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- Lettres de la
- Religieuse Portugaise
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- Anonyme de la fin du XVIIe siècle
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- LETTRE PREMIÈRE
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- Considère, mon amour, jusqu'à quel excès
tu as manqué de prévoyance. Ah malheureux ! tu as
été trahi, et tu m'as trahie par des
espérances trompeuses. Une passion sur laquelle tu avais
fait tant de projets de plaisirs, ne te cause présentement
qu'un mortel désespoir, qui ne peut être
comparé qu'à la cruauté de l'absence, qui le
cause. Quoi ? cette absence, à laquelle ma douleur, toute
ingénieuse qu'elle est, ne peut donner un nom assez
funeste, me privera donc pour toujours de regarder ces yeux, dans
lesquels je voyais tant d'amour et qui me faisaient
connaître des mouvements, qui me comblaient de joie, qui me
tenaient lieu de toutes choses, et qui enfin me suffisaient ?
Hélas ! les miens sont privés de la seule
lumière qui les animait, il ne leur reste que des larmes,
et je ne les ai employés à aucun usage, qu'à
pleurer sans cesse, depuis que j'appris que vous étiez
enfin résolu à un éloignement, qui m'est si
insupportable, qu'il me fera mourir en peu de temps. Cependant il
me semble que j'ai quelque attachement pour des malheurs, dont
vous êtes la seule cause : Je vous ai destiné ma vie
aussitôt que je vous ai vu ; et je sens quelque plaisir en
vous la sacrifiant. J'envoie mille fois le jour mes soupirs vers
vous, ils vous cherchent en tous lieux, et ils ne me rapportent
pour toute récompense de tant d'inquiétudes, qu'un
avertissement trop sincère, que me donne ma mauvaise
fortune, qui a la cruauté de ne souffrir pas que je me
flatte, et qui me dit à tous moments : Cesse, cesse,
Mariane infortunée, de te consumer vainement, et de
chercher un Amant que tu ne verras jamais ; qui a passé les
Mers pour te fuir, qui est en France au milieu des plaisirs, qui
ne pense pas un seul moment à tes douleurs, et qui te
dispense de tous ces transports, desquels il ne te sait aucun
gré ? Mais non, je ne puis me résoudre à
juger si injurieusement de vous, et je suis trop
intéressée à vous justifier : Je ne veux
point m'imaginer que vous m'avez oubliée. Ne suis-je pas
assez malheureuse sans me tourmenter par de faux soupçons ?
Et pourquoi ferais-je des efforts pour ne me plus souvenir de tous
les soins que vous avez pris de me témoigner de l'amour ?
J'ai été si charmée de tous ces soins, que je
serais bien ingrate, si je ne vous aimais avec les mêmes
emportements, que ma Passion me donnait, quand je jouissais des
témoignages de la votre. Comment se peut-il faire que les
souvenirs des moments si agréables, soient devenus si
cruels ? et faut-il que contre leur nature, ils ne servent
qu'à tyranniser mon coeur ? Hélas ! votre
dernière lettre le réduisit en un étrange
état : il eut des mouvements si sensibles qu'il fit, ce
semble, des efforts pour se séparer de moi, et pour vous
aller trouver : je fus si accablée de toutes ces
émotions violentes, que je demeurai plus de trois heures
abandonnée de tous mes sens : je me défendis de
revenir à une vie que je dois perdre pour vous, puisque je
ne puis la conserver pour vous, je revis enfin, malgré moi,
la lumière, je me flattais de sentir que je mourais d'amour
; et d'ailleurs j'étais bien aise de n'être plus
exposée à voir mon coeur déchiré par
la douleur de votre absence. Après ces accidents, j'ai eu
beaucoup de différentes indispositions : mais, puis-je
jamais être sans maux, tant que je ne vous verrai pas ? Je
les supporte cependant sans murmurer, puisqu'ils viennent de vous.
Quoi ? est-ce là la récompense, que vous me donnez,
pour vous avoir si tendrement aimé ? Mais il n'importe, je
suis résolue à vous adorer toute ma vie, et a ne
voir jamais personne ; et je vous assure que vous ferez bien aussi
de n'aimer personne. Pourriez-vous être content d'une
Passion moins ardente que la mienne ? Vous trouverez,
peut-être, plus de beauté (vous m'avez pourtant dit
autrefois, que j'étais assez belle) mais vous ne trouverez
jamais tant d'amour, et tout le reste n'est rien. Ne remplissez
plus vos lettres de choses inutiles, et ne m'écrivez plus
de me souvenir de vous. Je ne puis vous oublier, et je n'oublie
pas aussi, que vous m'avez fait espérer, que vous viendriez
passer quelque temps avec moi. Hélas ! pourquoi n'y
voulez-vous pas passer toute votre vie ? S'il m'était
possible de sortir de ce malheureux Cloître, je n'attendrais
pas en Portugal l'effet de vos promesses : j'irais, sans garder
aucune mesure, vous chercher, vous suivre, et vous aimer par tout
le monde : je n'ose me flatter que cela puisse être, je ne
veux point nourrir une espérance, qui me donnerait
assurément quelque plaisir, et je ne veux plus être
sensible qu'aux douleurs. J'avoue cependant que l'occasion, que
mon frère m'a donnée de vous écrire, a
surpris en moi quelques mouvements de joie, et qu'elle a suspendu
pour un moment le désespoir, où je suis. Je vous
conjure de me dire, pourquoi vous vous êtes attaché
à m'enchanter, comme vous avez fait, puisque vous saviez
bien que vous deviez m'abandonner ? Et pourquoi avez-vous
été si acharné à me rendre malheureuse
? que ne me laissiez-vous en repos dans mon Cloître ? vous
avais-je fait quelque injure ? Mais je vous demande pardon : je ne
vous impute rien : je ne suis pas en état de penser
à ma vengeance, et j'accuse seulement la rigueur de mon
Destin. Il me semble qu'en nous séparant, il nous a fait
tout le mal que nous pouvions craindre ; il ne saurait
séparer nos coeurs ; l'amour qui est plus puissant que lui,
les a unis pour toute notre vie. Si vous prenez quelque
intérêt à la mienne, écrivez-moi
souvent. Je mérite bien que vous preniez quelque soin de
m'apprendre l'état de votre coeur, et de votre fortune,
surtout venez, me voir. Adieu, je ne puis quitter ce papier, il
tombera entre vos mains, je voudrais bien avoir le même
bonheur : Hélas ! insensée que je suis, je
m'aperçois bien que cela n'est pas possible. Adieu, je n'en
puis plus. Adieu, aimez- moi toujours ; et faites-moi souffrir
encore plus de maux.
