- ANECDOTES
- SUR LOUIS
XIV
- (1748)
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- AVERTISSEMENT DE
: La plus ancienne édition que je connaisse
de ces Anecdotes est celle qui fait partie du tome II,
imprimé à Dresde, en 1748, des Oeuvres
de Voltaire, in-8°. On les réimprima dans le
Mercure du mois d'août 1750, pages 5 et
suivantes.
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- ANECDOTES
- Louis XIV était,
comme on sait, le plus bel homme et le mieux fait de son
royaume. C'était lui que Racine désignait dans
Bérénice par ces vers:
- Qu'en quelque
obscurité que le sort l'eût fait
naître,
- Le monde, en le voyant,
eût reconnu son maître.
- Le roi sentit bien que
cette tragédie, et surtout ces deux vers, étaient
faits pour lui. Rien n'embellit d'ailleurs comme une couronne.
Le son de sa voix était noble et touchant. Tous les
hommes l'admiraient, et toutes les femmes soupiraient pour lui.
Il avait une démarche qui ne pouvait convenir
qu'à lui seul, et qui eût été
ridicule en tout autre. Il se complaisait à en imposer
par son air. L'embarras de ceux qui lui parlaient était
un hommage qui flattait sa supériorité. Ce vieil
officier qui, en lui demandant une grâce, balbutiait,
recommençait son discours, et qui enfin lui dit:
«Sire, au moins je ne tremble pas ainsi devant vos
ennemis», n'eut pas de peine à obtenir ce qu'il
demandait.
- La nature lui avait
donné un tempérament robuste. Il fit parfaitement
tous ses exercices, jouait très bien à tous les
jeux qui demandent de l'adresse et de l'action; il dansait les
danses graves avec beaucoup de grâce. Sa constitution
était si bonne qu'il fit toujours deux grands repas par
jour sans altérer sa santé; ce fut la
bonté de son tempérament qui fit
l'égalité de son humeur.
- Louis XIII, infirme,
était chagrin, faible, et difficile. Louis XIV parlait
peu, mais toujours bien. Il n'était pas savant, mais il
avait le goût juste. Il entendait un peu l'italien et
l'espagnol, et ne put jamais apprendre le latin, que l'on
montre toujours assez mal dans une éducation
particulière, et qui est de toutes les sciences la moins
utile à un roi. On a imprimé sous son nom une
traduction des Commentaires de César. Ce sont ses
thèmes; mais on les faisait avec lui; il y avait peu de
part, et on lui disait qu'il les avait faits. J'ai ouï
dire au cardinal de Fleury que Louis XIV lui avait un jour
demandé ce que c'était que le prince
quemadmodum, mot sur lequel un musicien, dans un motet,
avait prodigué, selon leur coutume, beaucoup de travail;
le roi lui avoua, à cette occasion, qu'il n'avait
presque jamais rien su de cette langue. On eût mieux fait
de lui enseigner l'histoire, la géographie, et surtout
la vraie philosophie, que les princes connaissent si rarement.
Son bon sens et son goût naturel
suppléèrent à tout. En fait des
beaux-arts, il n'aimait que l'excellent. Rien ne le prouve
mieux que l'usage qu'il fit de Racine, de Boileau, de
Molière, de Bossuet, de Fénelon, de Lebrun, de
Girardon, de Le Nôtre, etc. Il donna même
quelquefois à Quinault des sujets d'opéra, et ce
fut lui qui choisit Armide. M. Colbert ne
protégea tous les arts, et ne les fit fleurir que pour
se conformer au goût de son maître car M. Colbert,
étant sans lettres, élevé dans le
négoce, et chargé par le cardinal Mazarin de
détails d'affaires, ne pouvait avoir pour les beaux-arts
ce goût que donne naturellement une cour galante,
à laquelle il faut des plaisirs au-dessus du vulgaire.
M. Colbert était un peu sec et sombre; ses grandes vues
pour la finance et pour le commerce, où le roi
était et devait être moins intelligent que lui, ne
s'étendirent pas d'abord jusqu'aux arts aimables; il se
forma le goût par l'envie de plaire à son
maître, et par l'émulation que lui donnait la
gloire acquise par M. Fouquet dans la protection des lettres,
gloire qu'il conserva dans sa disgrâce. Il ne fit d'abord
que de mauvais choix, et lorsque Louis XIV, en 1662, voulut
favoriser les lettres, en donnant des pensions aux hommes de
génie, et même aux savants, Colbert ne s'en
rapporta qu'à ce Chapelain dont le nom est devenu depuis
si ridicule, grâce à ses ouvrages et à
Boileau; mais il avait alors une grande réputation qu'il
s'était faite par un peu d'érudition, assez de
critique, et beaucoup d'adresse c'est ce choix qui indigna
Boileau, jeune encore, et qui lui inspira tant de traits
satiriques. M. Colbert se corrigea depuis, et favorisa ceux qui
avaient des talents véritables, et qui plaisaient au
maître.
- Ce fut Louis XIV qui, de
son propre mouvement, donna des pensions à Boileau,
à Racine, à Pellisson, à beaucoup
d'autres; il s'entretenait quelquefois avec eux; et même
lorsque Boileau se fut retiré à Auteuil,
étant affaibli par l'âge, et qu'il vint faire sa
cour au roi pour la dernière fois, le roi lui dit:
«Si votre santé vous permet de venir encore
quelquefois à Versailles, j'aurai toujours une
demi-heure à vous donner. » Au mois de septembre
1690, il nomma Racine du voyage de Marly; et il se faisait lire
par lui les meilleurs ouvrages du temps.
