- ANECDOTES
SUR LE
CZAR
- PIERRE LE
GRAND
- (1748)
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- AVERTISSEMENT DE
:Cet ouvrage est fort antérieur au temps
où des circonstances, que M. de Voltaire ne pouvait
prévoir, l'obligérent de donner une histoire de
Pierre Ier sur des mémoires envoyés ou du moins
approuvés par la cour de Russie. On a cru devoir le
conserver tel qu'il a été donné par
l'auteur, sans en retrancher ce qui pourrait paraître des
répétitions soit de l'histoire de Pierre Ier,
soit de celle de Charles XII. (Kehl.) - Les Anecdotes sur le
czar Pierre le Grand ont été imprimées
en 1748, dans le tome second, pages 242-256, des OEuvres de
Voltaire, publiées à Dresde chez G.-C.
Walther.
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- PIERRE LE
GRAND
- Pierre Ier a
été surnommé le Grand parce qu'il a
entrepris et fait de très grandes choses, dont nulle ne
s'était présentée à l'esprit de ses
prédécesseurs. Son peuple, avant lui, se bornait
à ces premiers arts enseignés par la
nécessité. L'habitude a tant de pouvoir sur les
hommes, ils désirent si peu ce qu'ils ne connaissent
pas, le génie se développe si difficilement et
s'étouffe si aisément sous les obstacles, qu'il y
a grande apparence que toutes les nations sont demeurées
grossières pendant des milliers de siècles,
jusqu'à ce qu'il soit venu des hommes tels que le czar
Pierre, précisément dans le temps qu'il fallait
qu'ils vinssent.
- Le hasard fit qu'un jeune
Genevois nommé Le Fort était à Moscou chez
un ambassadeur danois vers l'an 1695. Le czar Pierre avait
alors dix-neuf ans; il vit ce Genevois, qui avait appris en peu
de temps la langue russe, et qui parlait presque toutes celles
de l'Europe. Le Fort plut beaucoup au prince; il entra dans son
service, et bientôt après dans sa
familiarité. Il lui fit comprendre qu'il y avait une
autre manière de vivre et de régner que celle qui
était malheureusement établie de tous les temps
dans son vaste empire; et sans ce Genevois la Russie serait
peut-être encore barbare,
- Il fallait être
né avec une âme bien grande, pour écouter
tout d'un coup un étranger, et pour se dépouiller
des préjugés du trône et de la patrie. Le
czar sentit qu'il avait à former une nation et un
empire; mais il n'avait aucun secours autour de
lui.
- Il conçut dès
lors le dessein de sortir de ses États et d'aller, comme
Prométhée, emprunter le feu céleste pour
animer ses compatriotes. Ce feu divin, il l'alla chercher chez
les Hollandais, qui étaient, il y a trois
siècles, aussi dépourvus d'une telle flamme que
les Moscovites. Il ne put exécuter son dessein
aussitôt qu'il l'aurait voulu. Il fallut soutenir une
guerre contre les Turcs, ou plutôt contre les Tartares,
en 1696; et ce ne fut qu'après les avoir vaincus qu'il
sortit de ses États pour aller s'instruire
lui-même de tous les arts qui étaient absolument
inconnus en Russie. Le maître de l'empire le plus
étendu de la terre alla vivre près de deux ans
à Amsterdam, et dans le village de Sardam, sous le nom
de Pierre Michaëloff. On l'appelait communément
maître Pierre (Peterbas). Il se fit inscrire dans
le catalogue des charpentiers de ce fameux village, qui fournit
de vaisseaux presque toute l'Europe. Il maniait la hache et le
compas; et quand il avait travaillé dans son atelier
à la construction des vaisseaux, il étudiait la
géographie, la géométrie et l'histoire.
Dans les premiers temps, le peuple s'attroupait autour de lui.
Il écartait quelquefois les importuns d'une
manière un peu rude, que ce peuple souffrait, lui qui
souffre si peu de chose. La première langue qu'il apprit
fut le hollandais; il s'adonna depuis à l'allemand, qui
lui parut une langue douce, et qu'il voulut qu'on parlât
à la cour.
