Les préfaces
du
- Dictionnaire de
l'Académie française
- Préface de la première
édition (1694)
- Préface de la deuxième
édition (1718)
- Préface de la troisième
édition (1740)
- Préface de la quatrième
édition (1762)
- Préface de la cinquième
édition (1798)
- Préface de la sixième
édition (1835)
- Préface de la septième
édition (1877)
- Préface de la huitième
édition (1932)
-
-
-
Préface de la première
édition (1694)
PREFACE.
- APRÉS que l'Académie Françoise eut
esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le
Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit
esté nommé Protecteur & Chef de cette
Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un
Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite
à une Grammaire, à une Rhetorique & à
une Poëtique.
Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la
composition du Dictionnaire qu'elle donne presentement au
Public, en attendant qu'elle s'acquitte des autres.
L'utilité des Dictionnaires est universellement
reconnuë. Tous ceux qui ont estudié les Langues
Grecque & Latine, qui sont les sources de la nostre,
n'ignorent pas le secours qu'on tire de ces sortes d'Ouvrages
pour l'intelligence des Autheurs qui ont escrit en ces Langues,
& pour se mettre soy-mesme en estat de les parler & de
les escrire. C'est ce qui a engagé plusieurs
sçavans hommes des derniers siécles à se
faire une occupation serieuse de ranger sous un ordre
methodique tous les mots & toutes les plus belles
façons de parler de ces Langues, pour le soulagement de
ceux qui s'y appliquent avec soin.
Le Dictionnaire de l'Académie ne sera pas moins utile,
tant à l'esgard des Estrangers qui aiment nostre Langue,
qu'à l'esgard des François mesmes qui sont
quelquefois en peine de la veritable signification des mots, ou
qui n'en connoissent pas le bel usage, & qui seront bien
aises d'y trouver des esclaircissemens à leurs doutes.
On peut dire aussi, que ce Dictionnaire a cet avantage sur tous
les Dictionnaires de ces deux Langues celebres de
l'Antiquité, que ceux que nous avons, n'ont point
esté composez dans les bons siecles; Mais par des
Modernes, ou par des Autheurs qui ont veritablement vescu
durant qu'on parloit encore les Langues Grecque & Latine,
mais non pas dans leur ancienne pureté. Nous n'avons
point de Dictionnaires du siecle de Ciceron ni du siecle de
Demosthene, & si nous en avions, il n'y a pas de doute
qu'on en feroit beaucoup plus d'estat que des autres, parce
qu'ils seroient considerez comme autant d'Originaux, & ceux
qui auroient composé ces Dictionnaires, n'auroient point
eu besoin de citer les Passages des autres Autheurs en preuve
de leurs explications, puisque leur tesmoignage seul auroit
fait authorité. Le Dictionnaire de l'Académie est
de ce genre. Il a esté commencé
&achevé dans le siecle le plus florissant de la
Langue Françoise; Et c'est pour cela qu'il ne cite
point, parce que plusieurs de nos plus celebres Orateurs &
de nos plus grands Poëtes y ont travaillé, &
qu'on a creu s'en devoir tenir à leurs sentimens.
On dira peut-estre qu'on ne peut jamais s'asseurer qu'une
Langue vivante soit parvenuë à sa derniere
perfection; Mais ce n'a pas esté le sentiment de
Ciceron, qui aprés avoir fait de longues reflexions sur
cette matiere, n'a pas fait difficulté d'avancer que de
son temps la Langue Latine estoit arrivée à un
degré d'excellence où l'on ne pouvoit rien
adjouster. Nous voyons qu'il ne s'est pas trompé, &
peut-estre n'aura-t-on pas moins de raison de penser la mesme
chose en faveur de la Langue Françoise, si l'on veut
bien considerer la Gravité & la Varieté de
ses Nombres, la juste cadence de ses Periodes, la douceur de sa
Poësie, la regularité de ses Vers, l'harmonie de
ses Rimes, & sur tout cette Construction directe, qui sans
s'esloigner de l'ordre naturel des pensées, ne laisse
pas de rencontrer toutes les delicatesses que l'art est capable
d'y apporter. C'est dans cet estat où la Langue
Françoise se trouve aujourd'huy qu'a esté
composé ce Dictionnaire; & pour la representer dans
ce mesme estat, l'Académie a jugé qu'elle ne
devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors
d'usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent
rarement dans le Discours; Elle s'est retranchée
à la Langue commune, telle qu'elle est dans le commerce
ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs
& les Poëtes l'employent; Ce qui comprend tout ce qui
peut servir à la Noblesse & à l'Elegance du
discours. Elle a donné la Definition de tous les mots
communs de la Langue dont les Idées sont fort simples;
& cela est beaucoup plus mal-aisé que de definir les
mots des Arts & des Sciences dont les Idées sont
fort composées; Car il est bien plus aisé, par
exemple, de definir le mot de Telescope, qui est une Lunette
à voir de loin, que de definir le mot de voir; Et l'on
esprouve mesme en definissant ces termes des Arts & des
Sciences, que la Definition est tousjours plus claire que la
chose definie; au lieu qu'en definissant les termes communs, la
chose definie est tousjours plus claire que la Definition.
Ainsi quoy qu'Aristote ait fait une definition excellente quand
il a defini l'homme Animal Raisonnable, il est constant
neantmoins que le mot Homme nous represente mieux ce qu'il
signifie que cette definition. On en peut dire autant de ces
verbes parler, marcher, estre, & autres semblables, qui
font mieux sentir par eux-mesmes ce qu'ils signifient, que
toutes les definitions qu'on en peut faire. Cela donneroit
peut-estre sujet de croire qu'inutilement l'Académie
s'est donné la peine de chercher les definitions des
termes simples, qu'on avouë estre toujours
accompagnées d'obscurité; Mais quand on
considerera qu'il n'y a presque point de mot dans la Langue qui
ne reçoive differentes significations, & qu'il est
impossible d'en donner des idées claires &
distinctes, sans avoir estably quelle est la principale &
quelles sont les autres, & en quoy elles different, tant
à l'esgard du sens propre que du sens figuré ce
qui ne s'apprend que par la Definition; on reconnoistra en
mesme temps l'utilité d'un travail qui a eu pour but
d'expliquer la Nature & la Proprieté des mots dont
nous nous servons pour exprimer nos pensées, & l'on
sçaura gré à l'Académie de ne
s'estre point rebutée de toutes les difficultez qui ont
pu se rencontrer dans l'execution de ce dessein.
Outre la Definition ou Description de chaque mot, on y a
adjousté les Synonymes, c'est à dire les mots qui
sont de mesme signification; sur quoy on croit devoir avertir
que le Synonyme ne respond pas tousjours exactement à la
signification du mot dont il est Synonyme, & qu'ainsi ils
ne doivent pas estre employez indifferemment l'un pour l'autre.
On a mis aussi les Epithetes qui conviennent le mieux au Nom
substantif, & qui s'y joignent naturellement, soit en bien,
soit en mal, & ensuite les Phrases les plus receuës,
& qui marquent le plus nettement l'Employ du mot dont il
s'agit.
Comme la Langue Françoise a des mots Primitifs, &des
mots Derivez & Composez, on a jugé qu'il seroit
agreable & instructif de disposer le Dictionnaire par
Racines, c'est à dire de ranger tous les mots Derivez
& Composez aprés les mots Primitifs dont ils
descendent, soit que ces Primitifs soient d'origine purement
Françoise, soit qu'ils viennent du Latin ou de
quelqu'autre Langue. On s'est pourtant quelquefois
dispensé de suivre cet ordre dans quelques mots, qui
sortant d'une mesme souche Latine, ont fait des branches assez
differentes en François pour estre mis chacun à
part; & on s'en est aussi dispensé dans quelques
autres mots dont le Primitif Latin n'a point formé de
mot Primitif en François, ou a esté aboli par
l'usage, & dont par consequent les Derivez & Composez
sont en quelque façon independans les uns des autres;
comme les mots construire & destruire qui viennent du mot
Latin struere, qui n'a point passé en
François.
Dans cet arrangement de Mots, on a observé de mettre les
Derivez avant les Composez, & de faire imprimer en gros
Caracteres les mots Primitifs comme les Chefs de famille de
tous ceux qui en dependent, ce qui fait qu'on ne tombe gueres
sur un de ces mots Primitifs qu'on ne soit tenté d'en
lire toute la suite, parce qu'on voit s'il faut ainsi dire
l'Histoire du mot, & qu'on en remarque la Naissance &
le Progrez; & c'est ce qui rend cette lecture plus agreable
que celle des autres Dictionnaires qui n'ont point suivi
l'ordre des Racines.
On a mis aprés chaque Verbe le Participe passif qui en
est formé; & quand ce Participe ne s'employe pas en
d'autres sens que son Verbe, on s'est contenté de mettre
qu'il a les significations de son Verbe sans en donner
d'exemple; Mais quand il a quelqu'autre usage ou un sens moins
estendu, on a eu soin de le remarquer. Les Participes passifs
ont les deux genres & se declinent comme les autres Noms
aimé, aimée. Les Personnes aimées. Il n'en
est pas de mesme des Participes actifs qui n'ont point de genre
&qui sont indeclinables. On appelle Participes actifs ceux
qui se terminent en ant, comme changeant, donnant, faisant; Et
parce que ces Participes ont tousjours le mesme regime & le
mesme sens que leurs Verbes, on a creu qu'il n'estoit pas
besoin d'en faire mention. Ces mesmes Participes actifs
tiennent aussi lieu de Gerondifs quand ils sont construits avec
la particule en, En changeant souvent on devient inconstant; En
donnant on se fait honneur. Ils font aussi la mesme fonction
sans cette particule, il luy dit changeant de discours. Enfin
ces Participes deviennent aussi Adjectifs Verbaux, & alors
ils ont les deux genres & se construisent selon le genre
& le nombre du Substantif auquel ils sont joints; II y a
des esprits changeants, des couleurs changeantes; Et quand ces
sortes de mots se trouvent dans le Dictionnaire avec les deux
genres, ils y sont mis non pas comme Participes actifs, mais
comme Adjectifs verbaux. Ainsi le mot changeant n'est point
dans le Dictionnaire comme Participe actif, mais comme Adjectif
verbal, changeant, changeante; & cela suffit pour faire
entendre la nature de ces mots, & quelle a esté la
conduite de l'Academie à cet esgard.
On n'a pas jugé à propos de marquer le
Reduplicatif de chaque verbe quand il ne signifie que la mesme
action reïterée, comme Reparler à l'esgard
de Parler. Mais quand le reduplicatif a un autre sens, comme le
verbe de Representer à l'esgard du verbe Presenter, on
luy a donné place entre les verbes formez de ce
Primitif.
Quoy qu'on se soit proposé en general de ne point
employer les vieux mots dans le Dictionnaire, on n'a pas
laissé d'y en conserver quelques-uns, sur tout quand ils
ont encore quelque usage, en les qualifiant de Vieux; &
l'on n'a pas mesme voulu oublier ceux qui sont tout à
fait hors d'usage, lors qu'ils sont Primitifs de quelques mots
receus &usitez. On a eu soin aussi de marquer ceux qui
commencent à vieillir, & ceux qui ne sont pas du bel
usage, & que l'on a qualifiez de bas ou de style familier
selon qu'on l'a jugé à propos.
Quant aux termes d'emportement ou qui blessent la Pudeur, on ne
les a point admis dans le Dictionnaire, parce que les honestes
gens évitent de les employer dans leurs discours.
Il s'estoit glissé une fausse opinion parmy le peuple
dans les premiers temps de l'Academie, qu'elle se donnoit
l'authorité de faire de nouveaux mots, & d'en
rejetter d'autres à sa fantaisie. La publication du
Dictionnaire fait voir clairement que l'Academie n'a jamais eu
cette intention; & que tout le pouvoir qu'elle s'est
attribué ne va qu'à expliquer la signification
des mots, & à en declarer le bon & le mauvais
usage, aussi bien que des Phrases & des façons de
parler de la Langue qu'elle a recueillies; Et elle a
esté si scrupuleuse sur ce point, qu'elle n'a pas mesme
voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventez, ni de
certaines façons de parler affectées, que la
Licence & le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis
peu.
L'Académie en bannissant de son Dictionnaire les termes
des Arts &des Sciences, n'a pas creu devoir estendre cette
exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou
qui ayant passé dans le discours ordinaire, ont
formé des façons de parler figurées; comme
celles-cy, Je luy ay porté une botte franche. Ce jeune
homme a pris l'Essor, qui sont façons de parler
tirées, l'une de l'Art de l'Escrime, l'autre de la
Fauconnerie. On en a usé de mesme à l'esgard des
autres Arts & de quelques expressions tant du style
Dogmatique, que de la Pratique du Palais ou des Finances, parce
qu'elles entrent quelquefois dans la conversation.
Les Proverbes ont esté regardez dans toutes les Langues
comme des Maximes de Morale qui renferment ordinairement
quelque instruction;
Mais il y en a qui se sont avilis dans la bouche du menu
Peuple, & qui ne peuvent plus avoir d'employ que dans le
style familier. Cependant comme ils font une partie
considerable de la Langue, on a pris soin de les recueillir,
aussi bien que les façons de parler Proverbiales, dont
on a marqué les significations & les differens
employs.
L'Académie s'est attachée à l'ancienne
Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce
qu'elle ayde à faire connoistre l'Origine des mots.
C'est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le
retranchement que des Particuliers, & principalement les
Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place
desquelles ils ont introduit certaines figures qu'ils ont
inventées, parce que ce retranchement oste tous les
vestiges de l'Analogie & des rapports qui sont entre les
mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue. Ainsi
elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les
mots Teste, Honneste, avec une S, pour faire voir qu'ils
viennent du Latin Tempus, Corpus, Testa, Honestus. Et si un
mesme mot se trouve escrit dans le Dictionnaire de deux
manieres differentes, celle dont il sera escrit en lettres
Capitales au commencement de l'Article est la seule que
l'Academie approuve. Il est vray qu'il y a aussi quelques mots
dans lesquels elle n'a pas conservé certaines Lettres
Caracteristiques qui en marquent l'origine, comme dans les mots
Devoir, Fevrier, qu'on escrivoit autrefois Debvoir &
Febvrier, pour marquer le rapport entre le Latin Debere, &
Februarius. Mais l'usage l'a decidé au contraire; Car il
faut reconnoistre l'usage pour le Maistre de l'Orthographe
aussi bien que du choix des mots. C'est l'usage qui nous mene
insensiblement d'une maniere d'escrire à l'autre, &
qui seul a le pouvoir de le faire. C'est ce qui a rendu
inutiles les diverses tentatives qui ont esté faites
pour la reformation de l'Orthographe depuis plus de cent
cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des
regles que personne n'a voulu observer. Ce n'est pas qu'ils
ayent manqué de raisons apparentes pour deffendre leurs
opinions qui sont toutes fondées sur ce principe, Qu'il
faut que l'Escriture represente la Prononciation; Mais cette
maxime n'est pas absolument veritable; Car si elle avoit lieu
il faudroit retrancher l'R finale des Verbes Aymer, Ceder,
Partir, Sortir, & autres de pareille nature dans les
occasions où on ne les prononce point, quoy qu'on ne
laisse pas de les escrire. Il en estoit de mesme dans la Langue
Latine où l'on escrivoit souvent des lettres qui ne se
prononçoient point. Je ne veux pas, dit Ciceron, qu'en
prononçant on fasse sonner toutes les lettres avec une
affectation desgoustante. Nolo exprimi litteras putidius. {3.
de Oratore.} Ainsi on prononçoit Multimodis &
Tectifractis, quoy qu'on écrivist Multis modis &
Tectis fractis; Ce qui fait voir que l'Escriture ne represente
pas tousjours parfaitement la Prononciation; Car comme la
Peinture qui represente les Corps, ne peut pas peindre le
mouvement des Corps, de mesme l'Escriture qui peint à sa
maniere le Corps de la Parole, ne sçauroit peindre
entierement la Prononciation qui est le mouvement de la Parole.
L'Académie seroit donc entrée dans un
détail tres-long & tres-inutile, si elle avoit voulu
s'engager en faveur des Estrangers à donner des regles
de la Prononciation. Quiconque veut sçavoir la veritable
Prononciation d'une Langue qui luy est estrangere, doit
l'apprendre dans le commerce des naturels du pays; Toute autre
methode est trompeuse, & pretendre donner à
quelqu'un l'Idée d'un son qu'il n'a jamais entendu,
c'est vouloir donner à un aveugle l'Idée des
couleurs qu'il n'a jamais veuës. Cependant
l'Académie n'a pas negligé de marquer la
Prononciation de certains mots lors qu'elle est trop
esloignée de la maniere dont ils sont escrits, & l'S
en fournit plusieurs exemples; C'est une des lettres qui varie
le plus dans la Prononciation lors qu'elle precede une autre
Consone, parce que tantost elle se prononce fortement, comme
dans les mots Peste, veste, funeste; Tantost elle ne sert
qu'à allonger la Prononciation de la syllabe, comme dans
ces mots, teste, tempeste; Quelquefois elle ne produit aucun
effet dans la Prononciation, comme en ces mots, espée,
esternuer; c'est pourquoy on a eu soin d'avertir le Lecteur
quand elle doit estre prononcée. Il y a des mots
où elle a le son d'un Z, & c'est quand elle est
entre deux voyelles, comme dans ces mots, aisé, desir,
peser; Mais elle n'est pas la seule lettre qui soit sujette
à ces changemens. Le C se prononce quelquefois comme un
G, ainsi on prononce Segret, & non pas Secret; segond,
& non pas second; Glaude, & non pas Claude, quoy que
dans l'Escriture on doive absolument retenir le C. Ainsi les
Romains prononçoient Gaius, quoy qu'ils escrivissent
Caius; Amurga, quoy qu'ils escrivissent Amurca, selon
l'observation de Servius sur le premier livre des Georgiques;
ce qui acheve de confirmer ce qu'on vient de dire que la
Prononciation & l'Orthographe ne s'accordent pas tousjours,
& que c'est de la Vive Voix seule qu'on peut attendre une
parfaite connoissance de la Prononciation des Langues vivantes,
& qu'on n'appelle Vivantes que parce qu'elles sont encore
animées du son & de la voix des Peuples qui les
parlent naturellement; au lieu que les autres Langues sont
appellées Mortes, parce qu'elles ne sont plus
parlées par aucune Nation, &n'ont plus par
consequent que des Prononciations arbitraires au deffaut de la
Naturelle & de la veritable qui est totalement
ignorée.
Aprés touts ces soins que l'Académie a pris pour
conduire cet Ouvrage à sa perfection, & mettre la
Langue Françoise en estat de conserver sa Pureté,
il est à craindre qu'en rendant compte au Public de son
travail, quelques-uns ne l'accusent d'avoir fait trop de cas,
& de s'estre trop occupée de ces Minuties
Grammaticales qui composent le fonds du Dictionnaire. Mais ce
qu'ils appellent Minuties, est à le bien prendre la
partie de la Litterature la plus necessaire. C'est ce qui nous
fait entrer dans la connoissance des plus secrets ressorts de
la Raison, qui a tant de rapport avec la Parole, que dans la
Langue Greque la Parole & la Raison n'ont qu'un mesme nom
{Lógos.}. Le Vulgaire sçait bien qu'il parle
& qu'il se fait entendre aux autres; Mais les Esprits
esclairez veulent connoistre les differentes Idées sur
lesquelles nos Paroles se forment; Ce qui en fait la Justesse
ou l'Irregularité, la Beauté ou l'Imperfection,
la Certitude ou l'Equivoque. Delà vient que plusieurs
grands personnages se sont tres serieusement attachez à
l'estude des mots. Le fondateur de l'Empire Romain, Jule Cesar
au milieu de ses plus importantes affaires, fit deux Livres
d'observations sur la Langue Latine, intitulez de l'Analogie,
qu'il adressa à Ciceron, & dont il paroist encore
quelques fragmens, où nous voyons qu'il n'avoit pas
dédaigné de descendre jusqu'aux plus petites
reflexions de la Grammaire, comme de remarquer que les mots
Arena, Coelum, Triticum, n'avoient point de pluriel, & ce
sont ces sortes d'observations qui ont fait que quelques
anciens l'ont mis au rang des plus habiles Grammairiens, &
l'ont appellé Artis Grammaticae Doctissimum
{Priscianus.}. Charlemagne Roy de France, & fondateur d'un
nouvel Empire, travailla aussi à l'embellissement de sa
Langue qu'il réduisit sous de certaines regles, &
dont il compose luy-mesme une Grammaire. Ainsi les
contestations qui naissent au sujet des mots & des
façons de parler qu'on employe dans le Discours,
naissent souvent entre les personnes de la premiere
qualité & du plus bel esprit, lesquelles ont
tousjours eu plus de soin que les autres de parler
correctement. Nous avons un exemple celebre d'une dispute de
cette nature arrivée dans l'ancienne Rome entre les
premiers Citoyens de cette Ville maistresse de l'Univers. Le
Grand Pompée ayant fait construire le Temple de la
Victoire, voulut mettre une inscription sur le frontispice,
pour marquer qu'il avoit achevé ce bastiment durant son
Troisiéme Consulat, mais il fut en doute s'il falloit
mettre Consul Tertio, ou Consul Tertium; & dans cette
incertitude il consulta les plus habiles de Rome, & Ciceron
mesme, qui ayant peine aussi à se déterminer luy
conseilla de n'escrire que les quatre premieres Lettres Tert.
afin que le Lecteur achevast de prononcer le reste comme il
voudroit. Mais Pompée eluda encore la difficulté
d'une autre maniere en faisant mettre ce mot en Lettres
numerales Consul III. & Aulugelle qui nous a
conservé cette petite histoire asseure qu'il a veu le
marbre mesme. Ce qui prouve clairement que les difficultez
Grammaticales arrestent quelquefois les plus grands esprits,
& ne sont pas indignes de leur application. Quand on voudra
donc entrer dans ces considerations, on sçaura
peut-estre gré à l'Académie d'avoir
prevenu la pluspart des Doutes qui peuvent naistre touchant
l'usage de nostre Langue en prenant le soin de ramasser
ensemble tout ce qui regarde cette matiere, & en le faisant
avec assez d'exactitude pour avoir lieu de croire que ce
travail ne sera pas inutile presentement, & sera encore
plus utile à la Posterité.
L'Académie auroit souhaité de pouvoir satisfaire
plustost l'impatience que le Public a tesmoignée de voir
ce Dictionnaire achevé; Mais on comprenda
aisément qu'il n'a pas esté en son pouvoir de
faire une plus grande diligence, si on fait reflexion sur les
divers accidens tant publics que particuliers qui ont
traversé les premieres années de son
establissement, & sur la maniere dont elle a esté
obligée de travailler.
Ses Lettres de Creation quoy qu'expediées en 1635. ne
furent enregistrées au Parlement qu'au mois de Juillet
de l'année 1637. ce qui la tenoit comme en suspens,
& rendoit en quelque sorte son estat douteux. Le Cardinal
de Richelieu mourut peu de temps aprés. La passion que
ce grand Ministre avoit pour les Sciences & pour les belles
Lettres qu'il mettoit au nombre des principaux ornemens d'un
Estat, & son affection particuliere pour cette Compagnie
qu'il regardoit comme son ouvrage, l'avoient fait resoudre de
luy faire bastir une Maison pour y tenir ses Conferences. Mais
les dernieres années de sa vie ne furent pas assez
tranquilles pour luy permettre d'executer sa resolution, &
de donner en cela des marques de cette Magnificence qui se
mesloit à tous ses desseins. Ainsi l'Académie
n'ayant point de lieu fixe ne s'assembloit que rarement dans
les maisons de quelques particuliers de son Corps. Cela dura
jusqu'à ce que Monsieur le Chancelier Seguier, qui
estoit de l'Académie, lorsque Monsieur le Cardinal en
estoit Protecteur, luy succeda en cette qualité. Il
offrit alors sa maison à la Compagnie, qui
commença à s'y assembler une apresdinée de
chaque semaine. Les exercices des Académiciens,
n'avoient pas même esté bien reglez dans les
commencemens. Ils s'occuperent d'abord à faire des
discours d'Eloquence qu'ils apportoient tour à tour,
& qui n'avoient aucune relation au Dictionnaire. M. de
Vaugelas qui s'estoit chargé d'y donner la premiere
forme y travailla veritablement, & en fit les deux
premieres Lettres; Mais son travail n'estant point dans la
methode qu'on a suivie depuis, il fallut recommencer
aprés sa mort ce qu'il avoit fait pour conserver
l'uniformité du plan que l'Académie avoit
arresté. Monsieur le Chancelier s'estant trouvé
absent de la Cour dans ce temps-là, &plusieurs
Académiciens qui avoient pour luy un attachement
particulier l'ayant accompagné, l'ouvrage
avançoit fort peu. Cette interruption dura jusqu'en
l'année 1651. que Monsieur le Chancelier revint à
Paris, où il fut receu avec un applaudissement
universel. Ce fut luy-mesme qui proposa à
l'Académie de s'assembler deux fois la semaine, pour
haster le travail du Dictionnaire qui n'en estoit encore
qu'à la moitié de la troisiéme Lettre,
& ainsi on peut dire que c'est seulement depuis
l'année 1651. que l'on y a travaillé
serieusement. La premiere composition en fust achevée
vers le temps de la mort de Monsieur le Chancelier, qui arriva
le premier jour de l'année 1673. Ce fut alors que le Roy
ayant bien voulu se declarer le Protecteur de
l'Académie, & luy donner dans le Louvre
l'appartement où elle tient ses assemblées, elle
se vit élever au comble du bonheur dont elle jouït
presentement. Elle a depuis travaillé regulierement
trois fois la semaine deux heures par chaque seance, & elle
ne s'est occupée à autre chose qu'à revoir
ce qui avoit esté fait. Ce second travail n'a pas moins
cousté de temps à l'Académie que le
premier, & cela ne se peut pas faire autrement, à
cause de la maniere de travailler des Compagnies en general
& de l'Académie en particulier, où tous ceux
qui la composent disent successivement leur avis sur chaque mot
& ou la diversité des opinions apporte
necessairement de grands retardemens. La celebre
Académie de Florence connuë sous le nom della
Crusca en est une preuve convaincante. Elle a employé
quarante ans à composer le Dictionnaire dont elle a
enrichi la Langue Italienne & plus encore à
l'augmenter & à le perfectionner, ce qui l'a mis en
Estat de servir de regle pour toutes les difficultez de cette
Langue. Et c'est en cela que la lenteur du travail d'une
Compagnie est avantageusement recompensée par
l'authorité de ses Décisions.
Monsieur Colbert qui estoit de l'Académie, & qui
desiroit fort de voir le Dictionnaire achevé, estant
persuadé comme l'ont esté les plus sages
Politiques, que ce qui sert à former l'Eloquence
contribuë beaucoup à la gloire d'une Nation; Peu de
temps aprés qu'il eut esté receu dans cette
Compagnie, il y vint sans qu'on l'y attendist, pour estre
tesmoin de la maniere dont on travailloit. Il y arrive lors
qu'on revoyoit le mot, AMY, & comme il falloit avant toutes
choses regler la définition de ce mot, il vit combien il
s'esleva de difficultez avant que d'en convenir. On demanda si
le mot d'AMY supposoit une Amitié reciproque;
c'est-à-dire, si un homme pouvoit estre appellé
l'AMY d'un autre qui n'auroit pas les mesmes sentimens pour
luy. Cette question qui est plus de Morale que de Grammaire,
& que neanmoins on doit resoudre avant que de definir le
mot, occupa l'Académie assez long-temps. Il fallut que
chacun dist son avis; & enfin la définition de ce
mot fut arrestée comme elle est presentement
imprimée dans le Dictionnaire. On y adjousta les
Epithetes qui se joignent naturellement à ce mot, &
ensuite on examina les Phrases & les Proverbes où il
s'employe. Monsieur Colbert qui assista à toute la
seance, & qui avoit veu l'Attention & l'Exactitude que
l'Académie apportoit à la composition de ce
Dictionnaire, dit en se levant, qu'il estoit convaincu, qu'elle
ne l'avoit pas pu faire plus promptement, & son tesmoignage
doit estre d'autant plus consideré, qu'on sçait
que jamais homme dans sa place, n'a esté plus laborieux
ny plus diligent.
Cependant quelque soin que l'Académie ait apporté
à ce travail, il est bien difficile qu'il ne luy soit
eschappé quelques fautes; Mais comme elle ne s'en est
chargée que dans la pensée de contribuër
à la Perfection de la Langue, elle recevra avec plaisir
tous les avis qu'on voudra bien luy donner, & s'en servira
dans les Editions suivantes de ce Dictionnaire, afin de le
rendre plus utile & de respondre plus dignement à
l'attente du Public.
L'Académie n'ayant pas jugé à propos de
donner place dans son Dictionnaire aux termes particulierement
attachez aux Sciences &aux Arts pour les raisons qui ont
esté dites, quelques Académiciens ont creu qu'ils
feroient un ouvrage utile & agreable d'en composer un
Dictionnaire à part: Et comme ils l'ont fait avec
beaucoup de soin, il y a lieu de croire que le Public sera
content de leur travail.
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la deuxième édition (1718)
PREFACE.
- Ce n'est pas avoir une idée parfaite d'un
Dictionnaire, que de ne concevoir sous ce nom qu'un
Recuëil de tous les mots d'une Langue avec leur simple
explication.
Il est vray que chaque Langue a ses mots qui luy sont propres,
& quelquefois mesme de certaines pensées tellement
attachées à ces mots, qu'il est impossible de
bien exprimer ces mesmes pensées dans une autre Langue,
& c'est ce qui est cause qu'il y a si peu de bonnes
Traductions.
Mais il est vray aussi qu'il n'y a presque aucun mot qui ne
change de valeur & de signification, selon les differentes
manieres dont il est employé: c'est pour cela qu'il est
si difficile d'apprendre passablement une Langue qui nous est
estrangere, & mesme de sçavoir parfaitement celle
qui est naturelle.
