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- RÉFLEXIONS
- POUR LES
SOTS
- (1760)
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- Si le grand
nombre gouverné était composé de boeufs,
et le petit nombre gouvernant, de bouviers, le petit nombre
ferait très bien de tenir le grand nombre dans
l'ignorance.
- Mais il n'en
est pas ainsi. Plusieurs nations qui longtemps n'ont eu que des
cornes, et qui ont ruminé, commencent à
penser.
- Quand une
fois ce temps de penser est venu, il est impossible
d'ôter aux esprits la force qu'ils ont acquise; il faut
traiter en êtres pensants ceux qui pensent, comme on
traite les brutes en brutes.
- Il serait
impossible aux chevaliers de la Jarretière,
assemblés à l'Hôtel de Ville de Londres, de
faire croire aujourd'hui que saint George leur patron les
regarde du haut du ciel, une lance à la main,
monté sur un grand cheval de bataille.
- Le roi
Guillaume, la reine Anne, George Ier, George II, n'ont
guéri personne des écrouelles. Autrefois, un roi
qui aurait refusé de se servir de ce saint
privilège eût révolté la nation
aujourd'hui un roi qui en voudrait user ferait rire la nation
entière .
- Le fils du
grand Racine, dans un poème intitulé la
Grâce , s'exprime ainsi sur
l'Angleterre:
- L'Angleterre,
où jadis brilla tant de
lumière,
Recevant
aujourd'hui toutes religions,
N'est
plus qu'un triste amas de folles visions.
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- M. Racine se
trompe: l'Angleterre fut plongée dans l'ignorance et le
mauvais goût jusqu'au temps du chancelier Bacon. C'est la
liberté de penser qui a fait éclore, chez les
Anglais, tant d'excellents livres; c'est parce que les esprits
ont été éclairés qu'ils ont
été hardis; c'est parce qu'ils ont
été hardis qu'on a donné des prix à
ceux qui ferâient passer les mers à leurs
blés; c'est cette liberté qui a fait fleurir tous
les arts, et qui a couvert l'Océan de
vaisseaux.
- A
l'égard des folles visions que leur reproche l'auteur du
poème sur la Grâce, il est vrai qu'ils ont
abandonné la dispute sur la grâce efficace et
suffisante et concomitante; mais, en récompense, ils ont
donné les logarithmes, la position de trois mille
étoiles, l'aberration de la lumière, la
connaissance physique de cette lumière même, le
calcul qu'on appelle de l'infini; et la loi
mathématique par laquelle tous les globes du monde
gravitent les uns sur les autres. Il faut avouer que la
Sorbonne, quoique très supérieure, n'a pas encore
fait de telles découvertes.
- Cette petite
envie de se faire valoir en invectivant contre son
siècle, en voulant ramener les hommes de la nourriture
du pain à celle du gland, en répétant sans
cesse et hors de propos de misérables lieux communs, ne
fera pas fortune dorénavant.
- Il est
ridicule de penser qu'une nation éclairée ne soit
pas plus heureuse qu'une nation ignorante.
- Il est
affreux d'insinuer que la tolérance est dangereuse,
quand nous voyons à nos portes l'Angleterre et la
Hollande peuplées et enrichies par cette
tolérance, et de beaux royaumes dépeuplés
et incultes par l'opinion contraire.
- La
persécution contre les hommes qui pensent librement ne
vient pas de ce qu'on croit ces hommes dangereux, car
assurément aucun d'eux n'a jamais ameuté quatre
gredins dans la place Maubert, ni dans la grand'salle. Aucun
philosophe n'a jamais parlé ni à Jacques
Clément, ni à Barrière, ni à
Chastel, ni à Ravaillac, ni à
Damiens.
- Aucun
philosophe n'a empêché qu'on payât les
impôts nécessaires à la défense de
l'État; et, lorsqu'autrefois on promenait la
châsse de sainte Geneviève par les rues de Paris
pour avoir de la pluie ou du beau temps, aucun philosophe n'a
troublé la procession; et, quand les convulsionnaires
ont demandé les saints secours, aucun philosophe ne leur
a donné des coups de bûche.
- Quand les
jésuites ont employé la calomnie, les
confessions, et les lettres de cachet, contre tous ceux qu'ils
accusaient d'être jansénistes, c'est-à-dire
d'être leurs ennemis; quand les jansénistes se
sont vengés ensuite comme ils ont pu des insolentes
persécutions des jésuites, les philosophes ne se
sont mêlés en aucune façon de ces
querelles; ils les ont rendues méprisables, et par
là ils ont rendu à la nation un service
éternel.
- Si une
bulle, écrite en mauvais latin et scellée de
l'anneau du pêcheur, ne décide plus du destin d'un
État; si un légat du côté ne
vient plus donner des ordres à nos rois et lever des
décimes sur nos peuples, à qui en a-t-on
l'obligation? Aux maximes du chancelier de L'Hospital, qui
était philosophe; aux écrits de Gerson, qui
était aussi philosophe; aux lumières de l'avocat
général Cugnières , qui passa pour un
philosophe, et surtout aux solides écrits de nos jours,
qui ont jeté un si énorme ridicule sur la sottise
de nos pères qu'il est désormais impossible
à leurs enfants d'être aussi sots
qu'eux.
- Les vrais
gens de lettres et les vrais philosophes ont beaucoup plus
mérité du genre humain que les Orphée, les
Hercule et les Thésée: car il est plus beau et
plus difficile d'arracher des hommes civilisés à
leurs préjugés que de civiliser des hommes
grossiers, plus rare de corriger que d'instituer.