- Il apprit aussi un peu
d'anglais dans son voyage à Londres, mais il ne sut
jamais le français, qui est devenu depuis la langue de
Pétersbourg sous l'impératrice Élisabeth,
a mesure que ce pays s'est civilisé.
- Sa taille était
haute, sa physionomie fière et majestueuse, mais
défigurée quelquefois par des convulsions qui
altéraient les traits de son visage. On attribuait ce
vice d'organes à l'effet d'un poison qu'on disait que sa
soeur Sophie lui avait donné; mais le véritable
poison était le vin et l'eau-de-vie, dont il fit souvent
des excès, se fiant trop a son tempérament
robuste.
- Il conversait
également avec un artisan et avec un
général d'armée. Ce n'était ni
comme un barbare qui ne met point de distinction entre les
hommes, ni comme un prince populaire qui veut plaire à
tout le monde: c'était en homme qui voulait s'instruire.
Il aimait les femmes autant que le roi de Suède, son
rival, les craignait; et tout lui était également
bon en amour comme à table. Il se piquait de boire
beaucoup, plutôt que de goûter des vins
délicats.
- On dit que les
législateurs et les rois ne doivent point se mettre en
colère; mais il n'y en eut jamais de plus emporté
que Pierre le Grand, ni de plus impitoyable. Ce défaut,
dans un roi, n'est pas de ceux qu'on répare en les
avouant; mais enfin il en convenait, et il dit même
à un magistrat de Hollande, à son second voyage:
«J'ai réformé ma nation, et je n'ai pu me
réformer moi-même.» Il est vrai que les
cruautés qu'on lui reproche étaient un usage de
la cour de Moscou comme de celle de Maroc. Il n'était
point extraordinaire de voir un czar appliquer de sa main
royale cent coups de nerf de boeuf sur les épaules nues
d'un premier officier de la couronne, ou d'une dame du palais,
pour avoir manqué à leurs services étant
ivres, ou d'essayer son sabre en faisant voler la tête
d'un criminel. Pierre avait fait quelques-unes de ces
cérémonies de son pays; Le Fort eut assez
d'autorité sur lui pour l'arrêter quelquefois sur
le point de frapper; mais il n'eut pas toujours Le Fort
auprès de lui.
- Son voyage en Hollande et
surtout son goût pour les arts, qui se
développait, adoucirent un peu ses moeurs: car c'est le
privilége de tous les arts de rendre les hommes plus
traitables. Il allait souvent chez un géographe, avec
lequel il faisait des cartes marines. Il passait des
journées entières chez le célèbre
Ruysch, qui, le premier, trouva l'art de faire ces belles
injections qui ont perfectionné l'anatomie, et qui lui
ôtent son dégoût. Ce prince se donnait
lui-même, à l'âge de vingt-deux ans,
l'éducation qu'un artisan hollandais donnerait à
un fils dans lequel il trouverait du génie: cette
espèce d'éducation était au-dessus de
celle qu'on avait jamais reçue sur le trône de
Russie. Dans le même temps, il envoyait de jeunes
Moscovites voyager et s'instruire dans tous les pays de
l'Europe. Ces premières tentatives ne furent pas
heureuses. Ses nouveaux disciples n'imitaient point leur
maître. Il y en eut même un qui, étant
envoyé à Venise, ne sortit jamais de sa chambre,
pour n'avoir pas à se reprocher d'avoir vu un autre pays
que la Russie. Cette horreur pour les pays étrangers
leur était inspirée par des prêtres
moscovites, qui prétendaient que c'était un crime
horrible à un chrétien de voyager, par la raison
que, dans l'Ancien Testament, il avait été
défendu aux habitants de la Palestine de prendre les
moeurs de leurs voisins plus riches qu'eux et plus
adroits.
- En 1698, il alla
d'Amsterdam en Angleterre, non plus en qualité de
charpentier de vaisseau, non pas aussi en celle de souverain,
mais sous le nom d'un boïard russe qui voyageait pour
s'instruire. Il vit tout, et même il alla à la
comédie anglaise, où il n'entendait rien; mais il
y trouva une actrice, nommée Mlle Groft, dont il eut les
faveurs, et dont il ne fit pas la fortune.
