspiré à ceste louange et manne céleste de bonne doctrine. tant y a que en l'eage où je suis, j'ay esté contrainct de apprendre les lettres grecques, lesquelles je n'avois contemné comme Caton, mais je n'avoys eu loysir de comprendre en mon jeune eage; et voluntiers me délecte à lire les Moraulx de Plutarche, les beaulx Dialogues de Platon, les Monunens de Pausa- nias et Antiquitéz de Atheneus, attendant l'heure qu'il plaira à Dieu, mon créateur, me appeler et com- mander yssir de ceste terre.

"Par quoy, mon filz, je te admoneste que employe ta jeunesse à bien profiter en estudes et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton précepteur Epistémon, dont l'un par vives et vocales instructions, l'aultre par louables exemples, te peut endoctriner.

"J'entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premièrement la grecque, comme le veult Quintilian, secondement, la latine, et puis l'hébraÍcque pour les sainctes lettres, et la chaldaÍque et arabicque pareillement; et que tu formes ton style quant à la grecque, à l'imitation de Platon, quant à la latine, à Cicéron. Qu'il n'y ait hystoire que tu ne tiennes en mémoire présente, à quoy te aidera la cosmographie de ceulx qui en ont escript.

"Des ars libéraux, géométrie, arisméticque et musicque, je t'en donnay quelque goust quand tu estois encores petit, en l'eage de cinq à six ans; poursuys la reste, et de astronomie saiche-en tous les canons laisse-moy l'astrologie divinatrice et l'art de Lullius, comme abuz et vanitéz.

"Du droit civil, je veulx que tu saiche par cueur les beaulx textes et me les confère avec philosophie.

"Et quant à la congnoissance des faictz de nature, je veulx que tu te y adonnes curieusement: qu'il n'y ait mer, rivière ny fontaine, dont tu ne congnoisses les poissons, tous les oyseaulx de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des foretz, toutes les herbes de la terre, tous les métaulx cachéz au ventre des abysmes, les pierreries de tout Orient et Midy, rien ne te soit incongneu.

"Puis songneusement revisite les livres des méde- cins grecz, arabes et latins, sans contemner les thalmudistes et cabalistes, et par fréquentes anato- mies acquiers-toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme. Et par lesquelles heures du jour commence à visiter les sainctes lettres, pre- mièrement en grec le Nouveau Testament et Epistres des Apostres et puis en hébrieu le Vieulx Testament.

"Somme, que je voy un abysme de science: car do resnavant que tu deviens homme et te fais grand, il te fauldra yssir de ceste tranquillité et repos d'estude, et apprendre la chevalerie et les armes pour défendre ma maison et nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans.

"Et veux que de brief tu essaye combien tu as proffité, ce que tu ne pourrais mieulx faire que te- nent conclusions en tout sçavoir, publiquement, envers tous et contre tous, et hantant les gens lettréz qui sont tant à Paris comme ailleurs.

"Mais, parce que selon le saige Salomon sapience n'entre poinct en âme malivole et science sans cons- cience n'est que ruine de l'âme, il te convient serir, aymer et craindre Dieu, et en lui mettre toutes tes pensées et tout ton espoir, et, par foy formée de charité estre à luy adjoinct en sorte que jamais n'en soys désamparé par péché. Aye suspectz les abus du monde. Ne metz ton cueur à vanité, car ceste vie est transitoire, mais la parole de Dieu demeure éter- nellement. Soys serviable à tous tes prochains et les aymes comme toy-mesmes. Révère tes précepteurs. Fuis les compaignies des gens èsquelz tu ne veulx point resembler, et les grâces que Dieu te a données, icel- les ne reçoipz pas en vain. Et quand tu congnoistras que auras tout le sçavoir de par delà acquis, retourne vers moy, affin que je te voye et donne ma bénédiction devant que mourir.

"Mon filz, la paix et grãce de Nostre Seigneur soit avecques toy. Amen.

"De Utopie, ce dix-septiesme jour du moys de mars.

