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- Zadig ou la Destinée,
histoire orientale
- (Extraits)
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Epître Dédicatoire ,
chapitre 1, chapitre 3, chapitre
4, chapitre 5, chapitre
12, "La danse", "L'Ermite"
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- Epître Dédicatoire de
Zadig à la sultane Sheera
- par Sadi
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- Le 10 du mois de Schewal, l'an 837 de
l'hégire
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- Charme de mes prunelles, tourment des coeurs,
lumière de l'esprit, je ne baise point la
poussière de vos pieds, parce que vous ne marchez
guère, ou que vous marchez sur des tapis d'Iran ou sur
des roses. Je vous offre la traduction d'un livre d'un ancien
sage qui, ayant le bonheur de n'avoir rien à faire, eut
celui de s'amuser à écrire l'histoire de Zadig,
ouvrage qui dit plus qu'il ne semble dire. Je vous prie de le
lire et d'en juger: car, quoique vous soyez dans le printemps
de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique
vous soyez belle, et que vos talents ajoutent à votre
beauté, quoiqu'on vous loue du soir au matin, et que par
toutes ces raisons vous soyez en droit de n'avoir pas le sens
commun, cependant vous avez l'esprit très sage et le
goût très fin, et je vous ai entendue raisonner
mieux que de vieux derviches à longue barbe et à
bonnet pointu. Vous êtes discrète et vous
n'êtes point défiante; vous êtes douce sans
être faible; vous êtes bienfaisante avec
discernement; vous aimez vos amis, et vous n'avez point
d'ennemis. Votre esprit n'emprunte jamais ses agréments
des traits de la médisance; vous ne dites de mal ni n'en
faites, malgré la prodigieuse facilité que vous y
auriez. Enfin votre âme m'a toujours paru pure comme
votre beauté. Vous avez même un petit fonds de
philosophie qui m'a fait croire que vous prendriez plus de
goût qu'une autre à cet ouvrage d'un sage.
- Il fut écrit d'abord en ancien chaldéen, que
ni vous ni moi n'entendons. On le traduisit en arabe, pour
amuser le célèbre sultan Ouloug-beb.
C'était du temps où les arabes et les persans
commençaient à écrire des "Mille et une
nuits", des "Mille et un jours", etc. Ouloug aimait mieux la
lecture de "Zadig"; mais les sultanes aimaient mieux les "Mille
et un". "Comment pouvez-vous préférer, leur
disait le sage Ouloug, des contes qui sont sans raison, et qui
ne signifient rien? -C'est précisément pour cela
que nous les aimons, répondaient les sultanes."
- Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous
serez un vrai Ouloug. J'espère même que, quand
vous serez lasse des conversations générales, qui
ressemblent assez aux "Mille et un", à cela près
qu'elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une minute
pour avoir l'honneur de vous parler raison. Si vous aviez
été Thalestris du temps de Scander, fils de
Philippe; si vous aviez été la reine de
Sabée du temps de Soleiman, c'eussent été
ces rois qui auraient fait le voyage.
- Je prie les vertus célestes que vos plaisirs soient
sans mélange, votre beauté durable, et votre
bonheur sans fin.
- Sadi
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- Au temps du roi Moabdar, il y avait à Babylone un
jeune homme nommé Zadig, né avec un beau naturel
fortifié par l'éducation. Quoique riche et jeune,
il savait modérer ses passions; il n'affectait rien; il
ne voulait point toujours avoir raison, et savait respecter la
faiblesse des hommes. On était étonné de
voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insultât jamais par
des railleries à ces propos si vagues, si rompus, si
tumultueux, à ces médisances
téméraires, à ces décisions
ignorantes, à ces turlupinades grossières,
à ce vain bruit de paroles qu'on appelait conversation
dans Babylone. Il avait appris, dans le premier livre de
Zoroastre, que l'amour-propre est un ballon gonflé de
vent, dont il sort des tempêtes quand on lui a fait une
piqûre. Zadig surtout ne se vantait pas de
mépriser les femmes et de les subjuguer: il était
généreux; il ne craignait point d'obliger des
ingrats, suivant ce grand précepte de Zoroastre: "Quand
tu manges, donne à manger aux chiens, dussent-ils te
mordre." Il était aussi sage qu'on peut l'être,
car il cherchait à vivre avec des sages. Instruit dans
les sciences des anciens Chaldéens, il n'ignorait pas
les principes physiques de la nature, tels qu'on les
connaissaît alors, et savait de la métaphysique ce
qu'on en a su dans tous les âges, c'est-à-dire
fort peu de choses. Il était fermement persuadé
que l'année était de trois cent soixante et cinq
jours et un quart, malgré la nouvelle philosophie de son
temps, et que le soleil était au centre du monde; et
quand les principaux mages lui disaient , avec une hauteur
insultante, qu'il avait de mauvais sentiments, et que
c'était être ennemi de l'Etat que de croire que le
soleil tournait sur lui-même, il se taisait sans
colère et sans dédain.
- Zadig, avec de grandes richesses, et par conséquent
avec des amis, ayant de la santé, une figure aimable, un
esprit juste et modéré, un coeur sincère
et noble, crut qu'il pouvait être heureux.(...)