- D'où
vient donc la rage de quelques bourgeois et de quelques petits
écrivains subalternes contre les citoyens les plus
estimables et les plus utiles? C'est que ces bourgeois et ces
petits écrivains ont bien senti, dans le fond de leur
coeur, qu'ils étaient méprisables aux yeux des
hommes de génie; c'est qu'ils ont eu la hardiesse
d'être jaloux: un homme accoutumé à
être loué dans l'obscurité de son petit
cercle devient furieux quand il est méprisé au
grand jour.
- Aman voulut
faire pendre tous les Juifs, parce que Mardochée ne lui
avait pas fait la révérence. Acanthos voudrait
faire brûler tous les sages, parce qu'un sage a dit qu'un
discours d'Acanthost ne valait rien.
- O Acanthos!
fais relier en maroquin les Méditations du
révérend P. Croiset; et, s'il parait un bon
livre, cours le dénoncer à ceux qui ne le liront
pas; fais brûler un ouvrage utile, les étincelles
t'en sauteront au visage.
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- CE QU'ON NE
FAIT PAS
- ET CE QU'ON
POURRAIT FAIRE
- (1745)
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Laisser aller le monde comme il va, faire son devoir tellement
quellement, et dire toujours du bien de monsieur le prieur, est
une ancienne maxime de moine; mais elle peut laisser le couvent
dans la médiocrité, dans le relâchement et
dans le mépris. Quand l'émulation n'excite point
les hommes, ce sont des ânes qui vont leur chemin
lentement, qui s'arrêtent au premier obstacle, et qui
mangent tranquillement leurs chardons à la vue des
difficultés dont ils se rebutent; mais, aux cris d'une
voix qui les encourage, aux piqûres d'un aiguillon qui
les réveille, ce sont des coursiers qui volent et qui
sautent au delà de la barrière. Sans les
avertissements de l'abbé de Saint-Pierre , les barbaries
de la taille arbitraire ne seraient peut-être jamais
abolies en France. Sans les avis de Locke, le désordre
public dans les monnaies n'eût point été
réparé à Londres. Il y a souvent des
hommes qui, sans avoir acheté le droit de juger leurs
semblables, aiment le bien public autant qu'il est
négligé quelquefois par ceux qui
acquièrent, comme une métairie, le pouvoir de
faire du bien et du mal.
- Un jour,
à Rome, dans les premiers temps de la république,
un citoyen dont la passion dominante était le
désir de rendre son pays florissant demanda à
parler au premier consul; on lui dit que le magistrat
était à table, avec le préteur,
l'édile, quelques sénateurs, leurs
maîtresses et leurs bouffons; il laissa entre les mains
d'un des esclaves insolents qui servaient à table un
mémoire dont voici à peu près la teneur:
« Puisque les tyrans ont fait par toute la terre le mal
qu'ils ont pu, ô vous qui vous piquez d'être bons,
pourquoi ne faites-vous pas tout le bien que vous pouvez faire?
D'où vient que les pauvres assiègent vos temples
et vos carrefours, et qu'ils étalent une misère
inutile à l'État et honteuse pour vous, dans le
temps que leurs mains pourraient être employées
aux travaux publics? Que font, pendant la paix, ces
légions oisives qui peuvent réparer les grands
chemins et les citadelles? Ces marais, si on les
desséchait, n'infecteraient plus une province, et
deviendraient des terres fertiles. Ces carrefours
irréguliers, et dignes d'une ville de barbares, peuvent
se changer en places magnifiques. Ces marbres, entassés
sur le rivage du Tibre, peuvent être taillés en
statues, et devenir la récompense des grands hommes et
la leçon de la vertu. Vos marchés publics
devraient être à la fois commodes et magnifiques;
ils ne sont que malpropres et dégoûtants. Vos
maisons manquent d'eau, et vos fontaines publiques n'ont ni
goût ni propreté. Votre principal temple est d'une
architecture barbare; l'entrée de vos spectacles
ressemble à celle d'un lieu infâme; les salles
où le peuple se rassemble pour entendre ce que l'univers
doit admirer n'ont ni proportion, ni grandeur, ni magnificence,
ni commodité. Le palais de votre capitale menace ruine ;
la façade en est cachée par des masures, et
Moletus y a sa maison au milieu de la cour . En vain votre
paresse me répondra qu'il faudrait trop d'argent pour
remédier à tant d'abus; de grâce,
donnerez-vous cet argent aux Massagètes et aux Cimbres?
ne sera-t-il pas gagné par des Romains, par vos
architectes, par vos sculpteurs, par vos peintres, par tous vos
artistes? Ces artistes récompensés rendront cet
argent à l'État par les nouvelles dépenses
qu'ils seront en état de faire; les beaux-arts seront en
honneur: ils feront à la fois votre gloire et votre
richesse, car le peuple le plus riche est toujours celui qui
travaille le plus. Écoutez donc une noble
émulation, et que les Grecs, qui commencent à
estimer votre valeur et votre conduite, ne vous reprochent plus
votre grossièreté. »
- On lut
à table le mémoire du citoyen; le consul ne dit
mot, et demanda à boire; l'édile dit qu'il y
avait du bon dans cet écrit, et on n'en parla plus; la
conversation roula sur la sève du vin de Falerne, sur le
montant du vin de Cécube; on fit l'éloge d'un
fameux cuisinier; on approfondit l'invention d'une nouvelle
sauce pour l'esturgeon; on porta des santés; on fit deux
ou trois contes insipides, et on s'endormit. Cependant le
sénateur Appius, qui avait été
touché en secret de la lecture du mémoire,
con-struisit quelque temps après la voie Appienne;
Flaminius fit la voie Flaminienne; un autre embellit le
Capitole; un autre bâtit un amphithéâtre; un
autre, des marchés publics. L'écrit du citoyen
obscur fut une semence qui germa peu à peu dans la
tête des grands hommes.
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Last modified: 21-Mar-00