- Le Philosophe
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- Du Marsais
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- (1743)
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- Il n'y a rien qui coûte moins
à acquérir aujourd'hui que le nom de philosophe;
une vie obscure et retirée, quelques dehors de sagesse
avec un peu de lecture suffisent pour attirer ce nom à
des personnes qui s'en honorent sans le mériter.
D'autres, qui ont eu la force de se défaire des
préjugés de l'éducation en matière
de religion, se regardent comme les seuls véritables
philosophes. Quelques lumières naturelles de raison et
quelques observations sur l'esprit et le coeur humain leur ont
fait voir que nul être suprême n'exige de culte des
hommes, que la multiplicité des religions, leurs
contrariétés, et les différens changemens
qui arrivent en chacune sont une preuve sensible qu'il n'y en a
jamais eu de révélée, et que la religion
n'est qu'un passion humaine comme l'amour, fille de
l'admiration, de la crainte et de l'espérance; mais ils
en sont demeurés à cette seule
spéculation, et c'en est assez aujourd'hui pour
être reconnu philosophe par un grand nombre de
personnes.
Mais on doit avoir une idée plus vaste et plus juste du
philosophe, et voici le caractère que nous lui
donnons.
Le philosophe est une machine humaine comme un autre homme;
mais c'est une machine qui, par sa construction
mécanique, réfléchit sur ses mouvemens.
Les autres hommes sont déterminés à agir
sans sentir ni connoître les causes qui les font mouvoir,
sans même songer qu'il y en ait.
Le philosophe, au contraire, démêle les causes
autant qu'il est en lui, et souvent même les
prévient et se livre à elles avec connoissance:
c'est une horloge qui se monte, pour ainsi dire, quelquefois
elle-même. Ainsi, il évite les objets qui peuvent
lui causer des sentimens qui ne conviennent ni au
bien-être ni à l'être raisonnable, et
cherche ceux qui peuvent exciter en lui des affections
convenables à l'état où il se trouve.
La raison est à l'égard du philosophe ce que la
grâce est à l'égard du Chrétien dans
le système de Saint Augustin. La grâce
détermine le Chrétien à agir
volontairement; la raison détermine le philosophe sans
lui ôter le goût du volontaire.
Les autres hommes sont emportés par leurs passions sans
que les actions qu'ils font soient
précédées de la réflexion; ce sont
des hommes qui marchent dans les ténèbres; au
lieu que le philosophe dans ses passions mêmes n'agit
qu'après la réflexion: il marche la nuit, mais il
est précédé d'un flambeau.
Le philosophe forme ses principes sur une infinité
d'observations particulières; le peuple adopte le
principe sans penser aux observations qui l'ont produit: il
croit que la maxime existe, pour ainsi dire, par
elle-même. Mais le philosophe prend la maxime dès
sa source; il en examine l'origine, il en connoît la
propre valeur, et n'en fait que l'usage qui lui convient.
De cette connoissance que les principes ne naissent que des
observations particulières, le philosophe en
conçoit de l'estime pour la science des faits; il aime
à s'instruire des détails et de tout ce qui ne se
devine point. Ainsi, il regarde comme une maxime très
opposée au progrès des lumières de
l'esprit, que de se borner à la seule méditation,
et de croire que l'homme ne tire la vérité que de
son propre fonds. Certains métaphysiciens disent:
évitez les impressions des sens! Laissez aux historiens
la connoissance des faits, et celle des langues aux
grammairiens! Nos philosophes, au contraire, persuadés
que toutes nos connoissances nous viennent des sens, que nous
ne nous sommes faits des règles que sur
l'uniformité des impressions sensibles, que nous sommes
au but de nos lumières quand nos sens ne sont ni assez
déliés, ni assez forts pour nous en fournir;
convaincus que la source de nos connoissances est
entièrement hors de nous, il nous exhortent à
faire une ample provision d'idées, en nous livrant aux
impressions extérieures des objets. Mais en nous livrant
en disciple qui consulte, et qui écoute, et non en
maître qui décide et qui impose silence. Ils
veulent que nous étudiions l'impression précise
que chaque objet fait en nous, et que nous évitions de
la confondre avec celle qu'un autre objet a causée.