- Voltaire, Zadig, chapitre 1 (extrait)
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- Zadig éprouva que le premier mois du mariage, comme
il est écrit dans le livre du Zend, est la lune du miel,
et que le second est la lune de l'absinthe. Il fut quelque
temps après obligé de répudier Azora, qui
était devenue trop difficile à vivre, et il
chercha son bonheur dans l'étude de la nature. "Rien
n'est plus heureux, disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce
grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les
vérités qu'il découvre sont à lui:
il nourrit et élève son âme, il vit
tranquille; il ne craint rien des hommes, et sa tendre
épouse ne vient point lui couper le nez."
- Plein de ces idées, il se retira dans une maison de
campagne sur les bords de l'Euphrate. Là, il ne
s'occupait pas à calculer combien de pouces d'eau
coulaient en une seconde sous les arches d'un pont, ou s'il
tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus
que dans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire de la
soie avec des toiles d'araignée, ni de la porcelaine
avec des bouteilles cassées; mais il étudia
surtout les propriétés des animaux et des
plantes, et il acquit bientôt une sagacité qui lui
découvrait mille différences où les autres
hommes ne voient rien que d'uniforme.
- Un jour, se promenant auprès d'un petit bois, il vit
accourir à lui un ennuque de la reine, suivi de
plusieurs officiers qui parassaient dans la plus grande
inquiétude, et qui couraient ça et là
comme des hommes égarés qui cherchent ce qu'ils
ont perdu de plus précieux. "Jeune homme, lui dit le
premier ennuque, n'avez-vous point vu le chien de la reine?"
Zadig répondit modestement: "C'est une chienne, et non
pas un chien. -Vous avez raison, reprit le premier ennuque.
-C'est une épagneule très petite, ajouta Zadig;
elle a fait depuis peu des chiens; elle boite du pied gauche de
devant, et elle a les oreilles très longues. -Vous
l'avez donc vue? dit le premier ennuque tout essoufflé.
-Non, répondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai
jamais su si la reine avait une chienne."
- Précisément dans le même temps, par une
bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de
l'écurie du roi s'était échappé des
mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand
veneur et tous les autres officiers couraient après lui
avec autant d'inquiétude que le premier ennuque
apès la chienne. Le grand veneur s'adressa à
Zadig, et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du
roi. "C'est, répondit Zadig, le cheval qui galope le
mieux; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit; il porte
une queue de trois pieds et demie de long; les bossettes de son
mors sont d'or à vingt-trois carats; ses fers sont
d'argent à onze deniers. -Quel chemin a-t-il pris?
où est-il? demanda le grand veneur. -Je ne l'ai point
vu, répondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu
parler."
- Le grand veneur et le premier ennuque ne doutèrent
pas que Zadig n'eût volé le cheval du roi et la
chienne de la reine; ils le firent conduire devant
l'assemblée du grand desterham, qui le condamna au knout
et à passer le reste de ses jours en Sibérie. A
peine le jugement fut-il rendu qu'on retrouva le cheval et la
chienne. Les juges furent dans la douloureuse
nécessité de réformer leur arrêt;
mais ils condamnèrent Zadig à payer quatre cents
onces d'or, pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il
avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende; après
quoi, il fut permis à Zadig de plaider sa cause au
conseil du grand desterham; il parla en ces termes:
- "Etoiles de justice, abîmes de science, miroirs de
vérité qui avez la pesanteur du plomb, la
dureté du fer, l'éclat du diamant et beaucoup
d'affinités avec l'or, puisqu'il m'est permis de parler
devant cette auguste assemblée, je vous jure par
Orosmade que je n'ai jamais vu la chienne respectable de la
reine, ni le cheval sacré du roi des rois. Voici ce qui
m'est arrivé. Je me promenais vers le petit bois,
où j'ai rencontré depuis le
vénérable ennuque et le très illustre
grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et
j'ai jugé aisément que c'étaient celles
d'un petit chien. Des sillons légers et longs,
imprimés sur de petites éminences de sable entre
les traces des pattes, m'ont fait connaÔtre que
c'était une chienne dont les mamelles étaient
pendantes et qu'ainsi elle avait fait des petits il y a peu de
jours. D'autres traces en un sens différent, qui
paraissaient toujours avoir rasé la surface du sable
à côté des pattes de devant, m'ont appris
qu'elle avait les oreilles très longues; et comme j'ai
remarqué que le sable était toujours moins
creusé par une patte que par les trois autres, j'ai
compris que la chienne de notre auguste reine était un
peu boiteuse, si je l'ose dire.
- "A l'égard du cheval du roi des rois, vous saurez
que, me promenant dans les routes de ce bois, j'ai
aperçu les marques des fers d'un cheval; elles
étaient toutes à égale distance.
"Voilà, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait." La
poussière des arbres, dans une route étroite qui
n'a que sept pieds de large, était un peu
enlevée, à doite et à gauche, à
trois pieds et demi du milieu de la route." Ce cheval, ai-je
dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses
mouvements de gauche et de droite, a balayé cette
poussière." J'ai vu sous les arbres qui formaient un
berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches
nouvellement tombées; et j'ai connu que ce cheval y
avait touché, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut.
Quant à son mors, il doit être d'or à
vingt-trois carats; car il en a frotté les bossettes
contre une pierre que j'ai reconnue être une pierre de
touche, et dont j'ai fait l'essai. J'ai jugé enfin par
les marques que ses fers ont laissées sur des cailloux
d'une autre espèce qu'il était ferré
d'argent à onze deniers de fin."