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- LETTRE DEUXIÈME
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- Votre Lieutenant vient de me dire, qu'une tempête vous a
obligé de relâcher au royaume d'Algarve : je crains
que vous n'ayez beaucoup souffert sur la mer, et cette
appréhension m'a tellement occupée, que je n'ai plus
pensé à tous mes maux ; êtes-vous bien
persuadé que votre Lieutenant prenne plus de part que moi
à tout ce qui vous arrive ? Pourquoi en est-il mieux
informé, et enfin pourquoi ne m'avez-vous point
écrit ? Je suis bien malheureuse, si vous n'en avez
trouvé aucune occasion depuis votre départ, et je le
suis bien davantage, si vous en avez trouvé sans
m'écrire ; votre injustice et votre ingratitude sont
extrêmes : mais je serais au désespoir, si elles vous
attiraient quelque malheur, et j'aime beaucoup mieux qu'elles
demeurent sans punition, que si j'en étais vengée :
je résiste à toutes les apparences, qui me devraient
persuader que vous ne m'aimez guère, et je sens bien plus
de disposition à m'abandonner aveuglément à
ma Passion, qu'aux raisons que vous me donnez de me plaindre de
votre peu de soin : que vous m'auriez épargné
d'inquiétudes, si votre procédé eût
été aussi languissant les premiers jours que je vous
vis, qu'il m'a paru depuis quelque temps ! mais qui n'aurait
été abusée, comme moi, par tant
d'empressements, et à qui n'eussent-ils pas paru
sincères ? Qu'on a de peine à se résoudre
à soupçonner longtemps la bonne foi de ceux qu'on
aime ! je vois bien que la moindre excuse vous suffit, et sans que
vous preniez le soin de m'en faire, l'amour que j'ai pour vous
vous sert si fidèlement, que je ne puis consentir a vous
trouver coupable, que pour jouir du sensible plaisir de vous
justifier moi-même. Vous m'avez consommée par vos
assiduités, vous m'avez enflammée par vos
transports, vous m'avez charmée par vos complaisances, vous
m'avez assurée par vos serments, mon inclination violente
m'a séduite, et les suites de ces commencements si
agréables, et si heureux ne sont que des larmes, que des
soupirs, et qu'une mort funeste, sans que je puisse y porter aucun
remède. Il est vrai que j'ai eu des plaisirs bien
surprenants en vous aimant : mais ils me coûtent
d'étranges douleurs, et tous les mouvements, que vous me
causez, sont extrêmes. Si j'avais résisté avec
opiniâtreté à votre amour, si je vous avais
donné quelque sujet de chagrin, et de jalousie pour vous
enflammer davantage, si vous aviez remarqué quelque
ménagement artificieux dans ma conduite, si j'avais enfin
voulu opposer ma raison à l'inclination naturelle que j'ai
pour vous, dont vous me fîtes bientôt apercevoir
(quoique mes efforts eussent été sans doute
inutiles) vous pourriez me punir sévèrement, et vous
servir de votre pouvoir : mais vous me parûtes aimable,
avant que vous m'eussiez dit que vous m'aimiez, vous me
témoignâtes une grande Passion, j'en fus ravie, et je
m'abandonnai à vous aimer éperdument ; vous
n'étiez point aveuglé, comme moi, pourquoi avez-vous
donc souffert que je devinsse en l'état où je me
trouve ? qu'est-ce que vous vouliez faire de tous mes
emportements, qui ne pouvaient vous être que très
importuns ? Vous saviez bien que vous ne seriez pas toujours en
Portugal, et pourquoi m'y avez-vous voulu choisir pour me rendre
si malheureuse ? Vous eussiez trouvé sans doute en ce Pays
quelque femme qui eut été plus belle, avec laquelle
vous eussiez eu autant de plaisirs, puisque vous n'en cherchiez
que de grossiers, qui vous eût fidèlement aimé
aussi longtemps qu'elle vous eut vu, que le temps eut pu consoler
de votre absence, et que vous auriez pu quitter sans perfidie, et
sans cruauté : ce procédé est bien plus d'un
Tyran, attaché à persécuter, que d'un Amant,
qui ne doit penser qu'à plaire. Hélas ! Pourquoi
exercez-vous tant de rigueurs sur un coeur, qui est à vous
? Je vois bien que vous êtes aussi facile à vous
laisser persuader contre moi, que je l'ai été
à me laisser persuader en votre faveur ; j'aurais
résisté, sans avoir besoin de tout mon amour, et
sans m'apercevoir que j'eusse rien fait d'extraordinaire, à
de plus grandes raisons, que ne peuvent être celles qui vous
ont obligé à me quitter : elles m'eussent paru bien
faibles, et il n'y en a point, qui eussent jamais pu m'arracher
d'auprès de vous : mais vous avez voulu profiter des
prétextes, que vous avez trouvés de retourner en
France ; un vaisseau partait, que ne le laissiez-vous partir ?
Votre famille vous avait écrit, ne savez-vous pas toutes
les persécutions que j'ai souffertes de la mienne ? Votre
honneur vous engageait à m'abandonner, ai-je pris quelque
soin du mien ? Vous étiez obligé d'aller servir
votre Roi, si tout ce qu'on dit de lui est vrai, il n'a aucun
besoin de votre secours, et il vous aurait excusé.