De là la certitude et les bornes des connoissances
humaines. Certitude: quand on sent que l'on a reçu de
dehors l'impression propre et précise que chaque
jugement suppose; car tout jugement suppose une impression
extérieure qui lui est particulière. Bornes:
quand on ne sauroit recevoir des impressions ou par la nature
de l'objet ou par la foiblesse de nos organes. Augmentez, s'il
est possible, la puissance des organes, vous augmenterez les
connoissances. Ce n'est que depuis la découverte du
télescope et du microscope qu'on a fait tant de
progrès dans l'astronomie et dans la physique.
C'est aussi pour augmenter le nombre de nos connoissances et de
nos idées que nos philosophes étudient les hommes
d'autrefois et les hommes d'aujourd'hui.
Répandez-vous comme des abeilles, nous disent-ils, dans
le monde passé et dans le monde présent, vous
reviendrez ensuite dans votre ruche composer votre miel.
Le philosophe s'applique à la connoissance de l'univers
et de lui-même. Mais comme l'oeil ne sauroit se voir, le
philosophe connoît qu'il ne sauroit se connoître
parfaitement, puisqu'il ne sauroit recevoir des impressions
extérieures du dedans de lui-même, et que nous ne
connoissons rien que par de semblables impressions. Cette
pensée n'a rien d'affligeant pour lui, parce qu'il se
prend lui-même tel qu'il est, et non pas tel qu'il semble
à l'imagination qu'il pourroit être. D'ailleurs,
cette ignorance n'est pas en lui une raison de décider
qu'il est composé de deux substances opposées;
ainsi comme il ne se connoît pas parfaitement, il dit
qu'il ne connoît pas comment il pense. Mais comme il sent
qu'il pense si dépendamment de tout lui-même, il
reconnoît que sa substance est capable de penser de la
même manière qu'elle est capable d'entendre et de
voir. La pensée est en l'homme un sens comme la vue et
l'ouïe, dépendant également d'une
constitution organique. L'air seul est capable de sons, le feu
seul peut exciter la chaleur, les yeux seuls peuvent voir, les
seules oreilles peuvent entendre, et la seule substance du
cerveau est susceptible de pensées.
Que si les hommes ont tant de peines à unir
l'idée de la pensée avec l'idée de
l'étendue, c'est qu'ils n'ont jamais vu d'étendue
penser. Ils sont à cet égard ce qu'un
aveugle-né est à l'égard des couleurs, un
sourd de naissance à l'égard des sons; ceux-ci ne
sauroient unir ces idées avec l'étendue qu'ils
tâtent, parce qu'ils n'ont jamais vu cette union.
La vérité n'est pas pour le philosophe une
maîtresse qui corrompe son imagination, et qu'il croie
trouver partout. Il se contente de la pouvoir
démêler où il peut l'apercevoir. Il ne la
confond point avec la vraisemblance; il prend pour vrai ce qui
est vrai, pour faux ce qui est faux, pour douteux ce qui est
douteux, pour vraisemblable ce qui n'est que vraisemblable. Il
fait plus, et c'est ici une grande perfection du philosophe:
c'est que, lorsqu'il n'a point le motif propre pour juger, il
sait demeurer indéterminé. Chaque jugement, comme
on a déjà remarqué, suppose un motif
extérieur qui doit l'exciter; le philosophe sent quel
doit être le motif propre du jugement qu'il doit porter.
Si le motif manque, il ne juge point, il attend et se console
quand il voit qu'il l'attendroit inutilement.
Le monde est plein de personnes d'esprit et de beaucoup
d'esprit, qui jugent toujours. Toujours ils devinent, car c'est
deviner que de juger sans sentir quand on a le motif propre du
jugement. Ils ignorent la portée de l'esprit humain; ils
croyent qu'il peut tout connoître. Ainsi ils trouvent de
la honte à ne point prononcer de jugement, et
s'imaginent que l'esprit consiste à juger. Le philosophe
croit qu'il consiste à bien juger; il est plus content
de lui-même quand il a suspendu la faculté de se
déterminer, que s'il étoit
déterminé avant que d'avoir senti le motif propre
de la décision. Ainsi il juge et parle moins, mais il
juge plus sûrement et il parle mieux. Il n'évite
point les traits vifs qui se présentent naturellement
à l'esprit par un prompt assemblage d'idées qu'on
est souvent étonné de voir unies. C'est dans
cette prompte liaison que consiste ce que communément on
appelle esprit. Mais aussi c'est ce qu'il recherche le moins,
et il préfère à ce brillant le soin de
bien distinguer ses idées, d'en connoître la juste
étendue et la liaison précise, et d'éviter
de prendre le change en portant trop loin quelque rapport
particulier que les idées ont entre elles. C'est dans ce
discernement que consiste ce qu'on appelle jugement et justesse
d'esprit.