"Ton père, GARGANTUA"

Rabelais, Pantagruel

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Le 15 octobre, comme tous les matins, à 7 heures précises, Pierre a ouvert les yeux.A côté de lui, Claire, sa femme, dort encore. Il a fait les gestes de tous les matins: il s'est levé, il a ouvert les rideaux, il a regardé par la fenêtre et il a préparé le café, puis il s'est dirigé vers la salle de bains. Sa toilette achevée, il a jeté un dernier coup d'oeil au miroir qui lui a renvoyé l'image de Pierre Roulin, caissier à la banque de Paris, 46 ans, marié, père de deux enfants. Tout à coup, il s'est approché du miroir. Là, à gauche, au-dessus du front, des cheveux blancs. Pierre ne bougeait plus. Vieux, il était vieux.

"Tu n'écoutes pas les nouvelles ?"

Claire est là, debout derrière lui et le regarde.

"Non."

- Tu n'as pas réveillé les enfants ?

- Si."

Pierre avale une troisième tasse de café et écoute distraitement. Comme tous les matins, au petit déjeuner, c'est la même conversation:

"Finis ta tartine.

- J'ai pas faim.

- Prends tes vitamines. Récite-moi encore une fois ta poésie."

Et la radio... Les élections, le boeing détourné, l'augmentation du prix de l'essence, le chômage. Et sur sa tête, là, les cheveux blancs.

"Au revoir, à ce soir."

Il pleut, Paris est gris, humide, sale. Pierre, de loin, a reconnu Moreau à l'arrêt de l'autobus. Moreau travaille dans la même banque que lui. Parfois, ils prennent l'autobus ensemble. Moreau ne l'a pas vu. La journée a commencé, pareille à celle d'hier, pareille à celle de demain, avec les nouvelles, Moreau, bientôt la banque, le guichet n° 10 et ainsi jusqu'à sa retraite.

A la banque, le guichet n° 10, fermé, attirait tous les regards.

"Vous avez vu? Roulin n'est pas là.

- C'est la première fois qu'il est en retard.

- S'il n'est pas là, c'est qu'il est malade.

- Sa femme n'a pas téléphoné?

- Je ne sais pas."

A 10 heures, les collègues de Pierre Roulin ont compris qu'il se passait quelque chose d'anormal. C'est à 10 h 15 que Ballard qui occupe le guichet n° 9 a décidé d'informer le chef de service. Rêveusement, Monsieur Doucet, chef de service, regarde sa secrétaire téléphoner. Roulin... un homme précieux, qui n'hésitait jamais à rester le soir, toujours à l'heure, travailleur. Monsieur Doucet pensait qu'il ne savait rien de cet employé modèle. La secrétaire le regardait.

"Alors?

- Mme Roulin ne comprend pas, son mari est parti à 7h 45 comme tous les matins.

- Il ne lui a rien dit?

- Non.

- Elle n'a rien remarqué de spécial?

- Elle ne m'en a pas parlé.

- Il a peut-être eu un accident, tout simplement. A 11 heures, appelez la police et tenez-moi au courant."

A midi, les derniers clients quittaient la banque. Le guichet n° 10 était toujours fermé. Roulin n'était pas arrivé.

 

L'idée de faire le trajet avec Moreau était insupportable à Pierre. Le bus arrivait. Sans réfléchir, Pierre est entré dans le petit café qui fait le coin. Assis au bar, il regardait passer le bus qui emmenait Moreau. Peu de temps après, il a vu sortir sa fille, elle se dirigeait en courant vers le métro. Voilà, il allait prendre le métro, il serait un peu en retard, mais cela le changerait de ce trajet en bus qu'il faisait depuis dix ans.

C'est en traversant la rue du Banquier qu'il s'est décidé à prendre sa voiture. Il pleuvait de plus en plus et Pierre avait oublié son imperméable. 8 h 20... Bah! il arriverait à 9 h 30. Pour une fois..

Au premier feu rouge, devant lui, arrêtée, une voiture immatriculée 13. Le 13... c'est Marseille. Marseille... Pierre ferme les yeux, il se souvient de cette petite plage à une vingtaine de kilomètres de Marseille. Elle s'appelait comment, cette plage? Le Paradou? Le Pistou? Marseille... Est-ce qu'il pleut, à Marseille? Est-ce qu'on se baigne le 15 octobre, à Marseille? Devant lui, la Renault immatriculée 13 a pris l'avenue du Général Leclerc. Il la suit. Porte d'Orléans. Autoroute du Soleil. Au bout de l'autoroute, Marseille.

 

Bientôt la pluie s'est arrêtée. A midi, après avoir roulé sans interruption, Pierre décide de quitter l'autoroute et de chercher un restaurant.

Il fait beau.