Il ne suffit donc pas qu'un Dictionnaire contienne tous les
mots d'une Langue & leur explication: il doit encore sur
chaque mot en particulier en faire sentir tous les divers
usages, déterminer s'il est du stile soustenu, ou du
stile familier; si on l'employe en escrivant, ou s'il n'est que
de la conversation; si les gens polis s'en servent, ou s'il
n'est que dans la bouche du Peuple: enfin il doit
suppléer autant qu'il est possible à tout ce
qu'on ne pourroit acquerir qu'avec beaucoup de peine par la
lecture d'un grand nombre de Livres, & par le sejour de
plusieurs années dans le Pays dont on veut apprendre la
Langue.
C'est ce que l'Académie Françoise a tousjours eu
en veuë depuis qu'elle a commencé à
travailler à son Dictionnaire, & c'est ce qui
paroistra encore plus particulierement dans cette nouvelle
Edition.
Les Estrangers qui aiment nostre Langue, & qui se font un
honneur de la sçavoir, verront qu'on n'a rien
négligé de tout ce qui peut diminuer la peine
qu'ils avoient à l'apprendre, & ceux des
François qui la sçavent le mieux, ne laisseront
pas d'y trouver des Décisions utiles sur plusieurs
difficultez qui les embarrassent quelquefois en parlant &
en escrivant.
Il y a donc lieu d'esperer que cette nouvelle Edition ne sera
pas receuë moins favorablement que celle qui fut
publiée en 1694. mais ceux qui voudront les comparer,
connoistront aisément combien celle-cy est differente de
la premiere.
On en a changé toute la forme, on y a adjousté
beaucoup de mots, on a retouché & esclairci presque
toutes les Définitions, & l'on peut dire que ce que
l'on donne aujourd'hui au Public, est plustost un Dictionnaire
nouveau qu'une nouvelle Edition de l'ancien.
Ainsi il ne faut pas s'estonner que ce travail ait
occupé durant tant d'années les séances de
l'Académie; & quoiqu'on ne puisse bien juger de tout
le temps qu'il a deu couster, à moins que d'y avoir
esté employé soy-mesme, les personnes
raisonnables sentiront assez que rien ne convenoit moins
à un Ouvrage de cette nature, que d'estre fait avec
rapidité.
Si quelque chose peut contribuer à mettre un
Dictionnaire dans toute la perfection dont il est susceptible,
c'est d'y travailler avec cette lenteur tant recommandée
par les Anciens; lenteur qui n'exclud point la diligence, mais
qui est absolument necessaire pour tout ce qui demande de
l'exactitude & de la precision.
La premiere Edition avoit esté disposée par
Racines, c'est-à-dire, en rangeant tous les mots derivez
ou composez après les mots dont ils descendent; mais cet
ordre qui dans la speculation avoit esté jugé le
plus instructif, s'est trouvé très incommode dans
la pratique.
Il est aisé de se représenter l'impatience d'un
Lecteur, qui après avoir cherché un mot dont il a
besoin, Absoudre par exemple, au commencement du premier
Volume, où naturellement il doit estre, y trouve pour
toute instruction qu'il faut aller à la fin du second
Volume chercher le mot Soudre, dont il n'a pas besoin, mais qui
est le primitif de celui qu'il cherche. Dans cette nouvelle
Edition les mots ont esté rangez avec un très
grand soin dans l'ordre de l'alphabet; en sorte qu'il n'y en a
point que l'on ne trouve d'abord, et sans aucune peine.
On a eu aussi une attention particuliere à expliquer,
à déterminer, et à bien faire sentir la
veritable signification de chaque mot par des
Définitions exactes & par des Exemples:
c'est-là peut-estre ce qu'il y a de plus important dans
un Dictionnaire; mais c'est aussi ce qu'il y a de plus
difficile à bien executer.
En effet rien n'est plus penible que d'avoir à
déterminer sur un mesme mot les idées diverses
& souvent tout opposées, qu'il doit exciter en nous,
suivant les differentes manieres dont il peut estre lié
avec tous les autres mots de la mesme Langue.
Mais cette difficulté ne peut estre connuë, ni
mesme sentie que par ceux qui se sont appliquez à la
surmonter: on en jugera par cet exemple, Bon est un des mots
les plus communs et les plus courts de nostre Langue; il n'y a
personne qui en l'entendant prononcer, ne s'imagine que c'est
aussi le plus simple, & que l'on en penetre d'abord la
signification dans toute son estenduë, sans qu'il soit
besoin de le définir, ni mesme d'en donner des Exemples:
mais si l' on consulte le Dictionnaire, on sera tout
estonné de voir qu'il a soixante &quatorze
significations toutes differentes: C'est un Eloge quand il est
placé avec de certains mots, comme bon Homme, bon Mari,
bon Peintre: c'est un terme de Dénigrement, quand il est
joint avec d'autres, & quelquefois avec les mesmes, comme
bon homme, bon idiot, bon badaut: c'en est un de mépris
outré, &d'indignation très amere, lorsqu'on
le joint avec d'autres, comme bon coquin, bon insolent, bon
scelerat, & ainsi du reste: cependant il est certain qu'on
ne peut pas se flater de sçavoir une Langue ni mesme de
l'entendre passablement, si l'on n'est instruit de toutes ces
differentes significations; & il n'y a aucun Dictionnaire
de Langues mortes ni de Langues vivantes, où ce
détail si necessaire soit expliqué avec tant de
soin &d'exactitude qu'il l'est dans celui-ci.
L'Académie n'a pas crû en devoir exclurre certains
mots, à qui la bizarrerie de l'usage, & peut-estre
celle de nos moeurs a donné cours depuis quelques
années, comme par exemple; falbala, fichu,
battant-l'oeil, ratafia, sabler, & un grand nombre
d'autres. Dès qu'un mot s'est une fois introduit dans
nostre Langue, il a sa place acquise dans le Dictionnaire,
& il seroit souvent plus aisé de se passer de la
chose qu'il signifie, que du mot qu'on a inventé pour la
signifier, quelque bizarre qu'il paroisse.
Il semble en effet qu'il y ait entre les mots d'une Langue, une
espece d'égalité comme entre les Citoyens d'une
Republique, ils joüissent des mesmes privileges, &
sont gouvernez par les mesmes loix; et comme le General
d'Armée & le Magistrat ne sont pas plus Citoyens que
le simple Soldat, ou le plus vil Artisan, nonobstant la
difference de leurs emplois; de mesme les mots de Justice &
de Valeur, ne sont pas plus des mots François ni plus
François, quoiqu'ils representent les premieres de
toutes les vertus, que ceux qui vent destinez à
representer les choses les plus abjectes & les plus
méprisables.
On a mis après chaque verbe le participe qui en est
formé, &on s'est contenté de marquer qu'il a
les significations de son verbe sans en donner d'exemple; mais
quand il a quelqu'autre usage ou un sens moins estendu, on a eu
soin de le remarquer. Les Participes passifs ont les deux
genres, & se déclinent comme les autres noms
aimé aimée. Il n'en est pas de mesme des
Participes actifs qui n'ont point de genre & qui sont
indéclinables: on appelle Participes actifs ceux qui se
terminent en ant, comme changeant, donnant, faisant; &
parce que ces participes ont tousjours le mesme sens & le
mesme regime que leurs Verbes, on a cru qu'il n'estoit pas
nécessaire d'en faire mention. Ces mesmes Participes
actifs tiennent aussi lieu de Gerondifs quand ils sont
construits avec la Particule En, En donnant on se fait honneur.
Ils font aussi la mesme fonction sans cette Particule, Il luy
dit changeant de discours. Enfin ces Participes deviennent
aussi adjectifs verbaux, & alors ils ont les deux genres,
& se construisent selon le nombre & le genre du
Substantif auquel ils sont joints. II y a des esprits
changeants, des couleurs changeantes, & quand ces sortes de
mots se trouvent dans le Dictionnaire avec les deux genres, ils
y sont mis non pas comme Participes actifs, mais comme
Adjectifs verbaux; ainsi le mot changeant n'est point dans le
Dictionnaire comme Participe actif, mais comme Adjectif verbal,
changeant, changeante; & cela suffit pour faire entendre la
nature de ces mots, & quelle a esté la conduite de
l'Académie à cet esgard: on n'a pas jugé
à propos de marquer le reduplicatif de chaque Verbe,
quand il ne signifie que la mesme action reiterée, comme
reparler, à l'esgard de parler; mais quand le
reduplicatif a un autre sens comme le verbe representer,
à l'esgard de presenter, on lui a donné une place
particuliere.
Par la mesme raison, dans certains mots composez de deux mots,
on n'a marqué que ceux où les differents mots qui
les composent changent de signification, comme garde-robe.
En general il y a plusieurs sortes de Verbes, le Verbe Actif,
le Verbe Passif, le Verbe Neutre, & le Verbe Neutre Passif:
à proprement parler il n'y a point de Verbe Passif dans
nostre langue, mais pour s'accommoder au langage des anciens
Grammairiens, on appelle Verbe Passif, le Verbe composé
de l'auxiliaire estre, & du Participe Passif, aimer est
l'Actif, & estre aimé est le Passif, ou tient lieu
de Passif.
Le Verbe Neutre est celui qui n'a aucun regime, comme partir,
dormir, veiller, tascher, exceller, marcher.
Et le Verbe Neutre Passif est celui qui se construit avec le
Pronom personnel sans le regir, ou qui n'exerce son regime que
sur le mesme Pronom qui le regit, comme se repentir, se
souvenir, je me repens, je me souviens; car on ne dit point, je
repens moy, je souviens moy.
Il y a une autre nature de Verbes que le Dictionnaire de
l'Académie a compris dans le nombre des Verbes Neutres
Passifs, parce-qu'ils se construisent de mesme avec le Pronom
personnel, avec cette différence que le Pronom personnel
est regi par le Verbe. Se promener, s'establir, s'appliquer,
&c.
Dans ces Verbes, le Pronom Se est un veritable Accusatif regi
par le Verbe. L'Académie ne les a pourtant pas
distinguez des veritables Neutres Passifs, parce qu'ils ont la
mesme construction, & qu'on ne peut pas dire, Je promene
moy, j'estably moy, j'applique moy.
Dans le Traité de la Grammaire, on examinera les raisons
des Grammairiens modernes, qui veulent les distinguer, &
qui prétendent donner des Verbes Neutres Passifs une
idée differente de celle qu'en donne
l'Académie.
Pour ce qui est des termes d'Art, l'Académie a cru ne
devoir admettre dans son Dictionnaire que ceux qui sont
extremement connus & d'un grand usage, à moins
qu'ils ne soient amenez par le mesme mot de la langue, qui a
dans la langue une signification differente; par exemple,
à la suite du mot travail, qui signifie labeur, peine,
&c. on trouve travail, qui signifie, une machine qui sert
aux Maréchaux pour contenir les chevaux difficiles
à ferrer.
Quant à l'Orthographe, l'Académie dans cette
nouvelle édition, comme dans la précedente, a
suivi en beaucoup de mots l'ancienne maniere d'escrire, mais
sans prendre aucun parti dans la dispute qui dure depuis si
long-temps sur cette matiere.
Il est certain que l'ancienne maniere d'escrire estoit
fondée en raison, mais l'usage, qui en matiere de langue
est plus fort que la raison, introduit peu à peu une
maniere d'escrire toute nouvelle, l'ancienne nous eschape tous
les jours, & comme il ne faut point se presser de la
rejetter, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts
pour la retenir.
Elle a pourtant encore des partisans rigides qui soustiennent
qu'elle est absolument nécessaire pour conserver
l'analogie &l'étimologie.
Mais comme l'analogie & l'étimologie ne sont que des
rapports qu'on a observez, & quelquefois mesme imaginez
entre les mots d'une langue desja faite & ceux d'une autre,
ils peuvent bien fournir matiere à quelques observations
curieuses, & plus souvent encore à des disputes
inutiles; mais ils ne déterminent pas tousjours la
veritable signification d'un mot, parce qu'elle ne despend que
de l'usage. Rien n'est en effet plus commun que de voir des
mots qui passent tout entiers d'une langue dans une autre, sans
rien conserver de leur premiere signification: mais s'il n'est
pas raisonnable de vouloir dans certains mots retenir les
lettres que l'usage en a bannies, il l'est encore moins de
vouloir en bannir par avance celles qu'il y tolere encore.
Tout ce que l'Académie a cru devoir faire au sujet des
lettres, dont les unes se prononcent, les autres ne se
prononcent pas, c'est que quand une lettre se prononce
ordinairement dans les mots où elle se trouve, on a
remarqué ceux où elle ne se prononce pas; &
au contraire, comme l's ne se prononce pas dans le plus grand
nombre des mots où elle est jointe avec un autre
consonne, comme hospital; on a marqué ceux où
elle se prononce, comme hospitalité, & cela a paru
plus convenable que d'entreprendre une reformation
d'ortographe: car on auroit beau dire aux hommes qu'il leur
sera plus commode de retrancher un grand nombre de lettres
inutiles, & d'en substituer d'autres qui exprimeront plus
exactement la prononciation, leurs yeux & leurs oreilles
sont accoustumez à un certain arangement de lettres,
& à de certains sons attachez à cet
arrangement. Il ne faut pas compter qu'une habitude de cette
nature puisse se destruire par des raisonnemens ni par des
methodes, & le peu de succès de toutes celles qu'on
a proposées jusqu'à present ne doit pas donner
envie d'en inventer de nouvelles.
Le plus seur est de s'en rapporter à l'usage, qui,
à la vérité, ne connoist pas tousjours les
methodes ni les regles; mais qui n'est pas aussi tousjours si
déraisonnable qu'on se l'imagine. Souvent l'ignorance
& la corruption introduisent des manieres d'escrire; mais
souvent c'est la commodité qui les establit. L'usage
n'est autre chose que le consentement tacite des hommes qui se
trouvent determinez à une chose plustost qu'à une
autre, par des causes souvent inconnuës, mais qui n'en
sont pas moins réelles: ainsi quand les Romains ont
cessé de prononcer fircus, pour dire un bouc, foedus
pour dire un chevreau, & qu'ils en ont fait hircus &
hoedus; comme de fuzer & de fermosura, les Castillans ont
fait hazer & hermosura on ne peut pas douter qu'ils n'y
aïent esté déterminez, quoique peut-estre
sans s'en appercevoir, par la douceur & par la
facilité de cette derniere prononciation. La mesme chose
nous est arrivée, sans doute, à l'esgard de
pourroient & de feroient, j'envoyerai, Laon, Paon, & de
tant d'autres mots que nous avons cessé de prononcer
comme les prononçoient nos peres, quoique nous les
escrivions encore comme eux. Peut-estre ne seroit-il pas
impossible de trouver aussi seurement la raison des changements
qui arrivent tous les jours dans les Langues vivantes, soit par
rapport à l'orthographe, ou à la maniere de
prononcer; soit mesme par rapport à la signification des
mots; mais ce seroit un travail inutile: & comme dit
Quintilien, il y a des choses si frivoles dans certaines
parties de la Grammaire, qu'un Grammairien sage doit se faire
un merite de les ignorer.
Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la troisième édition (1740)
PRÉFACE.
- S'IL y a quelque ouvrage qui demande d'être
éxécuté par une Compagnie, c'est le
Dictionnaire d'une Langue vivante. Comme il doit donner
l'explication des sens différens des mots qui sont en
usage, il faut que ceux qui entreprennent d'y travailler, ayent
une multitude & une variété de connoissances,
qu'il est comme impossible de trouver rassemblées dans
une même personne. L'Académie a donc pensé
dans tous les temps, que le plus grand service qu'elle fut
capable de rendre au Public, c'étoit de composer &
de perfectionner un Dictionnaire de la Langue Françoise.
Elle s'en est occupée sans discontinuation depuis son
Etablissement, & toutes les personnes qui ont
été successivement Membres de la Compagnie, ont
eu part à cet Ouvrage. Les Poëtes, les Orateurs
& les autres Ecrivains célèbres qui ont
vécu dans le dix-septième siècle &
dans le dix-huitième, temps où les Lettres
Françoises ont fleuri davantage & donné les
meilleurs fruits, en sont les Auteurs.
Il ne sera point hors de propos de tracer ici un crayon du plan
que l'Académie s'est proposé de suivre dans tous
les temps où elle a travaillé soit à la
composition, soit à la perfection de son Dictionnaire;
quoique ce dessin oblige à redire plusieurs choses qui
ont été dites déja dans les
Préfaces des deux Editions précédentes:
mais il vaut mieux les répéter, que de les
laisser ignorer à ceux qui n'ont point lu ces
Préfaces.
En premier lieu, l'Académie a toûjours cru qu'elle
devoit se restraindre à la Langue commune, telle qu'on
la parle dans le monde, & telle que nos Poëtes &
nos Orateurs l'emploient. Ainsi nous n'avons pas fait entrer
dans le Dictionnaire tous les mots dont on ne se sert plus,
& qu'on ne trouve aujourd'hui que dans les Auteurs qui ont
écrit avant la fin du seizième siècle. Si
l'on y a placé ceux de ces mots qui peuvent être
encore de quelque usage, ce n'est qu'en les qualifiant de
termes vieux, ou de termes qui vieillissent. On a cru devoir
garder ce tempérament dans un Livre destiné non
seulement à marquer la signification des mots qui sont
usitez présentement, mais aussi à faire entendre
plusieurs termes anciens qui se rencontrent dans des livres
qu'on lit encore tous les jours, malgré les changemens
survenus dans la Langue depuis qu'ils sont écrits.
A l'égard des expressions de la Langue commune qui
paroissent affectées à un certain genre de style,
on a eu soin de dire auquel elles sont propres; si c'est au
style poëtique, au style soûtenu, ou bien au style
familier. Comme les honnêtes gens évitent de se
servir des termes que dicte l'emportement ou qui blessent la
pudeur, on les a exclus du Dictionnaire. L'Académie a
jugé encore à propos de n'y faire entrer que ceux
des termes d'art & de science que l'usage a introduits dans
la Langue commune, ou ceux qui sont amenez par quelque mot de
cette même Langue. Ainsi à la suite de Parabole,
qui signifie une Allégorie sous laquelle on cache
quelque vérité importante, on trouvera Parabole,
terme de Géometrie & qui signifie une certaine ligne
courbe.
Avant que de définir un mot, on a donné presque
toûjours ses synonymes, ou les mots qui paroissent
signifier la même chose. On croit néanmoins devoir
avertir que les synonymes répondent rarement avec
précision au sens du terme dont ils sont réputez
synonymes, & que ces mots ne doivent pas être
employez indistinctement.
Après les synonymes vient la définition du mot.
Pour achever d'en expliquer la signification, on ajoûte
les éxemples les plus propres à bien faire
comprendre quel est son vrai sens, & avec quels autres
termes il se plaît, pour ainsi dire, à être
joint. Des phrases composées exprès pour rendre
sensible toute l'énergie d'un mot, & pour marquer de
quelle manière il veut être employé,
donnent une idée plus nette & plus précise de
la juste étendue de sa signification, que des phrases
tirées de nos bons Auteurs, qui n'ont pas eu
ordinairement une pareille vûe en écrivant.
Voilà une des raisons qui ont porté
l'Académie à ne point emprunter ses
éxemples des livres imprimez.
On n'a point négligé de rapporter les sens
métaphoriques que certains mots reçoivent
quelquefois en vertu d'un usage établi; mais on n'a pas
fait mention des sens figurez que les Poëtes & les
Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne sont
point autorisez par un usage reçû. Ces sortes de
Figures appartiennent à ceux qui les hasardent, &
non pas à la Langue.
Après chaque verbe, on trouve son participe passif.
Quand il ne s'emploie pas en d'autres sens que celui du verbe
dont il est le participe, le Dictionnaire se contente de
marquer: qu'Il a les significations de son verbe, sans en
donner d'éxemples. Mais lorsque ce participe a quelque
autre usage, comme Dénaturé par rapport à
Dénaturer, ou quand son sens est moins étendu que
celui du verbe, le Dictionnaire a soin d'en instruire.
Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de
rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce
réduplicatif ne signifie que la
réitération de la même action, comme
Reparler, qui ne veut dire, que Parler une seconde fois. Mais
lorsqu'un verbe qui n'est que réduplicatif dans un sens,
a un autre sens dans lequel il ne l'est point, comme Redire qui
signifie souvent autre chose que Dire une seconde fois, on lui
donne place dans son rang alphabétique.
Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve
écrit de deux manières différentes,
malgré l'attention qu'on a eue à prévenir
cet inconvénient, l'Académie déclare, que
la seule manière qu'elle aprouve, est celle dont le mot
est écrit en lettres Capitales, au commencement de son
article.
Comme elle auroit été obligée d'entrer
dans des détails très-longs, si en faveur des
Etrangers, elle avoit voulu donner les règles de la
prononciation, elle a jugé qu'il lui convenoit de s'en
dispenser. Véritablement, quiconque veut savoir la
prononciation d'une Langue étrangère, doit
l'apprendre dans le commerce de ceux dont elle est la Langue
naturelle. Toute autre voie égare trop souvent. Nous ne
laissons pas de marquer quelles sont les diverses
prononciations des vingt-trois lettres de l'Alphabet
François, & même quelle est la prononciation
de certains mots, lorsqu'elle est éloignée de la
manière de les écrire. Nous avertissons par
éxemple, qu'on prononce Cangrène, quoiqu'on
écrive Gangrène, & Pan, quoiqu'on
écrive Paon.
Quand l'Académie travailloit à la premiére
Edition de son Dictionnaire, laquelle parut en mil six cent
quatre-vingt-quatorze, nos Prédécesseurs crurent
qu'il seroit instructif d'y ranger les mots par racines,
c'est-à-dire, de placer tous les mots dérivez ou
composez, à la suite du mot primitif dont ils viennent,
soit que ce primitif ait son origine dans la Langue
Françoise, soit qu'il la tire du Latin, ou de quelque
autre Langue. On crut encore devoir s'attacher à
l'orthographe qui pour lors étoit
généralement reçûe, & qui
servoit à faire reconnoître l'étymologie
des mots.
La seconde Edition du Dictionnaire parut en mil sept cent
dix-huit, mais sous une forme si différente de la
première, qu'on peut dire qu'alors l'Académie
donna plustôt un Dictionnaire nouveau, qu'une nouvelle
Edition de l'ancien. On vient de voir par quelle raison les
mots y avoient été rangez par racines: mais cet
ordre qui dans la spéculation avoit paru le plus
convenable, se trouva d'un usage fort incommode. Les mots
furent donc rangez dans la nouvelle Edition suivant leur ordre
alphabétique, ensorte qu'il n'y en eut plus aucun, qu'on
ne put trouver d'abord & sans peine: mais l'on y suivit
à peu près l'orthographe de la première
Edition.
Les changemens faits dans la troisième que nous donnons
aujourd'hui, sont d'une autre nature, mais ils ne sont
guère moins importans. Nous y avons perfectionné
les définitions des mots, & nous avons
tâché de marquer encore plus
précisément l'étendue de leur
signification, en ajoûtant de nouveaux éxemples.
Quant à l'ordre alphabétique, il y a
été observé comme dans la
précédente; & si quelques mots ont
changé de place, c'est que la manière de les
écrire ayant été changée, il
étoit devenu nécessaire de les tirer du rang
où ils étoient, pour les mettre dans un autre. La
profession que l'Académie a toûjours faite de se
conformer à l'usage universellement reçû,
soit dans la manière d'écrire les mots, soit en
les qualifiant, l'a forcée d'admettre des changemens que
le Public avoit faits.
On entreprendroit en vain de l'assujétir à une
orthographe systématique, & dont les règles
fondées sur des principes invariables, demeurassent
toûjours les mêmes. L'usage qui en matière
de Langue, est plus fort que la raison, auroit bientôt
transgressé ces loix.
Il est comme impossible que dans une Langue vivante, la
prononciation des mots reste toûjours la même:
cependant le changement qui survient dans la prononciation d'un
terme, en opère un autre dans la manière de
l'écrire. Par éxemple, quelque tems après
avoir cessé de prononcer le B dans Obmettre, & le D
dans Adjoûter; on les a supprimez en écrivant. En
effet l'on ne pourroit apprendre qu'avec peine, à lire
les livres écrits dans sa Langue naturelle, si l'usage
ne changeoit pas quelque chose dans l'orthographe des mots dont
il a changé la prononciation. Toute variable qu'elle
est, elle ne laisse donc pas de donner en quelques rencontres,
la loi à l'orthographe. Il est vrai seulement que cela
n'arrive que par degrez. Voici quelle est, suivant les
apparences, la cause de la lenteur du progrès dont nous
parlons.
Dès qu'une nouvelle manière de prononcer un mot
s'est généralement établie, on est
obligé de se conformer en le prononçant, à
l'usage reçû dans le monde. On auroit l'air
antique; on s'exposeroit à de fréquens reproches,
si l'on s'obstinoit à conserver la prononciation qui a
vieilli. Il n'en est pas de même des changemens que
l'usage introduit dans l'orthographe. On peut garder l'ancienne
sans de grands inconvéniens, & les hommes faits ont
de la répugnance à changer quelque chose dans
celle qu'ils se sont formée dès leur
première jeunesse, soit sur les leçons d'un
maître plus âgé qu'eux, soit par la lecture
des livres imprimez depuis plusieurs années. D'ailleurs,
il leur en coûteroit une attention pénible pour
être toûjours conformes aux règles d'une
orthographe, qu'ils n'auroient adoptée que dans un
âge avancé. Ils prennent donc le parti de
conserver celle à laquelle ils sont accoûtumez;
& ils la gardent, quoique la génération qui
vient après eux, en suive déjà une
différente. Ce n'est qu'après qu'ils ne sont
plus, que les changemens dont nous parlons, & qu'ils
avoient refusé d'adopter, se trouvent
généralement reçûs.
D'autres motifs introduisent aussi divers changemens dans
l'orthographe. Si l'ignorance & la paresse mettent en vogue
quelquefois certaines manières d'écrire,
quelquefois c'est la raison qui les établit. On les
adopte, soit pour adoucir la prononciation de quelque mot, soit
afin de n'être pas réduit à se servir d'un
même caractère pour exprimer des sons
différens, ou de caractères différens,
pour exprimer le même son.
L'Académie s'est donc vûe contrainte à
faire dans cette nouvelle Edition, à son orthographe,
plusieurs changemens qu'elle n'avoit point jugé à
propos d'adopter, lorsqu'elle donna l'Edition
précédente. Il n'y a guère moins
d'inconvéniens dans la pratique, à retenir
obstinément l'ancienne orthographe, qu'à
l'abandonner légèrement pour suivre de nouvelles
manières d'écrire, qui ne font que commencer
à s'introduire. Si l'Académie avoit
persévéré dans sa première
résolution, les Etrangers & même les
François, auroient-ils pu se servir commodément
d'un Dictionnaire où plusieurs mots auroient
été écrits autrement qu'il ne le sont
communément aujourd'hui, &par conséquent
placez ailleurs que dans les endroits où l'on iroit
naturellement les chercher. L'on ne doit point en
matière de Langue, prévenir le Public, mais il
convient de le suivre, en se soûmettant, non pas à
l'usage qui commence, mais à l'usage
généralement reçû.
Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres
doubles qui ne se prononcent pas. Nous en avons
ôté le B, le D, l'H, & l'S inutiles. Dans les
mots où l'S marquoit l'allongement de la syllabe, nous
l'avons remplacée par un accent circonflêxe. Nous
avons encore mis un I simple à la place de l'Y, par-tout
où il ne tient pas la place d'un double I, ou ne sert
pas à conserver la trace de l'étymologie. Si l'on
ne trouve pas une entière uniformité dans ces
retranchemens; si nous avons laissé dans quelques mots
la lettre superflue que nous avons ôtée dans
d'autres, par éxemple, si nous avons conservé
dans Méchanique, l'H inutile que nous avons
ôtée de Monacal; c'est que l'usage le plus commun,
en ôtant l'H de Monacal, l'a laissée dans
Méchanique.
On a ajoûté dans cette Edition aux verbes
irréguliers, les temps de leurs conjugaisons qui sont en
usage, afin d'épargner à ceux qui se serviront du
Dictionnaire, la peine d'aller les chercher dans des
Grammaires.
Le Public ne manquera pas de remarquer qu'il se trouve dans la
nouvelle Edition, un bien plus grand nombre de termes d'art
& de science, que dans les deux précédentes.
Nous ne nous sommes pas écartez néanmoins de la
règle générale que nos
Prédécesseurs s'étoient prescrite, de
n'admettre que ceux des termes qui sont d'un usage si
général, qu'ils peuvent être regardez comme
faisant partie de la Langue commune, ou qui sont amenez par un
mot de cette Langue. Mais depuis environ soixante ans qu'il est
ordinaire d'écrire en Français sur les arts &
sur les sciences, plusieurs termes qui leur sont propres, &
qui n'étoient connus autrefois que d'un petit nombre de
personnes, ont passé dans la Langue commune. Auroit-il
été raisonnable de refuser place dans notre
Dictionnaire, à des mots qui sont aujourd'hui dans la
bouche de tout le monde?
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la quatrième édition (1762)
PRÉFACE.
- S'il y a quelque ouvrage qui doive être
exécuté par une Compagnie, c'est le Dictionnaire
d'une Langue vivante. Comme il doit donner l'explication des
différens sens des mots qui sont en usage, il faut que
ceux qui entreprennent d'y travailler, ayent une
variété de connoissances, qu'il est impossible de
trouver rassemblées dans une seule personne.
L'Académie a donc pensé dans tous les temps, que
sa principale occupation devoit être de composer un
Dictionnaire de la Langue Françoise. Elle s'en est
occupée sans discontinuation depuis son
établissement, & tous ceux qui ont été
successivement membres de la Compagnie, ont eu part à
cet Ouvrage; ainsi on peut dire qu'il a pour Auteurs les
Poëtes, les Orateurs, & la plupart des Ecrivains
célèbres du dix-septième siècle
& du dix-huitième, temps où les Lettres
Françoises ont eu le plus d'éclat.
Il est à propos de donner ici une idée du plan
que l'Académie a suivi dans tous les temps où
elle a travaillé, soit à la composition, soit
à la perfection de son Dictionnaire. L'exposition de ce
plan oblige à redire plusieurs choses qui ont
déjà été dites dans les
Préfaces des trois Editions précédentes:
mais il vaut mieux les répéter, que de les
laisser ignorer à ceux qui n'ont pas lu ces
Préfaces.