- Tous les juges admirèrent le profond et subtil
discernement de Zadig; la nouvelle en vint jusqu'au roi et
à la reine. On ne parlait que de Zadig dans
antichambres, dans la chambre et dans le cabinet; et quoique
plusieurs mages opinassent qu'on devait le brûler comme
sorcier, le roi ordonna qu'on lui rendît l'amende des
quatre cents onces d'or à laquelle il avait
été condamné. Le greffier, les huissiers,
les procureurs vinrent chez lui en grand appareil lui rapporter
ses quatre cents onces; ils en retinrent seulement trois cent
quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs
valets demandèrent des honoraires.
- Zadig vit combien il était dangereux quelquefois
d'être trop savant, et se promit bien, à la
première occasion, de ne point dire ce qu'il avait
vu.
- Cette occasion se trouva bientôt. Un prisonnier
d'Etat s'échappa; il passa sous les fenêtres de sa
maison: on interrogea Zadig et il ne répondit rien; mais
on lui prouva qu'il avait regardé par la fenêtre.
Il fut condamné pour ce crime à cinq cents onces
d'or, et il remercia les juges de leur indulgence, selon la
coutume de Babylone.
- "Grand Dieu! dit-il en lui-même, qu'on est à
plaindre quand on se promène dans un bois où la
chienne de la reine et le cheval du roi ont passé! qu'il
est dangereux de se mettre à la fenêtre! et qu'il
est difficile d'être heureux dans cette vie!"
- Voltaire, Zadig, chapitre 3
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- Le roi voulut le voir et l'entendre. Il connut
bientôt tout ce que valait Zadig; il eut confiance en sa
sagesse et en fit son ami. La familiarité et l'estime du
roi fit trembler Zadig. Il était nuit et jour
pénétré du malheur que lui avaient
attiré les bontés de Moabdar. «Je plais au
roi, dit-il, ne serais-je pas perdu?» Cependant il ne
pouvait se dérober aux caresses de Sa Majesté;
car il faut avouer que Nabussan, roi de Serendib, fils de
Nussanab, fils de Nabassun, fils de Sanbusna, était un
des meilleurs princes de l'Asie; et quand on lui parlait, il
était difficile de ne le pas aimer.
- Ce bon prince était toujours loué,
trompé et volé: c'était à qui
pillerait ses trésors. Le receveur général
de l'île de Serendib donnait toujours cet exemple,
fidèlement suivi par les autres. Le roi le savait; il
avait changé de trésorier plusieurs fois, mais il
n'avait pu changer la mode établie de partager les
revenus du roi en deux moitiés inégales, dont la
plus petite revenait toujours à Sa Majesté, et la
plus grosse aux administrateurs.
- Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. «Vous
qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous
pas le moyen de me faire trouver un trésorier qui ne me
vole point?
- -Assurément, répondit Zadig, je sais une
façon infaillible de vous donner un homme qui ait les
mains nettes.» Le roi, charmé, lui demanda, en
l'embrassant, comment il fallait s'y prendre. «Il n'y a,
dit Zadig, qu'à faire danser tous ceux qui se
présenteront pour la dignité de trésorier,
et celui qui dansera avec le plus de
légèreté sera infailliblement le plus
honnête homme.
- -Vous vous moquez, dit le roi; voilà une plaisante
façon de choisir un receveur de mes finances! Quoi! vous
prétendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera
le financier le plus intègre et le plus habile!
- -Je ne vous réponds pas qu'il sera le plus habile,
repartit Zadig; mais je vous assure que ce sera indubitablement
le plus honnête homme.» Zadig parlait avec autant de
confiance que le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel
pour connaître les financiers. «Je n'aime pas le
surnaturel, dit Zadig; les gens et les livres à prodiges
m'ont toujours déplu: si Votre Majesté veut me
laisser faire l'épreuve que je lui propose, elle sera
bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et
la plus aisée.»
- Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus
étonné d'entendre que ce secret était
simple que si on le lui avait donné pour un miracle:
«Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendrez.
- -Laissez-moi faire, dit Zadig; vous gagnerez à cette
épreuve plus que vous ne pensez.»
- Le jour même, il fit publier, au nom du roi, que tous
ceux qui prétendaient à l'emploi de haut receveur
des deniers de Sa Grâcieuse Majesté Nabussan, fils
de Nussanab, eussent à se rendre, en habits de soie
légère, le premier de la lune du Crocodile, dans
l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de soixante
et quatre. On avait fait venir des violons dans un salon
voisin: tout était préparé pour le bal,
mais la porte de ce salon était fermée, et il
fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez
obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque
candidat, l'un après l'autre, par ce passage, dans
lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait
le mot, avait étalé tous ses trésors dans
cette galerie. Lorsque tous les prétendants furent
arrivés dans le salon, Sa Majesté ordonna qu'on
les fît danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec
moins de grâce; ils avaient tous la tête
baissée, les reins courbés, les mains
collées à leurs côtés. «Quels
fripons!» disait tout bas Zadig. Un seul d'entre eux
formait des pas avec agilité, la tête haute, le
regard assuré, les bras étendus, le corps droit,
le jarret ferme. «Ah! l'honnête homme! le brave
homme!» disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le
déclara trésorier, et tous les autres furent
punis et taxés avec la plus grande justice du monde; car
chacun, dans le temps qu'il avait été dans la
galerie, avait rempli ses poches, et pouvait à peine
marcher.