- Le roi Guillaume lui avait
fait préparer une maison logeable: c'est beaucoup
à Londres; les palais ne sont pas communs dans cette
ville immense, où l'on ne voit guère que des
maisons basses, sans cour et sans jardin, avec de petites
portes telles que celles de nos boutiques. Le czar trouva sa
maison encore trop belle; il alla loger dans le quartier des
matelots, pour être plus a portée de se
perfectionner dans la marine. Il s'habillait même souvent
en matelot, et il se servait de ce déguisement pour
engager plusieurs gens de mer à son service.
- Ce fut à Londres
qu'il dessina lui-même le projet de la communication du
Volga et du Tanaïs. Il voulait même leur joindre la
Duina par un canal, et réunir ainsi l'Océan, la
mer Noire, et la mer Caspienne. Des Anglais qu'il emmena avec
lui le servirent mal dans ce grand dessein; et les Turcs, qui
lui prirent Azof en 1712, s'opposèrent encore plus
à cette vaste entreprise.
- Il manqua d'argent à
Londres; des marchands vinrent lui offrir cent mille
écus pour avoir la permission de porter du tabac en
Russie. C'était une grande nouveauté en ce pays,
et la religion même y était
intéressée. Le patriarche avait excommunié
qui conque fumerait du tabac, parce que les Turcs, leurs
ennemis, fumaient; et le clergé regardait comme un de
ses grands priviléges d'empêcher la nation russe
de fumer. Le czar prit les cent mille écus, et se
chargea de faire fumer le clergé lui-même. Il lui
préparait bien d'autres innovations.
- Les rois font des
présents à de tels voyageurs: le présent
de Guillaume à Pierre fut une galanterie digne de tous
deux. Il lui donna un yacht de vingt-cinq pièces de
canon, le meilleur voilier de la mer, doré comme un
autel de Rome, avec des provisions de toute espèce; et
tous les gens de l'équipage voulurent bien se laisser
donner aussi. Pierre, sur son yacht, dont il se fit le premier
pilote, retourna en Hollande revoir ses charpentiers, et de
là il alla à Vienne, vers le milieu de l'an 1698,
où il devait rester moins de temps qu'à Londres,
parce qu'à la cour du grave Léopold il y avait
beaucoup plus de cérémonies à essuyer, et
moins de choses à apprendre. Après avoir vu
Vienne, il devait aller à Venise, et ensuite à
Rome; mais il fut obligé de revenir en hâte
à Moscou, sur la nouvelle d'une guerre civile
causée par son absence et par la permission de fumer.
Les strélitz, ancienne milice des czars, pareille
à celle des janissaires, aussi turbulente, aussi
indisciplinée, moins courageuse et non moins barbare,
fut excitée à la révolte par quelques
abbés et moines, moitié grecs, moitié
russes, qui représentèrent combien Dieu
était irrité qu'on prît du tabac en
Moscovie, et qui mirent l'État en combustion pour cette
grande querelle. Pierre, qui avait prévu ce que
pourraient des moines et des strélitz, avait pris ses
mesures. Il avait une armée disciplinée,
composée presque toute d'étrangers bien
payés, bien armés, et qui fumaient, sous les
ordres du général Gordon, lequel entendait bien
la guerre, et qui n'aimait pas les moines. C'était
à quoi avait manqué le sultan Osman, qui, voulant
comme Pierre réformer ses janissaires, et n'ayant pu
leur rien opposer, ne les réforma point, et fut
étranglé par eux.
- Alors ses armées
furent mises sur le pied de celles des princes
européans. Il fit bâtir des vaisseaux par ses
Anglais et ses Hollandais à Véronise, sur le
Tanaïs, à quatre cents lieues de
Moscou.
- Il embellit les villes,
pourvut à leur sûreté, fit des grands
chemins de cinq cents lieues, établit des manufactures
de toute espèce; et, ce qui prouve la profonde ignorance
où vivaient les Russes, la première manufacture
fut d'épingles. On fait actuellement des velours
ciselés, des étoffes d'or et d'argent à
Moscou: tant est puissante l'influence d'un seul homme, quand
il est maître et qu'il sait vouloir.