C'est en fin de journée qu'il a retrouvé la plage. Les villas sont fermées. Les bistrots sont déserts. Quelques retraités se promènent. La plage est là, déserte, à lui seul. Avec les touristes, les enfants, les chiens, les parasols, les ballons ont disparu. La mer... Il ne l'a jamais vue ainsi, verte, sombre.

Pierre s'est allongé sur le sable humide. Il n'a pas entendu le vieux monsieur arriver. Il marche lentement. Pierre le regarde marcher, ils se sont salués, c'est tout, sans se parler davantage, sans parler du temps qu'il fait, du boeing détourné, des élections...

Pierre s'est levé, il s'est avancé vers la mer.

A quel âge est-on vieux? Est-il vieux? Combien de temps est-il resté là, immobile, à regarder la mer? J'ai 46 ans, qu'est-ce que j'ai fait de ma vie?

Là-bas à Paris, la journée s'achève. Pressés dans le métro, dans les autobus, bloqués aux feux rouges, serrés dans les ascenseurs, les Parisiens rentrent chez eux sous la pluie.

Quelques-uns diront ce soir:

«Je t'ai parlé de Pierre Roulin, mon collègue? Il a disparu! C'est incroyable, un homme comme lui.»

Pierre Roulin (?), (quelqu'un peut m'aider à identifier l'auteur de ce texte?)

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TARTUFFE, ACTE II SCENE 2
 
ORGON - Que faites-vous là?
La curiosité qui vous presse est bien forte.
Mamie,à nous venir écouter de la sorte.
DORINE - Vraiment,je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture ou d'un coup de hasard,
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.
ORGON - Quoi donc! la chose est-elle incroyable?
DORINE - A tel point que vous-même,monsieur,je ne vous en
crois point.
ORGON - Je sais bien le moyen de vous le faire croire.
DORINE - Oui,oui,vous nous contez une plaisante histoire.
ORGON - Je conte justement ce qu'on verra dans peu.
DORINE - Chansons!
ORGON - Ce que je dis,ma fille,n'est point jeu.
DORINE - Allez,ne croyez point à monsieur votre père!Il raille
ORGON - Je vous dis...
DORINE - Non,vous avez beau faire,on ne vous croira point.
ORGON - A la fin,mon courroux...
DORINE - Hé bien! on vous croit donc,et c'est tant pis pour
vous. Quoi! se peut-il,monsieur,qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir...
ORGON - Ecoutez : vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point,je vous le dis,mamie.
DORINE - Parlons sans nous fâcher,monsieur,je vous supplie.
Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot,
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense;
Et puis,que vous apporte une telle alliance?
A quel sujet aller,avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux...
ORGON - Taisez-vous.S'il n'a rien,
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère.
Au-dessus des grandeurs,elle doit l'élever,
Puisqu'enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens.
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme.
Et,tel que l'on le voit,il est bien gentilhomme.
DORINE - Oui,c'est lui qui le dit,et cette vanité,
Monsieur,ne sied pas avec la piété.
Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit point tant proner son nom et sa naissance,
Et l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil?...Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne,et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur,sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances
Et de cette union prévoir les conséquences?
Sachez que d'une fille on risque la vertu
Lorsque dans son hymen son gout est combattu;
Que le dessin d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'ont voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle,
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quels périls votre dessein vous livre.
ORGON - Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre!
DORINE - Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.
ORGON, à Marianne - Ne nous amusons point,ma fille,
à ces chansons,
Je sais ce qu'il vous faut,et je suis votre père.
J'avais donné pour vous ma parole à Valère;
Mais,outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,
Je le soupçonne encor d'être un peu libertin;
Je ne remarque point qu'il hante les églises.
DORINE - Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus?
ORGON - Je ne demande pas votre avis là-dessus.
Enfin avec le ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confis en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez,dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants,comme deux tourterelles.
A nul fãcheux débat jamais vous n'en viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
DORINE - Elle? Elle n'en fera qu'un sot,je vous assure.
ORGON - Ouais! quels discours!
DORINE - Je dis qu'il en a l'encolure,
Et que son ascendant,monsieur,l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.
ORGON - Cessez de m'interrompre et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.
DORINE - Je n'en parle,monsieur,que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qu'il se retourne pour
parler à sa fille.)
ORGON - C'est prendre trop de soin;taisez-vous,s'il vous plait.
DORINE - Si l'on ne vous aimait...
Molière, Tartuffe

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L'homme au volant

 

Une motocyclette conduite par un petit homme sec, m'avait doublé et s'était installée devant moi, au feu rouge.