-
- J'eusse été trop heureuse, si nous avions
passé notre vie ensemble : mais puisqu'il fallait qu'une
absence cruelle nous séparât, il me semble que je
dois être bien aise de n'avoir pas été
infidèle, et je ne voudrais pas pour toutes les choses du
monde, avoir commis une action si noire : Quoi ? vous avez connu
le fond de mon coeur, et de ma tendresse, et vous avez pu vous
résoudre à me laisser pour jamais, et à
m'exposer aux frayeurs, que je dois avoir, que vous ne vous
souvenez plus de moi, que pour me sacrifier à une nouvelle
Passion ? Je vois bien que je vous aime, comme une folle :
cependant je ne me plains point de toute la violence des
mouvements de mon coeur, je m'accoutume à ses
persécutions, et je ne pourrais vivre sans un plaisir, que
je découvre, et dont je jouis en vous aimant au milieu de
mille douleurs : mais je suis sans cesse persécutée
avec un extrême désagrément par la haine, et
par le dégoût que j'ai pour toutes choses ; ma
famille, mes amis et ce Couvent me sont insupportables ; tout ce
que je suis obligée de voir, et tout ce qu'il faut que je
fasse de toute nécessité, m'est odieux : je suis si
jalouse de ma Passion, qu'il me semble que toutes mes actions, et
que tous mes devoirs vous regardent : Oui, je fais quelque
scrupule, si je n'emploie tous les moments de ma vie pour vous ;
que ferais-je, hélas ! sans tant de haine, et sans tant
d'amour, qui remplissent mon coeur ? Pourrais-je survivre à
ce qui m'occupe incessamment, pour mener une vie tranquille et
languissante ? Ce vide et cette insensibilité ne peuvent me
convenir. Tout le monde s'est aperçu du changement entier
de mon humeur, de mes manières, et de ma personne ; ma
Mère m'en a parlé avec aigreur, et ensuite avec
quelque bonté, je ne sais ce que je lui ai répondu,
il me semble que je lui ai tout avoué. Les Religieuses les
plus sévères ont pitié de l'état
où je suis, il leur donne même quelque
considération, et quelque ménagement pour moi ; tout
le monde est touché de mon amour, et vous demeurez dans une
profonde indifférence, sans m'écrire, que des
lettres froides ; pleines de redites ; la moitié du papier
n'est pas remplie, et il paraît grossièrement que
vous mourez d'envie de les avoir achevées. Dona Brites me
persécuta ces jours passés pour me faire sortir de
ma chambre, et croyant me divertir, elle me mena promener sur le
Balcon, d'où l'on voit Mertola ; je la suivis, et je fus
aussitôt frappée d'un souvenir cruel, qui me fit
pleurer tout le reste du jour : elle me ramena, et je me jetai sur
mon lit, où je fis mille réflexions sur le peu
d'apparence que je vois de guérir jamais : ce qu'on fait
pour me soulager aigrit ma douleur, et je retrouve dans les
remèdes mêmes des raisons particulières de
m'affliger : je vous ai vu souvent passer en ce lieu avec un air
qui me charmait, et j'étais sur ce Balcon le jour fatal que
je commençai à sentir les premiers effets de ma
Passion malheureuse : il me sembla que vous vouliez me plaire,
quoique vous ne me connussiez pas : je me persuadai que vous
m'aviez remarquée entre toutes celles qui étaient
avec moi, je m'imaginai que lorsque vous vous arrêtiez, vous
étiez bien aise que je vous visse mieux, et j'admirasse
votre adresse, et votre bonne grâce, lorsque vous poussiez
votre cheval, j'étais surprise de quelque frayeur lorsque
vous le faisiez passer dans un endroit difficile : enfin je
m'intéressais secrètement à toutes vos
actions, je sentais bien que vous ne m'étiez point
indifférent, et je prenais pour moi tout ce que vous
faisiez : Vous ne connaissez que trop les suites de ces
commencements, et quoique je n'aie rien à ménager,
je ne dois pas vous les écrire, de crainte de vous rendre
plus coupable, s'il est possible, que vous ne l'êtes, et
d'avoir à me reprocher tant d'efforts inutiles pour vous
obliger à m'être fidèle. Vous ne le serez
point : Puis-je espérer de mes lettres, et de mes reproches
ce que mon amour et mon abandonnement n'ont pu sur votre
ingratitude ? Je suis trop assurée de mon malheur, votre
procédé injuste Ð ne me laisse pas la moindre
raison d'en douter, et je dois tout appréhender, puisque
vous m'avez abandonnée ; N'aurez-vous de charmes que pour
moi, et ne paraîtrez-vous pas agréable à
d'autres yeux ? Je crois que je ne serai pas fâchée
que les sentiments des autres justifient les miens en quelque
façon, et je voudrais que toutes les femmes de France vous
trouvassent aimable, qu'aucune ne vous aimât, et qu'aucune
ne vous plut : ce projet est ridicule, et impossible ;
néanmoins, j'ai assez éprouvé que vous
n'êtes guère capable d'un grand entêtement, et
que vous pourrez bien m'oublier sans aucun secours, et sans y
être contraint par une nouvelle Passion : peut-être,
voudrais-je que vous eussiez quelque prétexte raisonnable ?
Il est vrai que je serais plus malheureuse, mais vous ne seriez
pas si coupable : je vois bien que vous demeurerez en France sans
de grands plaisirs, avec une entière liberté ; la
fatigue d'un long voyage, quelque petite bienséance, et la
crainte de ne répondre pas à mes transports, vous
retiennent : Ah ! ne m'appréhendez point ? Je me
contenterai de vous voir de temps en temps, et de savoir seulement
que nous sommes en même lieu : mais je me flatte,
peut-être, et vous serez plus touché de la rigueur et
de la sévérité d'une autre, que vous ne
l'avez été de mes faveurs ; est- il possible que
vous serez enflammé par de mauvais traitements ? Mais avant
que de vous engager dans une grande Passion, pensez bien à
l'excès de mes douleurs, à l'incertitude de mes
projets, à la diversité de mes mouvements, à
l'extravagance de mes Lettres, à mes confiances, à
mes désespoirs, à mes souhaits, à ma jalousie
? Ah ! vous allez vous rendre malheureux ; je vous conjure de
profiter de l'état où je suis, et qu'au moins ce que
je souffre pour vous, ne vous soit pas inutile ? Vous me
fîtes, il y a cinq ou six mois, une fâcheuse
confidence, et vous m'avouâtes de trop bonne foi que vous
aviez aimé une Dame en votre Pays : si elle vous
empêche de revenir, mandez-le-moi sans ménagement ?