L'Académie a toujours cru qu'elle devoit se restraindre
à la Langue commune, telle qu'on la parle dans le monde,
& telle que nos Poëtes & nos Orateurs l'emploient.
Ainsi nous n'avons pas fait entrer dans le Dictionnaire tous
les mots dont on ne se sert plus, & qu'on ne trouve
aujourd'hui que dans les Auteurs qui ont écrit avant la
fin du seizième siècle. Si l'on y a placé
ceux de ces mots qui peuvent être encore de quelque
usage, ce n'est qu'en les qualifiant de termes vieux, ou qui
vieillissent. On a cru devoir garder ce tempérament dans
un Ouvrage destiné non-seulement à marquer la
signification des mots qui sont usités
présentement, mais aussi celle de plusieurs termes
anciens qui se rencontrent dans des Livres qu'on lit encore,
malgré les changemens survenus dans la Langue, depuis
qu'ils ont été écrits.
A l'égard des expressions de la Langue commune qui
paroissent affectées à un certain genre de style,
ou a eu soin de dire auquel elles sont propres; si c'est au
style poëtique, au style soutenu, au style familier,
&c.
Les sciences & les arts ayant été plus
cultivés & plus répandus depuis un
siècle qu'ils ne l'étoient auparavant, il est
ordinaire d'écrire en François sur ces
matières. En conséquence plusieurs termes qui
leur sont propres, & qui n'étoient autrefois connus
que d'un petit nombre de personnes, ont passé dans la
Langue commune. Auroit-il été raisonnable de
refuser place dans notre Dictionnaire à des mots qui
sont aujourd'hui d'un usage presque général? Nous
avons donc cru devoir admettre dans cette nouvelle Edition, les
termes élémentaires des sciences, des arts, &
même ceux des métiers, qu'un homme de lettres est
dans le cas de trouver dans des ouvrages où l'on ne
traite pas expressément des matières auxquelles
ces termes appartiennent.
Avant que de définir un mot, on a donné presque
toujours ses synonymes, c'est-à-dire, les mots qui
paroissent signifier la même chose. On croit
néanmoins devoir avertir que les synonymes ne
répondent pas avec précision au sens du terme
dont ils sont réputés synonymes, & que ces
mots ne doivent pas être employés
indistinctement.
Après les synonymes vient la définition du mot.
Pour achever d'en expliquer la signification, on ajoute les
exemples les plus propres à bien faire comprendre quel
est son vrai sens, & avec quels autres termes il peut
être joint. Des phrases composées exprès
pour rendre sensible toute la force d'un mot, & pour
marquer de quelle manière il doit être
employé, donnent une idée plus nette & plus
précise de la juste étendue de sa signification,
que des phrases tirées de nos bons Auteurs, qui n'ont
pas eu ordinairement une pareille vue en écrivant.
Voilà une des raisons qui ont porté
l'Académie à ne point emprunter ses exemples des
Livres imprimés.
On n'a point négligé de rapporter les sens
métaphoriques que certains mots reçoivent
quelquefois en vertu d'un usage établi; mais on n'a pas
fait mention des sens figurés que les Poëtes &
les Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne
sont point autorisés par un usage reçu. Ces
sortes de figures appartiennent à ceux qui les
hasardent, & non pas à la Langue.
Après chaque verbe, on trouve son participe. Quand il ne
s'emploie pas en d'autres sens que celui du verbe dont il est
le participe, le Dictionnaire n'ajoute rien. Mais lorsque ce
participe a quelque autre usage, comme Dénaturé
par rapport à Dénaturer, ou quand son sens est
plus ou moins étendu que celui du verbe, le Dictionnaire
en instruit.
Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de
rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce
réduplicatif ne signifie que la
réitération de la même action, comme
Reparler, qui ne veut dire que Parler une seconde fois. Mais
lorsqu'un verbe qui dans un sens est réduplicatif, a un
autre sens dans lequel il ne l'est point, comme Redire, qui
signifie souvent autre chose que Dire une seconde fois, on lui
donne place dans son rang alphabétique.
Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve
écrit de deux manières différentes,
malgré l'attention qu'on a eue à prévenir
cet inconvénient, l'Académie déclare que
la seule manière qu'elle adopte, est celle dont le mot
est écrit en lettres capitales au commencement de son
article.
Comme elle auroit été obligée d'entrer
dans des détails très-longs, si en faveur des
Etrangers elle avoit voulu donner les règles de la
prononciation, elle a jugé qu'il lui convenoit de s'en
dispenser. Quiconque veut savoir la prononciation d'une Langue
étrangère, doit l'apprendre dans le commerce de
ceux dont elle est la Langue naturelle. Toute autre voie
égare trop souvent. Nous ne laissons pas de marquer
quelles sont les diverses prononciations des lettres de
l'Alphabet François, & même quelle est la
prononciation de certains mots, lorsqu'elle s'éloigne
trop de la manière de les écrire. Nous
avertissons, par exemple, qu'on prononce Kiromancie, quoiqu'on
écrive Chiromancie; & Pan, quoiqu'on écrive
Paon.
Quand l'Académie travailloit à la première
Edition de son Dictionnaire, laquelle parut en mil six cent
quatre-vingt-quatorze, nos Prédécesseurs crurent
le rendre plus instructif en rangeant les mots par racines,
c'est-à-dire, en plaçant tous les mots
dérivés ou composés à la suite du
mot primitif dont ils viennent, soit que ce primitif ait son
origine dans la Langue Françoise, soit qu'il la tire du
Latin, ou de quelque autre Langue. On crut encore devoir
s'attacher à l'orthographe qui pour lors étoit
généralement reçue, & qui servoit
à faire reconnoître l'étymologie des
mots.
La seconde Edition du Dictionnaire parut en mil sept cent
dix-huit, mais sous forme si différente de la
première, qu'on peut dire qu'alors l'Académie
donna plutôt un Dictionnaire nouveau, qu'une nouvelle
Edition de l'ancien. On vient de voir par quelle raison les
mots y avoient été rangés par racines:
mais cet ordre, qui dans la spéculation avoit paru le
plus convenable, se trouva d'un usage fort incommode. Les mots
furent donc rangés dans la seconde Edition suivant leur
ordre alphabétique, en sorte qu'il n'y en eut plus aucun
qu'on ne pût trouver d'abord & sans peine: mais on y
suivit à peu près l'orthographe de la
première Edition.
Les changemens faits dans la troisième qui parut en mil
sept cent quarante, sont d'une autre nature, mais ils ne sont
guère moins importans. On y a perfectionné les
définitions des mots; on a tâché de marquer
encore plus précisément l'étendue de leur
signification, en ajoutant de nouveaux exemples; on a mis aux
verbes irréguliers les temps de leurs conjugaisons qui
sont en usage, afin d'épargner à ceux qui
consulteront le Dictionnaire, la peine d'aller les chercher
dans des Grammaires.
Nous nous sommes proposé les mêmes objets, &
nous avons tâché de les remplir dans la
quatrième Edition que nous donnons aujourd'hui; elle est
d'ailleurs augmentée d'un très-grand nombre de
mots qui appartiennent, soit à la Langue commune, soit
aux arts & aux sciences. De plus, l'Académie a fait
dans cette Edition un changement assez considérable, que
les gens de lettres demandent depuis long-temps. On a
séparé la voyelle I de la consonne J, la voyelle
U de la consonne V, en donnant à ces consonnes leur
véritable appellation; de manière que ces quatre
lettres qui ne formoient que deux classes dans les Editions
précédentes, en forment quatre dans celle-ci;
& que le nombre des lettres de l'Alphabet François
qui étoit de vingt-trois, est aujourd'hui de vingt-cinq.
Si le même ordre n'a pas été suivi dans
l'orthographe particulière de chaque mot, c'est qu'une
régularité plus scrupuleuse auroit pu embarrasser
quelques lecteurs, qui ne trouvant pas les mots où
l'habitude les auroit fait chercher, auroient supposé
des omissions. On est obligé de faire avec
ménagement les réformes les plus raisonnables. A
l'égard des autres lettres, on a observé dans
cette Edition le même ordre alphabétique que dans
la précédente; & si quelques mots ont
changé de place, c'est que la manière de les
écrire ayant changé, il étoit devenu
nécessaire de les tirer du rang où ils
étoient, pour les mettre dans un autre. La profession
que l'Académie a toujours faite de se conformer à
l'usage universellement reçu, soit dans la
manière d'écrire les mots, soit en les
qualifiant, l'a forcée d'admettre des changemens que le
Public avoit faits.
L'Académie n'ignore pas les défauts de notre
orthographe; mais on entreprendroit en vain d'assujettir la
Langue à une orthographe systématique, dont les
règles fondées sur des principes invariables,
demeurassent toujours les mêmes. L'usage qui, en
matière de Langue, est plus fort que la raison, auroit
bientôt transgressé ces lois.
Il est comme impossible que dans une Langue vivante la
prononciation des mots reste toujours la même: cependant
le changement qui survient dans la prononciation d'un terme, en
opère un autre dans la manière de
l'écrire, Par exemple, quelque temps après avoir
cessé de prononcer le B dans Obmettre, & le D dans
Adjoûter, on les a supprimés en écrivant.
En effet l'on ne pourroit apprendre qu'avec peine à lire
les Livres écrits dans sa Langue naturelle, si l'usage
ne changeoit pas quelque chose dans l'orthographe des mots dont
il a changé la prononciation. Toute variable qu'est la
prononciation, elle ne laisse donc pas de donner en quelques
rencontres la loi à l'orthographe. Il est vrai seulement
que cela n'arrive que par degrés. Voici quelle est,
suivant les apparences, la cause d'un progrès si
lent.
Dès qu'une nouvelle manière de prononcer un mot
s'est généralement établie, on est
obligée de se conformer à l'usage reçu. On
mériteroit des reproches, si l'on s'obstinoit à
conserver la prononciation qui a vieilli. Il n'en est pas de
même des changemens que l'usage introduit dans
l'orthographe. On peut garder l'ancienne sans de grands
inconvéniens, & les hommes faits ont de la
répugnance à changer quelque chose dans celle
qu'ils se sont formée dès leur première
jeunesse, soit sur les leçons d'un maître beaucoup
plus âgé qu'eux, soit par la lecture des Livres
imprimés depuis plusieurs années. D'ailleurs il
leur faudrait une attention pénible pour se conformer
toujours aux règles d'une orthographe qu'ils n'auroient
adoptée que dans un âge avancé. Ils
prennent donc le parti de conserver celle à laquelle ils
sont accoutumés, & ils la gardent, quoiqu'on en
suive déjà une différente. Ce n'est
qu'après qu'ils ne seront plus, que les changemens dont
nous parlons, & qu'ils avoient refusé d'adopter, se
trouveront généralement reçus.
D'autres raisons introduisent aussi divers changemens dans
l'orthographe. Si l'ignorance & la paresse mettent
quelquefois en vogue certaines manières d'écrire,
quelquefois c'est la raison qui les établit. On les
adopte, soit pour adoucir la prononciation de quelque mot, soit
afin de n'être pas réduit à se servir d'un
même caractère pour exprimer des sons
différens, ou de caractères différens pour
exprimer le même son.
L'Académie s'est donc vue contrainte à faire
à son orthographe plusieurs changemens qu'elle n'avoit
point jugé à propos d'adopter, lorsqu'elle donna
l'Edition précédente. Il n'y a guère moins
d'inconvéniens dans la pratique, à retenir
obstinément l'ancienne orthographe, qu'à
l'abandonner légèrement pour suivre de nouvelles
manières d'écrire, qui ne font que commencer
à s'introduire. Si l'Académie avoit
persévéré dans sa première
résolution, les Etrangers, & même les
François, auroient-ils pu se servir commodément
d'un Dictionnaire où plusieurs mots auroient
été écrits autrement qu'ils ne le sont
communément aujourd'hui, & par conséquent
placés ailleurs que dans les endroits où l'on
iroit naturellement les chercher? On ne doit point en
matière de Langue, prévenir le Public; mais il
convient de le suivre, en se soumettant, non pas à
l'usage qui commence, mais à l'usage
généralement établi.
Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres
doubles qui ne se prononcent point. Nous en avons
ôté les lettres B, D, H, S, qui étoient
inutiles. Dans les mots où la lettre S marquoit
l'allongement de la syllabe, nous l'avons remplacée par
un accent circonflèxe. Nous avons encore mis, comme dans
l'Edition précédente, un I simple à la
place de l'Y, par tout où il ne tient pas la place d'un
double I, ou ne sert pas à conserver la trace de
l'étymologie. Ainsi nous écrivons Foi, Loi, Roi,
&c. avec un I simple; Royaume, Moyen, Voyez, &c. avec
un Y, qui tient la place du double I; Physique, Synode, &c.
avec un Y, qui ne sert qu'à marquer l'étymologie.
Si l'on ne trouve pas une entière uniformité dans
ces retranchemens, si nous avons laissé dans quelques
mots la lettre superflue que nous avons ôtée dans
d'autres, c'est que l'usage le plus commun ne nous permettoit
pas de la supprimer.
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la cinquième édition (1798)
DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
- LA Révolution Françoise qui, dans sa marche,
devoit rencontrer tous les obstacles, devoit aussi donner dans
tous les excès. Les excès dont on doit le plus
gémir et rougir, ont été des actes: mais
ceux-là ont toujours été
précédés par des excès dans les
opinions.
Durant plusieurs années, tout ce qui n'est pas
entré dans la Révolution comme instrument et
comme acteur, a été regardé et
traité comme contre-révolutionnaire.
Il y avoit trois Académies en France, l'une
consacrée aux Sciences, l'autre, aux recherches sur
l'Antiquité, la troisième, à la Langue
Françoise, et au Goût. Toutes les trois ont
été accusées d'aristocratie, et
détruites comme des institutions royales,
nécessairement dévouées à la
puissance de leurs fondateurs.
Il falloit, je le crois, les détruire pour les
recréer sous d'autres formes: il falloit que la
République eût son Institut des Arts et des
Sciences, né avec sa Constitution, destiné, par
son origine même, à décorer la
Liberté, à la fortifier, à la propager
dans le monde comme la lumière. Mais il falloit surtout
être juste et vrai; et la vérité et la
justice ordonnoient de compter les trois Académies,
leurs travaux, leurs ouvrages, leurs influences, parmi les
causes qui ont le plus contribué à
préparer la Révolution, à donner à
la France le génie qui devoit la conduire à la
République.
L'Académie des Sciences, toujours occupée de la
nature et de ses lois, devoit nécessairement
découvrir, dans les mêmes recherches, la nature de
l'homme, ses droits et les lois de l'ordre social. L'exactitude
rigoureuse de la Langue des Mathématiques, devenoit,
pour toutes les Langues et pour toutes les connoissances
humaines, un modèle qui apprenoit à
éloigner de nous les erreurs, à rapprocher les
vérités.
L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fouillant
toujours dans les ruines de l'Antiquité, devoit y
trouver, partout, les monumens, les pensées, les lois,
les sentimens de ces Républiques de la Grèce et
de Rome, dont l'Histoire a été la plus
éloquente protestation du genre humain contre toutes les
espèces de tyrans et de tyrannies.
L'Académie Françoise ne sembloit appelée
ni à de si grands objets, ni à de si hautes
destinées: instituée, protégée par
des Ministres, par des Rois, dont les éloges revenoient
incessamment dans tous ses discours, on eût dit que
l'unique et servile objet de sa fondation étoit l'art de
cacher la bassesse de la flatterie sous les vains
agrémens de la parole.
Entre les trois Académies, l'Académie
Françoise, cependant, est celle qui a le plus
contribué au changement de l'esprit monarchique en
esprit républicain: en caressant les Rois, c'est elle
qui a le plus ébranlé le trône: ce
n'étoit pas le but qu'on lui avoit marqué, ni
celui qu'elle avoit; c'est celui qu'elle a rempli; et cette
influence a été l'effet nécessaire,
quoique très-imprévu, de plusieurs circonstances
de son institution.
Par un statut, ou par un usage, l'Académie
Françoise étoit composée
d'Hommes-de-Lettres, et de ce qu'on appeloit grands Seigneurs.
Ses Membres, égaux comme Académiciens, se
regardèrent bientôt égaux comme hommes: les
futiles illustrations de la naissance, de la faveur, des
décorations, s'évanouirent dans cette
égalité académique; l'illustration
réelle du talent sortit avec plus d'éclat et de
solennité.
Cette espèce de démocratie littéraire
étoit donc déjà, en petit, un exemple de
la grande démocratie politique.
L'Académie Françoise, plus que les deux autres
encore, donna un autre exemple très-contraire au
régime monarchique, et qui devoit lui être
très-fatal.
Les éloges publics prodigués aux Rois,
n'étoient accordés qu'à eux: on eût
dit que la louange, cette dette de la foiblesse, de
l'admiration et de la reconnoissance, ne devoit jamais
être payée par les Peuples qu'à la
divinité et à la royauté.
L'Académie Françoise, à leur
réception et à leur mort, loua publiquement et
solennellement ses Membres de tout ce qu'ils avoient
écrit de vrai, de tout ce qu'ils avoient fait de bien;
on entendit dans les mêmes pages, et souvent dans les
mêmes lignes, l'éloge de Fénelon et de
Racine à côté de celui de Louis XIV: les
talens et les vertus loués, comme la puissance,
commencèrent donc à être regardés
comme des grandeurs: en rapprochant les titres on les
comparoit; en les comparant, il étoit aisé de
voir quels étoient les plus légitimes et les plus
beaux.
L'Académie Françoise, dont les
panégyriques ont été les sujets de tant de
plaisanteries, ne les borne pas toujours à ses
Fondateurs et à ses Membres; elle appela tout ce qu'il y
avoit d'hommes éloquens dans la Nation à
célébrer ses grands Hommes: le Magistrat qui
avoit rendu la justice plus pure, les lois plus impartiales
entre le puissant et le foible; le Guerrier qui avoit
perfectionné l'art de rendre la victoire plus
éclatante en la rendant moins sanglante, l'art de
triompher par le génie plus que par la force; le
Ministre qui à coté du trône, avoit
travaillé pour la Nation, comme s'il avoit reçu
sa mission d'elle; le Poète qui, au milieu des
puissantes et douces émotions de la Scène, avoit
fait servir les jouissances d'un grand Peuple aux
progrès de sa raison et de sa morale; le Philosophe,
dont le génie avoit cherché les lois de
l'Univers, et trouvé quelques-unes des meilleures
règles que l'esprit humain peut suivre dans ses
recherches: tous ceux qui, dans tous les états et dans
tous les genres, avoient servi avec éclat, avoient
illustré et éclairé la Nation,
reçurent ses hommages dans les séances publiques
de l'Académie Françoise; ce qui n'eut d'abord
l'air que d'un concours d'éloquence, devint un
établissement vraiment politique et national: dans ces
discours, dont plusieurs offriront éternellement des
modèles à l'éloquence du patriotisme, tout
prit le ton simple et auguste de la Langue républicaine;
là, le nom de Roi étoit rarement prononcé;
le nom odieux de Sujet, ne l'étoit jamais. Placés
par les objets au milieu des plus grands intérêts
de la Nation, les Orateurs ne voyoient qu'elle, ne parloient
qu'à elle; et comme si, par un don de prophétie
accordé aux sublimes inspirations des talens, ils
voyoient déjà la République, en adressant
la parole aux François, déjà ils les
appeloient Citoyens.
Ces formes républicaines valurent à Thomas plus
d'une persécution; mais elles naissoient, comme toute
son éloquence, de l'élévation de son
âme: et s'il étoit possible de le faire taire, il
ne l'étoit pas de le faire parler autrement qu'en homme
libre, qu'en Citoyen de ce Peuple si fécond en talens,
et que tous les talens appeloient à la jouissance de ses
droits, à l'exercice de sa souveraineté.
Richelieu, le vrai Fondateur de l'Académie
Françoise, ne vouloit pas de maître pour
lui-même; pour n'en pas avoir il le devint de son Roi. Il
eut la fierté de l'orgueil; il ne pouvoit pas avoir
celle de l'égalité et de la vertu. S'il avoit pu
assister à l'une de ces solennités de
l'Académie Françoise, sans doute il eût
frémi de voir son ouvrage à ce point
éloigné du but pour lequel il l'avoit
créé: son but, cela est très-probable,
n'avoit rien de politique; il n'étoit que
littéraire.
Richelieu avoit la prétention de bien parler et de bien
écrire: il institua l'Académie Françoise
pour veiller à la pureté de la Langue, pour en
faire le Dictionnaire: Richelieu ne songeoit à faire ni
des Monarchistes, ni des Républicains; il songeoit
à faire des Puristes; et cela prouve qu'il ne
connoissoit pas plus ce que doit être un Dictionnaire,
qu'il ne savoit ce qu'est une Nation.
Pour savoir ce que doit être un Dictionnaire, il
eût fallu savoir ce que sont les Langues; et au
siècle de Richelieu, parmi les Philosophes même de
toute l'Europe, il n'y en avoit peut-être pas deux qui le
soupçonnassent. Hobbes est celui qui paroît avoir
le mieux connu, à cette époque, la nature des
Langues et leurs rapports avec la nature de l'esprit
humain.
A la naissance de l'Académie Françoise, on ne
croyoit, en général, un Dictionnaire
destiné et utile qu'à deux choses: quand on veut
apprendre une Langue ancienne ou étrangère,
à vous faire trouver, à côté l'un de
l'autre, les mots équivalens ou correspondans de la
Langue qu'on sait, et de la Langue qu'on étudie; et
quand on veut acquérir la certitude de parler et
d'écrire sa propre Langue avec pureté et
élégance, à mettre sous vos yeux tous les
mots de votre Langue en ordre alphabétique, avec la
définition de leur valeur, de leur sens, avec des
exemples de l'usage qu'on en fait dans les bons Livres et dans
le beau monde.
Ce sont deux espèces de Dictionnaires.
La première espèce étoit à l'usage
des Enfans et des Savans; la seconde servoit surtout aux Gens
de Province, qui avoient l'ambition d'écrire et de
parler comme à Paris, et aux Puristes de tous les Pays,
pour terminer, par une autorité, leurs scrupules et
leurs disputes sur l'usage des mots et des phrases de la
Langue.
Depuis, les Langues ont été
considérées sous des points de vue plus
philosophiques; et les bons Dictionnaires, qui sont les
archives des Langues, sont devenus des ouvrages plus difficiles
et plus importans.
On a vu, depuis, que les mots ne nous servoient pas seulement,
comme on le croyoit, à nous communiquer nos
pensées, mais qu'ils nous étoient
nécessaires pour penser; on en a conclu qu'il ne falloit
pas s'occuper seulement des usages très-divers qu'on en
faisoit, mais de l'usage constant qu'on en devoit faire: on en
a conclu qu'il ne falloit pas consulter le beau langage du beau
monde, comme une autorité qui décide ou tranche
tout; parce que le beau monde pense et parle souvent
très-mal; parce qu'il laisse périr les
étymologies et les analogies; parce qu'il ferme les yeux
aux sillons de lumière que tracent les mots dans leur
passage du sens propre au sens figuré; parce qu'enfin la
différence est extrême entre le beau langage
formé des fantaisies du beau monde, qui sont
très-bizarres, et le bon langage, composé des
vrais rapports des mots et des idées, qui ne sont jamais
arbitraires: on en a conclu encore que la vraie Langue d'un
Peuple éclairé n'existe réellement que
dans la bouche et dans les écrits de ce petit nombre de
personnes qui pensent et parlent avec justesse; qui attachent
constamment les mêmes idées aux mêmes mots,
qui, guidés par un sentiment exquis, plus que par une
érudition pénible, éclairent tous leurs
discours de toute la lumière des étymologies, des
analogies, et de ces figures du langage, de ces tropes, qui
font sortir avec éclat tous les traits et tous les
contours de la pensée.
En puisant dans ces sources, les Auteurs d'un Dictionnaire ne
sont pas seulement utiles à ceux qui n'ont d'autre
prétention que de parler et d'écrire purement et
correctement une Langue; ils le sont à la Langue
elle-même; ils le sont au bon sens et à la raison
de tout un Peuple.
Ces deux assertions pourront surprendre, la dernière
surtout. Elles sont pourtant d'une vérité assez
simple, pour être rendues facilement évidentes, et
en peu de mots.
Une Langue, comme l'esprit du Peuple qui la parle, est dans une
mobilité continuelle: dans ce mouvement, qui ne peut
jamais s'arrêter, elle perd des mots, elle en acquiert.
Quelquefois ses pertes l'enrichissent, et ses acquisitions la
défigurent: quelquefois ses pertes sont
réellement des pertes, et ce qu'elle acquiert n'est pas
une richesse: quelquefois elle se perfectionne également
par les mots qu'elle adopte, et par les mots qu'elle rejette.
Dans le premier cas, le bien et le mal se compensent; dans le
second, il n'y a que du mal; dans le troisième, il n'y a
que du bien. C'est cette troisième direction qu'il faut
donner aux changemens d'une Langue, pour que tous ses
changemens soient ou des progrès, ou des
perfectionnemens; et cette direction constante, elle ne peut la
recevoir que d'un Dictionnaire, fait suivant les vues et dans
le plan dont nous avons parlé.
Un tel Dictionnaire, en effet, en même temps qu'il
devient un dépôt de tous les mots de la Langue, en
fait la revue. En déterminant les acceptions que l'usage
le plus général leur a données, il
prononce ou il indique le jugement qu'il faut porter de cet
usage: il apprend à distinguer les cas où l'usage
a eu raison, et les cas où il a eu tort. De tant de cas
particuliers, où l'on volt la marche de l'usage, on ne
tarde pas à remonter aux causes les plus
générales qui tantôt ont
égaré l'usage, et tantôt l'ont bien
guidé. L'usage, qu'on a si souvent donné comme la
seule Loi des Langues, verra donc lui-même les lois qui
doivent le gouverner; il ne pourra pas les voir si
distinctement sans les suivre; et tout un Peuple apprendra,
dans un tel Dictionnaire, à fixer sa Langue sans la
borner; à la fixer, dis-je, non dans des limites qu'on
ne peut pas plus donner à la Langue d'un Peuple
qu'à sa raison et à ses connoissances, mais dans
les routes où elle pourra toujours s'avancer, en
acquérant toujours de nouvelles richesses sans en perdre
jamais aucune.
L'influence, bien plus importante, d'un bon Dictionnaire sur la
raison d'un peuple, est, peut-être, plus facile encore
à démontrer.
C'est une vérité universellement reconnue
aujourd'hui; la cause la plus générale et la plus
dangereuse de nos erreurs, de nos mauvais raisonnemens, est
dans l'abus continuel que nous faisons des mots.
Cet abus lui-même a sa cause, et cette cause n'est pas
simple; il y en a deux: la première est dans
l'indétermination où chacun de nous laisse les
mots en parlant et en écrivant; nous les prenons et nous
les donnons tantôt dans un sens tantôt dans un
autre: la seconde est dans le défaut d'une
détermination universellement convenue et connue. Chaque
homme qui parle et qui écrit, peut remédier
à la première; et les grands Écrivains n'y
manquent guère; ils se font une Langue qui est à
eux; elle est exacte et claire dans les ouvrages
philosophiques; elle est exacte, claire et belle dans les
ouvrages d'imagination: ils parlent toujours cette même
Langue qu'ils se sont faite: c'est pour cela qu'ils sont de
grands Écrivains. Mais, par la raison,
précisément, que chacun d'eux se fait une Langue,
les Langues que tous se font sont différentes; et c'est
à cette différence, qu'il faut attribuer
très-souvent, celle des opinions qui les divisent: ils
se croient séparés par des mondes; ils ne le sont
souvent que par un mot dont ils ne font pas le même
emploi.
Quand tous les grands Écrivains, par une espèce
de traité secret et d'alliance très-naturelle
entre le génie et le génie, s'accorderoient dans
le même emploi des mots, ils sont en trop petit nombre;
et leur convention, très-propre à en
préparer de plus étendues, seroit loin encore
d'être une convention rationale. C'est pourtant cet
accord, c'est cette convention de tous avec tous, qui est
indispensable, pour qu'un Peuple s'entende toujours dans la
circulation de ses mots et de ses idées; pour que ce
commerce de tous les esprits serve aux progrès et
à la richesse de tous. Il faut que chaque mot d'une
Langue, en quelque sorte, soit frappé d'une empreinte
particulière, qui marque son titre et sa valeur, comme
chaque pièce de la monnoie d'un Peuple: il faut qu'en
donnant ou en recevant un mot, on sache ce qu'on reçoit
et ce qu'on donne, comme en donnant un écu ou un
louis.
Qu'est-ce qui peut donner à tous les mots d'une Langue
cette empreinte, qui en fixe et qui en constate la valeur, non
pour quelques Écrivains seulement, mais pour tous ceux
qui parlent et qui écrivent dans cette Langue? Qui
définira les mots pour toute une Nation, de
manière que cette Nation sanctionne ces
définitions en les adoptant, et ne s'en écarte
point dans l'usage des mots?
Je réponds qu'un bon Dictionnaire peut, seul, donner
à une Nation ces lois de la parole, plus importantes,
peut-être, que les lois même de l'organisation
sociale; et qu'un Dictionnaire, pour exercer cette
espèce d'autorité législative, doit
être fait par des hommes qui auront, à la fois,
l'autorité des lumières auprès des esprits
éclairés, et l'autorité de certaines
distinctions littéraires auprès de la Nation
entière.
Ces distinctions, les Membres de l'Académie
Françoise les avoient reçues avec le titre
même d'Académicien: et s'il falloit chercher des
preuves de l'espèce de puissance littéraire que
l'Académie Françoise a exercée sur la
France, on en trouveroit dans les efforts même qu'on a
toujours faits pour contester cette puissance, pour la nier ou
pour la renverser: il faut être très-puissant pour
faire le mal dont on l'a accusée, comme pour faire le
bien dont on l'a louée.
Mais, cette autre autorité, l'autorité plus
légitime des lumières, étoit-elle dans
l'Académie et dans ses Membres?
Une réponse absolue est ici impossible: il faut
distinguer les temps; et cette distinction, au lieu d'une
réponse, qui n'eût été qu'à
demi vraie, nous donnera deux réponses,
entièrement vraies toutes les deux.