En stoppant, le petit homme avait calé son moteur et s'évertuait en vain à lui redonner souffle.Au feu vert, je lui demandai, avec mon habituelle politesse, de ranger sa motocyclette pour que je puisse passer.Le petit homme s'énervait encore sur son moteur poussif.Il me répondit donc, selon les règles de la courtoisie parisienne, d'aller me rhabiller. J'insistai, toujours poli, mais avec une légère nuance d'impatience dans la voix.On me fit savoir aussitôt que, de toute manière, on m'envoyait promener.

Pendant ce temps, quelques avertisseurs commençaient, derrière moi, de se faire entendre.Avec plus de fermeté, je priai mon interlocuteur d'être poli et de considérer qu'il entravait la circulation.L'irascible personnage, exaspéré sans doute par la mauvaise volonté de son moteur, m'informa que si je désirais ce qu'il appelait une dérouillée, il me l'offrirait de grand coeur.

Tant de cynisme me remplit d'une bonne fureur et je sortis de ma voiture dans l'intention de frotter les oreilles de ce mal embouché.Je ne pense pas être lâche (mais que ne pense-t-on pas!), je dépassais d'une tête mon adversaire et mes muscles m'ont toujours bien servi.Je crois encore maintenant que la dérouillée aurait été reçue plutôt qu'offerte.

Mais j'étais à peine sur la chaussée que, de la foule qui commençait à s'assembler, un homme sortit, se précipita sur moi, vint m'assurer que j'étais le dernier des derniers et qu'il ne me permettrait pas de frapper un homme qui avait une motocyclette entre les jambes et qui s'en trouvait, par conséquent, désavantagé.Etourdi, je marchai machinalement vers d'Artagnan quand, au même moment, un concert exaspéré d'averstisseurs s'éleva de la file des véhicules. Le feu vert revenait.

Alors, encore un peu égaré, au lieu de secouer l'imbécile qui m'avait interpellé, je retournai docilement vers ma voiture et je demarrai, pendant qu'à mon passage l'imbécile me saluait d'un « pauvre type » dont je me souviens encore.

Albert Camus

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Cabinet-Portrait

 

A un certain moment, il m'a demandé ce que je foutais dans la vie? J'ai répondu que, pendant très longtemps, j'avais essayé de comprendre quelque chose au monde qui m'entourait. Je lui ai su gré de s'abstenir de me rétorquer que c'était pas un métier, ça. Il a seulement hoché la tête et dit:

« Et maintenant? » Maintenant j'étais chômeur.

J'ai jugé nécessaire de lui parler de mes longues études, de mes diplômes et de mes nombreux petits métiers. Comme si, d'ailleurs, il y avait de "grands" métiers. Ne pas confondre avec les boulots où il est nécessaire d'être grand, qui sont généralement les plus petits, flic par exemple. « Allez, vous dites ça et vous êtes bien content de les trouver quand quelque chose ne va pas.»

Au départ, ma haute taille était précisément un de mes seuls atouts pour mon dernier métier. Et le fait de savoir lire, bien sÚr, qui m'a permis de déchiffrer la petite annonce. C'est pour ça, sans doute, pour éliminer d'emblée les analphabètes, que les offres d'emploi sont toujours publiées par écrit. Imagine-t-on leur gueule si le physicien qu'ils viennent de recruter, après des tests de la plus extrème complexité, signait d'une croix mal-habile son contrat d'engagement?

Prudemment, je me suis abstenu de leur avouer que j'avais toujours eu vis-à-vis de l'argent, et de tout ce qui s'y rapportait, une sorte de répulsion instinctive. D'un côté, un tel aveu aurait pu les mettre en confiance et leur montrer que je n'étais pas du genre à piocher dans la caisse, mais, de l'autre, peut-être auraient-ils pu s'imaginer que je ne mettrais pas à la défendre toute la conviction nécessaire, le jour où d'autres s'yattaqueraient. C'est pourquoi, lorsque le type qui m'interrogeait m'a demandé quel était mon rapport a l'argent, j'ai répondu qu'il était normal, sans plus. Il en a profité pour mentionner alors quel serait mon éventuel salaire. J'en ai avalé mon mouchoir.