- Le roi fut fâché pour la nature humaine que de
ces soixante et quatre danseurs il y eût soixante et
trois filous. La galerie obscure fut appelée le corridor
de la tentation. On aurait, en Perse, empalé ces
soixante et trois seigneurs; en d'autres pays, on eût
fait une chambre de justice qui eût consommé en
frais le triple de l'argent volé, et qui n'eût
rien remis dans les coffres du souverain; dans un autre
royaume, ils se seraient pleinement justifiés, et
auraient fait disgracier ce danseur si léger: à
Serendib, ils ne furent condamnés qu'à augmenter
le trésor public, car Nabussan était fort
indulgent.
- Voltaire, Zadig, ("La danse")
- [Chapitre de Zadig jamais publié par
Voltaire].
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- Zadig voulut se consoler, par la philosophie et par
l'amitié, des maux que lui avaient faits la fortune. Il
avait, dans un faubourg de Babylone, une maison ornée
avec goût, où il rassemblait tous les arts et tous
les plaisirs dignes d'un honnête homme. Le matin, sa
bibliothèque était ouverte à tous les
savants; le soir, sa table l'était à la bonne
compagnie; mais il connut bientôt combien les savants
sont dangereux; il s'éleva une grande dispute sur une
loi de Zoroastre, qui défendait de manger du griffon.
"Comment défendre le griffon, disaient les uns, si cet
animal n'existe pas? -Il faut bien qu'il existe, disaient les
autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en mange." Zadig
voulut les accorder en leur disant: "S'il y a des griffons,
n'en mangeons point; s'il n'y en a point, nous en mangerons
encore moins; et par là nous obéirons tous
à Zoroastre."
- Un savant qui avait composé treize volumes sur les
propriétés du griffon, et qui de plus
était grand théurgite, se hata d'aller accuser
Zadig devant un archimage nommé Yébor, le plus
sot des Chaldéens, et partant le plus fanatique. Cet
homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du
soleil, et en aurait récité le bréviaire
de Zoroastre d'un ton plus satisfait. L'ami Cador (un ami vaut
mieux que cent prêtres) alla trouver le vieux
Yébor, et lui dit: "Vivent le soleil et les griffons!"
gardez-vous bien de punir Zadig: c'est un saint; il a des
griffons dans sa basse-cour, et il n'en mange point; et son
accusateur est un hérétique qui ose soutenir que
les lapins ont le pied fendu, et ne sont point immondes. -Eh
bien! dit Yébor en branlant sa tête chauve, il
faut empaler Zadig pour avoir mal pensé des griffons, et
l'autre pour avoir mal parlé des lapins." Cador apaisa
l'affaire par le moyen d'une fille d'honneur à laquelle
il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de crédit
dans le collège des mages. Personne ne fut
empalé; de quoi plusieurs docteurs murmurèrent,
et en présagèrent la décadence de
Babylone. Zadig s'écria: "A quoi tient le bonheur! Tout
me persécute dans ce monde, jusqu'aux êtres qui
n'existent pas." Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre
qu'en bonne compagnie.
- Il rassemblait chez lui les plus honnêtes gens de
Babylone, et les dames les plus aimables; il donnait des
soupers délicats souvent précédés
de concerts, et animés par des conversations charmantes
dont il avait su bannir l'empressement de montrer de l'esprit,
qui est la plus sûre manière de n'en point avoir,
et de gâter la société la plus brillante.
Ni le choix de ses amis, ni celui des mets, n'étaient
faits par vanité: car en tout il préférait
l'être au paraÔtre, et par là s'attirait la
considération véritable à laquelle il ne
prétendait pas.
- Vis-à-vis de sa maison demeurait Arimaze, personnage
dont la méchante âme était peinte sur sa
grossière physionomie. Il était rongé de
fiel et bouffi d'orgueil, et pour comble, c'était un bel
esprit ennuyeux. N'ayant jamais pu réussir dans le
monde, il se vengeait par en médire. Tout riche qu'il
était, il avait de la peine à rassembler chez lui
des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient le soir chez
Zadig l'importunait, le bruit de ses louanges l'irritait
davantage. Il allait quelquesfois chez Zadig, et se mettait
à table sans être prié: il y corrompait
toute la joie de la société, comme on dit que les
harpies infectent les viandes qu'elles touchent. Il lui arriva
un jour de vouloir donner une fête à une dame qui,
au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour,
causant avec lui dans le palais, ils abordèrent un
ministre qui pria Zadig à souper, et ne pria point
Arimaze. Les plus implacables haines n'ont pas souvent des
fondements plus importants. Cet homme, qu'on appelait l'envieux
dans Babylone, voulut perdre zadig parce qu'on l'appelait
l'heureux. L'occasion de faire du mal se trouve cent fois par
jour, et celle de faire du bien, une fois dans l'année,
comme dit Zoroastre.
- L'envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses
jardins avec deux amis et une dame à laquelle il disait
souvent des choses galantes, sans autre intention que celle de
les dire. La conversation roulait sur une guerre que le roi
venait de terminer heureusement contre le prince d'Hyrcanie,
son vassal. Zadig, qui avait signalé son courage dans
cette courte guerre, louait beaucoup le roi et encore plus la
dame. Il prit ses tablettes, et écrivit quatre vers
qu'il fit sur le champ, et qu'il donna à lire à
cette belle personne.