- La guerre qu'il fit
à Charles XII, pour recouvrer les provinces que les
Suédois avaient autrefois conquises sur les Russes, ne
l'empêcha pas, toute malheureuse qu'elle fut d'abord, de
continuer ses réformes dans l'État et dans
l'Église: il déclara à la fin de 1699 que
l'année suivante commencerait au mois de janvier, et non
au mois de septembre. Les Russes, qui pensaient que Dieu avait
créé le monde en septembre, furent
étonnés que leur czar fût assez puissant
pour changer ce que Dieu avait fait. Cette réforme
commença avec le siècle, en 1700, par un grand
jubilé que le czar indiqua lui-même. Il avait
supprimé la dignité de patriarche, et il en
faisait les fonctions. Il n'est pas vrai qu'il eût, comme
on l'a dit, mis son patriarche aux petites-maisons de Moscou.
Il avait coutume, quand il voulait se réjouir en
punissant, de dire à celui qu'il châtiait ainsi:
Je te fais fou; et celui à qui il donnait ce beau
titre était obligé, fût-il le plus grand
seigneur du royaume, de porter une marotte, une jaquette et des
grelots, et de divertir la cour en qualité de fou de sa
Majesté czarienne. Il ne donna point cette charge au
patriarche; il se contenta de supprimer un emploi dont ceux qui
en avaient été revêtus avaient abusé
au point qu'ils avaient obligé les czars de marcher
devant eux une fois l'an, en tenant la bride du cheval
patriarcal, cérémonie dont un homme tel que
Pierre le Grand s'était d'abord
dispensé.
- Pour avoir plus de sujets
il voulut avoir moins de moines, et ordonna que
dorénavant on ne pourrait entrer dans un cloître
qu'à cinquante ans; ce qui fit que, dès son
temps, son pays fut, de tous ceux qui ont des moines, celui
où il y en eut le moins. Mais, après lui, cette
graine qu'il déracinait a repoussé, par cette
faiblesse naturelle qu'ont tous les religieux de vouloir
augmenter leur nombre, et par cette autre faiblesse qu'ont les
gouvernements de le souffrir.
- Il fit d'ailleurs des lois
fort sages pour les desservants des églises, et pour la
réforme de leurs moeurs, quoique les siennes fussent
assez déréglées, sachant très bien
que ce qui est permis à un souverain ne doit pas
l'être à un curé. Avant lui, les femmes
vivaient toujours séparées des hommes; il
était inouï qu'un mari eût jamais vu la fille
qu'il épousait. Il ne faisait connaissance avec elle
qu'à l'église. Parmi les présents de noces
était une grosse poignée de verges que le futur
envoyait à la future, pour l'avertir qu'à la
première occasion elle devait s'attendre à une
petite correction maritale; les maris même pouvaient tuer
leurs femmes impunément, et on enterrait vives celles
qui usurpaient ce même droit sur leurs maris.
- Pierre abolit les
poignées de verges, défendit aux maris de tuer
leurs femmes; et pour rendre les mariages moins malheureux et
mieux assortis, il introduisit l'usage de faire manger les
hommes avec elles, et de présenter les
prétendants aux filles avant la
célébration: en un mot, il établit et fit
naître tout dans ses États jusqu'à la
société. On connaît le règlement
qu'il fit lui-même pour obliger ses boïards et ses
boïardes à tenir des assemblées, où
les fautes qu'on commettait contre la civilité russe
étaient punies d'un grand verre d'eau-de-vie qu'on
faisait boire au délinquant, de façon que toute
l'honorable compagnie s'en retournait fort ivre et peu
corrigée. Mais c'était beaucoup d'introduire une
espèce de société chez un peuple qui n'en
connaissait point. On alla même jusqu'à donner
quelquefois des spectacles dramatiques. La princesse Natalie,
une de ses soeurs, fit des tragédies en langue russe,
qui ressemblaient assez aux pièces de Shakespeare, dans
lesquelles des tyrans et des arlequins faisaient les premiers
rôles. L'orchestre était composé de violons
russes qu'on faisait jouer à coups de nerf de boeuf. A
présent, on a dans Pétersbourg des
comédiens français et des opéras italiens.