A sa naissance et long-temps après, l'Académie
Françoise fut composée de trois espèces
d'hommes, qui avoient assez peu de rapports les uns avec les
autres, et qui, tous ensemble, n'en avoient pas beaucoup avec
le travail d'un Dictionnaire.
C'étoient, en très-grand nombre, de
beaux-esprits, comme Cotin, qui, n'ayant point de
pensées, cherchoient des tours, et en trouvoient de
ridicules; et un grand nombre d'Amateurs des Lettres
plutôt que de Littérateurs, qui, n'écrivant
point eux-mêmes, se constituoient lecteurs et juges de
tout ce qu'on écrivoit, comme Conrard, et cinq à
six hommes supérieurs, de ces génies
éminens qui créent, pour leur Langue et pour leur
Nation, les modèles de la Poésie et de
l'Éloquence; comme les Corneille et les Bossuet.
De ces trois espèces d'Académiciens, les
derniers, ces esprits créateurs, ont été,
peut-être, ceux qui ont le moins travaillé au
Dictionnaire, et qui y étoient les moins propres.
Dans leur sublime essor, occupés à enrichir les
mots de nouvelles acceptions, ils ne pouvoient rabaisser leur
génie à la recherche et à la
définition des acceptions connues. Ils étoient
trop doués de ces facultés exquises de
l'imagination qui analyse par le sentiment et par le
goût; et ils ne possédoient pas assez cette
analyse de l'entendement qui veut remonter jusqu'aux principes
même du sentiment, qui impatiente quelquefois le
goût, alors même qu'elle l'éclaire.
Les beaux-esprits, ces singes maladroits du talent et du
génie, aussi dépourvus du don de sentir que de
l'art de définir, étoient trop occupés
à défigurer et à gâter la Langue
dans leurs sonnets et dans leurs sermons, pour travailler
beaucoup à la fixer dans un Dictionnaire. Ils s'en
mêloient peu; et c'est ce qu'ils faisoient de mieux pour
cet ouvrage.
Tout le travail du Dictionnaire étoit donc
presqu'entièrement abandonné à ces
Amateurs des Lettres qui n'écrivoient rien, et qui
prononçoient sur tous les écrits; qui, tout fiers
d'être Académiciens, ne manquoient pas une
séance et une discussion, se faisoient
tour-à-tour, entre eux, Directeurs et Secrétaires
de l'Académie, et croyoient diriger et faire la Langue
comme ils faisoient et dirigeoient le Dictionnaire.
On voit qu'à cette époque, le Dictionnaire de
l'Académie Françoise ne pouvoit pas être
très-bon; il ne pouvoit pas non plus être
très-mauvais: il fut médiocre; et c'est ce qu'il
pouvoit être.
Pour le faire paroître plus mauvais, on en publia
d'autres; et il en parut meilleur.
A sa naissance même et malgré toutes ses
imperfections, le Dictionnaire de l'Académie
Françoise fut une autorité dans la Nation et dans
la Langue, parce que l'Académie elle-même en
étoit une. La critique du Cid, si supérieure
à toutes les critiques qui paroissoient dans le
même temps, prouve que cette autorité
n'étoit pas tout-à-fait usurpée.
Cependant, au milieu des progrès de la Poésie, de
l'Éloquence et de tous les Beaux-Arts, l'esprit
philosophique naissoit; il entroit à l'Académie
Françoise caché, tantôt sous le nom d'un
Orateur ou d'un Poète, tantôt sous celui d'un
Grammairien et d'un homme de Goût: c'est cet esprit qui,
seul, peut faire un bon Dictionnaire: il aime l'étude
des mots, parce qu'il ne peut se passer de la justesse des
idées ; et la variété, l'importance, la
richesse des points de vue, sous lesquels il envisage cette
étude qui, aux esprits frivoles, paroît
puérile et sèche, la fait embrasser et cultiver
avec une sorte de passion par tous les esprits
pénétrans, étendus, solides. Les
Académiciens, qui n'avoient vu d'abord qu'un devoir
pénible dans le travail du Dictionnaire, y
cherchèrent bientôt, pour leur esprit et pour leur
goût, des plaisirs et des secours: les séances et
les discussions se prolongèrent.
Chaque nouvelle Édition du Dictionnaire corrigea donc ce
qu'il y avoit d'imparfait, et ajouta à ce qu'il y avoit
de bon: la dernière fut celle de 1762.
A cette époque, déjà depuis vingt ans
à-peu-près, l'Académie Françoise
étoit composée très-différemment
qu'à sa naissance et dans les jours qui la suivirent.
Pascal, Bossuet, Racine, Boileau, n'avoient pas
été surpassés, ni peut-être
égalés; mais ils n'étoient que des
Maîtres, et ils avoient formé des Écoles;
les génies créateurs, les talens sublimes,
n'étoient pas plus nombreux; le nombre étoit
beaucoup plus grand des Écrivains qui se partagoient
avec éclat tous les genres de Littérature et des
esprits qui cultivoient avec succès tous les genres de
connoissances.
L'esprit humain, qui avoit pu s'observer dans les Arts et dans
les Sciences crées par lui, avoit appris à
s'étudier en lui-même et dans ses chefs-d'oeuvre.
De cette étude, étoit né cet esprit qu'on
a appelé l'esprit philosophique. C'étoit dans
l'observation des Langues, surtout, que cet esprit
philosophique avoit pris sa naissance et ses lumières;
et il reversoit surtout ses lumières sur les Langues
où il les avoient puisées.
Il n'y avoit pas de Philosophe qui ne fût profond
Grammairien, ni de Grammairien qui ne fût grand
Philosophe. Les Locke étoient des Dumarsais; les
Dumarsais étoient des Locke.
Une analyse hardie, fine et sûre, poursuivoit l'esprit
dans ses plus secrètes opérations, le goût
dans ses impressions les plus mystérieuses, et
dévoiloit à l'un et à l'autre les prodiges
de la pensée et du sentiment.
En préparant des siècles nouveaux, l'esprit
philosophique avoit fait renaître les études,
presque abandonnées, des beaux siècles de
l'antiquité. Homère et Virgile, dont on avoit
voulu ébranler les autels, recevoient un culte plus
éclairé, un culte qui n'étoit plus celui
de la superstition, mais celui d'une admiration sentie, et de
l'amour.
Tous ces progrès de l'esprit humain entroient dans
l'Académie Françoise avec les hommes auxquels la
France et l'Europe en étoient redevables; et les hommes
illustres qui n'en étoient pas, y faisoient entrer
encore leurs lumières.
Là, les Poètes, les Orateurs, les Historiens,
capables de rendre compte à chaque instant des
règles et des principes de leur Art qu'ils avoient
approfondis, étoient également capables
d'analyser, avec finesse et justesse, tous les mots et tous les
procédés de leur instrument de la Langue
Françoise. A cette même époque, où
les Écrivains distingués descendoient dans toutes
les profondeurs de leur Art et de leur Langue, ils se
répandoient davantage dans le monde: en y parlant leur
Langue ils observoient celle qu'on y parloit: ils observoient
l'usage dans ces sociétés brillantes de Paris et
de la Cour, d'où il dictoit des lois à toute la
France.
Tels ont été les hommes qui, depuis 1762,
époque de la dernière Édition du
Dictionnaire, jusqu'à la destruction de
l'Académie, c'est-à-dire, pendant trente ans, ont
travaillé constamment ensemble à l'Édition
que nous donnons aujourd'hui à la France et à
l'Europe.
On a nié que ce fût un avantage pour un
Dictionnaire d'être composé par trente ou quarante
Coopérateurs; on a prétendu qu'un Dictionnaire,
comme tout autre ouvrage, ne peut être très-bon
que lorsqu'il a été conçu et
exécuté par un seul homme.
Nous n'examinerons point si les hommes qui, à
différentes époques, depuis Furetière, ont
fait de pareilles entreprises, y ont réussi: ceux qui
annoncent aujourd'hui avec tant de bruit qu'ils font seuls un
Dictionnaire de toute la Langue, paroissent croire, au moins,
que la même confiance a beaucoup trompé ceux qui
l'ont eue avant eux.
Nous examinons la chose en elle-même.
Il n'y a presque pas de mot dans une Langue qui ne soit pris
dans une multitude d'acceptions différentes; d'analogie
en analogie, un mot passe d'acceptions en acceptions; dans les
Arts qui se ressemblent le plus il reçoit des acceptions
très-variées; dans la bouche même de
l'Orateur, de l'Historien et du Poète,
déjà il a des nuances que le goût distingue
beaucoup, quoiqu'elles soient légères; et les
Arts les plus éloignés l'un de l'autre, des
Métiers qui n'ont aucun rapport ensemble, s'en emparent:
enfin, tous les Esprits, tous les Talens, tous les Arts, tous
les Métiers, travaillent sur chaque mot d'une Langue,
avec ce mot et autour de ce mot. Dans le même mot il y a
mille expressions; et un Dictionnaire n'est bien fait, que
lorsque ces mille expressions sont saisies et
rassemblées autour du mot qui en est devenu le
signe.
Est-ce un seul homme, étranger nécessairement
à tant d'usages du même mot, qui les
connoîtra tous? Et n'est-il pas plus raisonnable
d'attendre cette connoissance de trente ou quarante hommes,
dont les études, les travaux et les talens sont
partagés entre tous ces Arts et toutes ces Sciences; qui
ont rencontré cent fois toutes ces acceptions des mots
dont l'origine commune, en s'effaçant de nuance en
nuance, finit souvent par entièrement se perdre?
Quarante hommes, éclairés dans beaucoup de
genres, peuvent être regardés, en quelque sorte,
comme les Représentans d'une Nation, chargés par
elle de recueillir et de sanctionner toutes les acceptions
qu'elle donne à tous les mots. On ne peut pas supposer,
que cette espèce de mission universelle soit
donnée à un seul homme, toujours incapable de la
remplir, par cela même qu'il est seul.
Cette vérité, évidente pour tout le monde,
frappera bien davantage ceux qui ont assisté à
des discussions entre plusieurs personnes sur les mots et sur
les acceptions qu'ils reçoivent dans une même
Langue.
Chacun de ceux qui ont parlé est tenté de croire
qu'il a tout vu; à l'instant où un autre commence
à discuter, chaque parole ouvre des points de vue qu'il
eût été impossible à tous de
soupçonner: à mesure que le nombre de ceux qui
parlent s'augmente, les points de vue et les acceptions
augmentent aussi, et dans une progression beaucoup plus grande;
les idées que chacun entend lui en rappellent ou lui en
font naître de nouvelles: ceux qui ont une mémoire
lente et paresseuse, sont étonnés de
l'activité qu'elle reçoit d'une mémoire
plus prompte et plus étendue; des souvenirs
effacés se réveillent; des exemples perdus se
retrouvent; tous croyent apprendre pour la première fois
la Langue que toute leur vie ils ont étudiée.
Si l'on réfléchit actuellement entre quels hommes
de pareilles discussions ont eu lieu si long-temps au Louvre;
et si l'on est juste; si l'envie et la haine ne poursuivent pas
les Académiciens à travers les tombeaux des
Académiciens, de l'Académie, et de la Monarchie;
on avouera que ce Dictionnaire, qui est le résultat de
ces discussions, doit être le seul, où la Nation
Françoise et les Nations de l'Europe peuvent chercher
avec confiance les usages et les lois de notre Langue.
Une autre circonstance unique en faveur de ce Dictionnaire,
c'est que, commencé à l'époque
précisément où la Langue Françoise
commençoit elle-même les grands progrès qui
devoient lui donner ses plus beaux caractères et sa
perfection, il n'a jamais été interrompu un
moment; il a assisté à tous ces progrès;
il en a tenu note en y concourant; il a été un
témoin et il est devenu un monument fidèle de
toutes ces variations fugitives qui ne laissent aucuns
souvenirs, si on ne les marque pas à l'instant
même où ils se succèdent et passent; c'est
qu'enfin il a été fini à l'instant
où la Monarchie finissoit elle-même; et que par
cela seul, il sera pour tous les Peuples et pour tous les
Siècles la ligne ineffaçable qui tracera et
constatera, dans la même Langue, les limites de la Langue
Monarchique et de la Langue Républicaine.
Chez aucun autre Peuple et dans aucun autre Siècle, il
n'a existé un pareil Dictionnaire: il ne peut plus en
exister pour les Langues de l'Europe; elles n'ont pas
reçu, sans doute, tous leurs accroissemens; mais elles
ont reçu tous leurs caractères. Des Dictionnaires
pourront bien dire où ces Langues sont arrivées:
mais ils ne pourront plus les accompagner, en quelque sorte,
dans le chemin qu'elles ont suivi; ils ne pourront pas les
aider dans tous leurs accroissemens et dans leur formation.
Il étoit indispensable d'ajouter à ce
Dictionnaire les mots que la Révolution et la
République ont ajoutés à la Langue. C'est
ce qu'on a fait dans un Appendice. On s'est adressé,
pour ce nouveau travail, à des Hommes-de-Lettres, que
l'Académie Françoise auroit reçus parmi
ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi
ses partisans les plus éclairés. Ils ne veulent
pas être nommés; leurs noms ne font rien à
la chose; c'est leur travail qu'il faut juger; il est soumis au
jugement de la France et de l'Europe.
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la sixième édition (1835)
PRÉFACE.
- L'Académie fait aujourd'hui paraître la
sixième édition d'un Dictionnaire commencé
il y a deux siècles, et devenu le dépôt des
formes durables et des variations de notre langue, pendant
l'intervalle où elle a été le mieux
parlée, et où elle a pris un empire presque
universel en Europe. Le génie littéraire avait
commencé et illustré cet empire; la puissance des
armes l'a, de nos jours, rendu pour un moment plus rapide et
plus absolu: mais il se maintient surtout par l'influence
sociale de la France, et reste lié à toutes les
idées généreuses dont sa
littérature et ses lois ont reçu l'empreinte. En
ce sens, on peut dire que si la langue latine, imposée
par l'invasion et la force (1), a été l'idiome de
la religion qui succédait à l'ancien monde, la
langue française, propagée par la politique et
les lettres, est et doit demeurer l'idiome principal de la
civilisation qui réunit le monde moderne.
Ce point de vue suffit sans doute pour attacher un haut
intérêt au vocabulaire et à l'histoire
contemporaine de cette langue que parlaient, depuis plus d'un
siècle, toutes les cours de l'Europe, que savent
maintenant tous les peuples, et dont l'action subsiste et se
renouvelle sans cesse. On peut la considérer sous des
aspects bien divers, depuis les curiosités du
grammairien, les finesses de l'homme de goût, jusqu'aux
inductions spéculatives du philosophe: mais elle ne
saurait être désormais étrangère
à aucun homme civilisé.
L'inventaire actuel de notre langue la saisit à son
point de dernière maturité, gardant presque tous
les types de deux siècles voisins et opposés,
enrichie d'une grande variété de formes, par la
diversité des opinions et des moeurs qu'elle a vues
passer, et rassemblant, pour ainsi dire, sous la même
date, l'expression que l'usage entretient ou que le besoin fait
naître, et celle que le cachet du génie nous a
laissée toujours vivante et neuve.
Depuis deux siècles, en effet, la langue
française est la même, c'est-à-dire
également intelligible, quoiqu'elle ait beaucoup
changé pour l'imagination et le goût. C'est ainsi
seulement qu'une langue est fixée. Jusqu'aux
premières années du règne de Louis XIV, la
nôtre ne l'avait jamais été: car, de
siècle en siècle, les mêmes choses avaient
besoin d'être réécrites dans le
français nouveau, qui devenait bien vite vieux et chenu.
En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le
traduisait à demi. Le texte primitif de Joinville fut
longtemps représenté par la dernière de
ces versions posthumes, devenue bientôt surannée
au point d'être prise pour l'original. Les règles
du rapport des mots étaient changeantes, et promptement
oubliées. Villon, au quinzième siècle,
ayant voulu, par un jeu de talent, composer une ballade en
vieil langage françois, y laissait échapper, par
désuétude et par ignorance, nombre de fautes qu'a
découvertes (1) l'érudition moderne. Et quand
Marot, né soixante ans plus tard, faisait
réimprimer les oeuvres de Villon, si par respect il ne
touchait pas à l'antiquité de son parler, il se
croyait obligé du moins d'expliquer, par annotations
à la marge, ce qui lui semblait le plus dur à
entendre. Notre idiome, poussé en tous sens par les
modes étrangères de la cour, le travail des
savants, la libre confusion des dialectes populaires,
était tantôt italianisé, tantôt
latinisé, et tantôt gasconnait (2). Cette
inconstance, cette mutabilité de la langue allait
diminuant: mais elle durait encore à une époque
avancée de notre histoire; et, vers 1650, Pellisson
disait en propres termes: « Nos auteurs les plus
élégants et les plus polis deviennent barbares en
peu d'années. »
Ces brusques et fréquentes variations de notre ancien
langage seraient la matière d'un livre. On pourrait y
suivre à la trace, y chercher utilement le rapport
souvent obscur et effacé entre les mots et les
idées, entre les idées et l'état social
d'un peuple. On pourrait expliquer comment la diversité,
la résistance, la lente soumission des
éléments nombreux qui devaient former
l'unité française a dû suspendre, changer,
détourner dans son cours le travail de l'unité de
notre langue. D'autres causes de retard et de formation
laborieuse naîtraient encore du caractère de cette
langue, qui, sans être moins issue de la souche latine
que les langues du Midi, s'en éloigne davantage, et a
dans ses formes, ses tours et son harmonie, une physionomie
plus distincte et plus libre. Enfin, l'état même
de la civilisation française, qui semble avoir
marché par secousses, faisant effort, puis retombant,
essayant une voie nouvelle, puis reculant, tour à tour
active et découragée, prospère et
malheureuse, l'état de cette civilisation semblerait se
reproduire dans les phases diverses et courtes de l'idiome de
nos pères.
A ces causes particulières se joindraient les causes
générales, qui, chez toutes les nations, ont
amené une sensible différence entre la changeante
rapidité des époques de formation et de
débrouillement, et la durée de l'époque
dernière, où une langue, qui semble fixée,
se développe encore, sans s'altérer, et acquiert,
sans rien perdre.
La durée, la stabilité relative de cette
dernière époque, indique assez que tout n'est pas
accidentel et fortuit dans le langage, qu'il y a là,
comme ailleurs, un point de vérité, auquel on se
tient longtemps, quand on l'a trouvé. Le talent
supérieur de l'écrivain ne peut, à lui
seul, hâter cette époque, et devancer le
progrès général. L'incomparable
imagination de Montaigne n'a pas fait que les formes de sa
langue fussent encore dans l'usage, cinquante ans après
lui. La langue de Balzac et de Pellisson, inférieurs
à Montaigne, mais venus à propos, est encore la
nôtre. Saisir et embrasser, parmi les âges
successifs d'une langue, ce dernier âge de formation
régulière et fixe, reproduire fidèlement
ce dernier cadre, dont les divisions et l'ordre ne changent
plus, quoiqu'il s'y place encore des termes nouveaux, c'est
donc un travail utile et vrai, qui n'a rien d'arbitraire, bien
qu'il reconnaisse la souveraineté de l'usage: car
l'usage même, comme le hasard, obéit à une
loi cachée. Ou, pour mieux dire, il n'y a pas plus de
caprice dans l'esprit humain qu'il n'y a de hasard dans la
nature. L'une et l'autre expression est également le nom
vague d'une cause que nous n'avons pas su découvrir.
Or, nul doute qu'il ne se rencontre une époque où
l'usage, en fait de langue, exprime un état des esprits
plus sain, plus vigoureux, plus élevé, ou plus
délicat, plus subtil, plus ingénieusement
corrompu. C'est entre ces deux points que se trouvera la belle
époque d'une langue; et si les écrivains de
génie ont abondé dans le même temps, s'ils
ont agité toutes les questions religieuses et civiles
dont l'intelligence humaine s'occupe, sous peine de
dégénérer, cette époque ne cessera
pas d'agir sur les époques suivantes. Sa langue, lors
même qu'elle ne sera plus complétement usuelle,
demeurera classique; et on ne pourra, sans emprunter quelque
chose à cette langue, se rendre familiers les sujets
qu'elle a traités, et qui sont incorporés
à ses expressions. Qu'elle soit ensuite calquée
par des imitateurs sans génie, ou forcée,
exagérée par des novateurs sans goût, elle
n'en reste pas moins un type de perfection relative. Ce sera le
grec d'Athènes, depuis Eschyle jusqu'à
Ménandre, le latin de Rome, depuis Térence,
César, Cicéron, jusqu'à Tacite, et notre
français, depuis Descartes et Corneille.
De grandes variétés, non-seulement individuelles,
mais générales, seront comprises encore dans ces
divisions. Chaque époque ainsi étendue renferme
plusieurs époques où se marquent tous les
caractères et comme tous les essais de la
décadence, en face des types heureux et purs qui se
renouvellent encore. Le savant, l'homme de goût pourra
choisir, dans ce long intervalle, un âge d'or, dont il
bornera plus ou moins les limites; il pourra noter, avant et
après ces époques, bien d'autres beautés
de langage; mais il n'en est pas moins vrai que lorsqu'un
idiome, longtemps parlé, longtemps écrit, a
épuisé les combinaisons les plus naturelles de
l'art de s'exprimer, une corruption du langage est
inévitable.
Tout amène ce changement, l'inertie sociale, comme les
révolutions, les idées nouvelles, comme le
défaut d'idées. Car une langue, c'est la forme
apparente et visible de l'esprit d'un peuple; et lorsque trop
d'idées étrangères à ce peuple
entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et
la décomposent; et, à la place d'une physionomie
nationale et caractérisée, vous avez quelque
chose d'indécis et de cosmopolite.
Ce résultat n'est pas toujours sensible pour les
contemporains, pour ceux qui l'opèrent et
l'éprouvent; mais, à distance, et au point de vue
de l'histoire, on peut remarquer à quelle époque
un peuple perd l'originalité de son caractère et
la pureté de sa langue. Cela ne nous échappe pas
dans l'étude des langues anciennes. Tout en les sachant
moins bien que la nôtre, comme nous les savons par
comparaison et non par habitude, nous y discernons nettement
les âges divers de la perfection et de la
décadence. Nous y reconnaissons le secours qu'un idiome
dans son âge adulte prête à la
pensée, et comment, à mesure qu'il vieillit ou
s'altère par des mélanges, la pensée
devient plus subtile et plus laborieuse. Rien n'arrête
tout à fait ce déclin de l'éloquence dans
un dialecte usé, ni la supériorité de
l'écrivain, ni la grandeur ou la nouveauté des
intérêts qu'il défend. Saint Augustin avait
autant d'esprit et de verve oratoire que Cicéron;
Tertullien n'avait pas naturellement l'imagination moins
nerveuse et moins colorée que Tacite: et cependant, par
l'influence d'une langue gâtée comme la
littérature de leur temps, Augustin et Tertullien ne
paraissent souvent que des génies sans goût, et
d'éloquents barbares.
Mais serait-il vrai que ce déclin des idiomes,
certainement inévitable, soit toujours également
rapide, que rien ne puisse retarder la décadence, et
qu'elle n'ait pas des stations et des retours? Comment se
concilierait une pareille idée avec l'espoir du
progrès de l'esprit humain? et n'est-elle pas
démentie par les faits mêmes? Après les
grands siècles des lettres, n'a-t-on pas vu, plusieurs
fois, à une époque de faux goût et
d'insipidité succéder un temps meilleur?
L'Italie, après la précoce maturité de son
quatorzième siècle, n'a-t-elle pas
retrouvé un second âge de langue classique et de
génie, et retombée de nouveau, ne s'est-elle pas
de nouveau relevée? Un certain terme passé, y
a-t-il, dans la durée seule du temps, un principe de
décadence? ne serait-il pas contradictoire de le
supposer, quand la civilisation, loin de s'arrêter, se
développe encore, quand un plus grand nombre d'esprits
est appelé à ses bienfaits, et que le talent se
prélève non dans un cercle restreint, mais sur un
peuple entier qui s'éclaire?
Nous ne contredisons aucune de ces espérances. On a dit
de l'esprit humain, dans son ensemble, qu'il avançait en
spirale. Cette voie est assez semblable à la pente
inégale par laquelle marchent et déclinent les
idiomes vivants, qui ne sont que l'esprit particulier de chaque
nation. Parvenus à leur perfection, c'est-à-dire
au degré de développement qui maintient et fait
valoir leur identité première, ces idiomes ne se
précipitent pas d'un seul coup vers la décadence.
Ils changent sans cesse sur quelques points. Car, comme l'a dit
Varron, en fait de langue, l'usage est toujours en route: omnis
consuetudo loquendi in motu est. Mais ce mouvement parfois
remonte, ou se détourne d'une fausse route, pour en
chercher une autre. Parfois, c'est l'innovation vicieuse qui
est changée; c'est au goût du naturel et du vrai
qu'on essaye de ramener le langage, sauf une condition
seulement, qui se remarque aussi dans les arts du dessin, et
qui ne permet pas que le retour à l'école antique
soit jamais simple et gracieux comme elle.
De même, pour la propriété, le goût,
l'harmonie, cette arrière-saison des langues ne vaudra
jamais leur jeunesse et leur maturité; et quoi qu'en ait
dit Horace, dans sa riante comparaison:
Ut silvae foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt: ita verborum vetus interit aetas.
si le feuillage change et renaît, la tige à la
longue se dessèche et s'appauvrit. Ainsi, au milieu de
ces alternatives, de ces flux et reflux de l'usage, le
déclin, ou, si l'on veut, la décomposition des
idiomes, de temps en temps suspendue, reprend son cours et
s'achève. Ils deviennent tout autres qu'ils
n'étaient. On comprend encore leurs anciennes formes;
mais on ne sait plus les égaler, ni les reproduire.
Cette altération du langage s'est rencontrée
même sans les causes qui hâtent la barbarie et le
déclin social. Les idiomes cessent de vibrer pour
l'imagination et le goût, lorsqu'ils servent encore
à la civilisation et à la vie. Ils meurent enfin,
comme les hommes, ils meurent avant l'extinction même des
races qui les ont parlés. Ou quelquefois, comme nous
l'avons vu pour la langue grecque, à demi
conservés par un reste de peuple, abaissés comme
lui, et devenus le patois de son esclavage, ils lui tiennent
lieu de patrie, et le font vivre encore jusqu'à sa
délivrance, sauf à changer avec lui, s'il
redevient un peuple heureux et libre. Ce n'est pas tout.
L'érudition moderne nous atteste que, dans une
contrée de l'immobile Orient, où nulle invasion
n'a pénétré, où nulle barbarie n'a
prévalu, une langue parvenue à sa perfection
s'est déconstruite (1) et altérée
d'elle-même, par la seule loi de changement, naturelle
à l'esprit humain.
Mais l'idée d'une telle décadence ne se
présente pas à l'esprit des nations, dans les
premiers beaux jours de leur éclat littéraire,
lorsqu'après une barbarie plus ou moins longue, elles
commencent à goûter vivement le charme des
beaux-arts, à s'enivrer de poésie et
d'éloquence. Un siècle semblable rêve pour
ses usages, pour ses moeurs, pour sa langue, la durée
qui n'appartiendra qu'au génie particulier de ses grands
écrivains, souvent confondus d'abord avec ceux qui leur
ressemblent le moins. Richelieu chargeait l'Académie de
fixer la langue; et il ne savait pas que Descartes et Corneille
venaient de la créer, aidés par une seule chose,
après eux-mêmes, par ce mouvement vers
l'unité qui partait de sa main puissante.
Toutefois, si le génie seul pousse en avant les esprits,
il ne faut pas méconnaître ce qu'il y a d'utile
dans un concert d'efforts dirigés vers le même
but. Les premiers Académiciens avaient un singulier et
naïf enthousiasme, quand ils s'appelaient eux-mêmes
« des ouvriers en paroles, travaillant à
l'exaltation de la France, »" ou quand, sous Louis XIV,
ils promettaient de « rendre immortels tous les mots et
toutes les syllabes consacrés à la gloire de leur
auguste protecteur. » Mais, sous ce zèle de candeur
ou de flatterie, il y avait un grand amour des lettres, une
étude, un culte de la langue, qui ne fut pas sans fruit.
Le savoir judicieux et l'élégance correcte
s'effacent pour la postérité, attentive seulement
aux grands noms. Mais ces premiers critiques qui
épurèrent notre langue, Patru, Vaugelas, Regnier
Desmarais, étaient des esprits justes et fins, qu'on n'a
pas surpassés dans la même oeuvre. Ils firent peu
et lentement. Ils avaient raison: ils attendaient le travail du
génie, pour aider au leur. En effet, lorsque Richelieu,
avec cette précipitation impérieuse qui veut tout
mûrir en un moment, avait commandé le Dictionnaire
de la langue, on ne savait encore où prendre cette
langue. Elle n'était plus dans l'inculte liberté
et la confusion hétérogène du
seizième siècle, on ne la voyait pas encore dans
les génies rares et contestés des commencements
du dix-septième.
En 1637, l'Académie avait discuté longtemps sur
la méthode à suivre pour « dresser un
Dictionnaire qui fût comme le trésor et le magasin
des termes simples et des phrases reçues. » Puis,
elle s'était occupée du choix des auteurs qui
avaient écrit le plus purement notre langue, et dont les
passages seraient insérés dans le Dictionnaire.
C'étaient, pour la prose, Amyot, Montaigne, du Vair,
Desportes, Charron, Bertaut, Marion, de la Guesle, Arnauld,
Despeisses, le conseiller Pibrac, les auteurs de la Satire
Ménippée, la reine Marguerite dans ses
Mémoires, S. François de Sales, le cardinal du
Perron, Duplessis-Mornay, le cardinal d'Ossat, de Dampmartin,
de la Noue, de Refuge, Audiguier, Coeffeteau, et deux
Académiciens, MM. Bardin et du Chastelet qui, morts
depuis peu, devenaient pour la langue autorités
souveraines, comme les empereurs romains devenaient dieux.
