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- LE TOMBEAU DE LA
SORBONNE
- (1753)
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- NOTICE DE :
M. de Voltaire a désavoué constamment le
Tombeau de la Sorboune, qu'on lui a constamment
attribué. On n'y reconnait ni sa manière, ni son
style: s'il y a eu quelque part, c'est d'avoir corrigé
l'ouvrage, et tout au plus d'y avoir ajouté quelques
traits. (K.) - Voltaire, dans une lettre au roi de Prusse, de
1752, s'explique de manière à faire croire qu'il
n'est pas l'auteur du Tombeau de la Sorbonne. Cependant
le roi de Prusse, dans sa lettre à Voltaire., du 18 mai
1759, lui dit: «Vous avez fait le Tombeau de la
Sorbonne.» Colini, secrétaire de Voltaire, de
1752 à 1757, met (voyez Mon Séjour
auprès de Voltaire, page 51) le Tombeau de la
Sorbonne au nombre des ouvrages qui lui ont
été faussement attribués. Le
même Colini possédait une suite de cet opuscule,
intitulée Fleurs sur le tombeau de la Sorbonne,
et restée manuscrite. Des pages entières
étaient refaites de la main de Voltaire. Beaucoup de
faits rapportés dans le Tombeau de la Sorbonne le
sont aussi dans la première partie de l'Apologie de
M. l'abbé de Prades, 1752, in-8°. Il est
à croire que cet abbé a fourni les faits du
Tombeau de la Sorbonne.
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- Le Tombeau de la
Sorbonne
- Lorsque la Sorbonne
était occupée à censurer des livres de
physique, de philosophie et de jurisprudence, et qu'on croyait
que ses disparates étaient au comble, un nouvel orage
porta son vaisseau sans gouvernail d'un autre
côté, et le fit donner dans un écueil qui
l'a fracassé sans ressource.
- Pour être reçu
docteur en la faculté de théologie de Paris, il
faut soutenir une thèse pendant dix heures de suite. Un
jeune bachelier de beaucoup d'esprit, fort instruit, et qui
fait grand usage des bons auteurs, se proposa de soutenir cette
thèse à son tour: c'élait l'abbé de
Prades, homme de condition, neveu de M. de La Valette,
maréchal de camp, assez connu par les services qu'il a
rendus dans la dernière guerre.
- Ce jeune homme, qui n'avait
d'autre intention que de percer dans le monde, et de faire son
chemin dans l'Église, comme les autres; porta d'abord,
selon l'usage, sa thèse manuscrite à examiner au
professeur Hock, qui devait être son président; au
syndic Dugard, chanoine de Notre-Dame; au chanoine de
Saint-Benoît, Langlé, grand maître des
études, qui l'examinèrent scrupuleusement,
l'approuvèrent, la munirent de leur seing, selon les
formalités d'usage; après quoi elle fut
imprimée, et le candidat en distribua quatre cent
cinquante exemplaires aux autres docteurs plusieurs jours avant
l'action. Outre les examinateurs, il y a encore des censeurs au
nombre de douze; le bachelier leur porta sa thèse
imprimée: aucun d'eux n'y trouva le moindre objet de
censure; il la soutint enfin, le 18 novembre 1751, avec
l'approbation universelle; les censeurs signèrent avec
éloge; les docteurs reçurent l'argent que les
répondants donnent en pareil cas. M. l'abbé de
Prades allait être reçu licencié, et
même obtenir le premier lieu, comme celui de toute la
licence qui s'était le plus distingué. Il n'avait
qu'un seul reproche a se faire, c'était de s'être
laissé emporter au zèle aveugle de la Sorbonne
contre quelques opinions de MM. de Buffon et de Montesquieu,
qu'il qualifia trop durement: il s'exposait par là
à déplaire aux plus honnêtes gens du
royaume; mais il ne s'attendait pas que la Sorbonne dût
le punir d'avoir pris sa défense avec trop de vigueur,
ni qu'elle eut jamais l'audace et la bassesse de proscrire une
thèse qu'elle avait adoptée avec
solennité, dont elle seule devait répondre, et
qui était devenue son propre ouvrage, selon ses
statuts.
- Pour connaître le
principe de cette étonnante contrariété,
il est nécessaire d'expliquer ce qui se passait
alors.