- L'année d'auparavant
il avait gratifié Racine et Boileau, chacun de mille
pistoles, qui font vingt mille livres d'aujourd'hui, pour
écrire son histoire, et il avait ajouté à
ce présent quatre mille livres de pension.
- On voit évidemment
par toutes ces libéralités répandues de
son propre mouvement, et surtout par sa faveur accordée
à Pellisson, persécuté par Colbert, que
ses ministres ne dirigeaient point son goût. Il se porta
de lui-même à donner des pensions à
plusieurs savants étrangers; et M. Colbert consulta M.
Perrault sur le choix de ceux qui reçurent cette
gratification si honorable pour eux et pour le souverain. Un de
ses talents était de tenir une cour; il rendit la sienne
la plus magnifique et la plus galante de l'Europe. Je ne sais
pas comment on peut lire encore des descriptions de fêtes
dans des romans, après avoir lu celles que donna Louis
XIV. Les fêtes de Saint-Germain, de Versailles, ses
carrousels, sont au-dessus de ce que l'imagination la plus
romanesque a inventé. Il dansait d'ordinaire à
ces fêtes avec les plus belles personnes de sa cour; il
semblait que la nature eût fait des efforts pour seconder
le goût de Louis XIV. Sa cour était remplie des
hommes les mieux faits de l'Europe, et il y avait à la
fois plus de trente femmes d'une beauté accomplie. On
avait soin de composer des danses figurées, convenables
à leurs caractères et à leurs galanteries.
Souvent même les pièces qu'on représentait
étaient remplies d'allusions fines, qui avaient rapport
aux intérêts secrets de leurs coeurs. Non
seulement il y eut de ces fêtes publiques dont
Molière et Lulli firent les principaux ornements, mais
il yen eut de particulières, tantôt pour Madame,
belle-soeur du roi, tantôt pour Mlle de La
Vallière: il n'y avait que peu de courtisans qui y
fussent admis; c'était souvent Benserade qui en faisait
les vers, quelquefois un nommé Bellot, valet de chambre
du roi. J'ai vu des canevas de ce dernier, corrigés de
la main de Louis XIV. On connaît ces vers galants que
faisait Benserade pour ces ballets figurés où le
roi dansait avec sa cour; il y confondait presque toujours, par
une allusion délicate, la personne et le rôle. Par
exemple, lorsque le roi, dans un de ces ballets,
représentait Apollon, voici ce que fit pour lui
Benserade:
- Je doute qu'on le prenne
avec vous sur le ton
- De Daphné, ni de
Phaéton,
- Lui trop ambitieux, elle
trop inhumaine.
- Il n'est point là
de piège où vous puissiez donner;
- Le moyen de
s'imaginer
- Qu'une femme vous fuie,
ou qu'un homme vous mène!
- Lorsqu'il eut marié
son petit-fils le duc de Bourgogne à la princesse
Adélaïde de Savoie, il fit jouer des
comédies pour elle dans un des appartements de
Versailles. Duché, l'un de ses domestiques, auteur du
bel opéra d'Iphigénie, composa la
tragédie d'Absalon pour ces fêtes
secrètes; Mme la duchesse de Bourgogne
représentait la fille d'Absalon; le duc
d'Orléans, le duc de La Vallière, y jouaient; le
fameux acteur Baron dirigeait la troupe, et y jouait
aussi.
- Il y avait alors
appartement trois fois la semaine à Versailles: la
galerie et toutes les pièces étaient remplies; on
jouait dans un salon; dans l'autre, il y avait musique; dans un
troisième, une collation. Le roi animait tous ces
plaisirs par sa présence. Quelquefois il faisait dresser
dans la galerie des boutiques garnies de bijoux les plus
précieux; il en faisait des loteries, ou bien on les
jouait à la rafle, et Mme la duchesse de Bourgogne
distribuait souvent les lots gagnés.
- C'était au milieu de
tous ces amusements magnifiques, et des plaisirs les plus
délicats, qu'il forma ces vastes projets qui firent
trembler l'Europe; il mena la reine et toutes les dames de sa
cour sur la frontière: A la guerre de 1667, il distribua
pour plus de cent mille écus de présents, soit
aux seigneurs flamands qui venaient lui rendre leurs respects,
soit aux députés des villes, soit aux
envoyés des princes qui venaient le complimenter; et il
suivait en cela son goût pour la magnificence autant que
la politique. C'est sur quoi on ne peut assez s'étonner
qu'on l'ait osé accuser d'avarice dans presque toutes
les pitoyables histoires qu'on a compilées de son
règne; jamais prince n'a plus donné, plus
à propos, et de meilleure grâce.
- Les plaisirs nobles dont il
occupa sans cesse la plus brillante cour du monde ne
l'empêchèrent point d'assister
régulièrement à tous ses conseils; il les
tenait même pendant qu'il était malade, et il ne
s'en dispensa qu'une fois pour aller à la chasse: il y
avait peu d'affaires ce jour-là; il entra pour dire
qu'il n'y aurait point de conseil, et le dit on parodiant ainsi
sur-le-champ un air d'un opéra de Quinault et de
Lulli:
- Le conseil à ses
yeux a beau se présenter,
- Sitôt qu'il voit
sa chienne, il quitte tout pour elle;
- Rien ne peut
l'arrêter
- Quand la chasse
l'appelle.
