- LETTRE
À L'OCCASION
- DE L'IMPÔT
DU VINGTIÈME.
- (1749)
-
-
- NOTICE:L'intitulé
de ce morceau n'en change pas le caractère, et ne m'a
pas empêché de le mettre dans les
Mélanges (et non dans la Correspondance).
Cette Lettre a été publiée en 1829,
par M. H. de La Bédoyére, avec un petit billet
à M. Rouillé, du Coudray, qu'on trouve dans la
Correspondance (mai 1749). L'édition
donnée par M. de La Bédoyére a
été tirée a trente exemplaires pour la
Société des bibliophiles français, qui m'a
accordé la permission de réimprimer ceux des
ouvrages de Voltaire dont elle a la propriété.
Une note de M. de La Bédoyère , fait
connaître à quelle occasion cet opuscule dut sa
naissance; voyez ci-aprés la Voix du
sage.
- LETTRE
-
- Paris, 16 mai
1749.
- MONSIEUR,
- Vous vous souvenez de la
journée que j'eus l'honneur de passer avec vous
lorsqu'on fit la revue des gardes. Parmi les carrosses
brillants dont la plaine était couverte, le vôtre
fut remarqué; et parmi les diamants dont les dames
étaient parées, ceux de madame votre femme furent
vus avec admiration. Au retour nous descendîmes chez
vous, et nous nous trouvâmes au nombre de quatorze ou
quinze personnes. On joua quelque temps dans ce magnifique
salon que vous avez orné avec tant de goût; il y
eut environ trois cents louis de perte, et la gaieté de
la compagnie n'en fut point altérée. Les gagnants
payèrent les cartes, selon l'usage, vingt fois au-dessus
de ce qu'elles coûtent. Nous soupâmes ensuite: vous
savez combien la beauté de votre vaisselle frappa tout
le monde; vos doubles entrées furent encore plus
applaudies. On loua beaucoup votre cuisinier, et on avoua que
vous aviez raison de lui donner quinze cents francs de gages,
ce qui fait cinq cents francs de plus que ce que vous donnez au
précepteur de monsieur votre fils, et près de
mille francs au delà des appointements de votre
secrétaire. Quelqu'un de nous fit réflexion qu'il
y avait dans Paris cinq ou six cents soupers qui ne
cédaient guère au vôtre. Cette idée
ne vous déplut point: vous n'êtes pas de ceux qui
ne voudraient qu'eux d'heureux sur la terre.
- Un homme de mauvaise humeur
prit ce temps-là, assez mal à propos, pour dire
qu'il y avait aussi dans les quatrièmes étages
bien des familles qui faisaient mauvaise chère. Nous lui
fermâmes la bouche en lui prouvant qu'il faut absolument
qu'il y ait des pauvres, et que la magnificence d'une maison
comme la vôtre suffisait pour faire vivre dans Paris deux
cents ouvriers, au moins, de ce qu'ils gagnaient avec
vous.
- On remarqua ensuite que ce
qui rend Paris la plus florissante ville du monde n'est pas
tant ce nombre d'hôtels magnifiques où l'opulence
se déploie avec quelque faste, que ce nombre prodigieux
de maisons particulières où l'on vit avec une
aisance inconnue à nos pères, et à
laquelle les autres nations ne sont pas encore parvenues.
Comparons, en effet, Paris et Londres, qui est sa rivale en
étendue de terrain, et qui est assurément bien
loin de l'être en splendeur, en goût, en
somptuosité, en commodités recherchées, en
agréments, en beaux-arts, et surtout dans l'art de la
société. Je ne craindrai point de me tromper en
assurant qu'il y a cinq cents fois plus d'argenterie chez les
bourgeois de Paris que chez les bourgeois de Londres. Votre
notaire, votre procureur, votre marchand de drap, sont beaucoup
mieux logés, mieux meublés, mieux servis, qu'un
magistrat de la première cité
d'Angleterre.
- Il se mange en un soir,
à Paris, plus de volailles et de gibier que dans Londres
en une semaine; il s'y brûle peut-être mille fois
plus de bougies: car à Londres, si vous exceptez le
quartier de la cour, on ne connaît que la chandelle. Je
ne parlerai point des autres capitales. Amsterdan, la plus
peuplée de toutes après Londres, est le pays de
la parcimonie; Vienne et Madrid ne sont que des villes
médiocres; Rome n'est guère plus peuplée
que Lyon, et je doute fort qu'elle soit aussi riche. En faisant
ces réflexions, nous jouissions du plaisir de nous
rendre compte de notre félicité, et si Rome a de
plus beaux édifices, Londres des flottes plus
nombreuses, Amsterdam de plus grands magasins, nous
convînmes qu'il n'y a point de ville sur la terre
où un aussi grand nombre de citoyens jouisse de tant
d'abondance, de tant de commodités, et d'une vie si
délicieuse.