Cette liste était, ce semble, incomplète et peu
raisonnée. En admettant qu'elle ne dût pas
remonter jusqu'à Froissart, notre Hérodote, et si
habile écrivain, en supposant Rabelais trop libre pour y
être admis, on s'étonne de n'y pas voir la
Boëtie à côté de Montaigne; on y
cherche tant de mémoires naïfs et éloquents
du seizième siècle, ceux du bon serviteur de
Bayard, ceux de Montluc, de Tavannes, les histoires de
Brantôme et du véhément d'Aubigné,
les discours de l'Hôpital. Parmi les écrivains qui
dénouèrent la langue, on regrette de ne pas
rencontrer le docte Henri Estienne, et Calvin, le
méthodique et précis Calvin, auquel Bossuet
accorde cette louange, d'avoir excellé dans sa langue
maternelle, et aussi bien écrit qu'homme de son
siècle. Enfin, l'Académie, pour se rapprocher par
degrés de l'état nouveau de la langue, aurait
dû joindre à Coeffeteau d'autres écrivains
placés sur la limite des deux siècles,
l'intègre et éloquent Talon, et Mathieu,
énergique historien de Louis XI. Mais quand la liste
eût été mieux faite, elle devait toujours
offrir un grand défaut dans le plan de
l'Académie. C'eût été le
trésor d'une langue qui avait en partie cessé, au
moment où il s'agissait de la recueillir et de la
proposer pour modèle.
La liste des autorités pour la langue poétique
n'était pas moins surannée. Hormis Malherbe et
Regnier, il ne s'y rencontrait pas un nom qui pût faire
date pour cette poésie sage, ornée, naturelle,
où devait atteindre notre langue. Ronsard et du Bartas y
figuraient avec Marot et Saint-Gelais; Desportes avec le
cardinal du Perron; et on y lisait les noms bien
oubliés, de Motin, de Touvant et de Monfuron.
Quand ces listes furent dressées, on vit bien qu'on ne
pouvait s'en servir; et on résolut de revenir à
l'usage, et de composer le Dictionnaire, non des auteurs, mais
de la langue. Cette méthode était alors la
meilleure, ou même la seule possible: mais
l'exécution en devait être difficile et lente.
L'Académie enregistrait ou effaçait les mots,
sous la dictée du public, tout en se promettant de lui
donner des lois. Plusieurs années se passèrent
sans qu'elle eût rien ajouté aux excellentes
remarques de Vaugelas, qui, mort en 1649, sept années
après les premières Provinciales, avait
pressenti, par la justesse d'esprit et le goût, la prose
française dont Pascal allait créer le
modèle.
De la censure minutieuse et délicate de Vaugelas, le
travail de l'Académie passa dans la main rude et encore
un peu gauloise de Mézeray, qui, le meilleur de nos
vieux historiens, pour la liberté du jugement, la
vigueur du récit, et parfois l'éloquence, se
trouva chargé de recueillir dans l'usage la belle langue
française, qu'il n'adoptait qu'à demi. Il
s'occupa trente ans de cette tâche plus paisible que
celle d'écrire l'histoire. Nous avons même,
touchant son travail et le progrès du Dictionnaire, une
date précise, et une anecdote qui se rapporte au
séjour de Christine en France.
Cette princesse, lorsqu'elle était encore sur le
trône et qu'elle y recueillait les hommages de tous les
savants de l'Europe, avait envoyé son portrait à
l'Académie française,
très-célèbre dans le Nord. Ayant
reçu en retour une magnifique épître, telle
qu'on en écrivait alors pour les grandes et les petites
choses, Christine y fit en français une réponse
datée d'Upsal, où elle annonce déjà
le dessein d'abdiquer la couronne pour cultiver les lettres en
repos, se promettant bien, dit-elle, que la langue
française sera la principale langue de son
désert.
Venue en France quelques années après, elle
traversa d'abord Paris si vite qu'elle n'eut que le temps de
recevoir quelques érudits célèbres, et
d'être haranguée dans son palais, par Patru, au
nom de l'Académie. Mais, à son second voyage, en
1658, elle voulut à son tour visiter l'Académie,
et la surprendre au milieu d'une séance ordinaire: elle
arriva presque sans appareil dans la salle, où le
chancelier Seguier, averti le matin, avait fait placer quelques
ornements à la hâte, en n'oubliant, par malheur,
que le portrait de la princesse. Il y eut d'abord quelque
difficulté pour savoir si l'Académie serait
assise ou debout devant elle. Mais quelqu'un se souvint que,
dans les assemblées de gens de lettres et de beaux
esprits qui se tenaient du temps de Charles IX, et où ce
prince alla plusieurs fois, tout le monde était assis et
couvert devant le roi. On s'assit donc, et après
quelques compliments, comme Chapelain était absent,
l'abbé Cotin lut des vers qui furent trouvés fort
beaux. C'était une traduction de deux passages de
Lucrèce contre la Providence, et sur la formation du
monde par les atomes; puis vinrent quelques sonnets, deux ou
trois madrigaux, récités par de Boisrobert, et
une traduction élégante des vers de Catulle,
amemus, mea Lesbia, que lut Pellisson, et qui plut fort
à la reine.
Ensuite, pour donner une idée des travaux sérieux
de l'Académie, « Le directeur dit à la
reine, raconte l'académicien Patru, que, si Sa
Majesté l'avait pour agréable, on lui lirait un
cahier du Dictionnaire. - Fort volontiers, dit-elle. - M. de
Mezeray lut donc le mot Jeu, où, entre autres
façons de parler proverbiales, il y avait JEUX DE
PRINCES, qui ne plaisent qu'à ceux qui les font; pour
dire une malignité, une violence, faite par quelqu'un
qui est en puissance: elle se mit à rire. On acheva le
mot qui était au net, où pourtant il y avait bien
des choses à dire (1). » Suivant un autre
récit, plus authentique, la reine de Suède, en
écoutant la définition de Mézeray, rougit
et parut émue; mais voyant qu'on avait les yeux sur
elle, elle s'efforça de rire, plutôt d'un rire de
dépit que de joie. Le Dictionnaire venait de lui
rappeler ce que, trois mois auparavant, elle avait fait
à Fontainebleau, et quel sanglant jeu de prince elle y
laissa sur son passage.
Du reste, pour cette femme d'un esprit si ferme, et viril
jusqu'au crime, pour cette reine savante et sceptique,
accoutumée dans ses entretiens aux controverses de
Saumaise et de Bochart, aux découvertes de Meibomius,
à la philosophie de Descartes, il ne devait y avoir
qu'un intérêt médiocre dans une
académie exclusivement occupée de la langue. La
reine, plus choquée du manque d'érudition que du
défaut de goût, s'étonna seulement de ne
pas voir à l'Académie le docte Ménage.
On se plaignait dès lors, en effet, que
l'Académie avait conçu le plan de son
Dictionnaire sous une forme trop frivole et trop peu savante;
qu'elle n'y mettait que la langue de la conversation et du bel
esprit, et nullement celle des sciences. C'était une
idée d'Encyclopédie qui tourmentait
déjà quelques esprits, mais pour laquelle ni la
langue ni l'Académie n'étaient
préparées. On en était au siècle de
l'imagination, de l'éloquence, de cette parole
expressive et heureuse, qui, dans la chaire chrétienne,
dans les entretiens, dans les livres, au théâtre,
donnait alors aux hommes les premiers et vifs plaisirs de
l'esprit et du goût. Les chefs-d'oeuvre de Corneille
avaient élevé la pensée française.
Tout ce qui savait lire et s'occupait de religion, avait
dévoré les Provinciales. Les savants solitaires
de Port-Royal communiquaient aux esprits quelque chose de la
gravité de leur conscience et de leurs études.
Bientôt Bossuet, le plus éloquent des hommes,
parla sur un ton à la fois sublime et populaire, qui
n'appartient qu'à lui. Molière, Boileau, Racine,
la Fontaine trouvèrent la langue poétique. Avant
qu'on eût rassemblé les pierres de construction,
les temples étaient debout.
Le Dictionnaire avait vieilli, pendant qu'on y travaillait. On
revint sur ce qu'on avait fait. Après bien des
années, on n'en était encore qu'à la
révision de la lettre A. Le vigilant Colbert, qui
s'étonnait d'un travail si lent, était un jour
venu assister à la séance. On y lisait le mot
Ami. Mais la définition précise en fut si
contestée, on discuta si bien sur le point de savoir si,
dans l'usage, ce mot indiquait seulement une obligation du
monde ou un rapport du coeur, s'il supposait une affection
partagée, et s'il ne se disait pas sans cesse d'un
empressement qui n'avait rien de sincère, ou d'un
zèle qui n'obtenait aucun retour, enfin on vit tant de
questions dans une seule, que le ministre, dont tant de gens
à la cour se disaient les amis, convint, en se retirant,
qu'il ne s'étonnait plus de la lenteur et de la
difficulté du Dictionnaire.
Un Dictionnaire, en effet, où tous les mots des sciences
et de la vie d'un peuple se trouveraient exactement
définis, analysés dans leurs
éléments, suivis chronologiquement et
expliqués dans toutes leurs acceptions, un tel
Dictionnaire serait la plus lente des oeuvres difficiles; et,
à une époque même, cette oeuvre deviendrait
impossible par l'extension presque infinie des notions qu'elle
suppose. En se bornant à la langue oratoire et à
la langue usuelle, et en les cherchant tout à la fois
dans la logique et dans l'usage, l'Académie avait encore
assez à faire; et elle pouvait, par la date même
de son travail, laisser un monument précieux. Car la
politesse du siècle de Louis le Grand, comme on disait
alors, n'était pas toute dans les livres, n'en venait
pas, ne s'y rapportait pas exclusivement.
Il y a des temps où l'on peut dire que tout l'esprit qui
se consomme se met dans les livres, que tout ce qui se pense
s'imprime. Là, peu d'originalité, peu de
différence profonde entre les hommes, peu de
variété de langage. Une même idée
passe en un moment, et sans effort d'étude, à
tous les lecteurs, et les met en communauté sur quelques
points. Les conversations ressemblent aux écrits; et les
écrits ne sont souvent que des conversations. La fin du
dix-huitième siècle tendait vers ce niveau des
esprits. Nous nous en sommes encore plus rapprochés:
c'est la civilisation.
Il n'en était pas ainsi dans un temps où la
société, encore séparée en classes
et en professions très-distinctes, ingénieuse et
forte au sommet, était pleine de diversité de
moeurs, de coutumes et de langage. Écrire pour le public
était alors un soin sérieux qu'on remplissait
quelquefois par devoir de profession, ou une ambition
extraordinaire à laquelle, avec ou sans talent, on se
préparait par de grandes études. Puis, en dehors
de ces hommes éloquents et graves, ou de ces studieux
lettrés, il y avait une foule d'esprits cultivés
et polis, qui, sans rien écrire, animaient les
entretiens de la ville et de la cour. Au dix-huitième
siècle, l'aristocratie de l'intelligence fut toute dans
les écrivains; mais dans l'âge
précédent, tel que nous l'a décrit
Voltaire, tel qu'on le surprend mieux encore dans les
Mémoires, la cour de Louis XIV et tout ce qui venait s'y
réunir, attiré par l'éclat du prince,
offrait au plus haut degré ce charme et cette puissance
de l'esprit qui marquaient en même temps le soudain
progrès des lettres.
Ce n'était pas une illusion de flatterie que la
supériorité et la grâce attribuées
à ces entretiens de Versailles, où Louis XIV
portait la noble précision de ses paroles, où
tant de femmes si belles étaient admirées pour
leur esprit, où l'auteur des Maximes, le philosophe de
la Fronde, la Rochefoucauld paraissait quelquefois, où
Molière était de service, où Grammont
causait comme écrit Hamilton, où Bossuet, Fleury,
la Bruyère, conversant à part dans l'Allée
des philosophes, étaient rejoints par Condé,
où Fénélon était maître de
l'oreille et du coeur de tous ceux qui l'écoutaient, et
où, sous la physionomie attentive d'un duc, assidu
courtisan, se cachait, avec ses Mémoires longtemps
inédits, l'incorrect mais unique rival de Tacite et de
Bossuet.
On conçoit sans peine que cette cour, qui semblait avoir
transformé en élégance et en bon
goût toute la vigueur des grandes familles du
seizième siècle, eût beaucoup d'influence
sur l'esprit de la nation, et qu'on se piquât d'en imiter
les usages. De là cette déférence des
critiques du temps pour ce qu'ils appellent le langage de la
cour. Nous savons bien qu'on a depuis accusé ce langage
d'être pauvre, dédaigneux, courtisanesque, et
d'avoir nui au génie même de nos écrivains,
bien que nous ne concevions pas comment Sévigné
aurait pu être plus spirituelle et plus vive, Racine plus
éloquent, Bossuet plus original et plus sublime. Mais
enfin la plainte a été faite; et on doit avouer
que le goût de Versailles était celui d'une
élite d'esprits nobles et cultivés, mais qu'il y
manquait le battement de coeur d'un grand peuple.
Peut-être même cette autorité souveraine du
goût et du langage de la cour eût été
moins heureuse pour les arts, si elle n'avait été
mélangée et combattue par une autre influence,
qui tenait à l'esprit du même temps, celle des
controverses religieuses. Ce fut là, pour l'esprit de la
nation, une plus sévère école, d'où
sortaient le sérieux, la simplicité, la
liberté du langage. Après la cour, après
les conversations et les fêtes ingénieuses de
Versailles, il y avait les solides entretiens de Port-Royal,
l'apostolat perpétuel de ses solitaires, leurs liaisons
fréquentes avec la magistrature, et avec le peu de
libres consciences qui, sans se séparer de l'ancienne
foi n'étaient pas toutes soumises au roi et au pape.
Port-Royal était une secte, dans le sens le plus
honorable de ce mot. Par là, il eut et garda, pendant le
dix-septième siècle, une grande influence sur les
moeurs, les écrits, la langue. L'action isolée
d'un homme de génie n'a pas ce pouvoir: il fait quelques
bons ou quelques mauvais imitateurs; mais, pour modifier
l'usage, pour mettre une empreinte nouvelle sur l'esprit d'un
peuple, il faut l'influence d'une opinion qui a de nombreux
organes, et qui tour à tour agit, parle, écrit,
et intéresse par ses combats et ses souffrances. Ce fut
le sort et le privilége de Port-Royal.
En rappelant sur quelques points les esprits au libre examen,
en mêlant la philosophie à la religion, et toutes
deux aux lettres, Port-Royal donna le goût d'une diction
sérieuse et nourrie, qui rapprochait la langue
française des sources antiques d'où elle est
sortie. Par une controverse assidue sur des questions de
métaphysique, ces pieux solitaires firent entrer dans
l'usage du monde une foule d'expressions qui tendaient à
spiritualiser notre idiome, et à le rendre plus exact et
plus précis. Quand on voit, dans les témoignages
du temps, la réputation du grand Arnauld, et qu'on la
cherche dans ses oeuvres, on sent que cet homme fut
nécessairement supérieur à ce qu'il a
laissé, et qu'il domina surtout par l'action de ses
entretiens et de ses disciples, et par la rapidité et
l'à-propos de ses écrits. De là venait la
grande part que les critiques donnaient à Port-Royal
dans le perfectionnement du langage.
Arnauld et ses amis aidaient plus sensiblement encore à
ce progrès par leurs travaux sur la grammaire
générale et sur l'analyse comparée des
langues. Pour la première fois, depuis la renaissance,
la méthode philosophique dirigeait la philologie; et
tout l'artifice de la pensée était cherché
dans l'artifice du langage. Un caractère essentiel de la
langue française, celui qui la rend si propre aux
sciences, aux affaires et à la vie, celui qu'elle ne
peut perdre sans changer tout à fait, la clarté,
instinct de notre esprit, devenait de plus en plus une loi de
notre littérature. Elle se marquait par l'ordre direct
du langage, la lumière des expressions, et cette
netteté précise, où l'on reconnaît
à quelques égards l'influence de la
géométrie, de cette science judicieuse qui avait
formé Descartes, et dont Pascal et ses amis
mêlèrent l'inflexible justesse à l'ardeur
même de l'éloquence. Les admirables Discours sur
la logique étaient, pour Port-Royal, le fondement de
toutes les études de langue et de goût. Tout, dans
l'art d'écrire, y était ramené à
l'art de penser, mais avec cette vive intelligence de la
passion et du beau, qui distingue les vues de Pascal sur
l'éloquence des critiques de Condillac sur le style.
Enfin, les écrits corrects et savants de Port-Royal
excitaient dans le parti contraire, jusque-là tout
empreint de barbarie scolastique, une émulation de
délicatesse, un soin scrupuleux de la diction, qui fut,
après les ouvrages de génie, le secours le plus
utile à la pureté de la langue. En s'occupant,
vingt années encore après les Provinciales,
à chicaner subtilement le style de Pascal, les
jésuites apprenaient à bien écrire. En
relevant avec ironie la gravité un peu uniforme, les
longues périodes et les expressions parfois
inusitées des autres écrivains de Port-Royal, ils
s'essayaient eux-mêmes à un style plus facile et
plus libre, sans être moins correct. La langue commune
s'enrichissait de toutes parts, et prenait tous les tons.
C'était une monnaie courante, dont les types
réguliers et nets se multipliaient à l'infini
pour suffire au commerce croissant des idées,
indépendamment de ces médailles à part que
frappe le génie, et qu'il se réserve. De bons
ouvrages de critique, un peu minutieux, de subtiles analyses de
la langue et de la diction servaient à fixer le
goût public, que les écrits des grands hommes
avaient vivement saisi, et d'abord enlevé à ces
fausses admirations que fait naître l'inexpérience
de l'art ou la satiété du vrai beau.
Il s'était donc formé, pour la langue et le
style, cette sorte d'unité, qui se concilie
très-bien avec la différence des génies,
mais qui leur laisse à tous, dans leur libre
physionomie, un air de famille et une parenté naturelle.
Cette ressemblance dominait toutes les diversités
d'opinion et de parti. Pour l'exactitude, la force et la
gravité du langage, le jésuite Bourdaloue
paraissait un élève accompli de Port-Royal.
Quinault, dédaigné par Racine, avait dans la
mélodie de ses paroles quelques accents de la même
voix; et il n'était pas jusqu'à Perrault,
l'ennemi des anciens, qui ne fût classique pour la
langue, et n'eût, en prose du moins, beaucoup de naturel
et de simplicité.
Ainsi, noble politesse des moeurs, plaisirs délicats de
l'esprit dans la pompe d'une cour, sérieuses
études, rendues presque populaires par la passion
religieuse, controverses assidues, qui ne laissaient pas
s'énerver la vigueur de la pensée, rencontre de
tant de génies divers, façonnant sous leurs mains
la rudesse encore flexible du langage, tout s'accorda, tout se
réunit pour porter notre idiome à cette
perfection qui se sent elle-même, et n'est autre chose
que le plus grand degré de justesse et de force
heureusement réunies.
L'Académie avait eu sa part dans ce travail de la
société française. Pendant que tout
s'élevait autour de Louis XIV, elle s'était en
grande partie renouvelée. Aux fausses illustrations du
siècle commençant, elle avait fait
succéder les vrais et durables génies, qui
devaient le marquer de leurs noms; et il était juste de
dire que nulle part la langue de notre pays n'était
mieux parlée, et son esprit représenté
avec plus d'éclat. Ajoutons seulement que,
d'après les habitudes du temps, on se faisait, du
pouvoir académique, une idée peut-être
excessive.
A Rome, Varron trouvait que, pour le langage, comme pour le
reste, le peuple ne dépendait que de soi-même, et
que chacun dépendait du peuple: populus in suâ
potestate, singuli in illius. Mais, dans la France de Louis
XIV, Bossuet, tout en confessant que l'usage est le père
des langues, et que le droit de les établir, aussi bien
que de les régler, n'a jamais été
disputé à la multitude, aimait à voir dans
l'Académie « un Conseil souverain et
perpétuel, dont le crédit, établi sur
l'approbation publique, peut réprimer les bizarreries de
l'usage, et tempérer les déréglements de
cet empire trop populaire. ». Cette même
idée, dans le siècle suivant et dans un autre
pays, faisait souhaiter à un esprit moins grave que
Bossuet, au capricieux Swift, l'établissement d'une
académie qui pût contenir et fixer la langue
anglaise, écarter beaucoup de termes, en corriger
d'autres, en raviver quelques-uns. Il faut, disait-il, «
qu'aucun des mots auquel cette société aura
donné sa sanction, ne puisse, dans la suite, vieillir et
être rejeté (1). » Bossuet et Swift
oubliaient seulement que le conseil suprême de censure
grammaticale changerait, comme le public, et qu'à la
longue les modérateurs de l'usage y céderaient
eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, l'Académie française continua
d'exercer avec une assez grande réserve son pouvoir
constituant; et le Dictionnaire, fait et recommencé
pendant que tout le monde faisait la langue, fut enfin
publié, avant le terme du dix-septième
siècle.
Sans étymologies étrangères, et avec la
seule indication des termes anciens de notre langue qui ont
péri en laissant leurs dérivés, cette
édition de 1694, où les mots sont rangés
par ordre de racines, comme dans le lexique grec d'Henri
Estienne, doit paraître incomplète et peu commode.
Elle n'en est pas moins un témoignage unique pour
l'histoire de notre langue, et le supplément
nécessaire des bons livres à qui veut bien
connaître son génie. On n'y retrouve pas les
hardiesses d'expressions et de tours, les beautés de
langage que créaient nos grands écrivains; mais
on y voit le fond commun sur lequel ils travaillaient de
génie, le bloc où ils taillaient leurs statues
grecques.
Cette langue, prise dans toute son étendue, entre
l'usage de la cour et les proverbes populaires, atteste au plus
haut degré une nation vive, ingénieuse, ayant
plus de justesse que d'imagination, sociable, mais sans vie
publique, très-occupée de religion, de guerre, de
philosophie, de belles-lettres, mais médiocrement
touchée des arts, et n'ayant encore que peu
cultivé les sciences physiques.
Sur ce dernier point, en effet, son vocabulaire usuel est
pauvre et restraint. Sans doute, il eût été
facile de le grossir beaucoup par les nomenclatures techniques
et les classifications de chaque science, telles qu'elles
existaient alors: on sait que cette idée même fut
l'occasion du schisme et des critiques de Furetière, qui
en profitant du travail de l'Académie, l'ensevelit dans
un Dictionnaire universel des sciences et des arts. Un
écrivain de nos jours (1), savant philologue et brillant
coloriste, a parfaitement justifié l'Académie de
n'avoir pas compris dans son recueil de la langue cette foule
de termes techniques, dont Borel et Thomas Corneille firent
alors des lexiques, maintenant oubliés. Ces
nomenclatures, en effet, qui sont autant de langues
particulières, changent de fond en comble, par le
progrès même des sciences, et n'offriraient
souvent aujourd'hui que la date inutile d'une erreur
détruite, ou d'une ignorance qu'on n'a plus. La
nomenclature médicale ou chimique du dix-septième
siècle serait tout à fait dénuée
pour nous de sens et d'usage, tandis que la langue
littéraire de la même époque est un type
immortel. Mais, à part cette question,
l'Académie, moins hardie que nos grands
écrivains, ou, si l'on veut, plus timide en masse que
dans chacun de ses membres, n'avait-elle pas trop restreint les
richesses de notre langue, trop ébranché le vieux
chêne gaulois?
On lit, dans les Factums satiriques de Furetière contre
ses anciens confrères (2), que la Fontaine était
fort assidu aux séances de l'Académie et à
la discussion du Dictionnaire; mais qu'il ne pouvait y faire
admettre, par les plus sages de l'Académie, les mots de
sa connaissance, ceux qu'il avait appris dans Marot et
Rabelais. En faisant un partage de ces mots, et en concevant le
scrupule qui en excluait quelques-uns, on peut regretter que la
Fontaine n'ait pas eu plus de crédit à
l'Académie, et que plusieurs façons de parler
expressives, empruntées au vieux français, ne
soient pas restées dans le Dictionnaire. Heureusement,
la Fontaine les a mises dans ses ouvrages, où elles sont
encore mieux, et où elles revivent.
La Bruyère et Fénélon paraissent croire
que la langue de leur temps s'était trop
épurée, avait rejeté trop d'anciens mots
expressifs; et l'Académie a été
chargée de ce tort. Il ne faut pas oublier cependant que
les mots qu'on regrette n'ont souvent d'autre grâce que
la désuétude, que presque toujours ils ont
été remplacés, et que surtout les
réunir aujourd'hui pêle-mêle avec ceux qui
les remplacent, ce serait ne parler la langue d'aucune
époque, et chercher le naturel dans l'archaïsme.
L'édition de 1694, d'ailleurs, renfermait des mots et
des tours qui, vieillis même au seizième
siècle (1), avaient reparu dans l'usage du siècle
suivant, et se conservent dans le nôtre. Elle en
accréditait aussi quelques-uns que la critique
contemporaine relève comme inusités (2); par
exemple, affectueux, amphibologique, et jusqu'à
l'expression imitative de vent qui cingle.
On sait, au reste, que rien n'est plus trompeur que la date
apparente des mots. Quelques-uns, dont il semble qu'on n'a
jamais dû se passer, sont d'invention assez
récente; et quelques autres, dont l'idée, pour
ainsi dire, n'existait pas dans les moeurs, ont reçu des
écrivains une existence anticipée.
Désintéressement, exactitude, sagacité,
bravoure, ne furent rétablis ou introduits qu'assez tard
dans le dix-septième siècle. Savoir-faire, selon
le P. Bouhours, est un terme tout nouveau, « qui ne durera
pas et est peut-être déjà passé
»; et au mot effervescence, madame de
Sévigné se récrie: « Comment
dites-vous cela, ma fille? voilà un mot dont je n'avais
jamais ouï parler. » D'autre part, démagogue,
terme peu nécessaire sous Louis XIV, était
hasardé par Bossuet, et resta longtemps sans usage.
On peut trouver aussi que l'Académie, en prodiguant les
proverbes, a trop épargné certains termes
usités des artisans, et qui sont des images ou peuvent
en fournir. Il y a là souvent une invention populaire,
qui fait partie de la langue, et qui ne change pas, comme les
dénominations imposées par les savants.
Furetière avait raison de regretter le nom
énergique d'orgueil, employé par les ouvriers
pour désigner l'appui qui fait dresser la tête du
levier, et que les savants appelaient du beau mot
d'hypomoclion. Ces emprunts faits, pour un besoin
matériel, à la langue morale, ces expressions
intelligentes sont précieuses à recueillir.
Shakspeare en est rempli dans sa langue poétique et
populaire.
Si l'Académie était trop dédaigneuse
à cet égard, en revanche elle avait beaucoup
multiplié les termes de blason et de chasse.
C'était un caractère du temps et des moeurs, qui
s'est affaibli peu à peu dans les éditions
suivantes du Dictionnaire, mais qui a laissé dans notre
langue beaucoup d'expressions durables. Car il en est de
certains usages effacés, comme de ces étymologies
lointaines, qu'on ne sait plus mais qui agissent encore sur le
sens et la portée des mots.
Ce premier travail de l'Académie était donc
excellent pour le but qu'elle se proposait, et, à
quelques égards, impossible à remplacer. Il
constatait l'époque la plus heureuse de la langue. Le
vocabulaire n'en était pas très-étendu;
mais plus tard les langues s'appauvrissent par leur abondance.
Car toute expression nouvelle qui n'est pas le nom propre d'un
objet nouveau, est une surcharge plutôt qu'une richesse;
et quand une langue est bien faite, les nuances infinies des
sentiments et des idées peuvent s'y traduire par la
seule combinaison des termes qu'elle possède. C'est par
ce travail même qu'est souvent excité l'art de
l'écrivain; et les plus belles productions de l'esprit
humain ont été composées avant cette
excroissance de termes synonymes et cette
végétation stérile qui couronne les vieux
idiomes.
Mais, indépendamment des mots nouveaux, l'emploi nouveau
des termes connus, les changements, les variantes d'acception,
et tout cet ingénieux mécanisme qui transforme et
étend les expressions par leur rapprochement, offrent
une autre richesse de langage bien autrement difficile à
discerner et à recueillir. Le premier travail de
l'Académie était fort loin de l'avoir
épuisée. Mais ce travail avait deux
caractères, empruntés à l'excellent
goût du temps: l'analogie dans la composition et dans le
rapport des mots, l'abondance des idiotismes, de ces tours
particuliers, qui sont la physionomie nationale d'une langue,
et lui donnent l'originalité, comme l'analogie lui donne
la justesse.
L'ouvrage en deux livres que Jules César avait
écrit sur l'analogie, en l'adressant à
Cicéron, est perdu, sauf quelques mots. Mais pour que ce
grand homme ait été tenté par un pareil
sujet, on doit croire qu'il y avait vu ce que ce sujet
renferme, et qu'il ne supposait pas, comme Quintilien, «
l'analogie fondée, non sur la raison, mais sur
l'exemple, et n'ayant d'autre origine que l'usage (1). »
Recueillir cet usage, souvent contradictoire, eût
été un pauvre soin pour César. Mais
l'analogie est autre chose: ce n'est pas seulement une
règle qui, dans les langues complexes et à
désinences variées, soumet en
général les mots de même forme à des
modifications semblables. C'est aussi la proportion des termes
entre eux, l'accord des images. En ce sens elle donne la raison
de l'usage, ou le corrige; elle est la partie la plus fine de
la philosophie même du langage (2), et le plus sûr
moyen de le faire servir à la plus complète
intelligence de la pensée. Rien ne devait mieux que
l'exacte observation de l'analogie prévenir la nuance
d'indécision et d'obscurité à laquelle les
langues anciennes étaient parfois exposées, par
la liberté même de leur savante construction.
Ce que l'esprit si net et si élevé de
César étudiait surtout et perfectionnait dans la
langue latine, était, au dix-septième
siècle, la qualité dominante de la nôtre;
et c'est, en grande partie, la cause du plaisir qu'on trouve
à la lecture des bons livres de cette époque, de
ceux même qui n'ont pas le caractère
éminent du génie, et qui ne peuvent nous
préoccuper par la nouveauté des idées et
des connaissances. Nous y sentons dans le style, dans l'accord
des pensées, des expressions, des images, une justesse
qui satisfait l'esprit. Quand un mérite semblable cessa
d'appartenir à la langue latine, quand les mots
effacés et comme usés par le long usage y
perdirent leur sens propre, et que l'oubli de leur sens
figuré détruisit toute analogie dans leurs
rapports, on peut voir, par les auteurs de la décadence,
combien cette langue devint obscure et parfois inintelligible.