- Il avait fait quelques
petites chansons dans ce goût aisé et naturel; et
dans les voyages en Franche-Comté il faisait faire des
impromptu à ses courtisans, surtout à Pellisson
et au marquis de Dangeau. Il ne jouait pas mal de la guitare,
qui était alors à la mode, et se connaissait
très bien en musique comme en peinture. Dans ce dernier
art, il n'aimait que les sujets nobles. Les Teniers et les
autres petits peintres flamands ne trouvaient point grâce
devant ses yeux: «Otez-moi ces magots-là »,
dit-il un jour qu'on avait mis un Teniers dans un de ses
appartements.
- Malgré son
goût pour la grande et noble architecture, il laissa
subsister l'ancien corps du château de Versailles, avec
les sept croisées de face, et sa petite cour de marbre
du côté de Paris. Il n'avait d'abord
destiné ce château qu'à un rendez-vous de
chasse, tel qu'il avait été du temps de Louis
XIII, qui l'avait acheté du secrétaire
d'État Loménie. Petit à petit il en fit ce
palais immense dont la façade du côté des
jardins est ce qu'il y a de plus beau dans le monde, et dont
l'autre façade, est dans le plus petit et le plus
mauvais goût; il dépensa à ce palais et aux
jardins plus de cinq cents millions, qui en font plus de neuf
cents de notre espèce actuelle (*). M. le duc de
Créquy lui disait: «Sire, vous avez beau faire,
vous n'en ferez jamais qu'un favori sans
mérite.»
- * Quelques personnes ont
porté beaucoup plus haut le montant de ce que Versailles
a coûté à la France. Mirabeau, et Volney
surtout, ont tellement dépassé les
évaluations de Voltaire que, craignant de voir
l'architecture compromise, C.-A. Guillaumot, architecte, a
publié des Observations sur le tort que font
à l'architecture les déclamations
hasardées et exagérées contre les
dépenses qu'occasionne la constructicn des monuments
publics; Paris, Perronneau, an IX, in-8° de
trente-trois pages. Guillaumot fait monter la dépense de
Versailles seulement à près de cent vingt-deux
millions de notre espèce actuelle. Je ne sais pourquoi
l'auteur a porté les dépenses en monnaie de son
temps: il était plus naturel de les donner telles qu'il
les trouvait aux sources où il dit avoir puisé.
Ce qui peut diminuer encore la confiance dans ses calculs,
c'est que ses additions ne sont pas justes; au surplus, son
écrit, dont on trouve un extrait dans la
troisième édition de l'Histoire de
Fénelon, par le cardinal de Bausset, a
été analysé avec plus d'exactitude dans
les Documents authentiques et Détails curieux sur
les dépenses de Louis XIV, par G. Peignot, 1827,
in-8°. Malgré Guillaumot, il est permis de croire
que Voltaire a été ici, comme tant d'autres fois,
mieux instruit et plus exact qu'on ne voudrait.
(B.)
- Les chefs-d'oeuvre de
sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en
jouissait, et les allait voir souvent. J'ai- ouï dire
à feu M. le duc d'Antin que, lorsqu'il fut surintendant
des bâtiments, il faisait quelquefois mettre ce qu'on
appelle des cales entre les statues et les socles, afin que,
quand le roi viendrait se promener, il s'aperçut que les
statues n'étaient pas droites, et qu'il eût le
mérite du coup d'oeil. En effet, le roi ne manquait pas
de trouver le défaut. M. d'Antin contestait un peu, et
ensuite se rendait, et faisait redresser la statue, en avouant
avec une surprise affectée combien le roi se connaissait
à tout. Qu'on juge par cela seul combien un roi doit
aisément s'en faire accroire.
- On sait le trait de
courtisan que fit ce même duc d'Antin, lorsque le roi
vint coucher à Petitbourg, et qu'ayant trouvé
qu'une grande allée de vieux arbres faisait un mauvais
effet, M. d'Antin la fit abattre et enlever la même nuit;
et le roi, à son réveil, n'ayant plus
trouvé son allée, il lui dit: «Sire, comment
vouliez-vous qu'elle osât paraître encore devant
vous? Elle vous avait déplu.»
- Çe fut le même
duc d'Antin qui, à Fontainebleau, donna au roi et
à Mme la duchesse de Bourgogne un spectacle plus
singulier, et un exemple plus frappant du raffinement de la
flatterie la plus délicate. Louis XIV avait
témoigné qu'il souhaiterait qu'on abattît
quelque jour un bois entier qui lui ôtait un peu de vue.
M. d'Antin fit scier tous les arbres du bois près de la
racine, de façon qu'ils ne tenaient presque plus; des
cordes étaient attachées à chaque corps
d'arbre, et plus de douze cents hommes étaient dans ce
bois prêts au moindre signal. M. d'Antin savait le jour
que le roi devait se promener de ce côté avec
toute sa cour. Sa Majesté ne manqua pas de dire combien
ce morceau de forêt lui déplaisait. «Sire,
lui répondit-il, ce bois sera abattu dès que
Votre Majesté l'aura ordonné. - Vraiment, dit le
roi, s'il ne tient qu'à cela, je l'ordonne, et je
voudrais déjà en être défait. -
Hé bien, sire, vous allez l'être.» Il donna
un coup de sifflet, et on vit tomber la forêt.» Ah!
mesdames, s'écria Mme la duchesse de Bourgogne, si le
roi avait demandé nos têtes, M. d'Antin les ferait
tomber de même.» Bon mot un peu vif,mais qui ne
tirait point à conséquence.