- Ses amis le prièrent de leur en faire part: la
modestie, ou plutôt un amourpropre bien entendu, l'en
empêcha. Il savait que des vers impromptus ne sont jamais
bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont faits: il
brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait
d'écrire, et jeta les deux moitiés dans un
buisson de roses, où on les chercha inutilement. Une
petite pluie survint; on regagna la maison. L'envieux, qui
resta dans le jardin, chercha tant, qu'il trouva un morceau de
la feuille. Elle avait été tellement rompue que
chaque moitié de vers qui remplissait la ligne faisait
un sens, et même un vers d'une plus petite mesure; mais,
par un hasard encore plus étrange, ces petits vers se
trouvaient former un sens qui contenait les injures les plus
horribles contre le roi; on y lisait:
-
- Par les plus grands forfaits
- Sur le trône affermi
- Dans la publique paix
- C'est le seul ennemi
-
- L'envieux fut heureux pour la première fois dans sa
vie. Il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux
et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir
jusqu'au roi cette satire écrite de la main de Zadig: on
le fit mettre en prison, lui, ses deux amis, et la dame. Son
procès lui fut bientôt fait, sans qu'on
daignât l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence,
l'envieux se trouva sur son passage et lui dit tout haut que
ses vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'être
bon poète; mais il était au désespoir
d'être condamné comme criminel de
lèse-majesté, et de voir qu'on retînt en
prison une belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avait
pas fait. On ne lui permit pas de parler, parce que ses
tablettes parlaient: telle était la loi de Babylone. On
le fit donc aller au supplice à travers une foule de
curieux dont aucun n'osait le plaindre, et qui se
précipitaient pour examiner son visage et pour voir s'il
mourrait avec bonne grâce. Ses parents seulement
étaient affligés, car ils n'héritaient
pas. Les trois quarts de son bien étaient
confisqués au profit du roi, et l'autre quart au profit
de l'envieux.
- Dans le temps qu'il se préparait à la mort,
le perroquet du roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans
le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une pêche y
avait été portée d'un arbre voisin par le
vent; elle était tombée sur un morceau de
tablette à écrire auquel elle s'était
collée. L'oiseau enleva la pêche et la tablette,
et les porta sur les genoux du monarque. Le prince, curieux, y
lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient
des fins de vers. Il aimait la poésie, et il y a
toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers:
l'aventure de son perroquet le fit rêver. La reine, qui
se souvenait de ce qui avait été écrit sur
une pièce de la tablette de Zadig, se la fit apporter.
On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble
parfaitement; on lut alors les vers tels que Zadig les avait
faits:
-
- Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la
terre.
- Sur le trône affermi le roi sait tout dompter.
- Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre:
- C'est le seul ennemi qui soit à redouter.
-
- Le roi ordonna aussitôt qu'on fît venir zadig
devant lui, et qu'on fît sortir de prison ses deux amis
et la belle dame. Zadig se jeta le visage contre terre, aux
pieds du roi et de la reine: il leur demanda très
humblement pardon d'avoir fait de mauvais vers; il parla avec
tant de grâce, d'esprit et de raison, que le roi et la
reine voulurent le revoir. Il revint et plut encore davantage.
On lui donna tous les biens de l'envieux, qui l'avait
injustement accusé: mais Zadig les rendit tous, et
l'envieux ne fut touché que du plaisir de ne pas perdre
son bien. L'estime du roi s'accrut de jour en jour pour Zadig.
Il le mettait de tous ses plaisirs, et le consultait dans
toutes ses affaires. La reine le regarda dès lors avec
une complaisance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour
le roi, son auguste époux, pour Zadig et pour le
royaume. Zadig commençait à croire qu'il n'est
pas difficile d'être heureux.
- Voltaire, "Zadig", chapitre 4 (extrait)
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- Le temps arriva où l'on célébrait une
grande fête qui revenait tous les cinq ans.
C'était la coutume à Babylone de déclarer
solennellement, au bout de cinq années, celui des
citoyens qui avait fait l'action la plus
généreuse. Les grands et les mages étaient
les juges. Le premier satrape, chargé du soin de la
ville, exposait les plus belles actions qui s'étaient
passées sous son gouvernement. On allait aux voix; le
roi prononçait le jugement. On venait à cette
solennité des extrémités de la terre. Le
vainqueur recevait des mains du monarque une coupe d'or garnie
de pierreries, et le roi lui disait ces paroles: "Recevez ce
prix de la générosité, et puissent les
dieux me donner beaucoup de sujets qui vous ressemblent!"
- Ce jour mémorable venu, le roi parut sur son
trône, environné des grands, des mages, et des
députés de toutes les nations qui venaient
à ces jeux, où la gloire s'acquérait non
par la légèreté des chevaux, non par la
force du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta
à haute voix les actions qui pouvaient mériter
à leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point
de la grandeur d'âme avec laquelle Zadig avait rendu
à l'envieux toute sa fortune: ce n'était pas une
action qui méritât de disputer le prix.
- Il présenta d'abord un juge qui, ayant fait perdre
un procès considérable à un citoyen par
une méprise dont il n'était même pas
responsable, lui avait donné tout son bien, qui
était la valeur de ce que l'autre avait perdu. Il
produisit ensuite un jeune homme qui, étant
éperdument épris d'une jeune fille qu'il allait
épouser, l'avait cédée à un ami
près d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore
payé la dot en cédant la fille.