L'avenir saura ce que le même défaut de justesse
et de goût peut faire de notre langue française,
autrefois si précise, si juste et si claire.
L'analogie, qui fortifiait en elle ce caractère,
n'était pas l'uniformité systématique des
règles du langage. On sait combien notre langue, au
dix-septième siècle surtout, avait de
liberté hardie dans les tours, soit par un reste des
vieux dialectes parisien ou picard, soit par l'imitation des
formes antiques. On sait aussi combien elle gagnait de
vivacité à l'abondance de ces idiotismes,
indigènes ou importés. Dès le
seizième siècle, le plus profond de nos
philologues, Henri Estienne, avait marqué, dans un grand
nombre d'expressions composées et de tournures, la
conformité de notre langue avec la grecque, et il en
avait conclu qu'elle « tenoit le second lieu entre tous
les langages qui ont jamais esté, et le premier entre
ceux qui sont aujourd'hui. » Ce n'était encore que
remarque de grammairien, juste et profonde, mais ne portant que
sur quelques procédés de la parole. Racine fit
pénétrer cette ressemblance plus avant, et
jusqu'à l'âme de la poésie. Mais ce que
prouvent diversement Henri Estienne et Racine, c'est combien
certaines ellipses, certaines formes, certaines substitutions
de temps dans les verbes, sans être justifiées par
l'analyse, ont de grâce et d'énergie dans le
style. En se corrigeant sur ce point, le langage s'affaiblit.
Le nôtre est devenu plus grammatical, et moins
français. On ne peut donc garder avec trop de soin ces
tours nerveux et libres, liés aux origines d'une langue,
et qui font d'elle une musique savante, variée, pleine
de souvenirs, au lieu d'un chiffre de convention.
C'était beaucoup de bien conserver, dans la sèche
nomenclature d'un dictionnaire, ce caractère
précieux de la langue du dix-septième
siècle. C'est là surtout le mérite du
premier travail de l'Académie. Du reste on n'y trouve
pas toutes les conditions d'un ouvrage approfondi sur la
langue; et on pourrait difficilement les introduire dans le
plan que l'Académie s'était proposé.
Définitions, étymologies, citations textuelles,
voilà ce qu'on demande au glossaire complet d'une
langue. Mais sur le premier point, la tâche est
impossible; et c'est pour cela qu'elle est d'ordinaire si mal
remplie. Il y a beaucoup de mots qu'on ne saurait
définir, parce qu'on ne peut les interpréter par
une idée plus claire que celle qu'ils portent avec eux.
Ce sont ces mots que Pascal appelle primitifs, et qu'il compare
aux premières choses sur lesquelles opère la
géométrie, et qu'elle n'explique pas, espace,
temps, mouvement, etc. De même pour une foule d'autres
mots qui tiennent à la racine même de nos
connaissances, et qui nous sont intelligibles par la
lumière naturelle: nous pouvons les traduire, les
sous-interpréter, les décrire en quelque sorte;
mais nous ne les définissons pas; ou nous risquons de
tomber dans une classification arbitraire qui changera, ou dans
une dénomination vague qui ne dit rien. Pascal se moque
de ceux qui, de son temps, avaient défini la
LUMIÈRE, un mouvement luminaire des corps lumineux.
L'Académie ne serait-elle pas tombée dans un
défaut à peu près semblable, quand elle a
défini l'AME, ce qui est le principe de la vie dans tous
les êtres vivants, et qu'ensuite elle a défini la
VIE, l'état des êtres animés, retombant
ainsi d'une première impuissance de définir dans
une seconde, et les cachant l'une par l'autre?
Toutefois, après ces termes fondamentaux, à
l'égard desquels la définition ne peut être
qu'une assertion scientifique ou une glose assez
grossière, il est une foule d'autres mots, exprimant des
complications ou des nuances que la définition analyse
et démêle. Le soin apporté à ce
travail est la partie la plus difficile d'un dictionnaire. Dans
les meilleurs ouvrages de ce genre, on se borne presque
toujours à traduire un mot par un autre,
c'est-à-dire à en fausser le sens; car il n'y a
pas, dans la même langue, deux expressions qui aient
exactement la même valeur, et qui puissent être de
tous points substituées l'une à l'autre. Les bons
écrivains savent cette vérité, encore plus
que les grammairiens. Dans le travail de l'Académie, ces
interprétations insuffisantes sont souvent
précédées d'une définition bien
faite. Ce caractère, marqué dès la
première édition, a dû se perfectionner
dans les suivantes: Dubos, Duclos, d'Alembert, esprits
pénétrants et précis, s'en sont tour
à tour occupés, et avaient encore laissé
beaucoup à faire, même pour les termes de l'usage
habituel et de l'ordre moral.
Mais une autre partie importante de l'histoire de la langue,
l'étymologie, a continué de manquer
complétement au Dictionnaire français, comme
à celui de la Crusca. On a dit, à cet
égard, que la science étymologique n'était
pas faite à l'époque où l'Académie
commença son travail; qu'à toutes les
époques c'est une science fort douteuse, et qu'en
définitive elle n'est pas nécessaire pour la
parfaite intelligence d'une langue arrivée à son
état de perfection; tant cette perfection même
éloigne les mots de leur origine! Le premier de ces
motifs prendra plus de force, si l'on songe que, jusqu'au grand
travail de M. Raynouard, l'anneau qui lie sur tant de points
notre langue à la langue latine était presque
ignoré, et qu'ainsi sa généalogie
eût été toujours interrompue au
degré le plus proche. Ajoutons ce qu'il y avait alors
d'incomplet ou d'inaccessible dans les notions qu'on avait en
France des langues du Nord et de l'Orient, et l'ignorance
où l'on était de la principale source des langues
grecque et latine; et on comprendra sans peine que
l'Académie, malgré les reproches de
Furetière et l'exemple de Ménage, n'ait point
tenté ce travail, qu'il ne faut pas essayer à
demi.
En effet, la science étymologique est, selon le
caractère des recherches, ou une curiosité
tantôt facile, tantôt paradoxale, ou une
étude féconde, qui d'un côté tient
à la partie la plus obscure de l'histoire, de l'autre
à l'analyse de l'esprit humain, à l'invention des
langues, et à la perfection de la parole. Pour nos
langues de filiation latine en particulier, indiquer, à
côté du terme moderne, le mot latin d'où il
dérive, c'est faire peu de chose, et parfois se tromper:
car parfois le terme latin avait lui-même une racine
septentrionale, à laquelle touchaient, avant la
conquête romaine, les anciens habitants de notre sol,
qu'on appelle nos pères. De plus, lors même que la
dérivation du latin vers nous est évidente,
souvent le mot, expressif à son origine, est devenu pour
nous sans couleur. Le dictionnaire qui, au mot rival, ajoutera
pour racine le mot latin rivalis, ne m'apprend rien, s'il ne
m'explique comment les laboureurs latins et les jurisconsultes
romains appelaient rivales les deux riverains qui se
partageaient, et souvent se disputaient un ruisseau, pour
arroser leurs prés, et comment ce mot a pris de
là un sens moral, éloigné du terme
primitif (1). Il en est de même de presque tous les mots.
Dire que désirer vient de desiderare, et
considérer de considerare, calamité de calamitas,
admirer de mirari, c'est presque ne rien dire; c'est traduire
un chiffre par un autre chiffre, à moins d'entrer dans
l'explication même du terme étranger
importé par nous.
Ainsi, l'étymologie immédiate serait souvent peu
significative: l'étymologie complète et
analytique serait l'histoire des autres langues pour arriver
à la nôtre. De là, sans doute, il ne faut
pas conclure que la science étymologique est vaine et
fausse, mais qu'elle est immense, et qu'étant surtout
une science de comparaison, elle n'est possible que par la
tardive réunion de tous les éléments qui
servent à l'éclairer. Faute de ce moyen, on ne
peut voir qu'à côté de soi, et peu de
chose, ou s'égarer ingénieusement.
On sait combien les peuples lettrés de
l'antiquité, qui ne connaissaient que leurs langues,
tombaient, à cet égard, dans de
singulières erreurs. Celles du savant Varron nous
étonnent; et Quintilien en relève d'autres non
moins bizarres. Jamais les étymologies qui parfois ont
fait rire du docte Ménage, n'approchèrent, pour
l'incertitude et la subtilité, de celles que Platon a
multipliées dans un dialogue tout exprès. C'est
que Platon voulait, sauf quelques exceptions, tirer toute la
langue grecque d'elle-même, par un préjugé
semblable à celui des Athéniens se croyant
nés de la terre qui les portaient. De là, dans le
Cratyle, sur les noms des êtres et des choses, sur les
mots essentiels de la langue grecque, tant d'explications
arbitraires ou fausses, mais fausses avec la grâce de
l'imagination antique. C'est ainsi que Platon vous donnera
l'étymologie du mot , hérôs, demi-dieu.
« , fait-il dire par Socrate, vient du mot , amour, parce
que les héros étaient tous nés de l'amour
d'un dieu pour une mortelle, ou d'un mortel pour une
déesse, etc.; ou bien encore, peut venir de , , dire,
parler, parce que les héros avaient le don de
l'éloquence. » Cette raison est bien
athénienne. Platon vous dira encore, par la bouche de
Socrate, que « , le corps, vient de , tombeau, parce que
le corps est le tombeau de l'âme; ou qu'il peut venir
aussi de , faire des signes, faire connaître, parce que
le corps fait des signes à l'esprit. » Ainsi, pour
une foule d'autres mots, expliqués avec la même
finesse métaphysique, et dont l'origine réelle a
été reportée à la langue
hébraïque, ou se retrouve aujourd'hui dans la
langue sanscrite ignorée des Grecs, qui cependant lui
devaient en partie la leur. Car l'érudition moderne est
venue, après trois mille ans, renouer entre des peuples
anéantis le lien qu'ils n'avaient pas aperçu
eux-mêmes, durant leur passage sur la terre.
Mais ce dialogue de Platon, tout semé des jeux de
l'esprit grec, n'en renferme pas moins une vérité
fine et profonde, qui se retrouve dans toutes les langues, qui
peut s'appliquer à la nôtre, et qui touche en
même temps aux éléments primitifs du
langage et à la perfection de l'art: cette
vérité, c'est que les mots, dans l'origine, ne
sont pas imposés arbitrairement (1), mais
déterminés par un secret rapport avec la chose
qu'ils expriment. C'est pour cela que le peuple fait les
langues, sous l'action d'une loi commune, modifiée par
les climats et les races; et, par cette même cause, une
langue se gâte lorsque les mots conventionnels et sans
liaison avec le caractère des choses se multiplient
à l'excès, et qu'un faux art couvre et
altère ce fonds d'expressions musicales et vraies
données par la nature.
Un savant italien (2) a soutenu, dans un livre, que le premier
homme parlait grec; car son premier cri à la vue de
l'univers, avait dû être l' admiratif du grec, et
les autres voyelles de la même langue, , , , , , ses
premières exclamations de douleur et de joie. Ce savant
oubliait que les voyelles, précisément parce
qu'elles sont les plus faciles émissions de la voix,
appartiennent à toutes les langues, même à
celles qui n'ont pas de lettres pour les exprimer. Mais, quelle
qu'ait été la langue originelle, divinement
transmise, ou formée par la raison que Dieu donne
à l'homme, le caractère primitif des langues est
de faire entendre, autant qu'il se peut, l'objet et
l'idée par le son; et ce caractère leur est si
essentiel qu'il persiste à toutes leurs époques.
Évidemment, la parole a d'abord été
figurative, comme plus tard l'écriture. Mais la
représentation de chaque objet par le dessin
était un mode presque impraticable, auquel ont dû
succéder bientôt l'esquisse tronquée, puis
les traits de convention, aussi nombreux que les mots, puis
enfin la sublime invention de l'alphabet. La langue figurative,
au contraire, celle qui peint par le son, est restée la
force et la vie de tout langage humain; et l'esprit de l'homme
n'y renonce jamais.
Ce rapport du son à l'objet n'est point borné
à quelques cas, où il nous frappe par une forte
onomatopée. On le retrouve partout, dans les mots
composés de notre langue, comme dans les
dérivés des langues étrangères,
pour l'expression des idées, comme pour celle des
choses. Il est, à quelques égards, la
première étymologie des mots. Ce n'est pas
seulement par imitation du grec , ou du latin fremere, que nous
avons fait le mot frémir; c'est par le rapport du son
avec l'émotion exprimée. Horreur, terreur, doux,
suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas
seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a
reconnus et adoptés, comme analogues à
l'impression de l'objet. On peut assurer qu'une affinité
du même genre se produit partout à divers
degrés, et que, sauf quelques variétés
profondes de la constitution humaine et du climat, un certain
ordre d'articulation est, en général,
affecté aux mêmes sensations. Voilà ce que
Platon avait entrevu dans le Cratyle, par l'analyse des
éléments mêmes du son et des touches de la
voix (1). Avec les seuls exemples des mots grecs, il indiquait,
comme naturelle et nécessaire, une analogie
retrouvée depuis dans tant d'idiomes qu'il ignorait, ou
qui n'existaient pas encore.
Ce résultat de notre nature, modifiée
diversement, était surtout sensible dans les langues
musicales de l'antiquité. Un philosophe romain, ami de
Cicéron et de Pompée, avança, comme les
Grecs, ce qu'a répété depuis le savant et
ingénieux président des Brosses, que les mots
n'étaient pas institués par convention (2), mais
conformes à la nature des choses; et il entra sur ce
point dans de minutieux détails, qui rappellent
quelquefois la leçon de philosophie de M. Jourdain.
« Lorsque nous disons vous (3), écrit-il, nous
faisons un mouvement de la bouche, assorti au caractère
du mot; nous écartons doucement le bout des
lèvres, et nous semblons envoyer le souffle et la voix
vers ceux à qui nous parlons. Au contraire, lorsque nous
disons nous, nous n'enflons ni ne projetons la voix, nous
n'avançons pas les lèvres; mais, en quelque
sorte, nous retirons, nous concentrons en nous-mêmes le
souffle de la parole et le mouvement des lèvres.
»
Cela paraîtra subtil peut-être; mais, dans une
foule de mots, l'accord du son et de l'idée n'est pas
douteux. On y sent, en quelque sorte, comme dit encore ce
philosophe romain, d'après le caractère des
choses, un geste naturel de la bouche et de la voix: quasi
gestus quidam oris et spiritûs naturalis est. Plus une
langue cultivée conserve cette richesse des langues
primitives, plus elle est énergique et juste. La
nôtre l'était beaucoup. C'est en ce sens que
Boileau disait: « La langue française est riche en
beaux mots; mais elle veut être extrêmement
travaillée. » Rien n'est si commun, quand les
langues vieillissent, que de voir ce premier rapport
détruit, et l'introduction de mots abstraits, lourds,
décolorés, en place ou à côté
des expressions naturelles et vives.
Mais l'imitation par le son est bien loin de suffire à
tous les besoins du langage. Sans doute, elle peut, par
analogie, s'appliquer à d'autres perceptions que celles
de l'ouïe, à peu près comme l'aveugle
Saunderson, pour définir la couleur écarlate, la
comparait au bruit du clairon. Elle peut même reproduire,
par écho, beaucoup de sentiments et d'impressions
intérieures de l'âme. Mais comment peut-elle
s'appliquer aux abstractions, aux
généralités, ou même aux objets qui
n'éveillent aucune sensation précise et
distincte? A côté des signes naturels, il y aura
donc beaucoup de signes de convention, quelques-uns
arbitraires, indifférents, d'autres créés
par un ingénieux rapport, et comme autant
d'hiéroglyphes intellectuels. C'est l'étymologie
par les idées, au lieu de l'étymologie par les
sons et les lettres radicales. Il n'en est pas qui, bien
connue, puisse prévenir davantage les faux sens et les
barbarismes d'acception. Mais cette étymologie est
suppléée par la définition, quand la
définition est bien faite. Que le verbe qui exprime
l'acte continu de l'intelligence soit dérivé de
l'idée d'association ou de l'idée de comparaison,
que l'on dise cogitare de cogere, rassembler, ou penser de
pensarer, peser, ce sont deux rapports également justes,
qui se retrouveront dans l'explication complète du
mot.
Pour la connaissance de la langue, pour l'art et le goût,
ce qui importe surtout, c'est donc le choix des termes, et,
tout à la fois, la précision et l'étendue
des sens qu'on leur assigne. Cette dernière question
ramène celle des citations textuelles. L'Académie
fut opiniâtre à les rejeter. « Le
Dictionnaire, disait-elle en 1694, a été
commencé et achevé dans le siècle le plus
florissant de la langue française; et c'est pour cela
qu'il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus
célèbres orateurs et de nos grands poëtes y
ont travaillé, et qu'on a cru devoir s'en tenir à
leurs sentiments. » Le même argument se renouvela
sans doute avec les changements de l'Académie, et servit
pour les éditions suivantes. Il n'est besoin de dire les
objections qu'on y a faites: insuffisance d'un dictionnaire
ainsi conçu, sécheresse des exemples
formés de phrases communes ou proverbiales, manque
presque absolu des acceptions oratoires et
poétiques.
Bien que ces défauts aient été, en grande
partie, prévenus ou corrigés, et que toutes les
formes essentielles du langage aient successivement
passé dans le Dictionnaire, on ne peut nier que l'autre
méthode ne soit plus instructive, plus curieuse, plus
agréable aux lecteurs, s'il y a des lecteurs de
dictionnaires. Mais elle n'est pas, dans l'application, aussi
sûre et aussi simple qu'on le croît. Il y aura
toujours une extrême difficulté à poser la
limite entre l'emploi, même le plus étendu, des
ressources de la langue, et les saillies particulières
de la passion et du génie des écrivains.
L'idée d'un tel recueil, sous la forme de lexique ou
d'index, se retrouve au déclin de toutes les langues; et
elle n'est propre souvent qu'à favoriser le retour
à l'archaïsme, qui est une des phases et une des
formes de ce déclin.
Loin de fixer et de retenir l'usage, un dictionnaire ainsi
conçu, excellent pour l'histoire de la langue, en rend,
pour le goût, les applications indécises et
illimitées. Car si, comme le remarque Cicéron, il
n'est rien de si absurde qui n'ait été dit par
quelque philosophe, il n'est rien, en fait de langage, de si
étrange, qui ne se trouve dans quelque écrivain
même estimé. Ce n'est pas tout: les beautés
d'expression les plus rares ont été faites pour
la place; elles sont scellées à la pensée:
les arracher, les découper, les entasser dans les pages
d'un lexique, c'est toujours en altérer le sens et le
caractère, et souvent tromper le lecteur. Si le
goût d'une pareille étude prévalait trop,
notre langue serait traitée bientôt en langue
morte, qu'on écrit trop souvent avec un mélange
de vieilles phrases qui sont copiées, et de tours
nouveaux qui sont barbares.
L'Académie ne devait pas songer à un tel recueil,
dans la pleine et riche fécondité de notre
idiome, après le dix-septième siècle. La
langue classique se conservait par tradition, par habitude. Le
goût avait fléchi; le caractère des
idées était moins naturel, plus raffiné,
plus subtil: Fontenelle avait écrit. Le génie de
l'antiquité, dont l'empreinte s'était si
profondément marquée sur notre langue, dominait
moins la littérature; et d'autres idées entraient
dans les esprits. Mais l'innovation était à peine
sensible dans le langage. Un pénétrant et
judicieux écrivain, l'abbé Dubos, qui
déjà s'était occupé de recherches
politiques et de théories étrangères au
siècle précédent, écrivait en 1720:
« Notre langue me paraît parvenue, depuis soixante
et dix ans, à son point de perfection. » Et il en
concluait que les écrivains dont la gloire
s'était maintenue, à cette époque de
consistance et de durée pour la langue, seraient
immortels sans vieillir.
Alors même, Voltaire et Montesquieu s'élevaient
pour vérifier cette prédiction, et s'y trouver
compris: Voltaire qui a tout renouvelé, excepté
la langue, dont il fut un admirable et presque timide gardien;
Montesquieu qui, sachant si bien les allures vives de cette
langue et les mouvements inaccoutumés que lui avait
appris son compatriote Montaigne, l'appliquait, avec tant de
force et de précision, à des sujets nouveaux.
La longue vie de Voltaire et la continuelle activité de
son génie, est un des événements de
l'histoire de notre langue. Il en retardait la décadence
par les qualités mêmes de son style. Il ajoute,
pour ainsi dire, à la nature de cette langue celle de
son esprit, si net, si juste, si facile, si rapide, si brillant
de clarté. D'autres écrivains ont
été plus éloquents; aucun plus
français et plus cosmopolite à la fois. Aucun n'a
servi davantage à la popularité de notre langue,
et à cette convention tacite qui fait que, presque
partout, deux hommes d'esprit, de nation diverse, qui se
rencontrent, s'accordent à parler français. Cette
influence de soixante années de verve et de gloire,
cette parole toujours naturelle et vive, quoi qu'elle
dît, ce goût moqueur, toujours armé contre
l'affectation et l'enflure, n'empêchèrent pas
cependant le cours inévitable des choses. Si la langue
s'enrichit encore de combinaisons et de formes heureuses, si la
prose surtout se dégagea parfois de quelques lenteurs,
si l'étude plus générale des sciences
introduisit dans l'usage plusieurs termes nouveaux et
nécessaires, le naturel et la pureté du style
s'affaiblirent. Voltaire lui-même, s'il ménageait
avec un goût exquis le caractère de notre idiome,
et ne le surchargeait d'aucun faux ornement, en émonda
parfois le jet vigoureux, et n'en retint pas toutes les
richesses. Sa langue, si correcte et si facile, a moins de nerf
et de physionomie que celle du siècle
précédent.
De plus, malgré son exemple, les défauts
attachés au second âge d'une littérature se
produisaient de toutes parts, à travers l'éclat
du génie et l'infinie variété des talents.
Voltaire lui-même portait quelques-uns de ces
défauts dans les genres les plus élevés de
la poésie. D'autres altérations du goût
venaient du vice même de la société et de
la mollesse des moeurs. La diction se gâtait avant la
langue. La recherche, la subtilité, les raffinements de
l'élégance se multipliaient. La poésie
surtout, cette source vive où s'entretient le langage,
semblait s'épuiser; et l'éloquence, soutenue si
haut de Bossuet à Massillon, ne se faisait plus entendre
dans la chaire chrétienne, et n'était pas
remplacée par une autre parole.
Cependant, quoiqu'on abusât parfois de la langue, comme
on abusait de l'esprit, le caractère
général en était conservé dans
l'usage et dans les bons écrits. Les expressions fausses
et maniérées prenaient faveur; mais elles
passaient de mode assez promptement. A Rome,
Sénèque, dont la naissance remonte à
l'empire d'Auguste, se plaignait déjà que son
siècle ne parlait plus latin (1); et il le prouve par de
nombreux exemples d'autrui, auxquels il aurait pu mêler
parfois les siens. Chez nous, la décadence a
été bien moins hâtive et moins sensible.
C'est sur ses vieux jours seulement que Voltaire laisse
échapper la même plainte que
Sénèque, et dit anathème au mauvais
langage français de son temps.
Dans la perpétuelle occupation littéraire du
dix-huitième siècle, la langue, en effet,
après avoir gagné en abondance, en
variété, en aptitude encyclopédique,
devait perdre pour le goût, la vérité,
l'expression des sentiments, les choses enfin qui tiennent non
à la science, mais à l'art. L'esprit
philosophique l'avait sans doute encore heureusement
travaillée. La prose française gardait, sous le
burin de Montesquieu, la précision, la vigueur, la
pureté du trait et l'éclat des images de Pascal;
elle s'élevait avec Buffon à cette magnificence
de paroles qui est l'éloquence sans la passion; elle
était, dans Rousseau, tour à tour
sévère et didactique, ou véhémente
et colorée. Diderot la pliait avec imagination et
justesse à l'expression du détail des arts;
Condillac la rappelait sans cesse, par logique et par
système, à cette clarté que Voltaire avait
d'instinct et par génie; Dumarsais la décomposait
avec la sagacité des grammairiens de Port-Royal.
Mais, au-dessous de ces grands travaux, la manie philosophique
gâtait la langue par l'affectation et l'emphase; et cette
décadence, aggravée par l'inévitable
exagération des imitateurs, se reconnaissait même
sous la main des maîtres. C'est aux écrits de
Rousseau que Voltaire dépité emprunte quelques
exemples de mauvais langage, qui ont bien disparu pour nous
dans la diction si savante de l'orateur genevois. Mais l'art
même de ce beau style ne s'éloignait-il pas du
caractère de notre langue? Un des hommes de notre
siècle qui savait le mieux le français et le
grec, et, bien plus, un écrivain de rare talent,
Courier, a dit quelque part: « Pour la langue, il n'est
femmelette du dix-septième siècle qui n'en
remontrât aux Buffon et aux Rousseau. » En
ôtant de ce mot l'hyperbole du caprice et de l'humeur, il
y reste quelque chose de vrai sur l'altération qu'avait
éprouvée le génie simple et libre de notre
langue.
Le Dictionnaire, tel que l'avait conçu
l'Académie, n'est, à cet égard, qu'un
insuffisant témoin, par la sécheresse de sa
forme, et sa méthode de constater l'usage, et non le
caprice ou le talent des écrivains. Les éditions
qu'on en donna jusqu'en 1740, faites dans un ordre nouveau,
augmentées de quelques détails de grammaire, et
appauvries de quelques gallicismes, ne marquaient presque aucun
changement dans la langue, quoique les moeurs et l'état
des esprits eussent déjà beaucoup changé.
L'édition de 1762 est seule importante pour l'histoire
de notre idiome, qu'elle reprend à un siècle de
distance des premières créations du génie
classique, et qu'elle suit dans une époque de
création nouvelle. Cette édition, en
général retouchée avec soin, et, dans
quelques parties, par la main habile de Duclos, prêterait
à plus d'une induction curieuse sur le travail des
opinions et le mouvement des esprits. Du reste, dans sa
nomenclature étendue et correcte, elle montre bien
qu'une langue fixée par le temps et le génie n'a
pas besoin de se dénaturer pour traiter tous les sujets,
suffire à toutes les idées. Les expressions
scientifiques y sont plus nombreuses, les définitions
plus précises, les exemples mieux choisis et plus
souvent empruntés au style des livres, les idiotismes
familiers plus rares. Il y manque ce que l'époque
déjà avancé de la langue commençait
à rendre plus utile, l'histoire de son origine et ses
variations.
Quand Voltaire vint à Paris, en 1778, pour donner encore
une tragédie au public, voir le siècle qu'il
avait fait, et mourir, son infatigable activité d'esprit
le fit songer même au Dictionnaire de l'Académie;
et il entreprit de le recommencer sur ce plan philologique qui
convient aux langues vieillies. Il voulait « recueillir,
pour chaque mot, l'étymologie reconnue ou probable, les
acceptions diverses, avec les exemples tirés des auteurs
les plus approuvés, et faire revivre toutes les
expressions pittoresques et énergiques de Montaigne,
d'Amyot, de Charron, qu'a perdues notre langue. » Voltaire
(1) arrêta lui-même le projet, se chargea d'une
lettre, et avait hâte de mettre toute l'Académie
à l'ouvrage. Mais cette dernière volonté
de son testament littéraire se perdit après lui;
et la révision du travail de 1762 fut continuée
dans la même forme.
A la vérité, de bien plus graves
intérêts allaient préoccuper les esprits.
Il s'agissait alors pour la société d'une bien
autre réforme que celle de la langue: et il eût
été puéril de regarder par ce petit
côté le spectacle de la France en
révolution. Mais, longtemps après
l'éruption du volcan, lorsqu'elle a brûlé
et fécondé la terre, viennent des curieux qui
ramassent quelques scories, et qui les analysent. C'est ainsi
que l'on pourrait aujourd'hui rechercher les traces que
l'enthousiasme de 1789, et les secousses qui suivirent, ont
laissées dans notre langue. Comme jamais
société n'avait été plus violemment
dissoute et mêlée, comme il y eut à la fois
des passions terribles et des changements profonds, l'empreinte
en a dû rester dans les expressions, ainsi que dans les
moeurs. Si, par l'influence même des discussions
spéculatives qui avaient marqué les
dernières années littéraires du
dix-huitième siècle, quelque chose de
singulièrement vague et déclamatoire se
mêla souvent aux plus formidables réalités
de la révolution, les imaginations n'en reprirent pas
moins, dans cette épreuve, une vigueur qui passait au
langage. De cette ardente et hétérogène
fusion sortirent quelques lames d'airain, où sont
gravés éloquemment d'immortels principes. Et
quand le sol fut raffermi, et la violence calmée, sans
que la passion fût éteinte, notre idiome,
énervé par l'affectation et la mollesse dans les
derniers temps de l'ancienne monarchie, se retrouva plus
capable de sérieux et d'éloquence.
Les premières maximes de la révolution avaient
élevé les âmes: ses excès
reportèrent beaucoup d'esprits éclairés
vers l'étude d'un autre siècle, où la
pompe d'un ordre social glorieux et respecté
s'était réfléchie dans le génie de
grands écrivains que la sincérité de leurs
croyances maintenait libres. Ce retour ne fut pas sans action
sur le caractère et sur les formes de notre langue, aux
premières années du dix-neuvième
siècle. De là quelques souvenirs d'une
pureté classique se mêlèrent heureusement
à toutes les hardiesses de l'imagination affranchie.
Depuis longtemps l'égalité des droits
était acquise à la France; le débat
politique lui fut enfin restitué, à la tribune,
et par la presse, cette âme des états modernes
légalement gouvernés. Ces deux influences de la
liberté dans les institutions, et de la
démocratie dans les moeurs ont dû se marquer sur
le langage; et elles lui rendent bien plus en force vive et en
mouvement naturel qu'elles ne lui ôtent de
pureté.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer les espérances
actuelles de notre belle langue, dont cette édition
renferme le dernier classement et le froid inventaire. Dans
l'édition publiée en 1798, sans l'Académie
qui n'existait plus, mais sous les auspices d'un de ses
membres, on annonçait la
régénération de l'idiome, des moeurs et de
l'esprit français. De telles promesses ont peu de
vérité; et les choses humaines ne marchent pas
ainsi. Il nous suffit que la langue, instrument de la
pensée française, ne soit jusqu'à ce jour
ni impuissante ni faussée, et que la magnificence, la
mélodie, la précision, la gravité qu'elle
peut encore atteindre, soient attestées par des exemples
que citera l'avenir.