- C'est ainsi que tous les
courtisans cherchaient à lui plaire, chacun selon son
pouvoir et son esprit. Il le méritait bien, car il
était occupé lui-même de se rendre
agréable à tout ce qui l'entourait;
c'était un commerce continuel de tout ce que la
majesté peut avoir de grâces sans jamais se
dégrader, et de tout ce que l'empressement de servir et
de plaire peut avoir de finesse sans l'air de la bassesse. Il
était surtout avec les femmes d'une attention et d'une
politesse qui augmentait encore celle de ses courtisans, et il
ne perdit jamais l'occasion de dire aux hommes de ces choses
qui flattent l'amour-propre en excitant l'émulation, et
qui laissent un long souvenir.
- Un jour, madame la
dauphine, voyant à son souper un officier qui
était très laid, plaisanta beaucoup et
très haut sur sa laideur: «Je le trouve, madame,
dit le roi encore plus haut, un des plus beaux hommes de mon
royaume, car c'est un des plus braves.»
- Le comte de Marivault,
lieutenant général, homme un peu brutal, et qui
n'avait pas adouci son caractère dans la cour même
de Louis XIV, avait perdu un bras dans une action, et se
plaignait un jour au roi, qui l'avait pourtant
récompensé autant qu'on peut le faire pour un
bras cassé: «Je voudrais avoir perdu aussi l'autre,
et ne plus servir Votre Majesté. J'en serais bien
fâché pour vous et pour moi», lui
répondit Louis XIV; et ce discours fut suivi d'une
grâce qu'il lui accorda. Il était si
éloigné de dire des choses
désagréables, qui sont des traits mortels dans la
bouche d'un prince, qu'il ne se permettait pas même les
plus innocentes et les plus douces railleries, tandis que les
particuliers en font tous les jours de si cruelles et de si
funestes.
- Il faisait un jour un conte
à quelques-uns de ses courtisans, et même il avait
promis que le conte serait plaisant; cependant il le fut si peu
que l'on ne rit point, quoique le conte fut du roi. M. le
prince d'Armagnac, qu'on appelait M. Le Grand, sortit alors de
la chambre, et le roi dit à ceux qui restaient:
«Messieurs, vous avez trouvé mon conte fort
insipide, et vous avez eu raison; mais je me suis aperçu
qu'il y avait un trait qui regarde de loin M. Le Grand, et qui
aurait pu l'embarrasser; j'ai mieux aimé le supprimer
que de hasarder de lui déplaire: à présent
qu'il est sorti, voici mon conte»; il l'acheva, et on rit.
On voit par ces petits traits combien il est faux qu'il ait
jamais laissé échapper ce discours dur et
révoltant dont on l'accuse: Qu'importe lequel de mes
valets qui me serve? C'était, dit-on, pour mortifier
M. de La Rochefoucauld. Louis XIV était incapable d'une
telle indécence. Je m'en suis informé à
tous ceux qui approchaient de sa personne; ils m'ont tous dit
que c'était un conte impertinent; cependant il est
répété et cru d'un bout de la France
à l'autre. Les petites calomnies font fortune comme les
grandes. Comment des paroles si odieuses pourraient-elles se
concilier avec ce qu'il dit au même duc de La
Rochefoucauld, qui était embarrassé de dettes:
Que ne parlez-vous à vos amis? mot qui
lui-même valait beaucoup, et qui fut accompagné
d'un don de cinquante mille écus. Quand il reçut
un légat qui vint lui faire des excuses au nom du pape,
et un doge de Gênes qui vint lui demander pardon, il ne
songea qu'à leur plaire. Ses ministres agissaient un peu
plus durement. Aussi le doge Lescaro, qui était un homme
d'esprit, disait: «Le roi nous ôte la liberté
en captivant nos coeurs, mais ses ministres nous la
rendent.»
- Lorsqu'en 1686 il donna
à son fils le grand dauphin le commandement de son
armée, il lui dit ces propres mots: «En vous
envoyant commander mon armée, je vous donne les
occasions de faire connaître votre mérite: c'est
ainsi qu'on apprend à régner; il ne faut pas,
quand je viendrai à mourir, qu'on s'aperçoive que
le roi est mort.» Il s'exprimait presque toujours avec
cette noblesse. Rien ne fait plus d'impression sur les hommes,
et on ne doit pas s'étonner que ceux qui l'approchaient
eussent pour lui une espèce
d'idolâtrie.
- Il est certain qu'il
était passionné pour la gloire, et même
encore plus que pour la réalilé de ses
conquêtes. Dans l'acquisition de l'Alsace et de la
moitié de la Flandre, de toute la Franche-Comté,
ce qu'il aimait le mieux était le nom qu'il se
faisait.
- En effet pendant plus de
cinquante ans, il n'y eut en Europe aucune tête
couronnée que ses ennemis mêmes osassent seulement
mettre avec lui en comparaison. L'empereur Léopold,
qu'il secourut quelquefois et humilia toujours, n'était
pas un prince qui pût disputer rien au roi de France. Il
n'y eut de son temps aucun empereur turc qui ne fût un
homme médiocre et cruel. Philippe IV et Charles II
étaient aussi faibles que la monarchie espagnole
l'était devenue. Charles II d'Angleterre ne songea
à imiter Louis XIV que dans ses plaisirs. Jacques II ne
l'imita que dans sa dévotion, et il profita mal des
efforts que fit pour lui son protecteur. Guillaume III souleva
l'Europe contre Louis XIV; mais il ne put l'égaler ni en
grandeur d'âme, ni en magnificence, ni en monuments, ni
en rien de ce qui a illustré ce beau règne.