- Une société
de vrais savants entreprit, il y a quelques années, le
Dictionnaire de l'Encyclopédie. Tout le public,
et en particulier les libraires, étaient imbus de
l'idée que cet ouvrage devait faire tomber le
Dictionnaire de Trévoux, qu'on achetait faute
d'autres, quoiqu'on en connût l'insuffisance et les
fautes grossières.
- Malheureusement ce sont les
pères jésuites qui sont en grande partie les
auteurs de ce Dictionnaire de Trévoux, qui ne
laisse pas de leur rapporter quelque émolument:
dès qu'ils entendirent parler de
l'Encyclopédie, ils la décrièrent;
mais sitôt qu'ils virent le crédit qu'elle
prenait, ils voulurent y travailler; ils se proposèrent
pour la théologie et pour la morale; on ne voulut ni
d'une théologie ni d'une morale de jésuites. Les
libraires sentirent très bien que cela seul
décréditerait leur livre, qui les constitue en
des frais immenses. Quel est le libraire qui voudra sacrifier
cent mille écus aux jésuites? Ceux-ci,
étant éconduits, font jouer tous leurs ressorts
pour supprimer l'Encyclopédie, et pour ruiner par
là les libraires qui en ont entrepris l'impression. Ils
soulevèrent les puissances, en se servant de leur cri de
guerre: A l'impiété! Ce cri n'aurait fait
qu'attirer contre eux celui du public, si on avait eu affaire
à des supérieurs instruits; mais on avait affaire
à l'ancien évêque de Mirepoix: on est
obligé d'avouer ici, avec toute la France, combien il
est triste et honteux que cet homme si borné ait
succédé aux Fénelon et aux Bossuet. Il a
la feuille des bénéfices: c'est un ministre; le
clergé de France est à ses ordres. Il l'a avili
et bouleversé; c'est lui qui est l'auteur de cette
entreprise des billets de confession, qui a tant fait
rire l'Europe; lui seul a empêché le bien que le
roi voulait faire au royaume en rendant l'ordre de Saint-Louis
susceptible de bénéfices. Le roi ne pouvait faire
un plus grand bien, ni l'évêque de Mirepoix un
plus grand mal; il est continuellement entouré de
délateurs.
- Un prêtre de cette
espèce, nommé Millet, connu pour tel dans Paris,
homme qui réunit la duplicité et l'infamie de
l'espionnage sous les apparences de la douceur et de la
dévotion, fut l'organe dont on se servit pour persuader
à l'ancien évêque de Mirepoix que
l'Encyclopédie était un livre contre la
religion chrétienne. Le fanatisme fut poussé au
point qu'on obtint un arrêt du conseil pour supprimer
l'ouvrage. Enfin, grâce aux soins des plus dignes
ministres et des plus éclairés magistrats, la
France ne fut point privée de l'ouvrage utile qui lui
fait déjà tant d'honneur dans toute l'Europe; il
n'en coûta que quelques changements de peu de
conséquence. Le livre continue à s'imprimer avec
succès, malgré toutes les chicanes qu'on n'a
cessé de lui faire. Les jésuites furent
confondus, et n'en furent, comme on le croira aisément,
que plus implacables. Il s'agissait de leur
intérêt, et de ce qu'ils imaginaient être
leur gloire, quoiqu'il n'y ait en effet que de la honte
à être les auteurs du Dictionnaire de
Trévoux.
- Il faut savoir que, parmi
les principaux associés qui travaillaient à
l'Encyclopédie, il y en a très peu qui
soient théologiens ils avaient prié l'abbé
de Prades de leur fournir quelques articles qui regardent cette
étude: il en donna en effet plusieurs, tels que celui de
Certitude, dans lequel la philosophie la plus sage sert
de base à la théologie la plus exacte. Que font
alors les jésuites? la thèse de cet abbé
tombe entre leurs mains: il est aisé de trouver partout
des hérésies; on en trouverait dans l'Oraison
dominicale, et si quelqu'un disait aujourd'hui pour la
première fois: Ne nous induisez point en tentation,
il suffirait d'une cabale pour faire condamner au feu cette
prière. Les jésuites répandent le bruit,
par leurs fidèles émissaires, que la thèse
de l'abbé de Prades est impie; que c'est l'ouvrage de
tous les auteurs de l'Encyclopédie, que c'est un
complot pour ruiner la religion chrétienne.