afin que je ne languisse plus ; quelque reste d'espérance
me soutient encore, et je serai bien aise (si elle ne doit avoir
aucune suite) de la perdre tout à fait, et de me perdre
moi-même ; envoyez-moi son portrait avec quelqu'une de ses
lettres ? Et écrivez-moi tout ce qu'elle vous dit ? J'y
trouverais, peut-être, des raisons de me consoler, ou de
m'affliger davantage ; je ne puis demeurer plus longtemps dans
l'état où je suis, et il n'y a point de changement
qui ne me soit favorable ? Je voudrais aussi avoir le portrait de
votre frère et de votre Belle-soeur : tout ce qui vous est
quelque chose m'est fort cher, et je suis entièrement
dévouée à ce qui vous touche : je ne me suis
laissé aucune disposition de moi-même : il y a des
moments, où il me semble que j'aurais assez de soumission
pour servir celle que vous aimez ; vos mauvais traitements et vos
mépris m'ont tellement abattue, que je n'ose quelquefois
penser seulement, qu'il me semble que je pourrais être
jalouse sans vous déplaire, et que je crois avoir le plus
grand tort du monde de vous faire des reproches : je suis souvent
convaincue que je ne dois point vous faire voir avec fureur, comme
je fais, des sentiments, que vous désavouez. Il y a
longtemps qu'un Officier attend votre Lettre ; j'avais
résolu de l'écrire d'une manière à
vous la faire recevoir sans dégoût : mais elle est
trop extravagante, il faut la finir : Hélas ! il n'est pas
en mon pouvoir de m'y résoudre, il me semble que je vous
parle, quand je vous écris, et que vous m'êtes un peu
plus présent : La première ne sera pas si longue, ni
si importune, vous pourrez l'ouvrir et la lire sur l'assurance que
je vous donne ; il est vrai que je ne dois point vous parler d'une
passion qui vous déplaît, et je ne vous en parlerai
plus. Il y aura un an dans peu de jours que je m'abandonnai toute
à vous, sans ménagement : votre Passion me
paraissait fort ardente, et fort sincère, et je n'eusse
jamais pensé que mes faveurs vous eussent assez
rebuté, pour vous obliger à faire cinq cents lieues,
et à vous exposer à des naufrages pour vous en
éloigner ; personne ne m'était redevable d'un pareil
traitement : vous pouvez vous souvenir de ma pudeur, de ma
confusion et de mon désordre, mais vous ne vous souvenez
pas de ce qui vous engagerait à m'aimer malgré vous.
L'Officier qui doit vous porter cette Lettre me mande pour la
quatrième fois, qu'il veut partir ; qu'il est pressant ! il
abandonne sans doute quelque malheureuse en ce Pays.
-
- Adieu, je n'ai plus de peine à finir ma Lettre, que
vous n'en avez eu à me quitter, peut-être, pour
toujours. Adieu, je n'ose vous donner mille noms de tendresse, ni
m'abandonner sans contrainte à tous mes mouvements : je
vous aime mille fois plus que ma vie, et mille fois plus que je ne
pense ; que vous m'êtes cher ! et que vous m'êtes
cruel ! vous ne m'écrivez point, je n'ai pu
m'empêcher de vous dire encore cela ; je vais recommencer,
et l'Officier partira ; qu'importe, qu'il parte, j'écris
plus pour moi que pour vous, je ne cherche qu'à me soulager
; aussi bien la longueur de ma lettre vous fera peur, vous ne la
lirez point, qu'est-ce que j'ai fait pour être si
malheureuse ? Et pourquoi avez-vous empoisonné ma vie ? Que
ne suis-je née en un autre Pays ? Adieu, pardonnez-moi ? Je
n'ose plus vous prier de m'aimer ; voyez où mon destin m'a
réduite ? Adieu.
-
-
- LETTRE TROISIÈME
-
-
- Qu'est-ce que je deviendrai, et qu'est-ce que vous voulez que
je fasse ? Je me trouve bien éloignée de tout ce que
j'avais prévu : j'espérais que vous
m'écririez de tous les endroits où vous passeriez,
et que vos lettres seraient fort longues ; que vous soutiendriez
ma Passion par l'espérance de vous revoir, qu'une
entière confiance en votre fidélité me
donnerait quelque sorte de repos, et que je demeurerais cependant
dans un état assez supportable sans d'extrêmes
douleurs : j'avais même pensé à quelques
faibles projets de faire tous les efforts, dont je serais capable,
pour me guérir, si je pouvais connaître bien
certainement que vous m'eussiez tout à fait oubliée
; votre éloignement, quelques mouvements de dévotion
; la crainte de ruiner entièrement le reste de ma
santé par tant de veilles, et par tant d'inquiétudes
; le peu d'apparence de votre retour : la froideur de votre
Passion, et de vos derniers adieux ; votre départ,
fondé sur d'assez méchants prétextes, et
mille autres raisons, qui ne sont que trop bonnes, et que trop
inutiles, semblaient me promettre un secours assez assuré,
s'il me devenait nécessaire : n'ayant enfin à
combattre que contre moi-même, je ne pouvais jamais me
défier de toutes mes faiblesses, ni appréhender tout
ce que je souffre aujourd'hui. Hélas ! que je suis à
plaindre, de ne partager pas mes douleurs avec vous, et
d'être toute seule malheureuse : cette pensée me tue,
et je meurs de frayeur, que vous n'ayez jamais été
extrêmement sensible à tous nos plaisirs. Oui : je
connais présentement la mauvaise foi de tous vos mouvements
: vous m'avez trahie toutes les fois que vous m'avez dit que vous
étiez ravi d'être seul avec moi ; je ne dois
qu'à mes importunités vos empressements, et vos
transports : vous aviez fait de sang froid un dessein de
m'enflammer, vous n'avez regardé ma Passion que comme une
victoire, et votre coeur n'en a jamais été
profondément touché ; n'êtes-vous pas bien
malheureux, et n'avez-vous pas bien peu de délicatesse, de
n'avoir su profiter qu'en cette manière de mes emportements
? Et comment est-il possible qu'avec tant d'amour je n'aie pu vous
rendre tout à fait heureux ? Je regrette pour l'amour de
vous seulement les plaisirs infinis, que vous avez perdus : faut-
il que vous n'ayez pas voulu en jouir ? Ah ! si vous les
connaissiez, vous trouveriez sans doute qu'ils sont plus sensibles
que celui de m'avoir abusée, et vous auriez
éprouvé qu'on est beaucoup plus heureux, et qu'on
sent quelque chose de bien plus touchant, quand on aime
violemment, que lorsqu'on est aimé. Je ne sais, ni ce que
je suis, ni ce que je fais, ni ce que je désire : je suis
déchirée par mille mouvements contraires : Peut-on
s'imaginer un état si déplorable ? Je vous aime
éperdument, et je vous ménage assez pour n'oser,
peut-être, souhaiter que vous soyez agité des
mêmes transports : je me tuerais, ou je mourrais de douleur
sans me tuer, si j'étais assurée que vous n'avez
jamais aucun repos, que votre vie, n'est que trouble, et
qu'agitation, que vous pleurez sans cesse, et que tout vous est
odieux ; je ne puis suffire à mes maux, comment pourrais-je
supporter la douleur que me donneraient les vôtres, qui me
seraient mille fois plus sensibles ? Cependant je ne puis aussi me
résoudre à désirer que vous ne pensiez point
à moi ; et à vous parler sincèrement, je suis
jalouse avec fureur de tout ce qui vous donne de la joie, et qui
touche votre coeur, et votre goût en France. Je ne sais
pourquoi je vous écris, je vois bien que vous aurez
seulement pitié de moi, et je ne veux point de votre
pitié ; j'ai bien du dépit contre moi-même,
quand je fais réflexion sur tout ce que je vous ai
sacrifié : j'ai perdu ma réputation, je me suis
exposée à la fureur de mes parents, à la
sévérité des lois de ce Pays contre les
Religieuses, et à votre ingratitude, qui me parait le plus
grand de tous les malheurs : cependant je sens bien que mes
remords ne sont pas véritables, que je voudrais du meilleur
de mon coeur, avoir couru pour l'amour de vous de plus grands
dangers, et que j'ai un plaisir funeste d'avoir hasardé ma
vie et mon honneur ; tout ce que j'ai de plus précieux, ne
devait-il pas être en votre disposition ? Et ne dois-je pas
être bien aise de l'avoir employé comme j'ai fait :
il me semble même que je ne suis guère contente ni de
mes douleurs, ni de l'excès de mon amour, quoique je ne
puisse, hélas ! me flatter assez pour être contente
de vous ; je vis, infidèle que je suis, et je fais autant
de choses pour conserver ma vie, que pour la perdre. Ah ! j'en
meurs de honte : mon désespoir n'est donc que dans mes
Lettres ? Si je vous aimais autant que je vous l'ai dit mille
fois, ne serais-je pas morte, il y a longtemps ? Je vous ai
trompé, c'est à vous de vous plaindre de moi :
Hélas ! pourquoi ne vous en plaignez-vous pas ? Je vous ai
vu partir, je ne puis espérer de vous voir jamais de
retour, et je respire cependant : je vous ai trahi, je vous en
demande pardon : mais ne me l'accordez pas ? Traitez-moi
sévèrement ? Ne trouvez point que mes sentiments
soient assez violents ? Soyez plus difficile à contenter ?