« Et vous appelez ça un rapport normal? » a-t-il remarqué.

J'ai recraché le mouchoir qui m'étouffait à moitié et bredouillé que c'était bien peu. Il a souri:

«J'apprécie votre réaction, a-t-il dit, ma longue expérience m'a appris à me méfier de ceux qui prétendent avoir avec l'argent des rapports normaux. » Il a répété le mot avec mépris: « Normaux...Des idéalistes en chambre le plus souvent. De la graine de gauchistes. » Toujours bredouillant, j'ai dit que j'étais très content d'avoir réagi comme il le fallait à sa petite épreuve et me suis enquis du montant reel de mon salaire? « Vous ne pensez qu'au fric, vous alors, a-t-il dit d'un ton changé. Je viens de vous le dire à l'instant, votre salaire. Vous voyez une raison pour que ça ait changé depuis? » Aucune.

Il a continué à me dévisager quelques instants, impassible, et puis soudain, derrière son bureau, il a bondi sur ses pieds en me hurlant: « Haut les mains! » Bon Dieu, j'étais tellement terrifié qu'incapable du moindre mouvement, je suis resté, stupide, bouche ouverte, à le regarder braquer sur moi son index. Il plaisantait ou quoi? Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il n'en avait pas l'air et, recouvrant lentement mes esprits, je m'apprêtais à lui obéir quand il s'est rassis avec un grognement: « Bon, de ce côté-là ça semble aller, on dirait que vous n'êtes pas trop impressionnable. » J'ai voulu dire: « Moi? Impressionnable? », en soulignant ma phrase d'un geste désinvolte de la main. Réflexion faite, je n'ai rien souligné du tout: il aurait pu s'étonner qu'elle tremble, ma main...

Et l'entretien a repris. C'est-à-dire qu'il s'est remis, sourcils froncés,à me fixer droit dans les yeux. D'une très haute tenue psychologique, tout ça. « Vos nerfs soutiendront-ils ce test? » Pour me rassurer un peu, je me disais que, moi, j'avais lu les oeuvres complètes de Freud, alors que lui, probablement, il ne savait même pas qui c'était. C'est fou ce que ça aide, ce genre de pensée. Comme d'imaginer l'examinateur à poil dans sa salle de bains. Conseil que m'avait donné je ne sais plus quel abruti, qui passait sa licence pour la neuvième fois. « Si tu veux éviter d'être impressionné par lui, t'as qu'à te le figurer en train de se laver les dents à poil dans sa...» Radical, en effet. Quinze ans plus tard, l'université de L°°° tout entière continue à se demander ce qui a bien pu se passer pour que ce blême et maigre petit crétin s'écrase ainsi de rire pendant toute son interrogation de droit romain?

- Eh, fait-il, je vous parle.

Je sursaute. M'essscuse. Suis toute ouie.

- Vous demandais si vous parliez allemand?

Comprends rien à sa tactique.

- Allemand? Non. L'annonce ne disait pas qu'il est nécessaire de...

- Je sais ce que disait l'annonce.

Ça y est: je l'ai froissé en répondant à côté. « Vous leur préciserez, disait Sigmund, la durée aproximative et le montant de la cure. Et puis après, pour l'amour du ciel, fermez vos grandes gueules. »

- Simplement, il est possible que nous acquérions prochainement des chiens, pour renforcer la sécurité, comprenez?

Si je comprends?...Rien. Mais je hoche la tête, avec une conviction qui n'aurait pu manquer de lui paraître suspecte s'il avait lu ne serait-ce que le "prière d'insérer" de la moindre plaquette du Maître.

Silence.

- Comme il est de règle, dit-il, nous avons fait sur vous une petite enquête de moralité et...

Au chat et à la souris, voilà à quoi il jouait. Je me lève, je le remercie de m'avoir reçu quand même, pardon du dérangement et tout.

Ne devait pas s'attendre à ce que je pousse ce pion-là. Visiblement étonné, il me dit de me rasseoir. Ah bon? Va pas me faire un cours de morale en plus?

- Et les résultats sont tout à fait normaux, poursuit-il. Pour notre époque.

Je tombe dans le piège:

- Pour notre époque...?

- Il n'y a pas si longtemps, crache-t-il, on foutait les gens en tôle pour moins que ça. Mais ce n'est pas moi qui fais les lois.

Silence. Je médite ces fortes paroles. Avec une règle, il tapote la paume de sa main gauche.