- Les pères, exclus de
la faculté, y entretiennent toujours des intelligences,
comme on fait dans une ville ennemie qu'on veut surprendre: ils
s'adressent à un vieux docteur nommé Lerouge,
ancien syndic et approbateur de leur Journal de
Trévoux, et leur créature. Le P. Dupré
lui dit: «Il faut dénoncer à la Sorbonne la
thèse qu'on y a soutenue.» Lerouge
représente au P. Dupré et aux autres quelle honte
ce serait pour lui, et quel affront à la Sorbonne,
d'accuser d'impiété une thèse devenue
celle de tout le corps par ses statuts. Les jésuites
insistent; ils tronquent et tordent des propositions; ils
donnent par écrit à Lerouge ce qui regarde les
guérisons opérées par Jésus-Christ.
«Vous voyez, disent-ils, qu'on les compare à celles
d'Esculape. - Hélas! mes pères, répond
l'abbé Lerouge, on ne dit là que ce que j'ai dit
moi-même dans mon Traité dogmatique sur les
miracles, et ce qu'a soutenu le docteur dom Lataste,
bénédictin, évêque de
Bethléem, et cent autres docteurs: ils prétendent
que tout ce qui distingue les guérisons
opérées par Jésus-Christ, c'est qu'elles
ont été prédites; que c'est ce qui
discerne seul les opérations de Dieu d'avec celles qu'on
impute à d'autres puissances; que toute
l'antiquité et la Bible même attestent les
miracles des enchanteurs et des démons; qu'on a cru aux
miracles d'Esculape, de Vespasien, d'Apollonius de Tyane, ainsi
qu'aux oracles. Il n'y a donc point d'autre moyen d'assurer la
mission de Jésus-Christ et de distinguer ses miracles
que de recourir aux prophéties: c'est la seule
manière même dont la Sorbonne, et vous, avez
réfuté les miracles de saint
Médard.»
- Les jésuites ne se
rendirent point à ces arguments ad hominem. Le P.
Dupré dit à Lerouge: «Vous devez savoir
qu'on peut aisément condamner dans un homme ce qu'on a
approuvé dans un autre. Ne songeons qu'aux mots, et
point aux choses; voilà les mots d'Esculape et de
Jésus-Christ. La thèse, dans un autre endroit,
fait des difficultés sur la chronologie des
Hébreux: vous m'allez encore dire que tous les savants
de l'Europe font ces difficultés; il n'importe. Il est
dit dans la thèse que la loi de Moïse n'admet que
des récompenses et des peines temporelles; on sait que
rien n'est plus vrai; mais on peut en inférer que
Moïse ne connaissait pas l'immortalité de
l'âme. - Mais, mon père, remarquez qu'il dit un
peu plus bas, dans sa thèse, que Moïse connaissait
l'immortalité de l'âme, et même les plus
idiots d'entre les Hébreux.- Cela est embarrassant,
répondit le P. Dupré; mais vous ne mettrez pas
cela dans l'extrait.
- «Il est dit surtout,
continue le jésuite, que le droit
d'inégalité est un droit barbare qui n'est que le
droit du plus fort; voilà qui intéresse les
puissances séculières: l'abbé de Prades
doit être condamné en parlement comme en Sorbonne,
et passer sa vie entre quatre murailles. - Ah! c'est trop, mes
pères; vous portez trop loin l'emportement et la
vengeance. Comment peut-on prendre pour le système de
l'auteur ce qu'il ne cite que pour le réfuter? Quoi!
vous n'avez pas lu la thèse? Ne la lira-t-on pas? Le
licencié ne dit-il pas en termes exprès que c'est
le système damnable et horrible de Hobbes? Ne le
réduit-il pas en poudre? - N'importe, encore une fois,
dirent les jésuites; personne ne lit une thèse,
et tout le monde lira les propositions qui seront
condamnées; et on mettra l'abbé de Prades dans un
lieu d'où il ne pourra nous répondre.»
L'abbé Lerouge frémit d'horreur. Il voulut
répliquer, mais on lui ferma la bouche en lui disant:
«Monseignèur l'ancien évêque de
Mirepoix le veut: obéissez.» Lerouge s'en alla,
incertain encore de ce qu'il devait faire; mais en peu de temps
les jésuites surent le déterminer.
- Cependant les
jésuites, dans leur collège, font soutenir une
thèse dans laquelle ils traitent l'abbé de
Prades, docteur de Sorbonne, d'impie et de perturbateur du
repos public. Ils se répandent dans tout Paris, ils
minent sous terre, et font une guerre offensive publiquement.