Mandez-moi que vous voulez que je meure d'amour pour vous ? Et je
vous conjure de me donner ce secours, afin que je surmonte la
faiblesse de mon sexe, et que je finisse toutes mes
irrésolutions par un véritable désespoir ;
une fin tragique vous obligerait sans doute à penser
souvent à moi, ma mémoire vous serait chère,
et vous seriez, peut-être, sensiblement touché d'une
mort extraordinaire, ne vaut-elle pas mieux que l'état
où vous m'avez réduite ? Adieu, je voudrais bien ne
vous avoir jamais vu. Ah ! je sens vivement la fausseté de
ce sentiment, et je connais dans le moment que je vous
écris, que j'aime bien mieux être malheureuse en vous
aimant que de ne vous avoir jamais vu ; je consens donc sans
murmure à ma mauvaise destinée, puisque vous n'avez
pas voulu la rendre meilleure. Adieu, promettez-moi de me
regretter tendrement, si je meurs de douleur, et qu'au moins la
violence de ma Passion vous donne du dégoût et de
l'éloignement pour toutes choses ; cette consolation me
suffira, et s'il faut que je vous abandonne pour toujours, je
voudrais bien ne vous laisser pas à une autre. Ne
seriez-vous pas bien cruel de vous servir de mon désespoir,
pour vous rendre plus aimable, et pour faire voir que vous avez
donné la plus grande Passion du monde ? Adieu encore une
fois, je vous écris des lettres trop longues, je n'ai pas
assez d'égard pour vous, je vous en demande pardon, et
j'ose espérer que vous aurez quelque indulgence pour une
pauvre insensée, qui ne l'était pas, comme vous
savez, avant qu'elle vous aimât. Adieu, il me semble que je
vous parle trop souvent de l'état insupportable où
je suis : cependant je vous remercie dans le fond de mon coeur du
désespoir que vous me causez, et je déteste la
tranquillité, où j'ai vécu, avant que je vous
connusse. Adieu, ma Passion augmente à chaque moment. Ah !
que j'ai de choses à vous dire !
-
-
- LETTRE QUATRIÈME
-
-
- Il me semble que je fais le plus grand tort du monde aux
sentiments de mon coeur, de tacher de vous les faire
connaître en les écrivant : que je serais heureuse,
si vous en pouviez bien juger par la violence des vôtres !
mais je ne dois pas m'en rapporter à vous, et je ne puis
m'empêcher de vous dire, bien moins vivement que je ne le
sens, que vous ne devriez pas me maltraiter, comme vous faites,
par un oubli, qui me met au désespoir, et qui est
même honteux pour vous ; il est bien juste au moins, que
vous souffriez que je me plaigne des malheurs, que j'avais bien
prévus, quand je vous vis résolu de me quitter ; je
connais bien que je me suis abusée, lorsque j'ai
pensé, que vous auriez un procédé de
meilleure foi, qu'on n'a accoutumé d'avoir, parce que
l'excès de mon amour me mettait, ce semble, au- dessus de
toutes sortes de soupçons, et qu'il méritait plus de
fidélité, qu'on n'en trouve d'ordinaire : mais la
disposition, que vous avez à me trahir, l'emporte enfin sur
la justice, que vous devez à tout ce que j'ai fait pour
vous ; je ne laisserais pas d'être bien malheureuse, si vous
ne m'aimiez, que parce que je vous aime, et je voudrais tout
devoir à votre seule inclination ; mai je suis si
éloignée d'être en cet état, que je
n'ai pas reçu une seule lettre de vous depuis six mois :
j'attribue tout ce malheur à l'aveuglement, avec lequel je
me suis abandonnée à m'attacher à vous : ne
devais-je pas prévoir que mes plaisirs finiraient plus
tôt que mon amour ? Pouvais-je espérer, que vous
demeureriez toute votre vie en Portugal, et que vous renonceriez
à votre fortune et à votre Pays, pour ne penser
qu'à moi ? mes douleurs ne peuvent recevoir aucun
soulagement, et le souvenir de mes plaisirs me comble de
désespoir : Quoi ! tous mes désirs seront donc
inutiles, et je ne vous verrai jamais en ma chambre avec toute
l'ardeur, et tout l'emportement, que vous me faisiez voir ? mais,
hélas ! je m'abuse, et je ne connais que trop, que tous les
mouvements qui occupaient ma tête, et mon coeur
n'étaient excités en vous que par quelques plaisirs,
et qu'ils finissaient aussi tôt qu'eux ; il fallait que dans
ces moments trop heureux j'appelasse ma raison à mon
secours pour modérer l'excès funeste de mes
délices, et pour m'annoncer tout ce que je souffre
présentement : mais je me donnais toute à vous, et
je n'étais pas en état de penser à ce qui eut
pu empoisonner ma joie, et m'empêcher de jouir pleinement
des témoignages ardents de votre passion ; je m'apercevais
trop agréablement que j'étais avec vous, pour penser
que vous seriez un jour éloigné de moi : je me
souviens pourtant de vous avoir dit quelquefois que vous me
rendriez malheureuse : mais ces frayeurs étaient
bientôt dissipées, et je prenais plaisir à
vous les sacrifier, et à m'abandonner à
l'enchantement, et à la mauvaise foi de vos protestations :
je vois bien le remède à tous mes maux, et j'en
serais bientôt délivrée si je ne vous aimais
plus : mais, hélas ! quel remède ; non, j'aime mieux
souffrir davantage, que vous oublier. Hélas ! cela
dépend-il de moi ? Je ne puis me reprocher d'avoir
souhaité un seul moment de ne vous plus aimer ; vous
êtes plus à plaindre que je ne suis, et il vaut mieux
