- Traité de la liberté
- Fontenelle
- (1743)
- Traité de la liberté divisé en
quatre parties
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- Première
partie
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- On suppose toujours la liberté des
hommes et la prescience de Dieu sur les actions libres des
hommes, et la différence n'est que d'accorder ensemble
ces deux choses-là; cependant, ni l'une ni l'autre n'est
pas trop prouvée. Peut-être même
s'embarrasse-t-on d'une question dont les parties ne sont pas
vraies. Je prends la chose de plus loin, et j'examine,
premièrement, si Dieu peut prévoir les actions
des causes libres; et en second, si les hommes le
sont.
- Sur la première question, je dis que
j'appelle prescience toute connoissance de
l'avenir.
- La nature de la prescience de Dieu m'est
inconnue, mais je connois dans les hommes cette prescience par
laquelle je puis juger de celle de Dieu, parce qu'elle est
commune à Dieu et à tous les hommes.
- Les astronomes prévoient
infailliblement les éclipses; Dieu les prévoit
aussi.
- Cette prescience de Dieu et cette
prescience des astronomes sur les éclipses, conviennent
en ce que Dieu et les astronomes connoissent un ordre
nécessaire et invariable dans le mouvement des corps
célestes, et qu'ils prévoient par
conséquent les éclipses qui sont dans cet
ordre-là.
- Ces presciences diffèrent,
premièrement, en ce que Dieu connoît dans les
mouvemens célestes l'ordre qu'il y a mis lui-même;
et que les astronomes ne sont pas les auteurs de l'ordre qu'ils
y connoissent.
- Secondement en ce que la prescience de Dieu
est tout à fait exacte, et que celle des astronomes ne
l'est pas; parce que les lignes des mouvemens célestes
ne sont pas si régulières qu'ils les supposent,
et que leurs observations ne peuvent pas être de la
première justesse.
- On ne peut trouver d'autres convenances, ni
d'autres différences.
- Pour rendre la prescience des astronomes
sur les éclipses égale à celle de Dieu, il
ne faudroit que remplir ces différences.
- La première ne fait rien
d'elle-même à la chose; il n'importe pas d'avoir
établi un ordre pour en prévoir les suites, il
suffit de connoître cet ordre aussi parfaitement que si
on l'avoit établi; et quoiqu'on ne puisse pas en
être l'auteur sans le connoître, on peut le
connoître sans en être l'auteur.
- En effet, si la prescience ne se trouvoit
qu'où se trouve la puissance, il n'y auroit aucune
prescience dans les astronomes sur les mouvemens
célestes, puisqu'ils n'y ont aucune puissance. Ainsi
Dieu n'a pas la prescience en qualité d'auteur de toutes
les choses, mais il l'a en qualité d'être qui
connoît l'ordre qui est en toutes choses.
- Il ne reste donc qu'à remplir la
deuxième différence qui est entre la prescience
de Dieu et celle des astronomes. Il ne faut pour cela que
supposer les astronomes parfaitement instruits de
l'irrégularité des mouvemens célestes et
les observations de la dernière justesse. Il n'y a nulle
absurdité à cette supposition.
- Ce seroit donc avec cette condition qu'on
pourroit assurer sans témérité, que la
prescience des astronomes sur les éclipses, seroit
précisément égale à celle de Dieu
en qualité de simple prescience: donc la prescience de
Dieu sur les éclipses ne s'étendroit pas à
des choses où celle des astronomes ne pourroit
s'étendre.
- Or il est certain que, quelque habiles que
fussent les astronomes, ils ne pourraient pas prévoir
les éclipses, si le soleil ou la lune pouvoit
quelquefois se détourner de leur cours
indépendamment de quelque cause que ce soit, et de toute
règle.
- Donc Dieu ne pourroit pas non plus
prévoir les éclipses, et ce défaut de
prescience en Dieu ne viendroit non plus que d'où
viendroit le défaut de prescience dans les
astronomes.
- Or le défaut de prescience dans les
astronomes ne viendroit pas de ce qu'ils ne seraient pas les
auteurs des mouvemens célestes, puisque cela est
indifférent à la prescience, ni de ce qu'ils ne
connoîtraient pas assez bien les mouvemens, puisqu'on
suppose qu'ils les connoîtraient aussi bien qu'il seroit
possible; mais le défaut de prescience en eux, viendroit
uniquement de ce que l'ordre établi dans les mouvemens
célestes ne seroit pas nécessaire et invariable:
donc de cette même cause viendroit aussi en Dieu le
défaut de prescience.
- Donc Dieu, bien qu'infiniment puissant et
infiniment intelligent, ne peut jamais prévoir ce qui ne
dépend pas d'un ordre nécessaire et
invariable.
- Donc Dieu ne prévoit point du tout
les actions des causes qu'on appelle libres. Donc il n'y a
point de causes libres, ou Dieu ne prévoit point leurs
actions. En effet, il est aisé de concevoir que Dieu
prévoit infailliblement tout ce qui regarde l'ordre
physique de l'univers, parce que cet ordre est
nécessaire et sujet à des règles
invariables qu'il a établies. Voilà le principe
de sa prescience.
- Mais sur quel principe pourroit-il
prévoir les actions d'une cause que rien ne pourroit
déterminer nécessairement? Le second principe de
prescience qui devroit être différent de l'autre,
est absolument inconcevable; et puisque nous en avons un qui
est aisé à concevoir, il est plus naturel et plus
conforme à l'idée de la simplicité de Dieu
de croire que ce principe est le seul sur lequel toute sa
prescience est fondée.