A cette justesse se joignent encore la souplesse et la
netteté. Le philosophe n'est pas tellement
attaché à un système qu'il ne sente toute
la force des objections. La plupart des hommes sont si fort
livrés à leurs opinions qu'ils ne prennent pas
seulement la peine de pénétrer celles des
autres.
Le philosophe comprens le sentiment qu'il rejette avec la
même étendue et la même netteté qu'il
entend celui qu'il adopte.
L'esprit philosophique est donc un esprit d'observation et de
justesse, qui rapporte tout à ses véritables
principes. Mais ce n'est pas l'esprit seul que le philosophe
cultive; il porte plus loin son attention et ses soins.
L'homme n'est point un monstre qui ne doive vivre que dans les
abîmes de la mer ou dans le fond d'une forêt. Les
seules nécessités de la vie lui rendent le
commerce des autres nécessaire, et dans quelque
état où il puisse se trouver, ses besoins et le
bien-être l'engagent à vivre en
société. Ainsi, la raison exige de lui qu'il
connoisse, qu'il étudie et qu'il travaille à
acquérir les qualités sociables. Il est
étonnant que les hommes s'attachent si peu à tout
ce qui est de pratique, et qu'ils s'échauffent si fort
sur de vaines spéculations. Voyez les désordres
que tant de différentes hérésies ont
causés! Elles ont toujours roulé sur des points
de théorie: tantôt il s'est agi du nombre des
personnes de la Trinité et de leur émanation;
tantôt du nombre des sacremens et de leur vertu;
tantôt de la nature et de la force de la grâce. Que
de guerres, que de troubles, pour des chimères!
Le peuple philosophe est sujet aux mêmes visions: que de
disputes frivoles dans les écoles, que de livres sur des
vaines questions! Un mot les décideroit, on feroit voir
qu'elles sont indissolubles.
Une secte aujourd'hui fameuse reproche aux personnes
d'érudition de négliger l'étude de leur
propre esprit, pour charger leur mémoire de faits et de
recherches sur l'antiquité, et nous reprochons aux uns
et aux autres de négliger et de se rendre aimables et de
n'entrer pour rien dans la société.
Notre philosophe ne se croit pas en exil en ce monde; il ne
croit point être en pays ennemi; il veut jouir en sage
économe des biens que la nature lui offre, il veut
trouver du plaisir avec les autres, et pour en trouver il faut
en faire. Ainsi, il cherche à convenir à ceux,
avec qui le hazard ou son choix le font vivre, et il trouve en
même temps ce qui lui convient: c'est un honnête
homme qui veut plaire et se rendre utile.
La plupart des grands, à qui les dissipations ne
laissent pas assez de temps pour méditer, sont
féroces envers ceux qu'ils ne croyent pas leurs
égaux.
Les philosophes ordinaires, qui méditent trop, ou
plutôt qui méditent mal, le sont envers tout le
monde: ils fuient les hommes et les hommes les
évitent.
Mais notre philosophe qui sait se partager entre la retraite et
le commerce des hommes, est plein d'humanité. C'est le
Chrémès de Térence [<<Homo sum,
humani a me nihil alienum puto>> Haeut. etc.], qui
sent qu'il est homme et que la seule humanité
intéresse à la mauvaise ou à la bonne
fortune de son voisin.
Il seroit inutile de remarquer ici combien le philosophe est
jaloux de tout ce qui s'appelle honneur et probité:
c'est là son unique religion.
La société civile est, pour ainsi dire, la seule
divinité qu'il reconnoisse sur la terre; il l'encense,
il l'honore par la probité, par une attention exacte
à ses devoirs et par un désir sincère de
n'en être pas un membre inutile ou embarrassant.
Les sentimens de probité entrent autant dans la
constitution mécanique du philosophe que les
lumières de l'esprit. Plus vous trouverez de la raison
dans un homme, plus vous trouverez en lui de probité. Au
contraire, là où règnent le fanatisme et
la superstition, règnent les passions et l'emportement.