souffrir tout ce que je souffre, que de jouir des plaisirs
languissants, que vous donnent vos Maîtresses de France : je
n'envie point votre indifférence, et vous me faites
pitié : Je vous défie de m'oublier
entièrement : Je me flatte de vous avoir mis en état
de n'avoir sans moi que des plaisirs imparfaits, et je suis plus
heureuse que vous, puisque je suis plus occupée. L'on m'a
faite depuis peu Portière en ce Couvent ; tous ceux qui me
parlent, croient que je suis folle, je ne sais ce que je leur
réponds : Et il faut que les Religieuses soient aussi
insensées que moi, pour m'avoir crue capable de quelques
soins. Ah ! j'envie le bonheur d'Emanuel et de Francisque ;
pourquoi ne suis-je pas incessamment avec vous, comme eux ? je
vous aurais suivi, et je vous aurais assurément servi de
meilleur coeur, je ne souhaite rien en ce monde, que vous voir :
au moins souvenez-vous de moi ? je me contente de votre souvenir :
mais je n'ose m'en assurer ; je ne bornais pas mes
espérances à votre souvenir, quand je vous voyais
tous les jours : mais vous m'avez bien appris, qu'il faut que je
me soumette à tout ce que vous voudrez : cependant je ne me
repens point de vous avoir adoré, je suis bien aise que
vous m'ayez séduite : votre absence rigoureuse, et
peut-être éternelle, ne diminue en rien l'emportement
de mon amour : je veux que tout le monde le sache, je n'en fais
point un mystère, et je suis ravie d'avoir fait tout ce que
J'ai fait pour vous contre toute sorte de bienséance : je
ne mets plus mon honneur, et ma religion qu'à vous aimer
éperdument toute ma vie, puisque j'ai commencé
à vous aimer : je ne vous dis point toutes ces choses pour
vous obliger à m'écrire. Ah ! ne vous contraignez
point, je ne veux de vous, que ce qui viendra de votre mouvement,
et je refuse tous les témoignages de votre amour, dont vous
pourriez vous empêcher : j'aurai du plaisir à vous
excuser, parce que vous aurez, peut-être, du plaisir
à ne pas prendre la peine de m'écrire : et je sens
une profonde disposition à vous pardonner toutes vos
fautes. Un Officier Français a eu la charité de me
parler ce matin plus de trois heures de vous, il m'a dit que la
paix de France était faite : si cela est, ne pourriez-vous
pas me venir voir, et m'emmener en France ? Mais je ne le
mérite pas, faites tout ce qu'il vous plaira, mon amour ne
dépend plus de la manière dont vous me traiterez ;
depuis que vous êtes parti, je n'ai pas eu un seul moment de
santé, et je n'ai aucun plaisir qu'en nommant votre nom
mille fois le jour ; quelques Religieuses, qui savent
l'état déplorable, où vous m'avez
plongée, me parlent de vous fort souvent : je sors le moins
qu'il m'est possible de ma chambre, où vous êtes venu
tant de fois, et je regarde sans cesse votre portrait, qui m'est
mille fois plus cher que ma vie, il me donne quelque plaisir :
mais il me donne aussi bien de la douleur, lorsque je pense que je
ne vous reverrai, peut-être, jamais ; pourquoi faut-il qu'il
soit possible que je ne vous verrai, peut- être, jamais ?
M'avez-vous pour toujours abandonnée ? Je suis au
désespoir, votre pauvre Mariane n'en peut plus, elle
s'évanouit en finissant cette Lettre. Adieu, adieu, ayez
pitié de moi.
-
-
- LETTRE CINQUIÈME
-
-
- Je vous écris pour la dernière fois, et
j'espère vous faire connaître par la
différence des termes, et de la manière de cette
Lettre, que vous m'avez enfin persuadée que vous ne
m'aimiez plus, et qu'ainsi je ne dois plus vous aimer : Je vous
renverrai par la première voie tout ce qui me reste encore
de Vous : Ne craignez pas que je vous écrive ; je ne
mettrai pas même votre nom au-dessus du paquet ; j'ai
chargé de tout ce détail Dona Brites, que j'avais
accoutumée à des confidences bien
éloignées de celles-ci ; ses soins me seront moins
suspects que les miens ; elle prendra toutes les
précautions nécessaires, afin de pouvoir m'assurer
que vous avez reçu le portrait et les bracelets que vous
m'avez donnés : Je veux cependant que vous sachiez que je
me sens, depuis quelques jours, en état de brûler, et
de déchirer ces gages de votre Amour, qui m'étaient
si chers, mais je vous ai fait voir tant de faiblesse, que vous
n'auriez jamais cru que j'eusse pu devenir capable d'une telle
extrémité ; je veux donc jouir de toute la peine que
j'ai eue à m'en séparer, et vous donner au moins
quelque dépit : Je vous avoue à ma honte et à
la vôtre, que je me suis trouvée plus attachée
que je ne veux vous le dire, à ces bagatelles, et que j'ai
senti que j'avais un nouveau besoin de toutes mes
réflexions, pour me défaire de chacune en
particulier, lors même que je me flattais de n'être
plus attachée à vous : Mais on vient à bout
de tout ce qu'on veut, avec tant de raisons : Je les ai mises
entre les mains de Dona Brites ; que cette résolution m'a
coûté de larmes ! Après mille mouvements et
mille incertitudes que vous ne connaissez pas, et dont je ne vous
rendrai pas compte assurément. Je l'ai conjurée de
ne m'en parler jamais, de ne me les rendre jamais, quand
même je les demanderais pour les revoir encore une fois, et
de vous les renvoyer, enfin, sans m'en avertir.