Mais ce qui peut augmenter la gloire de la littérature
ajoute rarement au vocabulaire; et les changements, les
accroissements que le besoin et l'usage ont consacrés
dans notre langue depuis quarante ans, ne sont pas, à
tout prendre, fort nombreux. Ce n'est pas à les
constater et à les réunir que se borne la
révision aujourd'hui publiée par
l'Académie. Les hommes qui ont tour à tour
dirigé cette oeuvre de patience et d'analyse ont
porté plus loin leurs recherches, et recommencé
pour le passé l'examen attentif de la langue. Rien n'a
été négligé pour en épurer
et en compléter le recueil. Les mots ont
été expliqués avec plus d'étendue,
dans toutes les variétés de leur sens; les
exemples de locutions et de phrases multipliés avec
choix, et empruntés à toutes les nuances du
langage écrit.
Les termes de sciences et d'arts étaient entrés
en plus grand nombre dans l'usage. Au caractère
précis et méthodique des définitions qui
s'y rapportent, on reconnaîtra souvent le soin qu'ont
bien voulu donner à cette portion du travail de
l'Académie plusieurs membres des autres classes de
l'Institut, et quelques artistes célèbres. Des
avis de tout genre ont été recueillis pour une
tâche pénible, qui embrasse indirectement tant de
connaissances diverses, et où tant d'erreurs sont
faciles.
Le célèbre Johnson, au moment de publier son
Dictionnaire si estimé, désespérait du
succès, dans la pensée qu'il était
impossible qu'un ouvrage semblable ne renfermât pas
« quelques fautes graves, et quelques choquantes
méprises, dont il serait aisé de rire. »
Nulle attention scrupuleuse, nul concours de lumières ne
peut assurer tout à fait contre ce danger. Ce qui
importe, c'est qu'on ait approché de la grande
exactitude, si nécessaire dans un tel travail, et qui en
est la perfection relative.
D'autres études sont à faire sur la langue
française. Sans confondre l'usage et l'archaïsme,
sans prétendre renouveler la langue en la vieillissant,
on peut en rechercher l'histoire, dans un travail qui,
profitant des notions nouvelles acquises à la science
étymologique, marquerait la filiation graduelle, les
transformations de chaque terme, et le suivrait dans toutes les
nuances d'acception, en les justifiant par des exemples
empruntés aux diverses époques, et à
toutes les autorités du langage littéraire. Le
premier essai de quelque partie d'un tel recueil pourra seul en
montrer tout le piquant intérêt et l'utile
nouveauté.
[Note de la page VII] (1) « Opera data est ut
imperiosa civitas, non solùm jugum, verùm etiam
linguam suam domitis gentibus imponeret, per quam non deesset,
imò et abundaret interpretum copia. » (S. Augustin,
De civitate Dei, lib. XIX.)
[Note de la page VIII] (1) M. Raynouard, Observations
sur le roman de Rou, pages 32, 33, 34, 35.
[Note de la page VIII] (2) « Malherbe
n'étoit pas encore venu dégasconner la cour.
» (BALZAC.)
[Note de la page XI] (1) Schlegel, Observations sur la
langue et la littérature provençales.
[Note de la page XIV] (1) Patru, OEuvres diverses, t.
II, p. 322.
[Note de la page XVIII] (1) A Proposal for correcting,
improving, and ascertaining the english tongue, in a Letter to
the Lord high Treasurer.
[Note de la page XIX] (1) M. Nodier.
[Note de la page XIX] (2) Furetière, second
Factum, p. 21.
[Note de la page XX] (1) Du Bellay, Défense et
illustration de la langue françoise. Voy. les mots
ajourner, asserter.
[Note de la page XX] (2) Bibliothèque
universelle et historique de J. le Clerc, t. III, p. 528.
[Note de la page XXI] (1) « Non ratione nititur,
sed exemplo; nec est lex loquendi, sed observatio, ut ipsam
analogiam nulla res alia fecerit quàm consuetudo. »
(Quintil. lib. I, c. VI.)
[Note de la page XXI] (2) « C. Caesar de
analogiâ libros edidit, sciens sine eâ neque ad
philosophiam, in quâ peritissimus erat, neque ad
eloquentiam, in quâ potentissimus, posse quempiam
pervenire. » (Joann. Sarisb. Metalogico. lib. I, c.
2.)
[Note de la page XXIV] (1) « Si inter rivales, id
est qui per eumdem rivum aquam ducunt, sit contentio de aquae
usu, etc. » (Ulpian. Ieg. I.)
[Note de la page XXV] (1) « Suum à
naturâ rebus inesse nomen.... quamdam nominum
proprietatem ex rebus ipsis innatam esse. » (Plat. in
Cratylo.)
[Note de la page XXV] (2) Joann. Pet. Ericus.
[Note de la page XXVI] (1) « Littera R videtur
omnis motûs quasi organum esse. » (Plat. in
Cratylo.)
[Note de la page XXVI] (2) « Verba esse naturalia
magìs quàm arbitraria. » (Nigidius, ap. Aul.
Gell. lib. X, cap. IV.)
[Note de la page XXVI] (3) « Vos cum dicimus, motu
quodam oris conveniente cum ipsius verbi demonstratione utimur,
et labias sensìm primores emovemus, ac spiritum atque
animam porrò versum et ad eos, quibuscum sermocinamur,
intendimus. At contrà cùm dicimus nos, neque
profuso intentoque flatu vocis, neque projectis labris
pronunciamus; sed et spiritum et labias quasi intra nosmetipsos
coercemus. » (Nigid. ap. Aul. Gell. ibid.)
[Note de la page XXIX] (1) « Quod nunc
vulgò breviarium dicitur, olim, quùm
latinè loqueremur, summarium vocabatur. » (Senec.
Epist. XXXIX.)
[Note de la page XXXI] (1) Regist. de
l'Académie, séance du jeudi 7 mai 1778.
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la septième édition (1877)
- L'Académie française comptait
déjà deux siècles d'existence lorsqu'elle
fit paraître, en 1835, la dernière édition
de son dictionnaire. En effet, les lettres patentes qui
l'instituent et lui donnent la forme qu'elle a encore
aujourd'hui, signées de Louis XIII et visiblement
dictées par le cardinal de Richelieu, sont du mois de
janvier 1635. Le parlement, il est vrai, par des motifs peu
dignes de sa gravité, en différa la
vérification et l'enregistrement de deux années,
malgré les ordres du roi et les pressantes instances du
cardinal. L'arrêt d'enregistrement est du 10 juillet
1637, avec cette jalouse et un peu puérile restriction:
que ceux de ladite Académie ne connoîtront que de
l'ornement, embellissement et augmentation de la langue
françoise et des livres qui seront par eux faits, ou par
autres personnes qui le désireront et voudront. Mais
déjà l'Académie se réunissait
régulièrement, et, parmi les travaux que lui
avait prescrits le cardinal, s'occupait, avant tout, d'un
dictionnaire de la langue française: Vaugelas en fut le
premier rédacteur.
Six éditions de ce dictionnaire ont paru dans cet espace
de deux cents ans, la plus féconde et la plus glorieuse
époque de notre littérature, toutes
successivement corrigées, remaniées, refondues
même quelquefois après de longues et mûres
délibérations, par des travailleurs d'un
mérite souvent modeste, mais riches d'expérience
et fins connaisseurs en fait de langue, auxquels s'adjoignaient
plus fréquemment qu'on ne le pense, outre la Fontaine,
le plus assidu des académiciens, un Corneille, un
Boileau, un Racine, un Bossuet, et plus tard, les grands
écrivains et les penseurs du dix-huitième
siècle, Voltaire en tête, qui, de Ferney, avait
toujours l'oeil sur l'Académie.
La première édition s'était fait longtemps
attendre, puisqu'elle ne fut publiée que cinquante-neuf
ans après la fondation de l'Académie, en 1694. Le
public s'impatientait un peu de ce long retard; les envieux et
les médisants affectaient de répandre que ce
fameux dictionnaire ne paraîtrait jamais, ou, pour le
moins, qu'une génération s'éteindrait
encore avant qu'on en vît le premier exemplaire.
Furetière, exclu de l'Académie pour avoir enrichi
son propre dictionnaire de ce qu'il avait pu dérober
à celui de ses confrères, ne manquait pas de
propager ce bruit, et supputait malignement ce que
coûtait déjà au roi en jetons, ou comme
nous dirions maintenant, en droits de présence, chacune
des lettres ébauchées. Dans l'Académie
même quelques-uns semblaient douter que l'oeuvre
arrivât jamais à un point de perfection qui
permît d'en faire jouir le public. Plusieurs fois, en
effet, le travail commencé, et déjà
même imprimé en partie, avait été
suspendu, puis repris et soumis à de nombreuses
revisions: ceux-là seuls s'en étonneront qui ne
savent pas ce qu'exige d'attention scrupuleuse, d'analyses
fines et délicates, une pareille oeuvre, la
première fois surtout qu'on l'entreprend, et qu'un
dictionnaire n'est pas autre chose qu'un exact et minutieux
inventaire de toutes les idées ou nuances d'idées
que représentent les mots dans leur emploi simple ou
dans leur emploi composé, dans leur sens naturel ou dans
le sens figuré, et que souvent, pour découvrir la
signification précise du terme en apparence le plus
ordinaire, il faut creuser l'esprit humain jusque dans ses
dernières profondeurs.
L'édition de 1694, si elle ne ferma pas la bouche aux
envieux et aux médisants (car quel est le dictionnaire
qui ne donne pas prise par quelque côté à
la critique, et même à une très juste
critique?), reçut pourtant du public le plus favorable
accueil. Dédiée au roi Louis XIV,
précédée d'une préface d'un style
grave et simple, dans laquelle l'Académie expose
brièvement les principes qu'elle a suivis,
imprimée magnifiquement, mais dans le format in-folio,
peu commode pour l'usage, elle prit immédiatement dans
toutes les bibliothèques une place qu'elle n'a pas
encore entièrement perdue, malgré tant
d'éditions nouvelles. Les mots, au lieu de s'y
succéder alphabétiquement et
détachés les uns des autres, y sont rangés
par racines; disposition plus savante, plus agréable au
lecteur curieux de connaître l'histoire
généalogique des mots, et d'en suivre
jusqu'à nos jours les générations
successives, celle peut-être qu'il aurait fallu garder,
si les dictionnaires avaient ce qui s'appelle des lecteurs,
mais trop gênante malheureusement pour le commun du
public, qui se fâche, en ouvrant le dictionnaire, s'il ne
tombe pas tout de suite sur le mot qu'il cherche. Aussi la
première réforme que l'Académie fit
elle-même à son dictionnaire, dès la
seconde édition, pour obéir sans doute à
une réclamation générale, fut-elle de
substituer à l'ordre par racines l'ordre purement
alphabétique, qu'elle n'a jamais abandonné
depuis.
Cette seconde édition, qui ne parut qu'en 1718,
vingt-quatre ans après celle de 1694, on peut dire que
l'Académie y avait mis courageusement la main au moment
même où elle venait d'achever et de publier la
première. A la vérité, le privilège
excessif qu'elle avait obtenu de jouir seule pendant vingt ans
du droit de publier, sous telle forme que bon lui semblerait,
un dictionnaire de la langue française, lui faisait-il
un devoir de se presser, et de ne pas faire attendre trop
longtemps au public une édition plus complète et
plus commode de ce dictionnaire, auquel on prétendait le
réduire. A cet égard Furetière, il faut
l'avouer, avait pleinement raison contre l'Académie dans
ses spirituels et satiriques factums. Tout monopole est odieux,
mais queue singulière idée que celle de mettre en
les mots d'une langue pour en faire une branche de commerce au
profit exclusif d'un libraire chargé de faire imprimer
et de vendre le dictionnaire officiel! Les mots d'une langue
étant la propriété commune de ceux qui
s'en servent, à leur fantaisie, pour parler ou pour
écrire, le droit de recueillir ces mots et d'en former
des dictionnaires est aussi le droit de tous, à la seule
condition de ne pas prendre le travail d'autrui. Encore est-ce
le cas d'appliquer cette sage maxime de Cicéron, qu'il
ne faut pas être trop âpre à défendre
son droit, et qu'il est souvent bon d'en abandonner quelque
chose. Quel est l'auteur de dictionnaire qui ne se soit pas
servi du dictionnaire de l'Académie française,
et, par un juste retour, combien de fois l'Académie
française, pour approcher le plus près possible
de la perfection, n'a-t-elle pas fait son profit, sans plagiat
de tout ce qu'elle trouvait, dans les autres dictionnaires, de
corrections indiquées, d'oublis réparés,
de leçons précieuses? Parmi ces dictionnaires qui
lui ont été si utiles, l'Académie se
plaît à nommer ici celui d'un savant
confrère, M. Littré. Elle avait trop souvent
consulté et mis à contribution cet immense et
unique travail pour ne pas en appeler l'auteur dans son
sein.
Deux éditions suivirent d'assez près, dans le
dix-huitième siècle, l'édition de 1718,
avec peu de changements, il est vrai, tant cette
dernière édition, sans rien innover quant aux
principes, avait amélioré et
complété l'oeuvre des premiers
académiciens, soit par l'addition de beaucoup de mots
nouveaux et de locutions nouvelles, soit par un plus grand
nombre d'exemples mieux choisis et mieux appropriés aux
nuances d'idée qu'il s'agissait de faire sentir, soit
enfin par des définitions plus exactes et plus claires.
Déjà aussi dans la préface de cette
édition de 1718, commencent à poindre les
premiers signes d'un esprit nouveau. Le style en est plus
spirituel, plus dégagé. Adressée au roi
Louis XV, encore enfant, la dédicace, gracieuse et
touchante dans sa forme, ne respire qu'amour de la paix et que
sentiments d'humanité; on croirait y entendre comme un
écho affaibli de la voix de Fénelon dans le
Télémaque, ou de Massillon dans le Petit
Carême.
Les deux éditions qui parurent successivement
après celle-ci, à vingt ans environ l'une de
l'autre, les éditions de 1740 et de 1762, se bornent
à reproduire à peu près textuellement la
préface de 1718, et les deux dictionnaires ne se
distinguent guère eux-mêmes du
précédent que par un nombre toujours croissant de
locutions et de mots empruntés aux sciences, et devenus
trop familiers, peut-être, aux écrivains, qui
affectaient d'en surcharger leur style, aux hommes bien
élevés et aux femmes du monde qui les
introduisaient jusque dans le langage commun de la
conversation. Corneille et Pascal, Racine et Bossuet, la
Fontaine, Molière, Fénelon, avaient porté
la langue française à sa perfection. Montesquieu,
Buffon, J.-J. Rousseau, Voltaire, sans en altérer le
fond, en avaient tiré mille formes nouvelles et
heureuses; l'heure était venue peut-être, l'heure
fatale, où l'on voudrait pouvoir dire au mouvement qui
emporte et change tout, même en fait de langue: C'est
assez.
De 1762 à l'époque où les Académies
disparurent, avec la monarchie qui les avait fondées,
sous la main implacable de la révolution,
l'Académie française, fidèle à sa
pacifique mission, n'avait pas cessé de préparer
une cinquième édition de ce dictionnaire,
toujours libéralement ouvert aux variations de l'usage,
quoique toujours le même quant à l'esprit et aux
principes. Le travail était prêt et n'attendait
plus que la main de l'imprimeur lorsque l'Académie
succomba. Chose bien digne de remarque! la Convention, qui,
elle aussi, représentait alors la France et pouvait
dire: l'État, c'est moi! devait faire pour le vieux
dictionnaire de l'Académie ce que Louis XIV avait fait
pour le dictionnaire naissant. Par une loi du premier jour
complémentaire de l'an III (17 septembre 1795), la
Convention aussitôt que le retour d'un peu d'ordre et de
calme lui permit de penser à ces choses, en ordonna la
réimpression avec les additions et corrections
préparées.
C'est en exécution de cette loi que parut, en 1798, la
cinquième édition du dictionnaire,
précédée comme d'habitude d'une
préface, mais d'une préface fortement empreinte
de l'esprit du temps, pleine de prétention à la
philosophie et à la profondeur, curieuse pourtant et
encore bonne à lire, précisément parce
qu'elle n'a rien de bien neuf ni de bien profond, et qu'elle ne
reproduit guère, en ce qu'elle a de juste et de vrai,
que les principes plus simplement exposés par les
académiciens de 1694 et de 1718. N'ayant pu, d'ailleurs,
passer sous les yeux de l'Académie, qui n'existait plus,
et être soumise à son approbation, elle reste
l'oeuvre toute personnelle de celui qui l'a faite. La critique
en serait ici superflue. Si l'auteur reproche, en style du
temps, à l'ancienne Académie ce qu'il appelle ses
complaisances et ses flatteries pour les rois, on le lui
pardonne d'autant plus aisément qu'il ne ménage
pas les siennes à la république d'alors, et que,
sous ce couvert, cette concession faite aux circonstances,
reprenant un ton qui semble lui être plus naturel, il
comble d'éloges cette même Académie, et va
jusqu'à lui attribuer une part principale dans la
fondation des institutions républicaines et
démocratiques. L'important est que,
littérairement parlant, l'auteur demeure fidèle
à l'esprit de l'ancien dictionnaire et ne rompt pas,
sous ce rapport, avec la tradition. Révolutionnaire par
le tour un peu déclamatoire de ses phrases, il ne l'est
pas par le fond de ses idées sur la langue, et il faut
lui en savoir gré. Pas de pires révolutions que
celles qui renversent le langage et pervertissent jusqu'au sens
naturel des mots! Il y a déjà bien des
siècles qu'un ancien en a fait la remarque et l'a dit
éloquemment (1). On trouve seulement, à la fin de
cette édition du dictionnaire, un court appendice, qui
appartient encore à l'auteur de la préface, et
dans lequel on a réuni ou relégué quelques
mots et quelques façons de parler issus de la
révolution, et dont beaucoup n'étaient pas
destinés à lui survivre.
L'édition de 1835, la dernière qui ait paru
jusqu'ici, est encore dans les mains du public, qui s'en sert
depuis quarante-deux ans. Plusieurs des membres de
l'Académie actuelle sont les successeurs
immédiats de ceux auxquels on la doit. Tout le monde
sait que la savante et ingénieuse préface qui
ouvre le dictionnaire, est l'oeuvre de l'homme illustre que
l'Académie avait alors pour secrétaire
perpétuel, M. Villemain. L'Académie ne pouvait
manquer de la reproduire à la tête de cette
nouvelle édition. Qui aurait pu, en effet, se flatter de
faire mieux, ou à quoi bon répéter, sous
une forme moins agréable et moins parfaite, ce qui avait
été si bien dit? Cette pensée conduisait
naturellement à une autre. Pourquoi ne pas joindre
à la préface de M. Villemain toutes les
préfaces antérieures, et former de cet ensemble
un curieux monument littéraire, une sorte d'histoire
progressive de ce dictionnaire, toujours refait et jamais
achevé tant que la langue française sera une
langue vivante?
Mais en se décidant, après examen, à cette
réimpression, l'Académie y a vu quelque chose de
plus encore qu'une simple satisfaction de curiosité. A
travers les variations de goût, d'esprit et de langage
que l'Académie, dans le cours de deux siècles, a
dû constater, recueillir, quelquefois subir, et dont la
trace reste nécessairement empreinte dans un
dictionnaire qui se renouvelle et ne finit jamais, il y a un
point sur lequel l'Académie n'a pas varié:
l'idée que, dès l'origine, elle s'était
faite du dictionnaire, l'objet qu'elle se proposait d'atteindre
en le composant, les limites dans lesquelles elle entendait le
renfermer, les principes, en un mot, règle fondamentale
de son oeuvre, et comme le moule dans lequel devait être
jeté un travail destiné, à mesure qu'il se
prolongerait, à être toujours nouveau quant aux
détails, toujours le même quant à l'esprit
et au but. Après deux siècles d'expérience
on est en droit de l'affirmer aujourd'hui: C'est bien toujours
le vieux dictionnaire de l'Académie qui se continue
d'époque en époque, et sous toutes les dates, de
Bossuet et de Racine à Voltaire, de Voltaire à
Chateaubriand, de Richelieu à Louis XIV, de Louis XIV
à la Convention, de la Convention jusqu'à nous;
et lorsqu'on voit un corps qui a compté dans son sein,
pendant le cours de deux cents ans, tant d'hommes de
mérite et tant d'hommes illustres, s'attacher à
la même tradition, persévérer dans les
mêmes principes, n'est-il pas d'une certitude à
peu près absolue que ces principes sont les plus sages
et les meilleurs possibles, et que c'est par leur constante et
religieuse application qu'il a été permis de
considérer le dictionnaire de l'Académie comme le
répertoire authentique de la langue
française?
Or, ces règles et ces principes essentiels, il est
facile de les résumer en quelques lignes, sans vouloir
d'ailleurs en faire un code dont l'observation serait
imposée aux dictionnaires de tous les genres, tous bons,
tous utiles, et qui, ayant leur objet propre, peuvent
très bien aussi avoir leurs lois particulières.
Quelque libre, grâce au ciel, que soit aujourd'hui la
concurrence en cette matière, le dictionnaire de
l'Académie a toujours eu, néanmoins, et aura
toujours une sorte de caractère officiel qui le
distingue des autres et qu'il fallait, par cela même,
définir dès le commencement, et restreindre dans
ses justes bornes, de peur qu'un simple droit de patronage
officieux ne prît, aux yeux du public, l'apparence d'une
tyrannie ridicule.
Jamais donc l'Académie française, pas même
celle qui était la fille directe du cardinal de
Richelieu et la protégée de Louis XIV, n'a
prétendu exercer sur la langue un droit de
souveraineté et d'empire; jamais elle ne s'est
arrogé un vain pouvoir législatif sur les mots
qu'elle reçoit tout faits du public qui parle bien et
des auteurs qui écrivent purement. Elle n'en crée
pas de nouveaux à sa fantaisie; elle n'en bannit aucun
de ceux qu'un usage reconnu et constant autorise: ce sont les
propres termes de la préface de 1694. Il y a, il est
vrai, un bon et un mauvais usage: c'est un fait que personne ne
conteste. Les uns parlent et écrivent bien, les autres
écrivent et parlent mal. Chaque profession a son jargon,
chaque famille, et presque chaque individu, ce qu'avec un peu
d'exagération on pourrait appeler son patois. En
réalité, le bon usage est l'usage
véritable puisque le mauvais n'est que la corruption de
celui qui est bon. C'est donc au bon usage que s'arrête
l'Académie, soit qu'elle l'observe et le saisisse dans
les conversations et dans le commerce ordinaire de la vie, soit
qu'elle le constate et le prenne dans les livres: familier,
populaire même, dans le premier cas; propre à tous
les genres de style, depuis le plus élevé
jusqu'au plus simple, dans le second.
A cette distinction fondamentale en succède une autre.
L'Académie ne recueille et n'enregistre que les mots de
la langue ordinaire et commune, de celle que tout le monde, ou
presque tout le monde, entend, parle, écrit. Les mots
qui appartiennent aux connaissances spéciales, quelles
qu'elles soient, l'Académie les renvoie aux
dictionnaires spéciaux. Son dictionnaire n'est ni un
dictionnaire de science, d'art, et de métier; ni un
dictionnaire de géographie, d'histoire, de mythologie.
Les mots que l'Académie puise à ces sources sont
ceux qu'un usage plus fréquent a introduits dans le
langage commun, et dont le nombre augmente naturellement
à mesure que les connaissances elles-mêmes se
propagent et entrent dans le patrimoine de tous. La mythologie,
l'histoire, en fournissent beaucoup de ce genre, quelques-uns
déjà de vieille date. Ainsi on dit un Hercule
pour désigner un homme très fort: à ce
titre, le mot Hercule entrera dans le dictionnaire. On dit
tomber de Charybde en Scylla pour exprimer l'accident assez
commun de ceux qui, voulant éviter un mal qui les
menace, tombent dans un mal pire. Charybde et Scylla passeront
des dictionnaires de mythologie dans le dictionnaire de
l'Académie française. Un Caton est devenu le
surnom commun de tous les hommes d'une vertu rigide, un
César celui de tous les grands capitaines; César
et Caton sont ainsi devenus des mots de la langue commune.
En ce qui concerne les termes propres aux sciences et aux
diverses branches des arts et métiers, la question
était plus délicate, ou semblait l'être.
Quels termes ont plus besoin d'être expliqués et
définis que ceux-là? Furetière, qui en
avait fait la richesse particulière de son dictionnaire
universel, reprochait vivement à l'Académie de ne
leur avoir pas donné une entrée de droit dans le
sien; ils n'y figuraient effectivement, et ne figurent encore
dans les éditions plus récentes, qu'après
avoir reçu de l'usage commun leurs lettres de
bourgeoisie. L'Académie de 1694 avait-elle eu tort de
s'imposer cette limite? Le temps s'est chargé de la
justifier, car ce sont précisément ces termes de
science, tombés promptement en désuétude
avec la science même d'alors, qui ont
entraîné dans leur chute le dictionnaire de
Furetière, tandis que, grâce à la prudente
réserve de l'Académie, son dictionnaire, avec
bien peu de changements, a pu suivre les progrès
incessants de la science, et rester ouvert aux termes nouveaux
qu'une science, qui ne s'arrête jamais, enfante et
popularise tous les jours. Critique à part, qui ne sait
combien la langue des sciences a changé de fois depuis
deux cents ans, et combien elle change et varie encore au
gré presque de tous ceux qui la parlent ou qui
l'écrivent?
Les mots admis, la question était de les définir,
ou d'en déterminer avec le plus de précision et
de clarté possible la signification et la valeur, en les
suivant depuis leur sens propre et naturel jusque dans leurs
acceptions les plus variées; tâche de toutes la
plus difficile et la plus ingrate, car de pareilles
définitions, soit qu'on essaye de les faire avec de
simples synonymes, c'est-à-dire avec des à peu
près, soit qu'on les enferme dans de courtes phrases,
demeurent toujours incomplètes par la force même
des choses, quelque soin qu'on y apporte. Il n'y a pas de
synonymes à proprement parler; un terme n'est jamais
l'équivalent absolu d'un autre terme: l'Académie
en a constamment averti le public; et le sens des mots
reçoit des mille emplois qu'on en fait, quelquefois de
la manière seule dont on les prononce, tant de nuances
différentes, qu'aucune définition ne saurait
parvenir à les embrasser toutes.
C'est par des exemples nombreux et bien choisis que
l'Académie, depuis qu'elle s'occupe du dictionnaire,
s'est efforcée de remédier à cette
nécessaire insuffisance des définitions. Les
exemples, en plaçant successivement un mot sous tous ses
jours, corrigent et rectifient ce que la définition a
d'incertain et de trop vague dans ses termes
généraux, et conduisent, en quelque sorte,
naturellement l'esprit d'un sens au sens voisin par une
gradation insensible. À un coup d'oeil superficiel, on
serait tenté de croire peut-être que
l'Académie multiplie trop les exemples, tant ils
semblent quelquefois différer peu les uns des autres; un
examen plus attentif fait revenir vite de cette erreur. Les
exemples sont la vraie richesse et la partie la plus utile du
dictionnaire. C'est là qu'avec un peu de patience le
lecteur est toujours sûr de trouver ce qu'il cherche,
soit qu'il ait des doutes sur la justesse et la
propriété d'un terme, soit que le sens même
d'une expression lui échappe.
Cette question en amenait une autre sur laquelle les premiers
académiciens avaient à se décider
immédiatement, et qu'ils ont en effet résolue une
fois pour toutes. L'Académie, ayant besoin de tant et de
si divers exemples, devait-elle les imaginer et les faire
elle-même, ou se contenter de les choisir et de les
prendre dans les meilleurs auteurs et dans les livres les plus
répandus? L'Académie de 1694 s'est
arrêtée au premier parti, qu'ont toujours suivi
ses successeurs, considérant, d'une part, que s'il
fallait tirer les exemples des livres les plus en renom, les
académiciens seraient souvent obligés de se citer
eux-mêmes, ce qui serait contraire à la modestie:
Corneille, Boileau, Racine et Bossuet étaient alors de
l'Académie! et, de l'autre, qu'en faisant
eux-mêmes les exemples, les rédacteurs du
dictionnaire, uniquement préoccupés du soin de
faire bien sentir la signification du mot, seraient plus
sûrs de le placer à l'endroit où ce sens
particulier se distinguerait le mieux.
Deux grandes difficultés restaient encore: l'une de
déterminer quelle règle on observerait pour
l'orthographe, question déjà très
contestée en 1694 entre les novateurs d'alors et les
rigides défenseurs des vieilles formes; l'autre de
savoir si l'on essayerait d'indiquer la bonne prononciation des
mots comme on en indiquait le bon choix et le bon usage.
Sur ces deux points encore la vieille Académie a
posé, dès le commencement, des principes qui ont
fait loi pour ses successeurs.
On n'apprend pas la prononciation dans un dictionnaire; on ne
l'y apprendrait que mal, quelque peine qu'on se donnât
pour la représenter aux yeux. Les signes propres
manquent ordinairement pour l'exprimer, et les signes qu'on
inventerait pour les remplacer seraient le plus souvent
trompeurs. La bonne prononciation, c'est dans la compagnie des
gens bien élevés, des honnêtes gens, comme
on disait autrefois, qu'il faut s'y façonner et s'en
faire une habitude. Quant aux étrangers, ils ne
l'apprendront qu'en parlant la langue dont ils veulent se
rendre l'usage familier avec ceux qui la parlent de naissance
et qui la parlent bien.