Ils parviennent enfin à leur grand but, qui est que la
Sorbonne se divise. Quelques jansénistes
intéressés à soutenir les miracles de M.
Pâris, sachant bien que ces miracles n'ont pas
été prédits, se joignent aux
jésuites mêmes. On parle aux magistrats, aux
évêques, à l'archevêque de Paris; et
tout cela, parce que le Dictionnaire de
l'Encyclopédie vaut mieux que le Dictionnaire de
Trévoux. Le délateur Millet assure
l'évêque de Mirepoix que l'abbé de Prades
n'est que l'organe des auteurs de ce dictionnaire: c'est ainsi
qu'une indigne jalousie d'auteurs détruit sans ressource
la fortune d'un homme de qualité, et le couvre de
flétrissures. L'évêque de Mirepoix fait
dire à la Sorbonne qu'il faut absolument qu'elle
condamne la thèse.
- Depuis le 2 décembre
1751 jusqu'au 15, on s'assemble en Sorbonne. Les
émissaires des jésuites, Lerouge en chancelant
encore, Gaillande en homme furieux, demandent vengeance: de
quoi? d'une thèse que la Sorbonne doit avouer pour
sienne. Ils demandent que ce corps se déshonore à
jamais. Il faut que cette Sorbonne déclare qu'elle n'a
pas entendu un seul mot de la thèse, laquelle elle a
examinée pendant quatre jours, laquelle elle a fait
soutenir, laquelle elle a approuvée, et qui est son
propre ouvrage; ou qu'elle avoue qu'elle-même en corps a
soutenu un système complet contre la religion
chrétienne. Il n'y a pas de milieu; c'est dans ce
cul-de-sac que la cabale des jésuites et un
théatin ont poussé la Sorbonne, qui s'en
aperçoit bien aujourd'hui, et qui en gémit, mais
trop tard.
- Un docteur des plus
vertueux et, des plus éclairés, l'abbé
Legros, chanoine de la Sainte-Chapelle, excellent
théologien, alla pendant ce temps représenter
à l'ancien évêque de Mirepoix
l'énormité et le scandale de cette conduite;
qu'on allait couvrir la Sorbonne d'un opprobre éternel;
qu'on perdait un jeune homme innocent, que sa thèse
était très raisonnable, et qu'il se croyait, lui,
obligé, en conscience et en honneur, de prendre le parti
de l'abbé de Prades; que c'était en effet
secourir la Sorbonne, qui s'allait perdre, en se condamnant
elle-même. L'évêque de Mirepoix lui
défend d'aller en Sorbonne, et le menace, sil y va,
d'une lettre de cachet. Voilà sur quel ton il parle, et
comment il use de son crédit. M. Legros eut pourtant le
courage d'aller à ces assemblées tumultueuses; il
y parla avec sagesse, et fut secondé d'environ quarante
docteurs qui savent le latin, qui avaient lu la thèse,
et qui l'approuvèrent toujours. Voilà la
troupe des déistes! s'écria l'insensé
Gaillande. On l'obligea à demander pardon, en pleine
assemblée, de ces paroles, qui auraient dû le
faire exclure. Mais on avait eu soin de faire venir plus de
cent moines qui n'avaient jamais lu la thèse, et qui
opinaient contre elle de toutes leurs forces.
- Pendant ces rumeurs,
l'abbé de Prades demandait d'être admis et
entendu. Cinquante docteurs furent d'avis de l'entendre en ses
défenses, attendu que cela est de droit commun; mais la
foule des moines envoyés par l'évêque de
Mirepoix et par les jésuites fit passer l'avis
contraire, ce qui n'est pas sans exemple. Il court alors chez
l'évêque de Mirepoix: il lui offre de se
rétracter s'il s'est servi d'expressions qui puissent
souffrir un sens odieux. C'est assurément la
démarche de l'innocence. L'évêque de
Mirepoix lui promet sa grâce, en cas qu'il dise que ce
sont les auteurs de l'Encyclopidie qui ont fait sa
thèse.