- L'examen assez long que
nous fîmes des richesses de Paris nous conduisit à
parler des autres villes du royaume; et ceux des convives qui
n'étaient pas sortis de la capitale furent
étonnés d'apprendre combien de belles maisons on
avait bâties depuis quarante ans dans les principales
villes des provinces, et combien d'équipages et de
meubles somptueux on y voyait. Un homme de la compagnie assura
qu'il n'y a point de petite ville dans laquelle il n'y ait au
moins un orfèvre, et qu'il y en a plusieurs du dernier
ordre qui en ont deux ou trois. C'est sur cela qu'un autre
homme très instruit nous dit qu'il y a en France pour
plus de douze cents millions d'argent orfévré. Il
paraît qu'il a passé, depuis près de
vingt-cinq ans, autant d'espèces à la Monnaie. On
sait à quel point la balance du commerce nous a
été favorable dans les années de paix, et
nous avons certainement plus gagné dans ces
années que nous n'avons perdu dans celles de la guerre.
A peine cette guerre a-t-elle été terminée
que nous avons vu tout d'un coup le change en notre faveur avec
toutes les villes de l'Europe; tous les effets
commerçables ont augmenté de prix sur la place;
l'argent, qui était à six pour cent
d'intérêt, est retombé à cinq. Vous
savez que le prix des effets publics, de l'argent, et celui du
change, sont le pouls du corps politique, qui marque
évidemment sa santé ou sa maladie. Vous savez
avec quelle rapidité prodigieuse le commerce immense de
nos villes marchandes a repris vigueur; vous savez
qu'actuellement M. de Regio ramène à Cadix les
trésors de la Havane, dans lesquels il y a plus de
quatre-vingts millions pour notre compte.
- Ce sont là des faits
qui furent avoués par tout ce qui était chez
vous, et qui ne purent être contestés par
personne. Le même homme un peu contrariant qui avait
déjà parlé des pauvres de Paris parla
alors des pauvres de province. «J'avoue, dit-il, que les
villes paraissent assez à leur aise; mais la campagne
est entièrement ruinée.» Un bon citoyen,
homme de sens, prit la parole et dit: «Quand vous vivez
abondamment dans un château du produit de votre terre,
c'est une marque infaillible que cette terre rapporte. Or,
certainement les villes ne vivent que de la culture des
campagnes voisines: car ce ne sont pas les plaines de
Magdebourg qui font subsister Orléans et Dijon; or, si
l'on vit dans l'abondance à Orléans et à
Dijon, il est démontré que les champs d'alentour
ne sont pas en friche. On dit toujours que la campagne est
désolée; on ne cessait de s'en plaindre du temps
du grand Colbert, et c'est surtout à Paris qu'on le dit.
On s'avise à l'entremets, en mangeant des petits pois
qui coûtent cent écus le litron, de se donner le
plaisir de gémir sur la destinée des paysans; et
depuis le temps que l'on étale si gaiement cette
pitié, le royaume devrait avoir péri cent fois.
Mais je vous demande dans quel temps vous pensez que les
habitants de la campagne aient joui d'un sort plus heureux,
aient eu plus de facilité dans le débit de leurs
denrées, aient été mieux nourris et mieux
vêtus? Serait-ce quand la taille arbitraire était
établie dans presque tout le royaume? Serait-ce en 1709,
quand le prêt et le pain manquèrent au soldat,
quand l'officier était obligé d'escompter
à soixante et dix pour cent de perte les billets qu'on
lui donnait en payement? Serait-ce dans les années
où les ministres de Louis XIV firent des affaires
extraordinaires pour plus de deux cents millions, qui
reviennent à près de quatre cents millions de
notre monnaie courante? Voudriez-vous remonter plus haut, et
voir si les provinces, et la capitale, et les campagnes,
étaient plus florissantes quand les ennemis vinrent
jusqu'à l'Oise, du temps du cardinal de Richelieu? quand
ils prirent Amiens sous Henri IV? Remontez encore. Songez aux
guerres civiles, aux guerres des Anglais, au temps où
les paysans opprimés par les seigneurs des
châteaux se soulevèrent contre eux, et
assommèrent ceux qui tombèrent dans leurs mains;
au temps où les campagnes étaient
désertes, où les grands chemins étaient
couverts de ronces, où l'on criait dans Paris:
Terrains abandonnés à vendre! où
l'on faisait son testament quand on entreprenait le voyage
d'une province à une autre. Comparez ces siècles
et le nôtre, si vous l'osez.»