On a souvent proposé, il est vrai, et on proposait
déjà en 1694, de régler l'orthographe sur
la prononciation, tout au moins de la rapprocher de la
prononciation le plus possible, d'en faire une sorte de
prononciation sensible à l'oeil. Rien de plus
séduisant au premier aspect qu'une pareille idée;
rien de plus chimérique à un sérieux
examen. Cette réforme radicale de l'orthographe, qui
donc aurait le droit de l'imposer à tous, ou assez de
crédit pour la faire universellement adopter? qui
oserait se croire autorisé à porter un pareil
trouble dans les habitudes de ceux qui lisent et qui
écrivent? L'orthographe et la prononciation sont deux
choses essentiellement distinctes; elles n'ont ni la même
origine ni le même but. L'orthographe est pour les yeux,
la prononciation pour l'oreille. L'orthographe est la forme
visible et durable des mots; la prononciation n'en est que
l'expression articulée, que l'accent qui varie selon les
temps, les lieux et les personnes. L'orthographe conserve
toujours un caractère et une physionomie de famille qui
rattachent les mots à leur origine et les rappellent
à leur vrai sens, que la prononciation ne tend que trop
souvent à dénaturer et à corrompre. Une
révolution d'orthographe serait toute une
révolution littéraire; nos plus grands
écrivains n'y survivraient pas. C'est Bossuet qui l'a
dit dans une note qu'il adressait à l'Académie
précisément sur ce sujet de petite apparence, et
de grande conséquence en réalité; note
précieuse qu'un savant chercheur (1) a récemment
retrouvée et publiée, et qui tranche en quelques
mots la question. « Il ne faut pas souffrir, dit Bossuet,
une fausse règle qu'on a voulu introduire
d'écrire comme on prononce, parce qu'en voulant
instruire les étrangers et leur faciliter la
prononciation de notre langue, on la fait
méconnaître aux Français mêmes.... On
ne lit point lettre à lettre, mais la figure
entière du mot fait son impression tout ensemble sur
l'oeil et sur l'esprit, de sorte que, quand cette figure est
changée considérablement tout à coup, les
mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables
à la vue, et les yeux ne sont pas contents. »
Que faire donc? S'obstiner immuablement dans la vieille
orthographe, n'y admettre aucun changement, écrire,
malgré tout le monde, une debte, un debvoir? autre
excès que ne repousse pas moins le bon sens de Bossuet.
Ici encore l'usage fera la loi, l'usage qui tend toujours
à simplifier, et auquel il faut céder, mais
lentement et comme à regret. Suivre l'usage constant de
ceux qui savent écrire, telle est la règle que
propose Bossuet; et c'est conformément à cette
règle que l'orthographe s'est modifiée peu
à peu dans les éditions successives du
dictionnaire, et que de nouvelles mais rares modifications ont
encore été introduites dans celle qui parait
aujourd'hui.
Le dictionnaire de 1835, quoique soumis dans ses détails
à une savante et complète revision, n'avait rien
changé à l'ensemble des principes dont on vient
de retracer le tableau; le dictionnaire de 1877 n'y change rien
non plus. L'Académie le déclare
expressément: ce n'est pas un nouveau dictionnaire
qu'elle a entendu faire et qu'elle publie, mais une nouvelle
édition du dictionnaire traditionnel, avec toutes les
corrections, il est vrai, toutes les additions qu'elle a
jugées nécessaires, ou qu'elle a crues bonnes et
utiles. Un dictionnaire, on ne saurait trop le redire, n'est
jamais une oeuvre parfaite. Des oublis et des omissions, il y
en a toujours. On en avait relevé dans le dictionnaire
de 1835, on en relèvera dans celui-ci. Les moeurs et les
habitudes se modifient; les arts et les sciences ont leurs
glorieuses révolutions, la politique aussi a les
siennes; depuis 1835 combien la face du monde n'a-t-elle pas
changé sous l'influence de ces causes diverses, et
comment la langue, à son tour, n'en aurait-elle pas
été modifiée! Que de mots nouveaux ont
dû être introduits pour exprimer tant de choses
nouvelles!
Aussi dès l'année 1862, une proposition
était-elle faite dans le sein de l'Académie pour
mettre à l'étude une septième
édition du dictionnaire de l'usage. Ajournée
d'abord, reprise et ajournée plusieurs fois,
l'Académie l'adoptait enfin en 1867. Une commission
était nommée pour préparer le travail, et
M. Prevost-Paradol, douloureux souvenir! était choisi
pour être le rapporteur de cette commission. Au mois de
janvier 1868, l'Académie ouvrait la discussion sur les
épreuves de la première feuille; elle donnait le
bon à tirer de la dernière au mois de mars 1877:
c'est donc un travail de neuf ans que l'Académie
présente au public; un travail qui a fixé toute
son attention pendant cet espace de temps, et occupé de
longues séances au milieu même des cruelles
émotions de la guerre de 1870 et du siège de
Paris.
Peu de mots suffiront pour faire connaître les avantages
de cette septième édition. Comme pour
l'édition précédente, l'impression en a
été confiée à cette maison Didot,
héritière des savantes traditions des Estienne,
des Vascosan, des Plantin, et l'honneur de l'imprimerie
française. C'est assez répondre de la correction
du texte. Le nombre des pages semble à peu près
le même dans l'édition de 1835 et dans celle-ci,
ce qui n'empêche pas, si l'on veut compter les lignes,
que la nouvelle édition n'en contienne vingt-huit mille
de plus, et davantage peut-être, à raison de la
hauteur plus considérable des pages. On est
arrivé ainsi à une augmentation de cent trente
pages environ, vaste espace ouvert, comme on le voit, aux
additions de tous genres que l'Académie n'a pas
marchandées à l'usage actuel, toutes les fois que
cet usage lui a paru fondé en raison et destiné
à survivre aux circonstances du moment. Le champ reste
libre d'ailleurs, est-il nécessaire de le dire? aux
créations du génie et du talent. La porte n'est
jamais fermée aux expressions neuves et aux tours hardis
qu'une inspiration heureuse peut tout à coup faire
naître sous une main habile et savante. Tous les jours
les mots anciens eux-mêmes reçoivent de l'art qui
les combine et qui les rapproche une lumière ou une
énergie nouvelle. On multiplierait à l'infini les
dictionnaires, qu'une infinie liberté d'inventer et de
produire n'en resterait pas moins à la chaleur de la
composition et de la parole.
L'Académie, il est peut-être bon encore d'en
prévenir le public, en prenant l'usage pour
règle, n'entend pas le restreindre à l'usage du
jour actuel, de l'heure présente, comme pouvaient le
faire les contemporains de nos premiers classiques, lorsque la
langue et la littérature ne faisaient que commencer
à prendre une forme fixe. L'usage n'avait pas alors un
passé solide; il en a un aujourd'hui dont il faut tenir
compte. Un mot n'est pas mort parce que nous ne l'employons
plus, s'il vit dans les oeuvres d'un Molière, d'un la
Fontaine, d'un Pascal, dans les lettres d'une madame de
Sévigné, ou dans les mémoires d'un
Saint-Simon. Montesquieu, J.-J. Rousseau, Voltaire
lui-même, en offrent que nous avons
délaissés, mais qui n'en font pas moins partie
des meilleures et des plus durables richesses de notre langue.
L'usage, en un mot, tel que le comprend l'Académie,
embrasse les trois grands siècles qui ont marqué
notre littérature d'une si forte empreinte, le
dix-septième, le dix-huitième et le nôtre.
Combien de fois, depuis quelques années surtout, a-t-on
vu un mot que l'on croyait vieilli et presque éteint,
renaître plus jeune! On ne parlait plus guère, il
y a soixante ans, que la langue de Voltaire. De nos jours, la
langue du dix-septième siècle a repris une juste
faveur; ceux mêmes qui ne l'écrivent pas,
l'admirent. Dans beaucoup de cas l'injurieuse mention, il a
vieilli, a été rayée dans le dictionnaire
nouveau par justice et non par un puéril goût
d'archaïsme.
Bien loin, d'ailleurs, de faire un mauvais accueil aux mots de
création nouvelle, l'Académie leur a ouvert les
portes toutes grandes, vérification faite de leurs
titres, et n'en a pas introduit moins de deux mille deux cents
dans son dictionnaire: mots de toute sorte, les uns appartenant
à l'usage ordinaire et dont plusieurs n'ont
été omis, sans doute, dans le dictionnaire de
1835 que par oubli, inconvenance, par exemple; les autres qui
sont des termes nouveaux de philosophie, d'archéologie,
de philologie, ou des expressions empruntées à
l'économie politique, à l'industrie, à
l'agriculture. La liste de ces mots, qu'une étude plus
approfondie ou une connaissance plus généralement
répandue des choses qu'ils expriment a fait passer dans
le langage commun, serait longue. La politique aussi, on le
pense bien, en a fourni beaucoup: absolutisme,
décentralisation, égalitaire, émeutier,
fédéralisme, fédéraliste,
humanitaire, socialisme, et tant d'autres auxquels, non sans
scrupule quelquefois, il a fallu reconnaître le droit au
dictionnaire. Naturellement la part des sciences et des
inventions nouvelles a été grande dans les deux
mille mots ajoutés. Les chemins de fer, la navigation
à vapeur, le télégraphe électrique
ont fait irruption dans notre bon vieux français, avec
leurs dénomination d'une forme souvent bizarre ou
étrangère; force a été d'admettre:
un télégramme, un steamer, un tunnel, des
tramways: l'ombre de nos prédécesseurs a dû
plus d'une fois en frémir. L'Académie a pris un
soin tout particulier des mots de science, et s'est
attachée à en donner des définitions aussi
exactes que claires. Si elle y a réussi, comme elle a
lieu de l'espérer, le mérite en reviendra
à ceux de ses membres qu'elle a pris à son
illustre soeur, l'Académie des sciences, laquelle sans
doute voudra bien se reconnaître elle-même dans la
rédaction de ces articles et n'y trouvera plus rien
à redire.
L'Académie, il le fallait bien, a eu aussi ses
sévérités. Parmi les mots de formation
récente elle a exclu sans pitié ceux qui lui ont
paru mal composés, contraires à l'analogie et au
génie de la langue. Trop souvent on ne forge un mot
nouveau que pour ne pas se donner la peine de chercher le mot
ancien qui valait mieux. On ne crée un terme
général et vague, qui s'applique à toutes
les nuances d'une idée, que pour ne pas
démêler la nuance dont il s'agit et lui appliquer
le mot propre: c'est le cas, l'Académie l'a cru du
moins, de ce terme qu'un fréquent et déjà
long usage n'a pu cependant lui faire adopter, celui
d'actualité. Peut-on dire un vapeur pour un bateau
à vapeur? L'Académie ne l'a pas pensé. Si
l'usage persiste, ce sera à l'Académie du
siècle qui vient à voir ce qu'elle aura à
faire. Il n'est pas probable qu'un tableau réussi trouve
jamais grâce devant une Académie française:
la faute de français blesse trop la grammaire et
l'oreille; réussir n'a jamais été qu'un
verbe neutre. On voit à peu près, par ces
exemples, quel esprit a dirigé l'Académie dans le
discernement qu'elle a fait du bon et du mauvais usage.
Outre les additions de mots nouveaux et de locutions nouvelles,
mille changements ont été faits dans
l'intérieur même des articles qu'il serait
impossible d'énumérer ici. Des articles entiers
ont été remaniés d'un bout à
l'autre, les articles relatifs, par exemple, aux
prépositions A et De. L'Académie, au contraire, a
été très sobre de retranchements; trois
cents mots, environ, ont disparu, et un nombre, il est vrai,
plus grand de locutions tout à fait vieillies, de
proverbes passés d'usage et qu'un tour spirituel et fin
ne recommandait pas à l'indulgence des juges.
Peu de changements ont été apportés dans
l'orthographe. S'il y a un point sur lequel l'Académie
ait cru devoir garder une grande réserve, c'est
celui-là. Les innovations qu'elle s'est permises se
bornent, en général, aux retranchements de
quelques lettres doubles, consonnance, par exemple, qu'elle
écrit par une seule n, consonance. Dans les mots
tirés du grec, elle supprime presque toujours une des
lettres étymologiques quand cette lettre ne se prononce
pas; elle écrit: phtisie, rythme, et non phthisie,
rhythme. L'accent aigu est remplacé par l'accent grave
dans les mots: piège, siège, collège, et
dans les mots analogues. L'accent grave prend aussi la place de
l'ancien tréma dans les mots poème, poète,
etc. Dans beaucoup de mots composés de deux autres que
l'usage a réunis, le trait d'union a été
supprimé comme désormais inutile.
La prononciation a peu occupé l'Académie. On ne
la trouvera indiquée que dans un petit nombre de cas.
L'Académie persiste à croire, avec ses
prédécesseurs, que le seul moyen d'apprendre la
bonne prononciation est d'écouter ceux qui prononcent
bien et de s'habituer à prononcer comme eux.
On n'est entré dans ces détails, un peu longs
peut-être, que pour faire voir combien l'Académie
a eu à coeur de remplir dignement, à son tour, la
mission que depuis deux siècles se sont passée de
main en main ses illustres prédécesseurs, et
au-dessus de laquelle ne se sont jamais crus les plus fameux
d'entre eux! Ce n'est pourtant pas une oeuvre bien glorieuse
qu'un dictionnaire, surtout un dictionnaire fait en commun;
c'est une oeuvre éminemment utile, et d'autant plus
méritoire sans doute qu'aucune gloire personnelle n'y
est attachée. Tout ce que le dictionnaire de
l'Académie pouvait faire de bien il l'a fait. Il n'a
pas, il est vrai, fixé la langue; fixer une langue,
c'est impossible! Il l'a contenue, modérée,
réglée dans ses changements. Il ne l'a pas polie
dans le sens un peu despotique que le cardinal de Richelieu
attachait à ce mot; les langues ne se polissent pas par
contrainte et de vive force. De bonnes leçons et de bons
exemples, c'est tout ce que l'on pouvait raisonnablement
demander à l'Académie, et ce que
l'Académie n'a jamais refusé. Il ne lui
appartenait pas de traiter la langue en sujette; contre une
pareille prétention la révolte eût
été générale. L'Académie n'a
fait qu'un dictionnaire, et un dictionnaire est le moins
impérieux des maîtres; s'y soumet qui veut. S'il
se fait obéir c'est en obéissant tout le premier,
quoique avec mesure et discrétion. Il n'invente pas, il
choisit; il cède beaucoup au public pour que le public
lui cède quelque chose. Sans doute c'est à ce
juste tempérament entre une complaisance qui livrerait
tout à la fureur d'innover et une résistance
aveugle qui n'accorderait rien au cours inévitable des
choses, que le dictionnaire de l'Académie a dû
cette autorité, déjà vieille de deux
siècles, qu'on ne lui conteste plus et qu'il conservera,
on peut le croire, tant que l'Académie elle-même,
la seule de nos anciennes institutions qui demeure debout au
milieu de tant de ruines, ne changera pas de méthode et
d'esprit.
Avant de finir, l'Académie se fait un plaisir de
consigner ici les remerciements qu'elle doit au
zélé et savant auxiliaire qui a tant aidé
la commission du dictionnaire dans ses travaux
préparatoires, M. Léo Joubert.
[Page IV] (1) Thucydide.
[Page VIII] (1) M. Marty-Laveaux.
- Dictionnaire de l'Académie
française
Préface de la huitième édition (1932)
PRÉFACE
- QUATRE rééditions du Dictionnaire de
l'Académie, publié pour la première fois
en 1694, ont paru au XVIIIe siècle, deux seulement au
XIXe. La dernière date de 1877. Il y a donc plus d'un
demi-siècle que la Compagnie n'a présenté
une forme nouvelle de son oeuvre. Il serait injuste de la taxer
d'indifférence à l'égard de la principale
des obligations que lui a imposées son illustre
fondateur. Durant cette longue période, et sans en
excepter les années de la grande guerre, le travail de
la Commission du Dictionnaire et celui de l'Académie
réunie en séance n'ont jamais été
interrompus. La vérité est que, vers la fin du
XIXe siècle, époque où l'on aurait pu
s'attendre à la publication d'une nouvelle
édition, l'Académie a dû faire face
à une tâche que ses prédécesseurs
avaient dans doute connue, mais que des circonstances
particulières rendaient singulièrement plus ample
et plus délicate.
Sans songer à adopter le système
encyclopédique de Furetière, «
l'Académie, lit-on dans la Préface de la
première édition, en bannissant de son
Dictionnaire les termes des Arts et des Sciences, n'a pas creu
devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont
devenus fort communs, ou qui, ayant passé dans le
discours ordinaire, ont formé des façons de
parler figurées ». L'infiltration dans l'usage
commun de ces termes spéciaux, très lente
d'abord, s'accéléra forcément à
partir du XVIIIe siècle, à mesure que le
goût des sciences se répandait dans la
société. Aussi n'est-on pas étonné
de lire dans la Préface de l'édition de 1762:
« Nous avons donc cru devoir admettre dans cette nouvelle
Édition les termes élémentaires des
Sciences, des Arts, et même ceux des Métiers qu'un
homme de lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages
où l'on ne traite pas expressément des
matières auxquelles ces termes appartiennent. » Et
un peu plus d'un siècle après, en 1877,
l'Académie acceptait l'introduction dans son
Dictionnaire de plus de 2 000 mots nouveaux, dont presque tous
étaient de provenance scientifique ou technique.
Aux dernières années du XIXe siècle, quand
l'Académie s'occupa de préparer une nouvelle
édition de son Dictionnaire, elle se trouva en
présence d'une brusque pénétration des
vocabulaires des Sciences et des Arts dans le parler de tous
qui, depuis, ne devait plus cesser de s'enfler
démesurément d'année en année. Non
seulement les sciences déjà constituées se
renouvelèrent, mais d'autres prirent naissance,
comportant en bien des cas des applications à
l'industrie. D'autre part, de notables transformations
s'opéraient dans l'ordre économique, social et
politique. De là un grand nombre de mots nouveaux
aussitôt vulgarisés par la conversation, par la
presse et par l'école. Quel adolescent de nos jours ne
connaît pas par leur nom les différentes
pièces d'une automobile? De quel artisan, de quel paysan
de France restent ignorés des termes tels que microbe,
sanatorium, otite, diphtérie, hydravion, commutateur,
carburateur, court-circuit?
Mais, dans cet afflux de vocables nouveaux, il en est beaucoup
dont l'existence ne peut être
qu'éphémère. Les uns disparaîtront
avec les objets, eux-mêmes
éphémères, qu'ils représentent;
d'autres, qui se sentent de l'improvisation, seront
remplacés par des dénominations plus exactes;
d'autres enfin ne dépasseront pas le domaine où
ils sont nés et, n'étant compris et
employés que par des initiés, n'ont point chance
de pénétrer dans l'usage commun. C'est ce
départ qu'a essayé de faire l'Académie
dans la préparation de cette nouvelle édition.
Travail minutieux, qui ne pouvait être
exécuté à la hâte, et qui exigeait
un double effort d'adaptation au mouvement moderne et de
prudence avisée.
La liste des termes nouveaux jugés dignes d'être
admis une fois dressée, il restait à en donner
une définition claire et précise. Pour la plupart
d'entre eux, l'Académie a sollicité l'avis des
autres classes de l'Institut, ou de spécialistes d'une
compétence indiscutable.
Ce travail des définitions, l'Académie ne l'a pas
limité aux acquisitions récentes du vocabulaire.
Elle l'a étendu à un très grand nombre de
mots que l'édition de 1877 avait laissés
définis d'une façon imparfaite. Celle-ci, comme
les éditions précédentes, indique trop
souvent la signification d'un mot par le procédé
de la synonymie. Ce n'est pas que les auteurs du Dictionnaire
aient jamais admis l'existence de synonymes parfaits; ils s'en
sont maintes fois défendus; mais ils ont cru pouvoir
laisser à chacun le soin de choisir entre divers
équivalents d'un même terme. L'Académie a
pensé qu'il lui appartenait de noter aussi exactement
que possible les nuances, parfois presque insaisissables, qui,
entre deux mots, déterminent la préférence
d'un homme de goût. Elle n'a pas cru pouvoir maintenir
dans l'édition de 1931 certaines définitions de
l'édition de 1877, telles que « Affront, Injure,
outrage; Blâmer, Improuver, reprendre, condamner; Chagrin
(nom), Peine, affliction, déplaisir; Chagrin (adj.),
Mélancolique, triste, de fâcheuse, de mauvaise
humeur. » Une idée générale qui leur
est commune apparente sans doute les différents termes
de ces séries; mais chacun garde son sens particulier.
L'Académie s'est efforcée de rectifier toute
définition imprécise, et ç'a
été une partie importante de son travail.
S'il était indispensable d'enregistrer des façons
de parler, qui, bien que formées de fraîche date,
sont déjà familières à tout le
monde, il ne l'était pas moins de faire
disparaître celles qui, depuis 1877, sont tombées
en désuétude, soit par le caprice de la mode,
soit parce qu'elles représentaient des objets
périmés ou des idées qui n'ont plus cours.
Qui regrettera l'absence dans le Dictionnaire de
l'Académie d'apocrisiaire, abluer, brouetteur,
carabinade, carnosité, champarter, computiste,
congiaire, délitescence, échansonnerie,
escopetterie, excusation, etc.? De même en a-t-il
été pour un certain nombre d'expressions
figurées ou proverbiales qui aujourd'hui ne seraient
plus comprises de personne. Qui emploie, de nos jours, qui
même comprend: Faire ses caravanes, Il a bien des
chambres à louer dans la tête, Il ressemble aux
bahutiers, Voilà un enfant bien difficile à
baptiser, Après bon vin bon cheval, Brebis
comptées, le loup les mange, Observer les longues et les
brèves? L'Académie a grand souci de ne pas
appauvrir la langue et de lui conserver ses qualités de
saveur et de pittoresque: toutefois elle a dû, - quoique
souvent à regret, - rayer des expressions qui, sorties
de l'usage, n'appartiennent plus qu'à l'histoire de la
langue.
En ce qui concerne les noms propres, historiques,
mythologiques, et les désignations géographiques,
elle a cru devoir se conformer rigoureusement à une
règle établie déjà par les
éditions précédentes, mais qui s'y trouve
imparfaitement appliquée. En vertu de cette
règle, ces noms et désignations n'ont place dans
le Dictionnaire que si l'usage figuré en a fait de
véritables noms communs ou adjectifs exprimant telle ou
telle qualité, comme lorsqu'on dit: C'est un hercule, II
est gaulois dans ses propos, Une réponse normande. Elle
a donc supprimé un certain nombre de mots maintenus dans
l'édition de 1877, tels que Argonautes, Capitole,
Hélicon, Borée, Chaldéen, Étrusque,
Basque, etc., auxquels il faut joindre les noms de
constellations. Pour tous ces mots elle renvoie aux
dictionnaires spéciaux. Elle a cru toutefois faire une
exception pour certains termes flottant entre la
catégorie des noms propres et celle des noms communs,
comme Coran, Décalogue, et en particulier pour les
désignations de congrégations religieuses dont
elle n'a mentionné que les plus connues.
Pour ce qui est des termes grammaticaux, l'Académie ne
pouvait manquer d'adopter la nomenclature employée
depuis 1910 dans toutes les écoles de France. Aussi bien
la terminologie de l'édition de 1877, qui n'est autre
que celle de la célèbre grammaire de Noël et
Chapsal, laissait à désirer en certaines de ses
parties. Ainsi, pour désigner les êtres et les
choses, elle usait de deux termes: noms et substantifs. Outre
qu'il est d'une mauvaise méthode d'employer une double
dénomination pour une seule catégorie de mots, il
faut convenir que, quelque définition qu'on donne du
terme substantif, aucune n'est accessible à
l'intelligence des enfants. Dans la catégorie des
verbes, le terme de verbe actif s'appliquait à deux
faits grammaticaux d'ordre différent. Il s'opposait
clairement à verbe passif, mais obscurément
à verbe neutre. Ce mot neutre lui-même,
très compréhensible quand il s'agit du genre des
noms et des adjectifs, cesse de l'être quand il s'agit du
verbe, et aucune des définitions qu'on en donne n'est
satisfaisante.
C'est en accord avec la nomenclature nouvelle que
l'Académie a remplacé, en tête de chacun
des articles concernant les êtres et les choses,
substantif (s.) par nom (n.), et dans les articles concernant
les verbes, verbe actif (v. a.), verbe neutre (v. n.) par verbe
transitif (v. tr.), verbe intransitif (v. intr.). Elle a
substitué la dénomination complément
à celle de régime et celles de passé
simple, passé composé à celles de
passé défini, passé indéfini. Le
terme de gérondif, que l'on rencontre sans cesse dans
les grammaires françaises du XVIIe et du XVIIIe
siècle, figurait encore dans l'édition de 1835
qui le définissait très justement «
Espèce de participe indéclinable auquel on joint
souvent la préposition En », et dont elle donnait
comme exemples: En allant, En faisant. L'édition de 1877
déclare abusif l'emploi de ce terme dans la grammaire
française. Mais peut-on admettre que dans En forgeant on
devient forgeron, qui est l'exact équivalent du latin
Fabricando fit faber, En forgeant soit un participe
présent? L'Académie a cru devoir employer de
nouveau ce terme, suivant son ancienne définition.
Les éditions précédentes, d'après
les théories grammaticales du XVIIIe siècle,
divisaient les articles consacrés aux verbes en trois
parties: forme active, forme pronominale, participe
passé. Il importait de renoncer à cette
méthode périmée, qui avait en outre
l'inconvénient de provoquer des redites. Il s'est
blessé, quand on le compare à Il l'a
blessé, n'offre aucune particularité de sens:
tout verbe transitif peut s'employer à la voix
pronominale du moment que l'action, au lieu de porter sur une
personne ou sur une chose étrangère au sujet,
porte sur le sujet lui-même. Il n'en est pas ainsi quand
on dit: Je m'en vais, Je m'évanouis, Je me suis
aperçu d'une chose, Madame se meurt. Ici la forme
pronominale exige un examen particulier. En ce qui concerne les
participes passés, en quoi chanté, lu, pris
ont-ils à retenir notre attention? Ceux-là seuls
méritent d'être signalés qui ont une valeur
verbale spéciale ou sont devenus par l'usage adjectifs
ou noms. On a donc supprimé dans chacun des articles
consacrés à des verbes tout ce qui n'est pas
vraiment caractéristique au point de vue de la forme
pronominale et du participe passé.
Pour éclairer les définitions, le Dictionnaire,
dans ses éditions successives, a multiplié les
exemples destinés à montrer par des contextes
variés les différents emplois syntaxiques du mot
défini. Un assez grand nombre de ces exemples ont
vieilli: on les a remplacés par des phrases d'un tour
plus moderne. Souvent aussi, le nombre des exemples a
été jugé excessif; on l'a diminué
pour ne garder que ceux qu'on estimait essentiels.
Enfin des remaniements d'articles ont été
opérés chaque fois qu'on a cru indispensable de
donner aux différentes acceptions un ordre plus clair ou
plus méthodique.
L'Académie, qui ne cesse de rappeler qu'elle ne
prétend ni régenter le vocabulaire, ni
légiférer en matière de syntaxe, ne se
reconnaît pas davantage le droit de réformer
l'orthographe. Non certes qu'elle professe un attachement
irraisonné et aveugle pour le système graphique
institué par les premiers auteurs du Dictionnaire.
Lorsqu'en 1637 la Compagnie décida de composer un «
trésor » de la langue française, entre les
deux manières en usage alors d'écrire les mots,
elle choisit la plus savante, la plus compliquée, celle
qui pouvait intéresser seulement les lettrés du
temps. Par la suite, elle s'aperçut de son erreur, car
lorsqu'il s'agit de préparer la quatrième
édition, celle qui parut en 1762, l'abbé d'Olivet
fut chargé de simplifier cette orthographe
pédantesque et de débarrasser les mots des
lettres superflues dont on les avait encombrés par souci
d'indiquer leur étymologie latine. Sur les 18 000 mots
que contenait le Dictionnaire, 8 000 environ furent
touchés par la réforme de l'abbé d'Olivet.
Mais l'Académie, dans les éditions suivantes, se
refusa à pousser plus loin la réforme. Depuis
lors, la tradition orthographique s'est établie, et, en
dépit de ses imperfections, s'est imposée
à l'usage. C'est d'après elle qu'ont
été imprimés des milliers de livres, qui
ont répandu dans l'univers entier l'admiration pour les
chefs-d'oeuvre de notre littérature. La bouleverser
serait, pour un bien mince profit, troubler des habitudes
séculaires, jeter le désarroi dans les esprits.
L'Académie se serait fait un scrupule de substituer
à un usage, qui a donné des preuves si
éclatantes de sa vitalité, un usage nouveau, qui
mécontenterait la plus grande partie du public et ne
satisferait certainement pas ceux qui en proclament le pressant
besoin.
Au souci de rajeunir son Dictionnaire l'Académie a joint
celui, non moins vif, de lui conserver sa physionomie. C'est
ainsi qu'au lieu de numéroter les différentes
acceptions des mots, elle a conservé les formules en
usage au XVIIe siècle, il signifie aussi, il signifie
encore, il se dit par extension, il se dit par analogie, il se
dit figurément, etc., qui gardent au livre le
caractère d'un entretien avec son lecteur. Adopter la
méthode sèche des lexicologues actuels eût
été rompre fâcheusement avec une tradition
suivie par toutes les autres éditions.
Ce qui surtout n'a pas varié, c'est l'esprit du
Dictionnaire. L'Académie est restée fidèle
à son principe qui est de faire, non pas un dictionnaire
étymologique et historique de la langue, mais un
dictionnaire de l'usage. Elle constate et enregistre le bon
usage, celui des personnes instruites et des écrivains
qui ont souci d'écrire purement le français. En
consacrant cet usage, elle le défend contre toutes les
causes de corruption, telles que l'envahissement des mots
étrangers, des termes techniques, de l'argot ou de ces
locutions barbares qu'on voit surgir au jour le jour, au
gré des besoins plus ou moins réels du commerce,
de l'industrie, des sports, de la publicité, etc. Ainsi
elle modère l'écoulement de la langue, et lui
permet, tout en se modifiant sans cesse à la
manière des organismes vivants, de rester
elle-même et de garder intacts les traits qui sont sa
marque et son âme. L'objet précis du Dictionnaire
est de présenter l'état actuel de la meilleure
langue française et de fixer un moment de son
histoire.
L'Académie adresse ses remerciements à M. Alfred
Rébelliau, de l'Institut, secrétaire de la
Commission du Dictionnaire, qui a mis au service du travail de
revision sa longue expérience et la sûreté
du goût le plus délicat, ainsi qu'à ses
dévoués collaborateurs, M. Léopold Sudre,
le savant grammairien, et Mlle Dorez.
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Last modified: 21-Mar-00