- L'abbé de Prades
répondit à l'évêque de Mirepoix:
«Comment voulez-vous que je me rende coupable d'une
imposture si lâche? Il y a huit ans que j'étudie
la théologie. Ma thèse, vous le savez, n'est que
le précis d'un ouvrage que j'ai fait en faveur de la
religion chrétienne: les auteurs de
l'Encyclopédie ne savent point la
théologie; ils n'ont vu ni mon ouvrage ni ma
thèse: pouvez-vous vous livrer à la fureur de
leurs ennemis au point de me proposer, sans rougir, la
manoeuvre indigne que vous exigez?» Que répond
Mirepoix à ces paroles? Il répond par la menace
d'une lettre de cachet. Il envoie ensuite des émissaires
chez l'abbé de Prades pour lui conseiller de s'enfuir.
Enfin il ose demander au roi une lettre de cachet contre lui;
mais comment s'y prend-il pour l'obtenir? par une calomnie
horrible. Il fait entendre au roi que l'abbé de Prades a
soutenu en Sorbonne une autre thèse que celle qui avait
été approuvée. Les lettres que
l'abbé de Prades avait écrites à l'ancien
évêque de Mirepoix et à l'archevêque
de Paris firent ouvrir les yeux à toute la cour; on fut
surpris, en les lisant, d'apprendre que la thèse qui
faisait tant de bruit était la même que celle qui
avait été approuvée en Sorbonne, et
soutenue dix heures de suite en sa présence. On fut
indigné en même temps qu'on eût osé
porter la calomnie jusqu'à vouloir persuader au roi que
l'abbé de Prades avait substitué une mauvaise
thèse à celle qui avait été
approuvée. Le roi, instruit de la vérité,
fit perdre à l'ancien évêque de Mirepoix le
pouvoir d'immoler ce jeune homme en abusant de son
autorité. Ainsi, par cet odieux artifice, si ces lettres
n'avaient point été envoyées à la
cour, un théatin calomniateur réduisait un roi
aimé de son peuple à être le
persécuteur d'un innocent.
- Enfin la Sorbonne
s'assemble pour la quatorzième fois: un nommé
Grageon, vicaire de Saint-Roch, docteur de Navarre,
s'entretenant avec le docteur Foucher dans la salle avant
l'assemblée, Foucher dit à Grageon ces propres
mots: «Je vous avoue que je suis bien embarrassé;
cette thèse est d'un latin extraordinaire que je
n'entends pas: elle roule sur des points historiques que je
n'ai jamais étudiés. Comment puis-je la
condamner? - Je ne l'entends pas plus que vous, lui dit
Grageon; je ne l'ai lue ni ne la lirai; il faut bien que je la
condamne je vous conseille d'en faire autant.»
- Enfin la salle se garnit;
on opine; le docteur Tamponnet élève sa voix, et
commence par décider que la thèse est impie d'un
bout à l'autre, et que la religion chrétienne est
renversée.
- M. Digotrets, le plus
savant homme de la faculté et le meilleur logicien, dit:
«Messieurs, permettez-moi de vous dire que, pour bien
entendre cette thèse, il faut un peu de connaissances et
de réflexion: c'est le système de religion depuis
la création du monde jusqu'à nos jours,
système où les raisonnements sont partout
enchainés aux faits. J'ai lu cinq fois cette savante
thèse, et il s'en faut bien que j'y aie rien
trouvé de répréhensible. Il faut revenir
aux voix et motiver son avis sans quoi nous allons nous
déshonorer.» Grageon prit alors la parole, et dit:
«Vous avez lu cinq fois la thèse, et vous n'y avez
point trouvé d'erreurs? Moi je ne l'ai lue qu'une fois,
et j'y ai trouvé cent
impiétés.»
- Foucher, qui une heure
auparavant avait entendu l'aveu contraire de Grageon, ne put
s'empêcher de dire avec indignation: «Monsieur,
comment pouvez-vous affirmer devant la Sorbonne que vous avez
lu la thèse, vous qui m'avez dit, il n'y a qu'une heure,
que vous ne l'avez jamais lue? - Eh! comment pouvez-vous,
répliqua Grageon à Foucher, abuser publiquement
de la confidence que je vous ai faite en particulier? vous
êtes un traître. - Vous êtes un menteur, dit
Foucher.» Grageon fend la presse, et prend Foucher par le
collet; ils se donnent plusieurs coups de poing en pleine
Sorbonne; on se met entre deux. Le docteur Gervaise,
grand-maître de la maison de Navarre, les sépare
avec peine; cette scène ne peut se passer sans un grand
bruit. Les clameurs de tant de gens qui couraient
çà et là dans la salle firent venir les
voisins; le concours de ceux-ci alarma le peuple: ils disent
qu'on s'égorge; les autres, que le feu a pris dans la
Sorbonne. Plus de deux mille hommes assiègent la porte
en moins d'un quart d'heure.