Christine, en Suède, ne fut fameuse que par son
abdication et son esprit. Les rois de Suède ses
successeurs, jusqu'à Charles XII, ne firent presque rien
de digne du grand Gustave; et Charles XII, qui fut un
héros, n'eut pas la prudence qui en eût fait un
grand homme. Jean Sobieski, en Pologne, eut la
réputation d'un brave général, mais ne put
acquérir celle d'un grand roi. Enfin Louis XIV,
jusqu'à la bataille d'Hochstedt, fut le seul puissant,
le seul magnifique, le seul grand presque en tout genre.
L'Hôtel de Ville de Paris lui décerna ce nom de
Grand en 1680, et l'Europe, quoique jalouse, le
confirma.
- On l'a accusé d'un
faste et d'un orgueil insupportables, parce que ses statues,
à la place Vendôme et à celle des
Victoires, ont des bases ornées d'esclaves
enchaînés. On ne veut pas voir que celle du grand,
du clément, de l'adorable Henri 1V, sur le Pont-Neuf,
est aussi accompagnée de quatre esclaves; que celle de
Louis XIII, faite anciennement pour Henri II, en a autant, et
que celle même du grand-duc Ferdinand de Médicis,
à Livourne, a les mêmes attributs. C'est un usage
des sculpteurs plutôt qu'un monument de vanité. On
érige ces monuments pour les rois, comme on les habille,
sans qu'ils y prennent garde.
- Il était si peu
amoureux de cette fausse gloire qu'on lui reproche qu'il fit
ôter de la galerie de Versailles les inscriptions pleines
d'enflure et de faste que Charpentier, de l'Académie
française, avait mises à tous les cartouches:
L'incroyable passage du Rhin, La sage conduite du roi, La
merveilleuse entreprise de Valenciennes,
etc.
- Louis XIV supprima toutes
les épithètes, et ne laissa que les faits.
L'inscription qui est à Paris à la porte
Saint-Denis, et qu'on lui a reprochée, est à la
vérité insultante pour les Hollandais; mais elle
ne contient pour Louis XIV aucune louange révoltante
(*). Il n'entendait point le latin, comme on l'a dit; il n'alla
presque jamais à Paris, et peut-être n'a-t-il pas
plus entendu parler de cette inscription que de celles de
Santeul, qui sont aux fontaines de la ville. Il serait a
souhaiter, après tout, que nous ne laissassions
subsister aucun monument humiliant pour nos voisins, et que
nous imitassions en cela les Grecs, qui, après la guerre
du Péloponèse, détruisirent tout ce qui
pouvait réveiller l'animosité et la haine. Les
misérables histoires de Louis XIV disent presque toutes
que l'empereur Léopold fit élever une pyramide
dans le champ de bataille d'Hochstedt: cette pyramide n'a
existé que dans des gazettes, et je me souviens que M.
le maréchal de Villars me dit qu'après la prise
de Fribourg il envoya cinquante maîtres sur le champ
où s'était donnée cette funeste bataille,
avec ordre de détruire la pyramide en cas qu'elle
existât, et qu'on n'en trouva pas le moindre vestige. Il
faut mettre ce conte de la pyramide avec celui de la
médaille du STA SOL, arrête-toi, soleil,
qu'on prétend que les
États-Généraux avaient fait frapper
après la paix d'Aix-la-Chapelle: sottise à
laquelle ils ne pensèrent jamais.
- * Voici les
inscriptions: « Ludovico magno. Quod diebus vix sexa-ginta
Rhenum, Wahalim, Mosam, Isalam, superavit. Subjecit provincias
tres, cepit urbes munitas quadraginta. Emendata male memori
Batavorum gente, praefectus et aediles P. CC. Anno D.MDCLXXII.
» - Du côté du faubourg: « Ludovico
magno. Quod Trajectum ad Mosam XIII diebus cepit. Prefectus et
aediles P. CC. Anno D. MDCLXXIII. »
- Les choses principales dont
Louis XIV tirait sa gloire étaient d'avoir, au
commencement de son règne, forcé la branche
d'Autriche espagnole, qui disputait depuis cent ans la
préséance à nos rois, à la
céder pour jamais en 1661; d'avoir entrepris, dès
1664, la jonction des deux mers; d'avoir réformé
les lois en 1667; d'avoir conquis la même année la
Flandre française en six semaines; d'avoir pris
l'année suivante la Franche-Comté en moins d'un
mois, au coeur de l'hiver; d'avoir su ajouter à la
France Dunkerque et Strasbourg. Que l'on ajoute à ces
objets, qui devaient le flatter, une marine de près de
deux cents vaisseaux, en comptant les alléges; soixante
mille matelots enclassés en 1681, outre ceux qu'il avait
déjà formés; le port de Toulon, celui de
Brest et de Rochefort, bâtis; cent cinquante citadelles
construites; l'établissement des Invalides, de
Saint-Cyr, l'ordre de Saint-Louis, l'Observatoire,
l'Académie des sciences, l'abolition du duel,
l'établissement de la police, la réforme des
lois, on verra que sa gloire était fondée. Il ne
fit pas tout ce qu'il pouvait faire, mais il fit beaucoup plus
qu'un autre. Quand je dirai que tous les grands monuments n'ont
rien coûté à l'État, qu'ils ont
embelli, je ne dirai rien que de très vrai. Le peuple
croit qu'un prince qui dépense beaucoup en
bâtiments et en établissements ruine son royaume;
mais en effet il l'enrichit; il répand de l'argent parmi
une infinité d'artistes; toutes les professions y
gagnent; l'industrie et la circulation augmentent: le roi qui
fait le plus travailler ses sujets est celui qui rend son
royaume plus florissant. Il aimait les louanges, sans doute,
mais il ne les aimait pas grossières; et les
caractères qui sont insensibles aux justes louanges n'en
méritent d'ordinaire aucune. S'il permit les prologues
d'opéra dans lesquels Quinault le
célébrait, ces éloges plaisaient à
la nation, et redoublaient la vénération qu'elle
avait pour lui. Les éloges que Virgile, Horace et Ovide
même, prodiguèrent à Auguste,
étaient beaucoup plus forts; et, si on songe aux
proscriptions, ils étaient assurément bien moins
mérités.