C'est le même tempérament occupé à
des objets différens: Madeleine qui aime le monde, et
Madeleine qui aime Dieu, c'est toujours Madeleine qui aime.
Or, ce qui fait l'honnête homme, ce n'est point agir par
amour ou par haine, par espérance ou par crainte
[<<oderunt peccare boni, virtutis amore>>,
Horat. L. I. Epist 16]. C'est d'agir par esprit d'ordre, ou
par raison. Tel est le tempérament du philosophe. Or, il
n'y a guère à compter que sur les vertus de
tempérament. Confiez votre vin plutôt à
celui qui ne l'aime pas naturellement, qu'à celui qui
forme tous les jours de nouvelles résolutions de ne
s'enivrer jamais.
Le dévot n'est honnête homme que par passion. Or,
les passions n'ont rien d'assuré. De plus, le
dévot, j'ose le dire, est dans l'habitude de
n'être pas honnête homme par rapport à Dieu,
parce qu'il est dans l'habitude de ne pas suivre exactement la
règle.
La religion est si peu proportionnée à
l'humanité, que le plus juste fait des
infidélités à Dieu sept fois par jour,
c'est-à-dire plusieurs fois. Les fréquentes
communions des plus pieux nous font voir dans leur coeur, selon
leur manière de penser, une vicissitude continuelle du
bien et du mal; il suffit sur ce point qu'on croie être
coupable pour l'être.
Le combat éternel où l'homme succombe si souvent
avec connoissance, forme en lui une habitude d'immoler la vertu
au vice; il se familiarise à suivre son penchant, et
à suivre des fautes dans l'espérance de se
relever par le repentir. Quand on est si souvent
infidèle à Dieu, on se dispose insensiblement
à l'être aux hommes.
D'ailleurs, le présent a toujours eu plus de force sur
l'esprit de l'homme que l'avenir. La religion ne retient les
hommes que par un avenir que l'amour propre fait toujours
regarder dans un point de vue fort éloigné. Le
superstitieux se flatte sans cesse d'avoir le temps de
réparer ses fautes, d'éviter les peines, et de
mériter les récompenses. Aussi
l'expérience nous fait assez voir que le frein de la
religion est bien foible. Malgré les fables que le
peuple croit du déluge, du feu du ciel tombé sur
cinq villes, malgré les vives peintures des peines et
récompenses éternelles, malgré tant de
sermons et tant de prônes, le peuple est toujours le
même. La nature est plus forte que les chimères:
il semble qu'elle soit jalouse de ses droits; elle se tire
souvent des chaînes, où l'aveugle imagination veut
follement la contenir: le seul philosophe, qui sait en jouir,
la règle par sa raison.
Examinez tous ceux contre lesquels la justice humaine est
obligée de se servir de son épée: vous
trouverez ou des tempéramens ardens, ou des esprits peu
éclairés, et toujours des superstitieux ou des
ignorans. Les passions tranquilles du philosophe peuvent bien
le porter à la volupté, mais non pas au crime: sa
raison cultivée le guide et ne les conduit jamais au
désordre.
La superstition ne fait sentir que foiblement combien il
importe aux hommes, par rapport à leur
intérêt présent, de suivre les loix de la
société. Elle condamne même ceux qui ne les
suivent que par ce motif, qu'elle appelle avec mépris
motif humain. Le chimérique est pour elle bien plus
parfait que le naturel. Ainsi ses exhortations n'opèrent
que comme doit opérer une chimère: elles
troublent, elles épouvantent; mais quand la
vivacité des images qu'elles ont produite est ralentie,
que le feu passager de l'imagination est éteint, l'homme
demeure sans lumière, abandonné aux foiblesses de
son tempérament.
Notre sage qui, en n'espérant ni ne craignant rien
après la mort, semble prendre un motif de plus
d'être honnête homme pendant la vie, y gagne de la
consistance, pour ainsi dire, et de la vivacité dans le
motif qui le fait agir; motif d'autant plus fort qu'il est
purement humain et naturel. Ce motif est la propre satisfaction
qu'il trouve à être content de lui-même en
suivant le règles de la probité; motif que le
superstitieux n'a qu'imparfaitement, car tout ce qu'il y a de
bien en lui il doit l'attribuer à la grâce. A ce
motif se rapporte encore un autre motif bien puissant, c'est le
propre intérêt du sage, et un intérêt
présent et réel.