- Les docteurs, honteux de
cette scène, reprennent à la fin leurs esprits.
On fait faire silence, on procède avec plus de
règles; on va aux voix. Le curé de
Saint-Germain-l'Auxerrois arrive alors à travers la
presse du peuple; il se fait ouvrir: «Messieurs, dit-il,
j'ai affaire; je viens seulement donner ma voix: je suis de
l'avis de Tamponnet. Ayant dit ces mots, il se retire.
L'assemblée, auparavant prête d'en venir aux
coups, éclata de rire.
- A peine le curé de
Saint-Germain-l'Auxerrois a-t-il fait rire la Sorbonne qu'un
autre docteur vient diversifier la scène par une
absurdité que les savants de l'Europe ne croiront pas.
Mais, s'il est permis d'attester Dieu dans une affaire aussi
contemptible, on prend ici Dieu à témoin que,
dans toute cette relation, on n'avance pas un fait qui ne soit
dans la plus exacte vérité.
- Duport d'Auville,
supérieur de la communauté des philosophes de
Saint-Sulpice, arrive avec une traduction de Locke dans sa
poche; il montre ce livre: «Voilà l'athée,
dit-il, dans lequel l'abbé de Prades a pris sa
thèse impie. Le précis du chapitre de Locke sur
les idées innées est dans la thèse; et on
sait assez que s'il n'y a point d'idées innées,
il n'y a point de religion chrétienne.»
- Qu'est-ce que les
idées innées ? se disaient plusieurs docteurs les
uns aux autres. Les plus instruits expliquèrent la
chose. Ils firent souvenir que les idées innées
étaient du système de Descartes; que ces
idées innées avaient été
condamnées par la Sorbonne entière dès que
ce système avait paru, et qu'alors elles
passèrent en Sorbonne comme tendantes à
détruire la religion chrétienne, dont on veut
aujourd'hui qu'elles soient devenues la pierre angulaire. Ils
ajoutèrent que Locke a démontré
l'absurdité de ce système des idées
innées par les meilleures raisons, et qu'enfin Locke
n'était point un athée. Malgré les
raisonnements invincibles que firent ces docteurs, il fut
décidé, à la pluralité des voix,
qu'il était impie (ce qu'on avait autrefois
déclaré orthodoxe) de dire que nos idées
nous viennent des sens.
- Au milieu de tous ces
orages, l'abbé de Prades est conseillé de
s'adresser à des membres du parlement, et d'implorer
leur justice. Il demanda audience au procureur
général. Ce magistrat lui proposa de le faire
entendre dans le parquet de la grand'chambre. M.Le Fèvre
d'Ormesson, avocat général, l'interrogeait et
rendait ses réponses à la grand'chambre. On ne
peut savoir comment dès ce moment l'abbé de
Prades eut un nouvel ennemi dans cet avocat
général. Il faillit à tomber de son haut
quand ce magistrat lui soutint dans le parquet que c'est une
impiété de combattre les idées
innées. Il était auparavant son ami; mais cette
fois-là il lui parla durement et en maître soit
qu'il fût prévenu par le bruit public que les
jésuites avaient excité, soit par quelque autre
raison qu'on ne peut pas pénétrer. Il fit
longtemps le théologien avec l'abbé de Prades, et
l'accusa toujours d'avoir fait un complot contre la religion
chrétienne. Mais il ne put empêcher que la
grand'chambre, convaincue que la thèse approuvée
par la Sorbonne est devenue l'affaire de ce corps, ne
renvoyât l'abbé de Prades absous.
- Ce jugement de la
grand'chambre attira à l'abbé de Prades
l'inimitié du sieur d'Ormesson. Celui-ci attendait, pour
l'accabler, que la Sorbonne eût achevé l'ouvrage
que les jésuites et l'ancien évêque de
Mirepoix lui avaient prescrit.
- La Sorbonne, le 15
décembre, consomma sa honte. Elle proscrivit sa
thèse, son propre ouvrage, malgré l'avis de plus
de quarante docteurs. Elle condamna dix propositions, qu'il
fallut tronquer, et par conséquent falsifier. Elle
attribua à l'auteur ce qu'il avait expressément
réfuté. Le décret fut dressé comme
on put.