-
- Je n'ai bien connu l'excès de mon Amour que depuis que
j'ai voulu faire tous mes efforts pour m'en guérir ; et je
crains que je n'eusse osé l'entreprendre, si j'eusse pu
prévoir tant de difficultés et tant de violences. Je
suis persuadée que j'eusse senti des mouvements moins
désagréables en vous aimant tout ingrat que vous
êtes, qu'en vous quittant pour toujours. Je n'ai
éprouvé que vous m'étiez moins cher que ma
passion, et j'ai eu d'étranges peines à la
combattre, après que vos procédés injurieux
m'ont rendu votre personne odieuse.
-
- L'orgueil ordinaire de mon sexe ne m'a point aidée
à prendre des résolutions contre vous : Hélas
! j'ai souffert vos mépris ; j'eusse supporté votre
haine et toute la jalousie que m'eut donnée l'attachement
que vous eussiez pu avoir pour une autre, j'aurais eu, au moins,
quelque passion à combattre, mais votre indifférence
m'est insupportable ; vos impertinentes protestations
d'amitié, et les civilités ridicules de votre
dernière lettre, m'ont fait voir que vous aviez reçu
toutes celles que je vous ai écrites, qu'elles n'ont
causé dans votre coeur aucun mouvement, et que cependant
vous les avez lues : Ingrat, je suis encore assez folle pour
être au désespoir de ne pouvoir me flatter qu'elles
ne soient pas venues jusques à vous, et qu'on ne vous les
ait pas rendues. Je déteste votre bonne foi, vous avais-je
prié de me mander sincèrement la
vérité ? Que ne me laissiez-vous ma passion ; vous
n'aviez qu'à ne me point écrire ; je ne cherchais
pas à être éclaircie ; ne suis-je pas bien
malheureuse de n'avoir pu vous obliger à prendre quelque
soin de me tromper ? et de n'être plus en état de
vous excuser ? Sachez que je m'aperçois que vous êtes
indigne de tous mes sentiments, et que je connais toutes vos
méchantes qualités : Cependant (si tout ce que j'ai
fait pour vous peut mériter que vous ayez quelques petits
égards pour les grâces que je vous demande) je vous
conjure de ne m'écrire plus, et de m'aider à vous
oublier entièrement ; si vous me témoigniez,
faiblement même, que vous avez eu quelque peine en lisant
cette lettre, je vous croirais peut-être ; et
peut-être aussi votre aveu et votre consentement me
donneraient du dépit et de la colère, et tout cela
pourrait m'enflammer : Ne vous mêlez donc point de ma
conduite, vous renverseriez, sans doute, tous mes projets, de
quelque manière que vous voulussiez y entrer ; je ne veux
point savoir le succès de cette lettre ; ne troublez pas
l'état que je me prépare, il me semble que vous
pouvez être content des maux que vous me causez (quelque
dessein que vous eussiez fait de me rendre malheureuse) ; Ne
m'ôtez point de mon incertitude ; j'espère que j'en
ferai, avec le temps, quelque chose de tranquille : Je vous
promets de ne vous point haïr, je me défie trop des
sentiments violents, pour oser l'entreprendre. Je suis
persuadée que je trouverais peut-être, en ce Pays un
Amant plus fidèle et mieux fait ; mais hélas ! qui
pourra me donner de l'amour ? La passion d'un autre
m'occupera-t-elle ? La mienne a-t-elle pu quelque chose sur vous ?
N'éprouvé-je pas qu'un coeur attendri n'oublie
jamais ce qui l'a fait apercevoir des transports qu'il ne
connaissait pas, et dont il était capable ; que tous ses
mouvements sont attachés à l'Idole qu'il s'est faite
; que ses premières idées et que ses
premières blessures ne peuvent être ni
guéries, ni effacées ; que toutes les passions qui
s'offrent à son secours et qui font des efforts pour le
remplir et pour le contenter, lui promettent vainement une
sensibilité qu'il ne retrouve plus, que tous les plaisirs
qu'il cherche sans aucune envie de les rencontrer, ne servent
qu'à lui faire bien connaître que rien ne lui est si
cher que le souvenir de ses douleurs. Pourquoi m'avez-vous fait
connaître l'imperfection et le désagrément
d'un attachement qui ne doit pas durer éternellement, et
les malheurs que suivent un amour violent, lorsqu'il n'est pas
réciproque, et pourquoi une inclination aveugle et une
cruelle destinée s'attachent-elles, d'ordinaire, à
nous déterminer pour ceux qui seraient sensibles pour
quelque autre.
-
- Quand même je pourrais espérer quelque amusement
dans un nouvel engagement, et que je trouverais quelqu'un de bonne
foi, j'ai tant de pitié de moi-même, que je ferais
beaucoup de scrupule de mettre le dernier homme du monde en
l'état où vous m'avez réduite : et quoique je
ne sois pas obligée à vous ménager, je ne
pourrais me résoudre a exercer sur vous une vengeance si
cruelle, quand même elle dépendrait de moi, par un
changement que je ne prévois pas.
-
- Je cherche dans ce moment à vous excuser, et je
comprends bien qu'une Religieuse n'est guère aimable
d'ordinaire : Cependant il semble que si on était capable
de raisons, dans les choix qu'on fait, on devrait plutôt
s'attacher à elles qu'aux autres femmes ; rien ne les
empêche de penser incessamment à leur passion, elles
ne sont point détournées par mille choses qui
dissipent et qui occupent dans le monde ; il me semble qu'il n'est
pas fort agréable de voir celles qu'on aime, toujours
distraites par mille bagatelles, et il faut avoir bien peu de
délicatesse, pour souffrir (sans en être au
désespoir) qu'elles ne parlent que d'assemblées,
d'ajustements et de promenades ; on est sans cesse exposé
à de nouvelles jalousies ; elles sont obligées
à des égards, à des connaissances, à
des conversations : qui peut s'assurer qu'elles n'ont aucun
plaisir dans toutes ces occasions, et quelles souffrent toujours
leurs maris avec un extrême dégoût, et sans
aucun consentement ? Ah ! qu'elles doivent de défier d'un
Amant qui ne leur fait pas rendre un compte bien exact
là-dessus, qui croit aisément et sans
inquiétude ce qu'elles lui disent, et qui les voit avec
beaucoup de confiance et de tranquillité sujettes à
tous ces devoirs ! Mais je ne prétends pas vous prouver par
de bonnes raisons, que vous deviez m'aimer ; ce sont de
très méchants moyens, et j'en ai employé de
beaucoup meilleurs qui ne m'ont pas réussi ; je connais
trop bien mon destin pour tacher à le surmonter ; je serai
malheureuse toute ma vie ; ne l'étais-je pas en vous voyant
tous les jours : Je mourais de frayeur que vous ne me fussiez pas
fidèle, je voulais vous voir à tous moments, et cela
n'était pas possible, j'étais troublée par le
péril que vous couriez en entrant dans ce Couvent ; je ne
vivais pas lorsque vous étiez à l'armée,
j'étais au désespoir de n'être pas plus belle
et plus digne de vous, je murmurais contre la
médiocrité de ma condition, je croyais souvent que
l'attachement que vous paraissiez avoir pour moi vous pourrait
faire quelque tort ; il me semblait que je ne vous aimais pas
assez, j'appréhendais pour vous la colère de mes
parents, et j'étais enfin dans un état aussi
pitoyable qu'est celui où je suis présentement ; si
vous m'eussiez donné quelques témoignages de votre
passion depuis que vous n'êtes plus en Portugal, j'aurais
fait tous mes efforts pour en sortir, je me fusse
déguisée pour vous aller trouver ; hélas !