- Ensuite, il fit paraître un soldat qui, dans la
guerre d'Hyrcanie, avait donné encore un plus grand
exemple de générosité. Des soldats ennemis
lui enlevaient sa maîtresse, et il la défendait
contre eux; on vint lui dire que d'autres Hyrcaniens enlevaient
sa mère à quelques pas de là: il quitta en
pleurant sa maîtresse, et courut délivrer sa
mère; il retourna ensuite vers celle qu'il aimait, et la
trouva expirante. Il voulut se tuer; sa mère lui
remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut
le courage de souffrir la vie.
- Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole,
et dit: «Son action et celle des autres sont belles; mais
elles ne m'étonnent point; hier Zadig en a fait une qui
m'a étonné. J'avais disgracié depuis
quelques jours mon ministre et mon favori Coreb. Je me
plaignais de lui avec violence, et tous mes courtisans
m'assuraient que j'étais trop doux; c'était
à qui me dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai
à Zadig ce qu'il en pensait, et il osa en dire du bien.
J'avoue que j'ai vu, dans nos histoires, des exemples qu'on a
payé de son bien une erreur, qu'on a cédé
sa maîtresse, qu'on a préféré une
mère à l'objet de son amour; mais je n'ai jamais
lu qu'un courtisan ait parlé avantageusement d'un
ministre disgracié, contre qui son souverrain
était en colère. Je donne vingt mille
pièces d'or à chacun de ceux dont on vient de
réciter les actions généreuses; mais je
donne la coupe Zadig.
- -Sire, lui dit-il, c'est Votre Majesté seule qui
mérite la coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus
inouie, puisque, étant roi, vous ne vous êtes
point fâché contre votre esclave, lorsqu'il
contredisait votre passion.
- On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donné
son bien, l'amant qui avait marié sa maîtresse
à son ami, le soldat qui avait
préféré le salut de sa mère
à celui de sa maîtresse, reçurent les
présents du monarque; ils virent leurs noms
écrits dans le livre des généreux. Zadig
eut la coupe. Le roi acquit la réputation d'un bon
prince, qu'il ne garda pas longtemps. Ce jour fut
consacré par des fêtes plus longues que la loi ne
le portait. La mémoire s'en conserve encore dans l'Asie.
Zadig disait: «Je suis donc enfin heureux!» Mais il
se trompait.
- Voltaire, "Zadig", chapitre 5
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- Sétoc, qui ne pouvait se séparer de cet homme
en qui habitait la sagesse, le mena à la grande foire de
Bassorah, où devaient se rendre les plus grands
négociants de la terre habitable. Ce fut pour Zadig une
consolation sensible de voir tant d'hommes de diverses
contrées réunis dans la même place. Il lui
paraissait que l'univers était une grande famille, qui
se rassemblait à Bassorah. Il se trouva à table,
dès le second jour, avec un égyptien, un indien
Gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et
plusieurs autres étrangers qui, dans leurs
fréquents voyages vers le golfe Arabique, avaient appris
assez d'arabe pour se faire entendre. L'Egyptien paraissait
fort en colère.
- «Quel abominable pays que Bassorah! disait-il; on m'y
refuse mille onces d'or sur le meilleur effet du monde.
- -Comment donc! dit Sétoc; sur quel effet vous a-t-on
refusé cette somme?
- -Sur le corps de ma tante, répondit l'Egyptien;
c'était la plus brave femme d'Egypte. Elle
m'accompagnait toujours; elle est morte en chemin; j'en ai fait
une des plus belles momies que nous ayons; et je trouverais
dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage. Il
est bien étrange qu'on ne veuille pas seulement me
donner ici mille onces d'or sur un effet si solide.»
- Tout en se courrouçant, il était prêt
de manger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien, le
prenant par la main, s'écria avec douleur:
- «-Ah! qu'allez-vous faire?
- -Manger de cette poule, dit l'homme à la momie.
- -Gardez-vous en bien, dit le Gangaride; il se pourrait
faire que l'âme de la défunte fût
passée dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez
pas vous exposer à manger votre tante? Faire cuire des
poules, c'est outrager manifestement la nature.
- -Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules?
reprit le colérique Egyptien; nous adorons un boeuf et
nous en mangeons bien.
- -Vous adorez un boeuf! est-il possible? dit l'homme du
Gange.
- -Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre; il y a
cent trente cinq mille ans que nous en usons ainsi, et personne
parmi nous n'y trouve à redire.
- -Ah! cent trente cinq mille ans! dit l'Indien, ce compte
est un peu exagéré; il n'y en a que quatrevingt
mille que l'Inde est peuplée, et assurément nous
sommes vos anciens; et Bhrama nous avait défendu de
manger des boeufs avant que vous vous fussiez avisés de
les mettre sur les autels et à la broche.
- -Voilà un plaisant animal que votre Bhrama, pour le
comparer à Apis! dit l'Egyptien; qu'a donc fait votre
Bhrama de si beau?»
- Le Bhramin répondit:
- «-C'est lui qui a appris aux hommes à lire et
à écrire, et à qui toute la terre doit le
jeu des
- échecs.