 

-[…]Ainsi, paisibles, s'écoulaient les jours à la banque Machin & C°. Avec le temps, vint une certaine accoutumance et ma surveillance se relâcha un peu. A vrai dire même, tout entier absorbé par la lecture de la passionnante revue que le sous-directeur m'avait prêtée (« Comment renforcer la sécurité des banques »), je ne prenais plus guère la peine d'observer qui sonnait: furieux d'être dérangé dans la lecture du passionnant roman policier (« Le casse de la banque centrale ») que j'avais dissimulé sous la très intéressante revue que le sous-directeur avait eu l'amabilité de me prêter, j'appuyais machinalement sur le bouton vert et me replongeais dans mon livre, sans lever la tête.

- Fais attention, quand même, me disait Katia, le soir venu. Tu comprends, la banque ça m'est égal, ils peuvent bien la piller de fond en comble, qu'est-ce que j'en ai à faire? Mais à toi, je ne voudrais pas qu'il t'arrive quelque chose. C'est vrai, je commence à m'attacher à toi, tu sais...

Oui: j'ai appuyé sur le bouton rouge. Une fois. C'était une semaine avant l'accident et quinze jours avant que ne s'achève ma période d'essai. Quelque chose me disait qu'elle ne se prolongerait pas. J'ai parfois des pressentiments comme ça. Me demande où je vais les chercher? Mélancolique, je regardais dehors tomber la neige, quand je vis approcher un clochard qui se mit à fouiller dans les poubelles posées sur le trottoir, face à Machin & C°. L'idiot: les poubelles d'une banque, il espérait y trouver quoi? De vieux talons de chèques, peut-être, grâce auxquels il aurait pu apprendre le montant des pensions alimentaires de France et de Navarre ou combien de centaines de balles tel foutu client avait foutu en l'air pour bouffer dans son foutu restaurant quatre étoiles?

Et puis soudain, presque au ralenti, il s'est effondré entre deux poubelles. Comme ça, plaf, nez dans la neige. Bougeait plus. Je voyais ses semelles trouées. Il n'avait qu'une seule chausette. J'ai appuyé sur le bouton rouge.

- Ne tirez pas, je me rends, cria le sous-directeur en se précipitant, mains en l'air, hors de son bureau. Les clés sont...

Quand il a vu que tout était normal, il a entrepris, hurlant, vitupérant, de me prouver que moi je ne l'étais pas.

- Si vous voyiez un type écroulé au bord de la voie, mourant de faim, vous ne tireriez pas le signal d'alarme? ai-je dit, quand enfin j'ai pu placer un mot.

- Bien sûr que non.

Ah bon. Assassin.

Quant aux flics, qui s'étaient ramenés aussi nombreux que s'il s'était agi de réprimer un début de manifestation de type nord-africain, ils se montrèrent finalement assez compréhensifs.

- Certes, me dit leur chef, vous avez été trop prudent. Mais vous avez eu raison: on n'est jamais trop prudent. Cela dit,qu'on vous y reprenne une fois, une seule fois vous comprenez, à nous déranger pour rien, et c'est en taule que vous irez apprendre ce que ça coÚte.

Ainsi, paisibles, s'écoulaient les jours à la banque Machin & C°. J'avais appris, en arrivant chaque matin, à dire, d'un ton catastrophé: « Vous avez vu, le dollar? », ou « le franc suisse », ou « le mark », ou « la livre sterling », ou « le lingot d'or ». Au choix et indifféremment. Ça marchait toujours.

Vint le vendredi noir.Je me rappelle que c'était vendredi parce que la veille c'était jeudi et aussi parce que je me réjouissais d'avoir le week-end entier pour montrer le poing à la télévision tant tout ce qu'elle diffusait me paraissait débile. Bref. Ce noir vendredi-là, le timbre au-dessus de moi fit donc «bzzzz», comme d'habitude, et, comme d'habitude, sans lever la tête, je pressai sur le bouton vert. Trop absorbé par mon roman policier, je n'entendis pas la qualité particulière du silence qui s'installa alors et, quand le canon d'un fusil pointa sous mon nez, je me contentai, toujours sans lever la tête, de le repousser de la main en disant, agacé: « pas deux fois, monsieur le sous-directeur, pas deux fois.»