- Louis XIV n'adoptait pas
toujours les louanges dont on l'accablait. L'Académie
française lui rendait régulièrement compte
des sujets qu'elle proposait pour le prix. Il y eut une
année où elle avait donné pour sujet du
prix, laquelle de toutes les vertus du roi méritait
la préférence; il ne voulut pas recevoir ce
coup d'encensoir assommant, et défendit que ce sujet
fût traité.
- Il résulte de tout
ce qu'on vient de rapporter que jamais homme n'ambitionna plus
la vraie gloire. La modestie véritable est, je l'avoue,
au-dessus d'un amour-propre si noble. S'il arrivait qu'un
prince, ayant fait d'aussi grandes choses que Louis XIV,
fût encore modeste, ce prince serait le premier homme-de
la terre, et Louis XIV le second. (*)
- * L'édition de
1748 contient de plus ici les huit alinéas suivants,
dont le premier seul a été reproduit dans le
Mercure, en 1756:
« Une preuve incontestable de son excellent
caractère, c'est la longue lettre qu'il
écrivit à M. Le Tellier, archevêque de
Reims, que j'ai eu le bonheur de voir en original. Il
était très mécontent de M. de
Barbezieux, neveu de ce prélat, auquel il avait
donné la place de secrétaire d'État du
célèbre Louvois, son père. Il ne
voulait pas dire des choses dures à M. de Barbezieux;
il écrit à son oncle pour le prier de lui
parler et de le corriger: Je sais ce que je dois, dit-il,
à la mémoire de M. de Louvois; mais si votre
neveu ne change de conduite, je serai forcé avec
douleur à prendre un parti. Ensuite il entre dans
un long détail de toutes les fautes qu'il reproche
à son ministre, comme un père de famille
tendre et instruit de ce qui se passe dans sa maison. Il se
plaint que M. de Barbezieux ne fait pas un assez bon usage
de ses grands talents; qu'il néglige quelquefois les
affaires pour les plaisirs; qu'il fait attendre trop
longtemps les officiers dans son antichambre; qu'il parle
avec trop de hauteur et de dureté. La lettre est
assurément d'un roi et d'un père.
- « Dans mille
libelles qu'on a écrits contre lui, on lui a
reproché ses amours avec la plus grande amertume;
mais quel est celui de tous ceux qui l'accusent qui n'ait eu
la même passion? Il est plaisant qu'on ne veuille pas
donner à un roi une liberté que les moindres
de ses sujets prennent si hautement.
- « Ceux qui n'ont
jamais connu cette passion sont d'ordinaire des
caractères durs et impitoyables. Une femme digne
d'être aimée adoucit les moeurs; elle est la
seule qui puisse dire à un prince des
vérités utiles, qu'il n'entendrait
peut-être pas sans honte et sans dépit de la
bouche d'un homme, et qu'un homme même n'oserait pas
dire. Louis XIV fut heureux dans tous ses choix, et il le
fut encore dans ses enfants naturels; il en eut dix
légitimés, et deux qui ne le furent pas. Des
dix légitimés, deux moururent dans leur
enfance; les huit qui vécurent eurent tous du
mérite. Les princesses furent aimables, le duc du
Maine et le comte de Toulouse furent des princes très
sages. Le comte de Vermandois, qui mourut jeune, et qui
était amiral avant le comte de Toulouse, promettait
beaucoup.
- « Dans les
dernières histoires de Louis XIV, on prétend
que ce fut Mme de Montespan qui produisit elle-même
Mme de Maintenon à la cour; on se trompe. Ce fut le
duc de Richelieu, père du premier gentilhomme de la
chambre, qui a été si connu en Europe par les
agréments de sa figure et de son esprit, et par le
service qu'il a rendu dans la bataille de Fontenoy.
L'hôtel de Richelieu était le rendez-vous de la
meilleure compagnie de Paris, et soutenait la
réputation du Marais, qui était alors le beau
quartier. Mme de Maintenon, qu'on appelait madame Scarron,
veuve du fils d'un conseiller de grand'chambre, d'une
trés bonne famille de robe, et petite-fille du fameux
d'Aubigné, si connu sous Henri le Grand, allait fort
souvent à l'hôtel de Richelieu, dont elle
faisait les délices. Mme de Montespan voulant envoyer
aux eaux de Barége son fils le duc du Maine, encore
enfant, qui était né avec une
difformité dans un pied, cherchait une personne
intelligente et secrète qui se chargeât de la
conduite. La naissance de duc du Maine était encore
un mystère. M. le duc de Richelieu proposa ce voyage
à Mme Scarron, qui n'était pas riche; et M. de
Louvois, qui était dans la confidence, la fit partir
pour les eaux secrètement avec le jeune duc du Maine.