qu'est-ce que je fusse devenue, si vous ne vous fussiez plus
soucié de moi, après que j'eusse été
en France ? quel désordre ? quel égarement ? quel
comble de honte pour ma famille, qui m'est fort chère
depuis que je ne vous aime plus. Vous voyez bien que je connais de
sens froid qu'il était possible que je fusse encore plus
à plaindre que je ne suis ; et je vous parle, au moins,
raisonnablement une fois en ma vie ; que ma modération vous
plaira, et que vous serez content de moi ; je ne veux point le
savoir, je vous ai déjà prié de ne
m'écrire plus, et je vous en conjure encore.
-
- N'avez-vous jamais fait quelque réflexion sur la
manière dont vous m'avez traitée, ne pensez-vous
jamais que vous m'avez plus d'obligation qu'à personne du
monde ? je vous ai aimé comme une insensée ; que de
mépris j'ai eu pour toutes choses ! Votre
procédé n'est point d'un honnête homme, il
faut que vous ayez eu pour moi de l'aversion naturelle, puisque
vous ne m'avez pas aimée éperdument ; je me suis
laissé enchanter par des qualités très
médiocres, qu'avez- vous fait qui dût me plaire ?
quel sacrifice m'avez-vous fait ? n'avez-vous pas cherché
mille autres plaisirs ? avez-vous renoncé au jeu, et
à la chasse ? n'êtes-vous pas parti le premier pour
aller à l'Armée ? n'en êtes-vous pas revenu
après tous les autres ? Vous vous y êtes
exposé follement, quoique je vous eusse prié de vous
ménager pour l'amour de moi, vous n'avez point
cherché les moyens de vous établir en Portugal,
où vous étiez estimé ; une lettre de votre
frère vous en a fait partir, sans hésiter un moment
; et n'ai-je pas su que, durant le voyage, vous avez
été de la plus belle humeur du monde ? Il faut
avouer que je suis obligée à vous haïr
mortellement ; ah ! je me suis attiré tous mes malheurs :
Je vous ai d'abord accoutumé a une grande passion, avec
trop de bonne foi, et il faut de l'artifice pour se faire aimer,
il faut chercher avec quelque adresse les moyens d'enflammer, et
l'amour tout seul ne donne point de l'amour ; vous vouliez que je
vous aimasse, et comme vous aviez formé ce dessein, il n'y
a rien que vous n'eussiez fait pour y parvenir ; vous vous fussiez
même résolu à m'aimer, s'il eut
été nécessaire ; mais vous avez connu que
vous pouviez réussir dans votre entreprise sans passion, et
que vous n'en aviez aucun besoin, quelle perfidie ? Croyez-vous
avoir pu impunément me tromper ? Si quelque hasard vous
ramenait en ce pays, je vous déclare que je vous livrerai
à la vengeance de mes parents. J'ai vécu longtemps
dans un abandonnement et dans une idolâtrie qui me donne de
l'horreur, et mon remords me persécute avec une rigueur
insupportable, je sens vivement la honte des crimes que vous
m'avez fait commettre, et je n'ai plus, hélas ! la passion
qui m'empêchait d'en connaître
l'énormité ; quand est-ce que mon coeur ne sera plus
déchiré ? quand est-ce que je serai
délivrée de cet embarras cruel ? Cependant je crois
que je ne vous souhaite point de mal, et que je me
résoudrais à consentir que vous fussiez heureux ;
mais comment pourrez-vous l'être, si vous avez le coeur bien
fait. Je veux vous écrire une autre Lettre, pour vous faire
voir que je serai peut-être plus tranquille dans quelque
temps ; que j'aurai de plaisir de pouvoir vous reprocher vos
procédés injustes après que je n'en serai
plus si vivement touchée, et lorsque je vous ferai
connaître que je vous méprise, que je parle avec
beaucoup d'indifférence de votre trahison, que j'ai
oublié tous mes plaisirs et toutes mes douleurs, et que je
ne me souviens de vous que lorsque je veux m'en souvenir ! Je
demeure d'accord que vous avez de grands avantages sur moi, et que
vous m'avez donné une passion qui m'a fait perdre la
raison, mais vous devez en tirer peu de vanité ;
j'étais jeune, j'étais crédule, on m'avait
enfermée dans ce couvent depuis mon enfance, je n'avais vu
que des gens désagréables, je n'avais jamais entendu
les louanges que vous me donniez incessamment, il me semblait que
je vous devais les charmes et le beauté que vous me
trouviez, et dont vous me faisiez apercevoir, j'entendais dire du
bien de vous, tout le monde me parlait en votre faveur, vous
faisiez tout ce qu'il fallait pour me donner de l'amour ; mais je
suis, enfin, revenue de cet enchantement, vous m'avez donné
de grands secours, et j'avoue que j'en avais un extrême
besoin : En vous renvoyant vos Lettres, je garderai soigneusement
les deux dernières que vous m'avez écrites, et je
les relirai encore plus souvent que je n'ai lu les
premières, afin de ne retomber plus dans mes faiblesses. Ah
! qu'elles me coûtent cher, et que j'aurais
été heureuse, si vous eussiez voulu souffrir que je
vous eusse toujours aimé. Je connais bien que je suis
encore un peu trop occupée de mes reproches et de votre
infidélité, mais souvenez-vous que je me suis promis
un état plus paisible, et que j'y parviendrai, ou que je
prendrai contre moi quelque résolution extrême, que
vous apprendrez sans beaucoup de déplaisir ; mais je ne
veux plus rien de vous, je suis une folle de redire les
mêmes choses si souvent, il faut vous quitter et ne penser
plus à vous, Je crois même que je ne vous
écrirai plus, suis-je obligée de vous rendre un
compte exact de tous mes divers mouvements ?
-