Je l'ai pris dans la gueule, le canon. Ou la balle. Avec une violence telle qu'il m'a semblé que quelque chose craquait dans mon crâne. La vague souvenir encore d'une fusillade, puis plus rien.

Plus tard, à l'hôpital, quand j'ai ouvert les yeux, il m'en manquait un. Ah bon. C'était toujours assez pour voir que Katia y était restée. Ah bon.

«Des indemnités? Si je m'imaginais qu'ils allaient verser des indemnités à un type à l'essai...»

J.L.Bénoziglio, "Cabinet Portait"

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Les copains

 

Ils étaient contents d'être sept bons copains marchant à la file,de porter, sur le dos ou sur le flanc, de la boisson et de la nourriture, et de trébucher contre une racine, ou de fourrer le pied dans un trou d'eau en criant: «Nom de Dieu !»

Ils étaient contents d'être sept bons copains, tout seils, perdus à l'heure d'avant la nuit dans une immensité pas humaine, à des milliers de pas du premier homme.

Ils étaient contents d'avoir agi ensemble, et d'être ensemble dans un même lieu de la terre pour s'en souvenir.

«Hé! Bénin!

- Quoi?

- Ce n'est pas une blague au moins, cette maison forestière?

- Une blague? J'ai la clef dans ma poche.

- Oui...mais ce n'est pas simplement une cabane de cantonnier?... ou une hutte de branchages?...

- Non, mon vieux, une vraie maison, tout ce qu'on fait de plus chouette dans le genre...Je la connais...Je ne l'ai vue que du dehors...Il n'y a qu'un rez de chaussée...mais c'est grand...trois ou quatre fenêtres de façade...il paraît que l'intérieur est très bien...une vaste cheminée, avec des réserves de bÚches...une table, des bancs, des chaises...et toute une batterie de cuisine. Qu'est-ce que vous voulez de plus? Il y a même un lit, pour ceux qui tourneraient de l'oeil».

Le questionneur se déclara satisfait, et chacun se complut à imaginer la petite maison des bois.

Ils gardèrent le silence quelques minutes.Le ciel semblait devenir plus clair encore, et s'éloigner.Les ténèbres de droite et les ténèbres de gauche cherchaient à se réunir.Pressé entre elles,le chemin perdait sa lumière peu à peu.

«Bénin!

- Quoi?

- Tu es bien sûr de ta route?

- Mais oui!

- Parce que je trouve que ça monte de plus en plus...»

Le terrain était si pénible que la file tendait à se disloquer.Chacun se tirait d'affaire de son côté, et comme il pouvait, au milieu des ronces, des troncs et des trous.On s'ingéniait à préserver les bouteilles et la vaisselle.Les personnes elles-mêmes avaient moins d'importance.

Bénin s'arrêta:

«Ne nous lâchons pas!...ne semons pas les derniers!...ça serait affreux.Tout le monde est là? »

Les traînards se rapprochèrent.

«Quatre...cinq...six...Et Martin? Où est Martin?

- Tiens! c'est vrai!

- Toi,Omer, tu étais l'avant-dernier...qu'est-ce que tu as fait de Martin?

- Ma foi...il marchait encore derrière moi il a trois minutes...je pensais qu'il me suivait.

- Oh! le pauvre diable! Il est peut-être tombé, ou il nous a perdus...il y a eu un petit tournant tout à l'heure...»

Tous se mirent à crier:

«Martin! Martin!»

Leurs coeurs battaient vite; leurs gorges se serraient.Il avaient beaucoup de peine,soudainement.

«Martin! Hé!Martin!

- Attendez!...Je vais redescendre un peu...Vous, continuez à crier!...»

Omer, dégringolant la pente, disparut derrière les feuillages.De temps en temps, les copains poussaient un appel.Lesueur avait posé son sac sur une roche moussue.

«Les voilà!»

C'était Martin et Omer à ses trousses, comme un mouton que le chien ramène.

«Alors, mon vieux! Qu'est-ce qui t'est arrivé?

- Rien de grave,hein?»

On lui tapait sur l'épaule; on le regardait avec affection.Lui souriait, mais ses lèvres tremblaient visiblement, et ses yeux en amandes s'étaient un peu dilatés.Il finit par dire, d'une voix d'enfant qui a eu peur:

«Vous alliez plus vite que moi...je suis resté en arrière...et au tournant, je me suis trompé...il y avait une petite éclaircie...J'ai cru que c'était le chemin.