Séparez pour un moment le philosophe de l'honnête
homme; que lui reste-t-il? La société civile, son
unique Dieu, l'abandonne, le voilà privé des plus
douces satisfactions de la vie, le voilà banni sans
retour du commerce des honnêtes gens. Ainsi, il lui
importe bien plus qu'au reste des hommes de disposer tous ses
ressorts à ne produire que des effets conformes à
l'idée de l'honnête homme. Ne craignez pas que,
parce que personne n'a les yeux sur lui, il s'abandonne
à une action contraire à la probité! Non,
cette action n'est point conforme à la disposition
mécanique du sage. Il est pétri, pour ainsi dire,
avec le levain de l'ordre et de la règle; il est rempli
des idées du bien de la société civile; il
en connoît les principes bien mieux que les autres
hommes. Le crime trouveroit en lui trop d'opposition, il y
auroit trop d'idées acquises à détruire.
Sa faculté d'agir est, pour ainsi dire, comme une corde
d'instrument de musique montée sur un certain ton: elle
n'est sauroit en produire un contraire. Il craint de se
détonner, de se désaccorder d'avec
lui-même. Et ceci me fait ressouvenir de ce que Velleius
dit de Caton d'Utique: ]il n'a jamais fait de bonnes
actions, dit-il, pour paroître les avoir faites, mais
parce qu'il n'étoit pas en lui de faire autrement
[Numquam recte fecit ut facere videretur, sed quia aliter
facere non poterat].
D'ailleurs, dans toutes les actions que les hommes font, ils ne
cherchent que leur propre satisfaction actuelle: c'est le bien,
ou plutôt l'attrait présent, suivant la
disposition mécanique où ils se trouvent, qui les
fait agir. Or pourquoi voulez-vous, parce que le philosophe
n'attend ni peine ni récompense après cette vie,
il doive trouver un attrait présent qui le porte
à vous tuer ou à vous tromper? N'est-il pas, au
contraire, plus disposé par ses réflexions
à trouver plus d'attrait et de plaisir à vivre
avec vous, à s'attirer votre confiance, à
s'acquitter des devoirs de l'amitié et de la
reconnoissance. Ces sentimens ne sont-ils pas dans le fond de
l'homme, indépendamment de toute croyance sur l'avenir?
Encore un coup, l'idée de malhonnête homme est
autant opposée à l'idée de philosophe, que
l'est l'idée de stupide; et l'expérience fait
voir tous les jours que, plus on a de raison et de
lumière, plus on est sûr et propre pour le
commerce de la vie: un fou n'a pas d'étoffe pour
être bon [La Rochefoucauld]. On ne pèche
que parce que les lumières sont moins foibles [plus
foibles?] que la passion; et c'est une maxime de
théologie, vraie en un certain sens, que tout
pécheur est ignorant [Omnis peccans est
ignorans].
Cet amour de la société, si essentiel au
philosophe, fait voir combien est véritable la remarque
de l'empereur Antonin: Que les peuples seront heureux quand les
rois seront philosophes, ou quand les philosophes seront
rois.
Le superstitieux, élevé aux grands emplois, se
regarde trop comme étranger sur la terre pour
s'intéresser véritablement aux autres hommes. Le
mépris des grandeurs et des richesses, et les autres
principes de la religion, malgré les
interprétations qu'on a été obligé
de leur donner, sont contraires à tout ce qui peur
rendre un empire heureux et florissant.
L'entendement que l'on captive sous le joug de la foi, devient
incapable des grandes vues que demande le gouvernement, et qui
sont si nécessaires pour les emplois publics. On fait
croire au superstitieux que c'est un être suprême
qui l'a élevé au-dessus des autres; c'est vers
cet être, et non vers le public, que se tourne sa
reconnoissance.
Séduit par l'autorité que lui donne son
état, et à laquelle les autres hommes ont bien
voulu se soumettre pour établir entre eux un ordre
certain, il se persuade aisément qu'il n'est dans
l'élévation que pour son propre bonheur, et non
pour travailler au bonheur des autres. Il se regarde comme la
fin dernière de la dignité qui, dans le fond, n'a
d'autre objet que le bien de la république et des
particuliers qui la composent.