- L'homme à
contradiction n'eut rien à répliquer; mais,
après avoir parié vaguement comme font presque
tous les critiques: «Convenez pourtant, dit-il, que tout
est perdu si, pour acquitter les dettes de l'État, on
réduit l'impôt du dixième au
vingtième (*), et si de ce vingtième on fait un
fonds d'amortissement pour éteindre les capitaux des
autres impôts établis pendant la guerre et pour
rembourser les rentes. »
- * Note de M. H. de La
Bédoyère, en 1829 : Après la paix
d'Aix-la-Chapelle, en 1748, l'impôt du dixième,
qui n'avait été établi que pour le temps
de la guerre, fut supprimé; M. de Machault,
contrôleur général, le remplaça par
un vingtième d'une durée illimitée, auquel
il soumit les revenus de toute espèce, excepté
les rentes sur l'État. Il en destinait le produit
à une caisse d'amortissement, qui devait, par des
remboursements successifs, éteindre la dette publique.
Son génie devançait ainsi la marche du temps, et
vou-lait dès lors fonder en France le système du
crédit adopté soixante ans plus
tard.
- Les esprits
étroits, les hommes à préjugés, ne
manquèrent pas de se soulever contre cette innovation.
Voltaire, dont la raison supérieure dominait tous les
sujets, comprit sur-le-champ l'habile ministre, et entreprit de
défendre son plan. Dans ce dessein, il imagina une
petite scène, ou il introduit un contradicteur, avocat
des vieilles routines, et l'oppose à un homme de sens et
d'esprit, qui le combat tour à tour avec les traits du
ridicule et l'arme puissante du raisonnement.
- On retrouve dans cet
opuscule, qui paraît au jour pour la première
fois, la manière piquante de Voltaire, sa fine
plaisanterie, ses aperçus ingénieux, et en
même temps cette profondeur d'idées qui, dans ses
écrits, se cachent si souvent sous la
légèreté d'un style plein de
grace.
-
- L'homme qui avait
déjà battu notre contradicteur tira alors un
petit papier de sa poche, et nous demanda à tous si nous
savions ce que Louis XIV avait levé sur la nation
pendant les soixante et douze années de son
règne?
- Vous vous souvenez,
monsieur, avec quelle sincérité nous
répondîmes unanimement que nous n'en savions rien.
«Eh bien, moi, je le sais, dit-il, par le moyen d'un
citoyen très éclairé et très sage,
qui, après avoir longtemps servi le roi dans ses
armées en qualité d'officier, le sert
actuellement dans ses finances. Il s'est donné la peine
de faire cet immense calcul de toutes les impositions, ventes
d'offices et droits de toute espèce, établis dans
ce long et glorieux règne. En voici le résultat.
Il monte à dix-huit milliards: ce qui compose,
année commune, deux cents millions cinq cent mille
livres, l'argent étant de vingt-sept à trente
francs le marc, or ces deux cents millions cinq cent mille
livres, que Louis XIV retira chaque année, reviennent
à trois cent trente millions de notre
monnaie.
- «Maintenant je demande
si Louis XIV, malgré la faute qu'on fit de livrer tout
aux traitants, a laissé son royaume moins riche, moins
étendu, moins florissant, moins peuplé, moins
puissant qu'il ne l'avait reçu de Louis XIII? Les dettes
de l'État se trouvèrent, à sa mort, monter
à plus de deux milliards. C'est moins que ce que doit
aujourd'hui l'Angleterre, qui n'a pas la moitié de
l'argent comptant que nous possédons; mais ces deux
milliards, qui faisaient tant de bruit, à qui les
devait-on? une partie de la nation devait cet argent à
l'autre. Cette dette énorme donna-t-elle à
l'État de plus violentes secousses qu'il n'en
reçut du système de Lass? bouleversa-t-elle plus
de fortunes? et y a-t-il aujourd'hui un homme de bon sens qui
ne convienne qu'il eût mieux valu continuer le
dixième pour faire un fonds d'amortissement à la
manière anglaise, en faisant d'ailleurs de justes
réductions, que d'avoir recours aux dangereux et
chimériques projets de Lass? S'il fallait prendre un
système étranger, c'était plutôt
celui du ministère de Londres que celui d'un banquier de
pharaon, fugitif de Londres. Maintenant, continua le même
homme, vous savez, messieurs, ce que paye en temps de paix la
Grande-Bretagne pour parvenir à éteindre ses
dettes, et pour soutenir son fonds d'amortissement; Elle donne
encore, outre les autres impôts, le dixième du
revenu de ses terres. Elle vient récemment d'appliquer
l'argent de ce fonds à l'acquit des dettes de la marine;
elle vient d'en tirer un million de livres sterling pour son
roi. Pourquoi donc ne voudriez-vous pas que, pour acquitter nos
dettes, nous donnassions la moitié de ce que donne
l'Angleterre, nous qui sommes du double plus riches
qu'elle?»