La magnificence et le goût même ont en tout
succédé à la barbarie. Une des plus
difficiles entreprises du fondateur fut d'accourcir les robes,
et de faire raser les barbes de son peuple. Ce fut là
l'objet des plus grands murmures. Comment apprendre à
toute une nation à faire des habits à
l'allemande, et à manier le rasoir? On en vint à
bout en plaçant aux portes des villes des tailleurs et
des barbiers: les uns coupaient les robes de ceux qui
entraient, les autres les barbes; les obstinés payaient
quarante sous de notre monnaie. Bientôt on aima mieux
perdre sa barbe que son argent. Les femmes servirent utilement
le czar dans cette réforme: elles
préféraient les mentons rasés; elles lui
eurent l'obligation de n'être plus fouettées, de
vivre en société avec les hommes, et d'avoir
à baiser des visages plus honnêtes.
- Au milieu de ces
réformes, grandes et petites, qui faisaient les
amusements du czar, et de la guerre terrible qui l'occupait
contre Charles XII, il jeta les fondements de l'importante
ville et du port de Pétersbourg; en 1704, dans un marais
où il n'y avait pas une cabane. Pierre travailla de ses
mains à la première maison; rien ne le rebuta:
des ouvriers furent forcés de venir sur ce bord de la
mer Baltique, des frontières d'Astracan, des bords de la
mer Noire et de la mer Caspienne. Il périt plus de cent
mille hommes dans les travaux qu'il fallut faire, et dans les
fatigues et la disette qu'on essuya; mais enfin la ville
existe. Les ports d'Archangel, d'Astracan, d'Azof, de
Véronise, furent construits.
- Pour faire tant de grands
établissements, pour avoir des flottes dans la mer
Baltique, et cent mille hommes de troupes
réglées, l'État ne possédait alors
qu'environ vingt de nos millions de revenu. J'en ai vu le
compte entre les mains d'un homme qui avait été
ambassadeur à Pétersbourg. Mais la paye des
ouvriers était proportionnée à l'argent du
royaume. Il faut se souvenir qu'il n'en coûta que des
ognons aux rois d'Égypte pour bâtir les pyramides.
Je le répète, on n'a qu'à vouloir; on ne
veut pas assez.
- Quand il eut
créé sa nation, il crut qu'il lui était
bien permis de satisfaire son goût en épousant sa
maîtresse, et une maîtresse qui méritait
d'être sa femme. Il fit ce mariage publiquement en 1712.
Cette célèbre Catherine, orpheline, née
dans le village de Ringen en Estonie, nourrie par
charité chez un ministre luthérien nommé
Gluck, mariée à un soldat livonien, prise par un
parti deux jours après ce mariage, avait passé du
service des généraux Bauer et Sheremetof à
celui de Menzikoff, garçon pâtissier qui devint
prince et le premier homme de l'empire; enfin elle fut
l'épouse de Pierre le Grand, et ensuite
impératrice souveraine après la mort du czar, et
digne de l'être. Elle adoucit beaucoup les moeurs de son
mari, et sauva beaucoup plus de dos du knout, et beaucoup plus
de têtes de la hache, que n'avait fait le
général Le Fort. On l'aima, on la
révéra. Un baron allemand, un écuyer d'un
abbé de Fulde, n'eût point épousé
Catherine; mais Pierre le Grand ne pensait pas que le
mérite eût, auprès de lui, besoin de
trente-deux quartiers. Les souverains pensent volontiers qu'il
n'y a d'autre grandeur que celle qu'ils donnent, et que tout
est égal devant eux. Il est bien certain que la
naissance ne met pas plus de différence entre les hommes
qu'entre un ânon dont le père portait du fumier,
et un ânon dont le père portait des reliques.