- -Vous vous trompez, dit un Chaldéen qui était
auprès de lui; c'est le poisson Oannès à
qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne
rendre qu'à lui ses hommages. Tout le monde vous dira
que c'était un être divin, qu'il avait la queue
dorée, avec une belle tête d'homme, et qu'il
sortait de l'eau pour venir prêcher à terre trois
heures par jour. Il eut plusieurs enfants qui furent tous rois,
comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi que je
révère comme je dois. On peut manger du boeuf
tant qu'on en veut; mais c'est assurément une
très grande impiété de faire cuire du
poisson; d'ailleurs vous êtes tous deux d'une origine
trop peu noble et trop récente pour me rien disputer. La
nation égyptienne ne compte que cent trente cinq mille
ans, et les Indiens ne se vantent que de quatre-vingt mille,
tandis que nous avons des almanachs de quatre mille
siècles. Croyez-moi, renoncez à vos folies, et je
vous donnerai à chacun un beau portrait
d'Oannès.»
- L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit:
- «-Je respecte fort les Egyptiens, les
Chaldéens, les Grecs, les Celtes, Bhrama, le boeuf Apis,
le beau poisson Oannès; mais peut-être que le Li
ou le Tien, comme on voudra l'appeler, vaut bien les boeufs et
les poissons. Je ne dirai rien de mon pays; il est aussi grand
que la terre d'Egypte, la Chaldée et les Indes ensemble.
Je ne dispute pas d'antiquité, parce qu'il suffit
d'être heureux, et que c'est fort peu de choses
d'être ancien; mais, s'il fallait parler d'almanachs, je
dirais que toute l'Asie prend les nôtres, et que nous en
avions de fort bons avant qu'on sût l'arithmétique
en Chaldée.
- -Vous êtes de grands ignorants tous tant que vous
êtes! s'écria le Grec: est-ce que vous ne savez
pas que le Chaos est père de tout, et que la forme et la
matière ont mis le monde dans l'état où il
est?»
- Ce grec parla longtemps; mais il fut enfin interrompu par
le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se
crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant
qu'il n'y avait que Teutah et le gui de chêne qui
valussent la peine qu'on en parlât; que, pour lui, il
avait toujours du gui dans sa poche; que les Scythes, ses
ancêtres, étaient les seuls gens de bien qui
eussent jamais été au monde; qu'ils avaient,
à la vérité, quelquefois mangé des
hommes, mais que cela n'empêchait pas qu'on ne dût
avoir beaucoup de respect pour sa nation; et qu'enfin, si
quelqu'un parlait mal de Teutah, il lui apprendrait à
vivre. La querelle s'échauffa pour lors, et Sétoc
vit le moment où la table allait être
ensanglantée.
- Zadig, qui avait gardé le silence pendant toute la
dispute, se leva enfin: il s'adressa d'abord au Celte, comme au
plus furieux; il lui dit qu'il avait raison, et lui demanda du
gui; il loua le Grec sur son éloquence, et adoucit tous
les esprits échauffés. Il ne dit que très
peu de choses à l'homme du Cathay parce qu'il avait
été le plus raisonnable de tous.
- Ensuite, il leur dit: «Mes amis, vous alliez vous
quereller pour rien, car vous êtes tous du même
avis.» A ce mot, ils se récrièrent
tous.
- «-N'est-il pas vrai, dit-il au Celte, que vous
n'adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le
chêne?
- -Assurément, répondit le Celte.
- -Et vous, monsieur l'Egyptien, vous révérez
apparemment dans un certain boeuf celui qui vous a donné
les boeufs?
- -Oui, dit l'Egyptien.
- -Le poisson Oannès, continua-t-il, doit céder
à celui qui a fait la mer et les poissons.
- -D'accord, dit le Chaldéen.
- -L'Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen, reconnaissent comme
vous un premier principe. Je n'ai pas trop bien compris les
choses admirables que le Grec a dites, mais je suis sûr
qu'il admet aussi un Etre supérieur, de qui la forme et
la matière dépendent.» Le Grec, qu'on
admirait, dit que Zadig avait très bien pris sa
pensée. «Vous êtes donc tous du même
avis, répliqua Zadig, et il n'y a pas là de quoi
se quereller.»
- Tout le monde l'embrassa. Sétoc, après avoir
vendu fort cher ses denrées, reconduisit son ami Zadig
dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant qu'on lui avait fait
son procès en son absence, et qu'il allait être
brûlé à petit feu.
- Voltaire, Zadig, chap. XII
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- Il rencontra en marchant un ermite, dont la barbe blanche
et vénérable lui descendait jusqu'à la
ceinture. Il tenait en main un livre qu'il lisait
attentivement. Zadig s'arrêta, et lui fit une profonde
inclination. L'ermite le salua d'un air si noble et si doux que
Zadig eut la curiosité de l'entretenir. Il lui demanda
quel livre il lisait. «C'est le livre des
destinées, dit l'ermite; voulez-vous en lire quelque
chose?» Il mit le livre dans les mains de Zadig, qui, tout
instruit qu'il était dans plusieurs langues, ne put
déchiffrer un seul caractère du livre. Cela
redoubla encore sa curiosité. «Vous me paraissez
bien chagrin, lui dit ce bon père. -Hélas! que
j'en ai sujet! dit Zadig. -Si vous permettez que je vous
accompagne, repartit le vieillard, peut-être vous
serais-je utile; j'ai quelquefois répandu des sentiments
de consolation dans l'âme des malheureux.» Zadig se
sentit du respect pour l'air, pour la barbe, et pour le livre
de l'ermite. Il lui trouva dans la conversation des
lumières supérieures. L'ermite parlait de la
destinée, de la justice, de la morale, du souverain
bien, de la faiblesse humaine, des vertus et des vices, avec
une éloquence si vive et si touchante que Zadig se
sentit entraîné vers lui par un charme invincible.