J'entrerois volontiers ici dans un plus grand détail,
mais on sent assez combien la république doit tirer plus
d'utilité de ceux qui, élevés aux grandes
places, sont pleins des idées de l'ordre et du bien
public, et de tout ce qui s'appelle humanité, et il
seroit à souhaiter qu'on en pût exclure tous ceux
qui, par le caractère de leur esprit ou par leur
mauvaise éducation, sont remplis d'autres sentimens.
Le philosophe est donc un honnête homme qui agit en tout
par raison, et qui joint à un esprit de réflexion
et de justesse les moeurs et les qualités sociables.
De cette idée il est aisé de conclure combien le
sage insensible des Stoïciens est éloigné de
la perfection de notre philosophe. Nous voulons un homme, et
leur sage n'étoit qu'un fantôme; ils rougissaient
de l'humanité, et nous en faisons gloire; nous voulons
mettre les passions à profit, nous voulons en faire un
usage raisonnable, et par conséquent possible, et ils
vouloient follement anéantir les passions et nous
abaisser au-dessus de notre nature par une insensibilité
chimérique. Les passions lient les hommes entre eux, et
c'est pour nous un doux plaisir que cette liaison. Nous ne
voulons ni détruire nos passions, ni en être
tyrannisés; mais nous voulons [nous ?] en servir
et les régler.
On voit encore par tout ce que nous venons de dire combien
s'éloignent de la juste idée du philosophe ces
indolens qui, livrés à une méditation
paresseuse, négligent le soin de leurs affaires
temporelles et de tout ce qui s'appelle fortune. Le vrai
philosophe n'est point tourmenté par l'ambition [B.
vid. Horat. Epist. 17. Lib. I: omnis decuit Aristippum, color
et status et res, etc.], mais il veut avoir les douces
commodités de la vie. Il lui faut, outre le
nécessaire précis, un honnête superflu
nécessaire à un honnête homme, et par
lequel seul on est heureux; c'est le fond des
bienséances et des agrémens.
La pauvreté nous prive du bien-être qui est le
paradis du philosophe: elle bannit loin de nous toutes les
délicatesses sensibles et nous éloigne du
commerce des honnêtes gens.
D'ailleurs, plus on a le coeur bien fait, plus on rencontre
d'occasions de souffrir de sa misère: tantôt c'est
un plaisir que vous ne sauriez faire à votre ami,
tantôt c'est une occasion de lui être utile, dont
vous ne sauriez profiter. Vous vous rendez justice au fond de
votre coeur, mais personne n'y pénètre; et quand
on connoîtroit votre bonne disposition, n'est-ce point un
mal de ne pouvoir la mettre au jour?
A la vérité, nous n'estimons pas moins un
philosophe pour être pauvre, mais nous le bannissons de
notre société, s'il ne travaille pas à se
délivrer de sa misère. Ce n'est pas que nous
craignons qu'il nous soit à charge; nous l'aiderons dans
ses besoins, mais nous ne croyons pas que l'indolence soit une
vertu.
La plupart des hommes qui se font une fausse idée du
philosophe, s'imaginent que le plus exact nécessaire lui
suffit; ce sont les fausses philosophes qui ont fait
naître ce préjugé par leur indolence et par
des maximes éblouissantes. C'est toujours le merveilleux
qui corrompt le raisonnable; il y a des sentimens bas qui
ravalent l'homme au-dessous même de la pure
animalité; il y en a d'autres qui semblent
l'élever au-dessus de lui-même. Nous condamnons
également les uns et les autres, parce qu'ils ne
conviennent point à l'homme. C'est corrompre la
perfection d'un être que de le tirer hors de ce qu'il
est, sous prétexte même de l'élever.
J'aurois envie de finir par quelques autres
préjugés ordinaires au peuple philosophe, mais je
ne veux point faire un livre. Qu'ils se détrompent. Ils
en ont comme le reste des hommes, et surtout en ce qui concerne
la vie civile: délivrés de quelques erreurs, dont
les libertins mêmes sentent le foible, et qui ne dominent
guère aujourd'hui que sur le peuple, sur les ignorans et
sur ceux qui n'ont pas eu le loisir de la méditation,
ils croient avoir tout fait; mais s'ils ont travaillé
sur l'esprit, qu'ils se souviennent qu'ils ont encore bien de
l'ouvrage sur ce qu'on appelle le coeur et sur la science des
égards.
Last modified: 21-Mar-00