L'éducation fait la grande différence, les
talents la font prodigieuse, la fortune encore plus. Catherine
avait eu une éducation tout aussi bonne, pour le moins,
chez son ministre d'Estonie, que toutes les boïardes de
Moscou et d'Archangel, et était née avec plus de
talents et une âme plus grande; elle avait
réglé la maison du général Bauer,
et celle du prince Menzikoff, sans savoir ni lire ni
écrire. Quiconque sait très bien gouverner une
grande maison peut gouverner un royaume: cela peut
paraître un paradoxe, mais certainement c'est avec le
même esprit d'ordre, de sagesse et de fermeté,
qu'on commande à cent personnes et à plusieurs
milliers.
- Le czarevitz Alexis, fils
du czar, qui épousa, dit-on, comme lui, une esclave, et
qui, comme lui, quitta secrètement la Russie, n'eut pas
un succès pareil dans ses deux entreprises; et il en
coûta la vie au fils pour avoir imité mal à
propos le père: ce fut un des plus terribles exemples de
sévérité que jamais on ait donnés
du haut d'un trône; mais ce qui est bien honorable pour
la mémoire de l'impératrice Catherine, c'est
qu'elle n'eut point de part au malheur de ce prince, né
d'un autre lit, et qui n'aimait rien de ce que son père
aimait; on n'accusa point Catherine d'avoir agi en
marâtre cruelle: le grand crime du malheureux Alexis
était d'être trop russe, de désapprouver
tout ce que son père faisait de grand et d'immortel pour
la gloire de sa nation. Un jour, entendant des Moscovites qui
se plaignaient des travaux insupportables qu'il fallait endurer
pour bâtir Pétersbourg: «Consolez-vous,
dit-il, cette ville ne durera pas longtemps. Quand il fallait
suivre son père dans ces voyages de cinq à six
cents lieues que le czar entreprenait souvent, le prince
feignait d'être malade; on le purgeait rudement pour la
maladie qu'il n'avait pas: tant de médecines, jointes
à beaucoup d'eau-de-vie, altérèrent sa
santé et son esprit. Il avait eu d'abord de
l'inclination pour s'instruire: il savait la
géométrie, l'histoire, avait appris l'allemand;
mais il n'aimait point la guerre, ne voulait point l'apprendre;
et c'est ce que son père lui reprochait le plus. On
l'avait marié à la princesse de Volffenbuttel,
soeur de l'impératrice, femme de Charles VI, en 1711. Ce
mariage fut malheureux. La princesse était souvent
abandonnée pour des débauches d'eau-de-vie, et
pour Afrosine, fille finlandaise, grande, bien faite, et fort
douce. On prétend que la princesse mourut de chagrin, si
le chagrin peut donner la mort, et que le czarevitz
épousa ensuite secrètement Afrosine en 1713,
lorsque l'impératrice Catherine venait de lui donner un
frère dont il se serait bien passé.
- Les mécontentements
entre le père et le fils devinrent de jour en jour plus
sérieux, jusque-là que Pierre, dès l'an
1716, menaça le prince de le déshériter;
et le prince lui dit qu'il voulait se faire moine.
- Le czar, en 1717, renouvela
ses voyages par politique et par curiosité; il alla
enfin en France. Si son fils avait voulu se révolter,
s'il y avait eu en effet un parti formé en sa faveur,
c'était là le temps de se déclarer; mais,
au lieu de rester en Russie et de s'y faire des
créatures, il alla voyager de son côté,
ayant eu bien de la peine à rassembler quelques milliers
de ducats, qu'il avait secrètement empruntés. Il
se jeta entre les bras de l'empereur Charles VI,
beau-frère de sa défunte femme. On le garda
quelque temps très incognito à Vienne; de
là on le fit passer à Naples, où il resta
près d'un an sans que ni le czar, ni personne en Russie
sût le lieu de sa retraite.