Il le pria avec insistance de ne le point quitter
jusqu'à ce qu'ils fussent de retour à Babylone.
«Je vous demande moi-même cette grâce, lui dit
le vieillard; jurez-moi par Orosmade que vous ne vous
séparerez point de moi d'ici à quelques jours,
quelque chose que je fasse.» Zadig jura, et ils partirent
ensemble.
- Leur séparation fut tendre; Zadig surtout se sentait
plein d'estime et d'inclination pour un homme si aimable. Quand
l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent
longtemps l'éloge de leur hôte. Le vieillard, au
point du jour, éveilla son camarade. «Il faut
partir, dit il; mais, tandis que tout le monde dort encore, je
veux laisser à cet homme un témoignage de mon
estime et de mon affection.» En disant ces mots, il prit
un flambeau, et mit le feu à la maison. Zadig,
épouvanté, jeta des cris, et voulut
l'empêcher de commettre une action si affreuse. L'ermite
l'entraînait par une force supérieure; la maison
était enflammée. L'ermite, qui était
déjà assez loin avec son compagnon, la regardait
brûler tranquillement. «Dieu merci! ditil,
voilà la maison de notre cher hôte détruite
de fond en comble! L'heureux homme!» A ces mots, Zadig fut
tenté à la fois d'éclater de rire, de dire
des injures au révérend père, de le battre
et de s'enfuir; mais il ne fit rien de tout cela, et toujours
subjugué par l'ascendant de l'ermite, il le suivit
malgré lui à la dernière
couchée.
- Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un
neveu de quatorze ans, plein d'agréments et son unique
espérance. Elle fit du mieux qu'elle put les honneurs de
la maison. Le lendemain elle ordonna à son neveu
d'accompagner les voyageurs jusqu'à un pont qui,
étant rompu depuis peu, était devenu un passage
dangereux. Le jeune homme empressé marche au-devant
d'eux. Quand ils furent sur le pont: «Venez, dit l'ermite
au jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance
à votre tante.» Il le prend alors par les cheveux
et le jette dans la rivière. L'enfant tombe,
reparaît un moment sur l'eau, et est engouffré
dans le torrent. «O monstre! ô le plus
scélérat de tous les hommes! s'écria
Zadig.
- -Vous m'aviez promis plus de patience, lui dit l'ermite en
l'interrompant: apprenez que sous les ruines de cette maison
où la Providence a mis le feu, le maître a
trouvé un trésor immense, apprenez que ce jeune
homme dont la Providence a tordu le cou aurait assassiné
sa tante dans un an, et vous dans deux.
- -Qui te l'a dit, barbare? cria Zadig; et quand tu aurais lu
cet événement dans ton livre des
destinées, t'est-il permis de noyer un enfant qui ne t'a
point fait de mal?»
- Tandis que le Babylonien parlait, il aperçut que le
vieillard n'avait plus de barbe, que son visage prenait les
traits de la jeunesse. Son habit d'ermite disparut; quatre
belles ailes couvraient un corps majestueux et resplendissant
de lumière. «O envoyé du ciel, ô ange
divin! s'écria Zadig en se prosternant, tu es donc
descendu de l'empyrée pour apprendre à un faible
mortel à se soumettre aux ordres éternels?
- -Les hommes, dit l'ange Jesrad, jugent de tout sans rien
connaître: tu étais celui de tous les hommes qui
méritait le plus d'être
éclairé.»
- Zadig lui demanda la permission de parler: «Je me
défie de moimême, dit-il; mais oseraisje te prier
de m'éclaircir un doute: ne vaudraitil pas mieux avoir
corrigé cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le
noyer?» Jesrad reprit: «S'il avait été
vertueux, et s'il eût vécu, son destin
était d'être assassiné lui-même avec
la femme qu'il devait épouser, et le fils qui devait en
naître.
- -Mais quoi, dit Zadig, il est donc nécessaire qu'il
y ait des crimes et des malheurs? et que les malheurs tombent
sur les gens de bien?
- -Les méchants, répondit Jesrad, sont toujours
malheureux: ils servent à éprouver un petit
nombre de justes répandus sur la terre, et il n'y a
point de mal dont il ne naisse un bien.
- -Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien, et point de
mal?
- -Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre,
l'enchaînement des événements serait un
autre ordre de sagesse; et cet ordre, qui serait parfait, ne
peut être que dans la demeure éternelle de l'Etre
suprême, de qui le mal ne peut approcher... Tout ce que
tu vois sur le petit atome où tu es né devait
être dans sa place et dans son temps fixe, selon les
ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent
que cet enfant qui vient de périr est tombé dans
l'eau par hasard, que c'est par un même hasard que cette
maison est brûlée: mais il n'y a point de hasard;
tout est épreuve, ou punition, ou récompense, ou
prévoyance... Faible mortel, cesse de disputer contre ce
qu'il faut adorer.
- -Mais, dit Zadig...»
- Comme il disait mais, l'ange prenait déjà son
vol vers la dixième sphère. Zadig, à
genoux, adora la Providence, et se soumit. L'ange lui cria du
haut des airs: «Prends ton chemin vers
Babylone.»
- Voltaire, "Zadig", « L'Ermite »
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Last modified: 21-Mar-00