Il faut avouer qu'il y eut dans la fortune de cette dame une
destinée bien étrange. Elle était
née à Niort, dans la pri-son où son
père était renfermé après
s'être sauvé du chateau Trompette avec la fille
du sous-gouverneur, nommé de Cardillac, qu'il avait
épousée; ainsi elle était très
bonne demoiselle par son père et par sa mère,
mais sans aucun bien. Son père avait dissipé
le peu de fortune qu'il avait eu, et en chercha une en
Amérique. Il y mena sa fille, âgée de
trois ans; elle fut sur le point, en abordant sur le rivage,
d'y être dévorée par un
serpent.
- « De retour en
France, à l'âge de douze ans, elle logea chez
la duchesse de Navailles, sa parente, qui ne lui donna que
de l'éducation. Elle y changea de religion, car elle
était née calviniste. Ce fut une fortune pour
elle d'épouser Scarron, qui ne vivait presque que de
pensions et de ses ouvrages, qu'il appelait sa terre de
Quinet, parce que Quinet était son
libraire.
- « Après la
mort de son mari, elle fit demander au roi, par tous ses
amis, une partie de la pension dont Scarron jouissait, et le
roi la fit attendre deux ans.
- « Enfin il lui en
donna une de deux mille livres avant qu'elle menât M.
le duc du Maine aux eaux; il lui dit: Madame, je vous ai
bien fait attendre, mais j'ai été jaloux de
vos amis, et j'ai voulu que vous n'eussiez d'obligation
qu'à moi. M. le cardinal de Fleury, de la bouche
de qui je tiens ce fait, m'a dit que le roi lui tint le
même discours quand il lui donna
l'évêché de Fréjus. Elle avait
envi-ron cinquante ans quand Louis XIV s'attacha à
elle. Il faut convenir qu'à cet âge on ne
subjugue pas le coeur d'un roi, et surtout d'un roi devenu
difficile, sans avoir un très grand mérite. Il
faut de la complaisance sans empressement, de l'es-prit sans
envie d'en montrer, une flexibilité naturelle, une
conversation solide et agréable, l'art de
réveiller sans cesse l'âme d'un homme
accoutumé à tout et
dé-goûté de tout, assez de force pour
donner de bons conseils, et assez de retenue pour ne les
donner qu'à propos; il faut enfin ce charme
inexprimable qui enchaîne un esprit, et qui ranime les
langueurs de l'habitude. Mme de Maintenon avait toutes ces
qualités. Elle fit les douceurs de la vie de Louis
XIV, depuis 1684 jusqu'à la mort de ce monarque.
L'Histoire de Reboulet dit qu'il l'épousa en
pré-sence de Bontemps et de Forbin; mais ce fut M. de
Montchevreuil, et non M. de Forbin, qui assista comme
témoin.
- « La
première femme du roi d'Angleterre Jacques second
était fille du chan-celier Hyde. Il s'en fallait
beaucoup qu'elle fût d'aussi bonne maison que Mme de
Maintenon, et elle n'avait pas son mérite. Nous avons
vu Pierre le Grand épouser une personne bien
inférieure à ces deux dames; et cette
épouse de Pierre le Grand devenir impératrice,
et mériter de l'être. Le mérite fait
disparaître bien des dis-proportions, et rapproche
bien des intervalles. Une des choses qui prouva combien Mme
de Maintenon était digne de sa fortune, c'est que
jamais elle n'en abusa. Elle n'eut jamais la vanité
de vouloir paraître ce qu'elle était; sa
modestie ne se dé-mentit point; personne à la
cour n'eut à se plaindre d'elle. Elle se retira
à Saint-Cyr après la mort de Louis XIV, et y
vécut d'une pension de quatre-vingt mille livres;
c'était la seule fortune qu'elle se réserva.
»
- Ce qui concerne Mme de
Maintenon se retrouve dans le chapitre XXVII du
Siècle de Louis XIV, avec quelques
rectifications. Quant à ce qui, dans le
troisième alinéa, regarde Mme de Montespan, et
surtout à l'utilité pour un roi d'avoir une
maîtresse, il est bon de ne pas oublier qu'au moment
où Voltaire écrivait cela, Mme de Pompadour
avait auprès de Louis XV l'emploi que Mme de
Montespan avait auprès de Louis XIV. On
conçoit alors pourquoi cet alinéa ne fut pas
répété dans le Mercure de 1750.
(B.)
- Toutes les histoires
imprimées en Hollande reprochent à Louis XIV la
révocation de l'édit de Nantes. Je le crois bien;
tous ces livres sont écrits par des protestants. Ils
furent des ennemis d'autant plus implacables de ce monarque
qu'avant d'avoir quitté le royaume ils étaient
des sujets fidèles. Louis XIV ne les chassa pas comme
Philippe III avait chassé les Maures d'Espagne, ce qui
avait fait à la monarchie espagnole une plaie
inguérissable. Il voulait retenir les huguenots, et les
convertir. J'ai demandé à M. le cardinal de
Fleury ce qui avait principalement engagé le roi
à ce coup d'autorité. Il me répondit que
tout venait de M. de Baville, intendant de Languedoc, qui
s'était flatté d'avoir aboli le calvinisme dans
cette province, où cependant il restait plus de
quatre-vingt mille huguenots. Louis XIV crut aisément
que, puisqu'un intendant avait détruit la secte de son
département, il l'anéantirait dans son royaume.