- Pendant que le fils
était ainsi caché, le père était
à Paris, où il fut reçu avec les
mêmes respects qu'ailleurs, mais avec une galanterie
qu'il ne pouvait trouver qu'en France. S'il allait voir une
manufacture, et qu'un ouvrage attirât plus ses regards
qu'un autre, on lui en faisait présent le lendemain. Il
alla dîner à Petitbourg, chez M. le duc d'Antin,
et la première chose qu'il vit fut son portrait en grand
avec le même habit qu'il portait. Quand il alla voir la
Monnaie royale des médailles, on en frappa devant lui de
toute espèce, et on les lui présentait; enfin on
en frappa une qu'on laissa exprès tomber à ses
pieds, et qu'on lui laissa ramasser. Il s'y vit gravé
d'une manière parfaite, avec ces mots: Pierre le
Grand. Le revers était une Renommée, et la
légende Vires acquirit eundo: allégorie
aussi juste que flatteuse pour un prince qui augmentait en
effet son mérite par ses voyages.
- En voyant le tombeau du
cardinal de Richelieu et la statue de ce ministre, ouvrage
digne de celui qu'il représente, le czar laissa
paraître un de ces transports, et dit une de ces choses
qui ne peuvent partir que de ceux qui sont nés pour
être de grands hommes. Il monta sur le tombeau, embrassa
la statue: «Grand ministre, dit-il, que n'es-tu né
de mon temps! je te donnerais la moitié de mon empire
pour m'apprendre à gouverner l'autre.»
- Un homme qui avait moins
d'enthousiasrne que le czar, s'étant fait expliquer ces
paroles prononcées en langue russe, répondit:
«S'il avait donné cette moitié, il n'aurait
pas longtemps gardé l'autre.»
- Le czar, après avoir
ainsi parcouru la France, où tout dispose les moeurs
à la douceur et à l'indulgence retourna dans sa
patrie, et y reprit sa sévérité. Il avait
enfin engagé son fils à revenir de Naples
à Pétersbourg: ce jeune prince fut de là
conduit à Moscou devant le czar son père, qui
commença par le priver de la succession au trône,
et lui fit signer un acte solennel de renonciation à la
fin du mois de janvier 1718; et, en considération de cet
acte, le père promit à son fils de lui laisser la
vie.
- Il n'était pas hors
de vraisemblance qu'un tel acte serait un jour annulé.
Le czar, pour lui donner plus de force, oubliant qu'il
était père, et se souvenant seulement qu'il
était fondateur d'un empire que son fils pouvait
replonger dans la barbarie, fit instruire publiquement le
procès de ce prince infortuné, sur quelques
réticences qu'on lui reprochait dans l'aveu qu'on avait
d'abord exigé de lui.
- On assembla des
évêques, des abbés, et des professeurs, qui
trouvèrent dans l'Ancien Testament que ceux qui
maudissent leur père et leur mère doivent
être mis à mort; qu'à la
vérité David avait pardonné à son
fils Absalon, révolté contre lui, mais que Dieu
n'avait pas pardonné à Absalon. Tel fut leur avis
sans rien conclure; mais c'était en effet signer un
arrêt de mort. Alexis n'avait, à la
vérité, jamais maudit son père; il ne
s'était point révolté comme Absalon; il
n'avait point couché publiquement avec les concubines du
roi: il avait voyagé sans la permission paternelle,et il
avait écrit des lettres à ses amis, par
lesquelles il marquait seulement qu'il espérait qu'on se
souviendrait un jour de lui en Russie. Cependant de cent
vingt-quatre juges séculiers qu'on lui donna, il ne s'en
trouva pas un qui ne conclut à la mort; et ceux qui ne
savaient pas écrire firent signer les autres pour eux.
On a dit dans l'Europe, on a souvent imprimé que le czar
s'était fait traduire d'espagnol en russe le
procès criminel de don Carlos, ce prince
infortuné que Philippe II, son père, avait fait
mettre dans une prison, où mourut cet héritier
d'une grande monarchie; mais jamais il n'y eut de procès
fait à don Carlos, et jamais on n'a su la
manière, soit violente, soit naturelle, dont ce prince
mourut. Pierre, le plus despotique des princes, n'avait pas
besoin d'exemples. Ce qui est certain, c'est que son fils
mourut dans son lit, le lendemain de l'arrêt, et que le
czar avait à Moscou une des plus belles apothicaireries
de l'Europe. Cependant il est probable que le prince Alexis,
héritier de la plus vaste monarchie du monde,
condamné unanimement par les sujets de son père,
qui devaient être un jour les siens, put mourir de la
révolution que fit dans son corps un arrêt si
étrange et si funeste. Le père alla voir son fils
expirant, et on dit qu'il versa des larmes.