- Le docteur Tamponnet fit la
préface de la censure, et, comme elle était en
latin, il y fit quelques solécismes. Il eut d'ailleurs
la prudence d'appeler ouvrage de ténèbres la
thèse qui avait été soutenue en pleine
Sorbonne, en présence de près de mille personnes.
Une chose embarrassa Tamponnet et ses confrères: ce fut
de se disculper d'avoir approuvé auparavant, avec
unanimité, une thèse qu'il fallait condamner.
Pour cet effet, Millet imagina de dire que la thèse
avait été imprimée en trop petits
caractères, et que les docteurs n'avaient pu la lire.
Cette belle évasion fut applaudie. On oubliait que la
thèse avait été examinée en
manuscrit par les députés. Mais lorsqu'il fut
question d'exprimer en latin que ladite thèse avait
été imprimée trop menu, la faculté
ne put se tirer de ce pas ils dirent tous qu'ils ne pouvaient
exprimer en latin une thése imprimée menu,
et ils députèrent vers le sieur Le Beau,
professeur de rhétorique, pour lui demander comment
cette phrase pouvait être rendue en latin. Celui-ci
envoya par écrit: Thesim fusilium litterarum
tenuitate digestam, alors il n'y eut plus
d'empêchement.
- On exigea bientôt que
l'archevêque de Paris donnât un mandement conforme
au décret de la Sorbonne. Ses théologiens
dressèrent le mandement, et ils y furent si
embarrassés, ils sentirent si bien la difficulté,
qu'ils réformèrent onze fois les planches
imprimées.
- Ce mandement fut lu au
prône par tous les curés. L'abbé de Prades
fut traité d'impie dans toutes les chaires. On
prêcha publiquement que la thèse était un
complot tramé contre la religion par tous les auteurs de
l'Encyclopédie. On le dit tant que tout Paris le
crut, quoiqu'il fût très certain qu'aucun de ces
auteurs n'avait vu la thèse. Alors l'avocat
général d'Ormesson eut la cruauté de
demander à la Tournelle ce qu'il n'avait pu obtenir de
la grand'chambre: il obtint un décret de prise de corps
contre l'abbé de Prades, décret rendu sans aucune
formalité contre un homme déjà convaincu
par la Sorbonne.
- Cet abbé
entièrement innocent, dont la thèse était
celle de la Sorbonne, qui ne pouvait être coupable
puisqu'il avait offert cent fois de se rétracter s'il
était besoin, lui qui est d'une famille qui a si bien
servi l'État, lui que la grand'chambre n'avait pu
condamner et contre qui le roi, équitable, n'avait point
voulu sévir, fut obligé de s'enfuir avec un de
ses amis, que les jésuites voulaient perdre aussi. Ils
étaient tous deux tombés malades, et se
trouvaient sans aucun secours; ils ont souffert toutes les
calamités attachées à une fuite
précipitée.
- Tout lecteur impartial sera
assurément touché de commisération en
lisant cette suite de procédés
affreux.
- Il n'est pas
étonnant qu'un vrai philosophe tel que le roi de Prusse,
instruit de tous les maux qu'ont faits au monde les querelles
théologiques, et convaincu de l'innocence d'un
gentilhomme si indignement persécuté par les
cabales des jésuites, l'ait pris sous sa protection.
L'univers sait combien ce grand homme est le protecteur de la
raison et de l'innocence opprimée. Le public commence
déjà à penser comme lui sur cette affaire;
tôt ou tard, les tyrans particuliers trouvent dans le
public un écueil contre lequel ils se
brisent.
- Nous en avons vu plus d'un
exemple. En vain le docteur Lange avait fait persécuter
le respectable docteur Wolf en qualité d'athée;
ce même roi de Prusse, écoutant le public et sa
propre raison, l'a fait chancelier de l'université de
Hall, avec une pension de trois mille écus. En vain un
tyran de Strasbourg avait fait condamner un innocent; le public
a parlé, et, après plusieurs années ce
tyran même a été puni.
- En vain, dans nos provinces
libres, a-t-on voulu ôter à M. Koenig la
liberté de se défendre, dans une affaire purement
littéraire, contre un despote littéraire aussi
orgueilleux que mauvais écrivain; nous avons vu M.
Koenig accabler son adversaire par le poids de ses raisons.
C'est une mauvaise voie que celle de l'autorité quand il
s'agit de science, et la vérité triomphe toujours
avec le temps.
Last modified: 21-Mar-00