M. de Louvois consulta sur cette grande affaire M. de
Gourville, que le roi Charles II d'Angleterre appelait le plus
sage des Français. L'avis de M. de Gourville fut
d'enlever à la fois tous les ministres des
églises protestantes. Au bout de six mois, dit-il, la
moitié de ces ministres abjurera, et on les
lâchera dans le troupeau; l'autre moitié sera
opiniâtre, et restera enfermée sans pouvoir nuire;
il arrivera qu'en peu d'années les huguenots, n'ayant
plus que des ministres convertis, et engagés à
soutenir leur changement, se réuniront tous à la
religion romaine. D'autres étaient d'avis qu'au lieu
d'exposer l'État à perdre un grand nombre de
citoyens qui avaient en main les manufactures et le commerce,
on fît venir au contraire des familles
luthériennes, comme il y en a dans l'Alsace.
L'autorité royale était affermie sur des
fondements inébranlables, et toutes les sectes du monde
n'auraient pas fait dans une ville une sédition de
quinze jours. M. Colbert s'opposa toujours à un coup
d'éclat contre les huguenots; il ménageait des
sujets utiles. Les manufactures de Vanrobais et de beaucoup
d'autres qu'il avait établies n'étaient
maintenues que par des gens de cette secte.
- Après sa mort,
arrivée en 1683, M. Le Tellier et M. de Louvois
poussèrent les calvinistes: ils s'ameutèrent, on
révoqua l'édit de Nantes, on abattit leurs
temples; mais on fit la grande faute de bannir les ministres.
Quand les bergers marchent, les troupeaux suivent. Il sortit du
royaume, malgré toutes les précautions qu'on
prit, plus de huit cent mille hommes, qui portèrent avec
eux dans les pays étrangers environ un milliard
d'argent, tous les arts, et leur haine contre leur patrie. La
Hollande, l'Angleterre, l'Allemagne, furent peuplées des
ces fugitifs. Guillaume III eut des régiments entiers de
protestants français à son service. Il y a dix
mille réfugiés français à Berlin,
qui ont fait de cet endroit sauvage une ville opulente et
superbe. Ils ont fondé une ville jusqu'au fond du cap de
Bonne-Espérance».
- Louis XIV fut très
malheureux depuis 1704 jusqu'en 1712; il soutint ses
disgrâces comme un homme qui n'aurait jamais connu de
prospérité. Il perdit son fils unique en 1711, et
il vit périr en 1712, dans l'espace d'un mois, le duc de
Bourgogne son petit-fils, la duchesse de Bourgogne, et
l'aîné de ses arrière-petits-fils. Le roi,
son successeur, qu'on appelait alors le duc d'Anjou, fut aussi
à l'extrémité. Leur maladie était
une rougeole maligne, dont furent attaqués en même
temps M. de Seignelai, Mlle d'Armagnac,
- M. de Listenai; Mme de
Gondrin, qui a été depuis comtesse de Toulouse,
Mme de La Vrillière, M. le duc de La Trimouille, et
beaucoup d'autres personnes à Versailles. M. le marquis
de Gondrin en mourut en deux jours. Plus de trois cents
personnes en périrent à Paris. La maladie
s'étendit dans presque toute la France. Elle enleva en
Lorraine deux enfants du duc. Si on avait voulu seulement
ouvrir les yeux et faire la moindre réflexion, on ne se
serait pas abandonné aux calomnies abominables qui
furent si aveuglément répandues; elles furent la
suite du discours imprudent d'un médecin nommé
Boudin, homme de plaisir, hardi, et ignorant, qui dit que la
maladie dont ces princes étaient morts n'était
pas naturelle. C'est une chose qui m'étonne toujours que
les Français, qui sont aujourd'hui si peu capables de
commettre de grands crimes, soient si prompts à les
croire. Le fameux chimiste Homberg, vertueux philosophe, et
d'une simplicité extrême, fut tout
étonné d'entendre dire qu'on le
soupçonnait; il courut vite à la Bastille s'y
constituer prisonnier: on se moqua de lui, et on n'eut garde de
le recevoir; mais le public, toujours téméraire,
fut longtemps imbu de ces bruits horribles, dont la
fausseté reconnue devrait apprendre aux hommes à
juger moins légèrement, si quelque chose peut
corriger les hommes.
- Un des malheurs de la fin
du règne de Louis XIV fut le dérangement des
finances; il commença dès l'an 1689. On fit
porter tous les meubles d'argent orfévris à la
Monnaie, en dépouillant sa galerie et son grand
appartement de tous ces meubles admirables d'argent massif,
sculptés par Ballin, sur les dessins du fameux Lebrun;
et de tout cela on ne retira que trois millions de profit. On
établit la capitation en 1695: on fit des tontines. M.
de Poutchartrain, en 1696, vendit des lettres de noblesse
à qui en voulait pour deux mille écus, et ensuite
on taxa à vingt francs la permission d'avoir un
cachet.
- Dans la guerre de 1701
l'épuisement parut extrême. M. Desmarets fut un
jour réduit à prendre cent mille francs qui
étaient en dépôt chez les chartreux, et
à mettre à la place des billets de monnaie, dans
un besoin pressant de l'État. Si on avait
commencé par établir l'impôt du
dixième, impôt égal pour tout le monde par
sa proportion (ce qu'on ne fit qu'en 1710), le roi eût eu
plus de ressources; mais, au lieu de prendre cette voie, on ne
se servit que de traitants qui s'enrichirent en ruinant le
peuple. L'État ne manquait point d'argent, mais le
discrédit le tenait caché. Il a bien paru en
dernier lieu, dans la guerre de 1741, combien la France a de
ressources. Non seulement il n'y a pas eu un moment de
discrédit, mais on ne l'a jamais craint. Rien ne prouve
mieux que la France, bien administrée, est le plus
puissant empire de l'Europe.
Last modified: 21-Mar-00