- Infelix! utcunque ferent ea
facta minores!
- Mais, malgré ses
larmes, les roues furent couvertes des membres rompus des amis
de son fils. Il fit couper la tête à son propre
beau-frère, le comte Lapuchin, frère de sa femme
Ottokesa Lapuchin, qu'il avait répudiée, et oncle
du prince Alexis. Le confesseur du prince eut aussi la
tête coupée. Si la Moscovie a été
civilisée, il faut avouer que cette politesse lui a
coûté cher.
- Le reste de la vie du czar
ne fut qu'une suite de ses grands desseins, de ses travaux, et
de ses exploits, qui semblaient effacer l'excès de ses
sévérités, peut-être
nécessaires. Il faisait souvent des harangues à
sa cour et à son conseil. Dans une de ses harangues, il
leur dit qu'il avait sacrifié son fils au salut de ses
États.
- Après la paix
glorieuse qu'il conclut enfin avec la Suède en 1721, par
laquelle on lui céda la Livonie, l'Estonie,
l'Ingermanie, la moitié de la Carélie et du
Vibourg, les états de Russie lui
déférèrent le nom de grand, de
père de la patrie, et d'empereur. Ces états
étaient représentés par le sénat,
qui lui donna solennellement ces titres en présence du
comte de Kinski, ministre de l'empereur, de M. de Campredon,
envoyé de France, des ambassadeurs de Prusse et de
Hollande. Peu à peu les princes de l'Europe se sont
accoutumés à donner aux souverains de Russie ce
titre d'empereur; mais cette dignité n'empêche pas
que les ambassadeurs de France n'aient partout le pas sur ceux
de Russie.
- Les Russes doivent
certainement regarder le czar comme le plus grand des hommes.
De la mer Baltique aux frontières de la Chine, c'est un
héros; mais doit-il l'être pami nous?
était-il comparable pour la valeur à nos
Condé, à nos Vilars; et pour les connaissances,
pour l'esprit, pour les moeurs, à une foule d'hommes
avec qui nous vivons? Non; mais il était roi, et roi mal
élevé; et il a fait ce que peut-être mille
souverains à sa place n'eussent pas fait. Il a eu cette
force dans l'âme qui met un homme au-dessus des
préjugés de tout ce qui l'environne et de tout ce
qui l'a précédé: c'est un architecte qui a
bâti en brique, et qui ailleurs eût bâti en
marbre. S'il eût régné en France, il
eût pris les arts au point où ils sont pour les
élever au comble: on l'admirait d'avoir vingt-cinq
grands vaisseaux sur la mer Baltique; il en eût eu deux
cents dans nos ports.
- A voir ce qu'il a fait de
Pétersbourg, qu'on juge ce qu'il eût fait de
Paris. Ce qui m'étonne le plus, c'est le peu
d'espérance que devait avoir le genre humain qu'il
dût naître à Moscou un homme tel que le czar
Pierre. Il y avait à parier un nombre égal
à celui de tous les hommes qui ont peuplé de tous
les temps la Russie, contre l'unité, que ce génie
si contraire au génie de sa nation ne serait
donné à aucun Russe; et il y avait encore
à parier environ seize millions, qui faisaient le nombre
des Russes d'alors, contre un, que ce lot de la nature ne
tomberait pas au czar. Cependant la chose est arrivée.
Il a fallu un nombre prodigieux de combinaisons et de
siècles avant que la nature fit naître celui qui
devait inventer la charrue, et celui à qui nous devons
l'art de la navette. Aujourd'hui, les Russes ne sont plus
surpris de leurs progrès; ils se sont, en moins de
cinquante ans, familiarisés avec tous les arts. On
dirait que ces arts sont anciens chez eux. Il y a encore de
vastes climats en Afrique où les hommes ont besoin d'un
czar Pierre: il viendra peut-être dans des millions
d'années, car tout vient trop tard.
Last modified: 21-Mar-00