- Oui, je l'ai trouvé en plein fourré, immobile.Il ne savait plus que faire. Pauvre vieux!

- Il est peut-être fatigué.On va lui décharger son sac!

- Merci...non! Non!

- Tu nous ennuies...Et puis tu marcheras en tête, entre Bénin et Broudier. Bénin te surveillera.»

Jules ROMAINS

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La guerre

Le peuple stupide habitait la guerre, et il ne le savait pas. Il croyait que la guerre était étrangère: elle se passait très loin, dans des pays oubliés, dans les forêts sauvages, ou bien au fond des vallées sinistres qui bordent la terre. Ils croyaient que la guerre était pareille à la rumeur de l'orage grondant de l'autre côté de l'horizon, alors ils avaient le temps de compter les cheveux de leurs femmes et d'écrire des poèmes à propos de la mort de leur chien.

Mais ils vivaient dans la guerre. Ils vivaient au centre même du massacre, eux,leurs femmes et leurs chiens. Chaque jour autour d'eux se forme le tourbillon effrayant, les forces sans nom se ruent les unes contre les autres. Forces qui veulent tuer le regard, tuer la pensée. Les forêts sont hérissées d'électricité, les villes entières sont des ruines de pierre délivrées de la pesanteur. Avec leurs poutrelles et leurs barres d'acier, elles frappent, hurlent aux oreilles, mordent les yeux, écrasent les narines. Etranges cités étrangères aux murs écraseurs! Tueurs, tueurs, tueurs, tous tueurs, les murs, les plâtres lisses, les plaques d'or cru où grincent les ongles. Tueurs! Tous les objets déferlent sur moi, les volumes ondoient, se creusent de vertige et changent de forme. Les angles s'affaissent et se bombent alternativement, les reflets pleuvent. Les sons bouillonnent le long des tuyaux d'orgue, puis éclatent. A l'intérieur des magasins blancs les objets allument leur haine, et les miroirs répercutent les flèches des regards. Les mots naissent au fond de la gorge, couverts de dards et de mandibules, les mots jaillissent sans cesse. Ils sortent des pages des livres, des haut-parleurs des postes de télévision, des bandes magnétiques, des disques et de l'ombre des salles de cinéma. Et aucun de ces mots ne veut dire la paix, ou l'amour.

Autour de lui, le peuple sans âme construit ses remparts et ses prisons. Il dresse ses murs immenses, ses tours, ses pyramides. Puis il se perd dans le nouveau labyrinthe, et les murs lentement se rapprochent! Le peuple dément trace ses routes d'un bout à l'autre de la terre, et il meurt écrasé! Il allume lui-même, avec une seule allumette à la flamme qui vacille, l'incendie qui le brÚle. Attention! Danger! Danger...

Regardez autour de vous, regardez la guerre en action. Le long des routes, sur les aéroports, dans les immeubles immaculés, dans les souterrains, sur les esplanades aux milliers de voitures abandonnées, partout, dans la ville, sur la mer de ciment, sur la plaine de ciment, sur les montagnes et dans le ciel de ciment, entendez la guerre qui progresse. Elle a des noms splendides de victoires, des noms qui résonnent, «Super, Parking, Videostar, The Animals, Molybdène, Acier, Zeiss, Chrysler, Flaminaire, Honda ». Elle a des noms qui tuent déjà. Ses monuments de béton et de fer sont des mausolées et ses magasins gigantesques où rutilent les marchandises sont des châteaux forts aux ponts levés...

Partout se lèvent les échafaudages des chantiers, qui tissent leurs tours de fer, un mètre, encore un mètre. Les cimetières ont des tombes qui ressemblent à des wagons de chemin de fer. Les nuages sont devenus très bas, aujourd'hui, les pointes des paratonnerres les déchirent. La nuit est plus blanche que le jour, parcourue par des millions de volts. Sous terre, les égouts charrient leurs fleuves puants vers la mer puante. Les bouches avalent les tonnes de crème et de fromage, les tonnes de viande, de pain et de fruits en conserve. Le courant du bétail qui entre par les portes des abattoirs ne s'arrête jamais. Les machines pilonnent les collines, les explosions éventrent les montagnes et font couler les entrailles de sable et d'argile. C'est la guerre permanente, la guerre de tous les temps et de tous les lieux.

J.M.G. Le Clezio «La Guerre»

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Last modified: 21-Mar-00