- Vous demandâtes alors
ce que c'était que ces dettes que nous avions
contractées pendant la guerre. C'est, vous dit-on, ce
que le roi a emprunté afin de payer le sang qu'on a
versé pour lui, afin d'assurer des pensions aux
officiers blessés, aux veuves, aux enfants des morts,
afin de secourir ses alliés, afin de payer ceux qui ont
nourri, habillé, armé le soldat. Il n'y eut
jamais de dettes plus légitimes, et il n'y eut jamais
une manière plus sage, plus aisée de les
éteindre. Elle ne livre point le peuple en proie
à la rapine des partisans; elle porte avec
égalité sur toutes les conditions, qui toutes,
sans distinction, doivent contribuer au bien commun: et chaque
année devient un soulagement par l'extinction d'une
dette. Qu'est-ce qu'un impôt justement établi et
qui ne gêne point le commerce? c'est une partie de son
bien qu'on dépense pour faire valoir l'autre. La nation
entière, en se payant un tribut à
elle-même, est précisément semblable au
cultivateur qui sème pour recueillir. Je possède
une terre sur laquelle je paye des droits à
l'État; ces droits servent à me faire payer
exactement mes rentes, mes pensions, à me faire
débiter avantageusement les denrées que ma terre
me fournit. Le simple cultivateur est dans le même cas.
S'il paye le dixième de sa récolte, il vend sa
récolte un dixième plus cher. L'artisan
taxé vend son travail à proportion de sa taxe. Un
État est aussi bien gouverné que la faiblesse
humaine peut le permettre, quand les tributs sont levés
avec proportion, quand un ordre de l'État n'est pas
favorisé aux dépens d'un autre, quand on
contribue aux charges publiques, non selon sa qualité,
mais selon son revenu; et c'est ce qu'un tribut tel que le
vingtième de tous les biens opère. Si on n'admet
pas cet arrangement, il faudra nécessairement un
équivalent: car il faut commencer par payer ses
dettes.
- Ce ne sont point les
impôts qui affaiblissent une nation: c'est, ou la
manière de les percevoir, ou le mauvais usage qu'on en
fait. Mais si le roi se sert de cet argent pour acquitter des
dettes, pour établir une marine, pour embellir la
capitale, pour achever le Louvre, pour perfectionner ces grands
chemins qui font l'admiration des étrangers, pour
soutenir les manufactures et les beaux-arts, en un mot pour
encourager de tous côtés l'industrie, il faut
avouer qu'un tel impôt, qui paraît un mal à
quelques-uns, aura produit un très grand bien à
tout le monde. Le peuple le plus heureux est celui qui paye le
plus et qui travaille le plus, quand il paye et travaille pour
lui-même.
- Voilà, monsieur,
à peu près ce qui fut dit chez vous. Je soumets
ces idées au jugement de tous les bons
citoyens.
- J'ajouterai qu'on m'a
assuré que le roi avait proposé lui-même de
diminuer les dépenses de sa propre maison; mais que
produirait cet excès de bonté? le retranchement
peut-être d'un million par an. L'Angleterre payerait-elle
ses dettes en diminuant la liste civile de son roi d'environ
cinquante mille guinées?
- Il y aurait, j'ose le dire,
bien peu de justice et de raison à prétendre que
les dettes de la nation pussent être payées
autrement que par la nation. Ce que j'ai vu dans les pays
étrangers, ce que j'ai examiné depuis 1745, m'a
pénétré de cette vérité: je
ne prétends, en parlant ainsi, ni déplaire
à personne, ni faire ma cour à personne. Je parle
en bon citoyen qui aime sa patrie: c'est l'aimer sans doute que
de la vouloir florissante, et il me paraît
démontré qu'elle ne peut l'être qu'en se
secourant elle-même.
Last modified: 21-Mar-00