- Il n'est point de la grandeur de Dieu de
prévoir des choses qu'il auroit faites lui-même de
nature à ne pouvoir être
prévues.
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-
- Deuxième partie
-
- Il ne faudroit donc point ôter la
liberté aux hommes pour conserver à Dieu une
prescience universelle, mais il faudroit auparavant savoir si
l'homme est libre en effet.
- Examinons cette deuxième question en
elle-même et sur ces principes essentiels, sans
même avoir égard au préjugé du
sentiment que nous avons de notre liberté, et sans nous
embarrasser de ses conséquences, voici ma
pensée.
- Ce qui est dépendant d'une chose a
certaines proportions avec cette même chose,
c'est-à-dire qu'il reçoit des changemens quand
elle en reçoit selon la nature de leur
proportion.
- Ce qui est indépendant d'une chose
n'a aucune proportion avec elle; en sorte qu'il demeure
égal quand elle reçoit des augmentations et des
diminutions.
- Je suppose avec tous les
métaphysiciens, 1deg. que l'âme pense selon que le
cerveau est disposé, et qu'à des certaines
dispositions matérielles du cerveau, et à de
certains mouvemens qui s'y font, répondent certaines
pensées de l'âme. 2deg. que tous les objets,
même spirituels, auxquels on pense, laissent des
dispositions matérielles, c'est-à-dire des traces
dans le cerveau. 3deg. je suppose encore un cerveau où
soient en même temps deux sortes de dispositions
matérielles, contraires et d'égale force, les
unes qui portent l'âme à penser vertueusement sur
un certain sujet, les autres qui la portent à penser
vicieusement.
- Cette supposition ne peut être
refusée; les dispositions matérielles contraires
se peuvent aisément rencontrer ensemble dans le cerveau
au même degré, et s'y rencontrent même
nécessairement toutes les fois que l'âme
délibère et ne sait quel parti
prendre.
- Cela supposé, je dis: ou l'âme
se peut absolument déterminer dans cet équilibre
des dispositions du cerveau, à choisir entre les
pensées vertueuses et les pensées vicieuses, ou
elle ne peut absoulument se déterminer dans cet
équilibre.
- Si elle peut se déterminer, elle a
en elle-même le pouvoir de se déterminer, puisque
dans son cerveau tout ne tend qu'à
l'indétermination, et que pourtant elle se
détermine.
- Donc ce pouvoir qu'elle a de se
déterminer est indépendant des dispositions du
cerveau.
- Donc il n'a nulle proportion avec elle.
Donc il demeure le même, quoiqu'elles
changent.
- Donc si l'équilibre du cerveau
subsiste, l'âme se détermine à penser
vertueusement; elle n'aura pas moins le pouvoir de s'y
déterminer quand ce sera la disposition
matérielle à penser vicieusement qui l'emportera
sur l'autre.
- Donc à quelque degré que
puisse monter cette disposition matérielle aux
pensées vicieuses, l'âme n'en aura pas moins le
pouvoir de se déterminer aux choix des pensées
vertueuses.
- Donc l'âme a en elle-même le
pouvoir de se déterminer malgré toutes les
dispositions contraires du cerveau. Donc les pensées de
l'âme sont toujours libres. Venons au second
cas.
- Si l'âme ne peut se déterminer
absolument, cela ne vient que de l'équilibre
supposé dans le cerveau, et l'on conçoit qu'elle
ne se déterminera jamais si l'une des dispositions ne
vient à l'emporter sur l'autre, et qu'elle se
déterminera nécessairement pour celle qui
l'emportera.
- Donc le pouvoir qu'elle a de se
déterminer au choix des pensées vertueuses ou
vicieuses, est absolument dépendant des dispositions du
cerveau.
- Donc pour mieux dire, l'âme n'a en
elle-même aucun pouvoir de se déterminer, et ce
sont les dispositions du cerveau qui la déterminent au
vice ou à la vertu. Donc les pensées de
l'âme ne sont jamais libres.
- Or en rassemblant les deux cas, où
il se trouve que les pensées de l'âme sont
toujours libres, ou qu'elles ne le sont jamais en quelque cas
que ce puisse être.
- Or il est vrai, et reconnu de tous, que les
pensées des enfans, de ceux qui rêvent, de ceux
qui ont la fièvre chaude et des fols, ne sont jamais
libres.
- Il est aisé de reconnoître le
noeud de ce raisonnement. Il établit un principe
uniforme dans l'âme, en sorte que le principe est
toujours, ou indépendant des dispositions du cerveau, ou
toujours dépendant, au lieu que dans l'opinion commune,
on le suppose quelquefois dépendant, et d'autres
indépendant.
- On dit que les pensées de ceux qui
ont la fièvre chaude et des fols ne sont pas libres,
parce que les dispositions matérielles du cerveau sont
atténuées et élevées à un
tel degré que l'âme ne leur peut résister,
au lieu que dans ceux qui sont sains, les dispositions du
cerveau sont modérées, et n'entraînent pas
nécessairement l'âme.
- Mais premièrement dans ce
système, le principe n'étant pas uniforme, il
faut qu'on l'abandonne, si je puis expliquer tout par un qui le
soit.
- Secondement, si un poids de cinq livres
pouvoit n'être pas emporté par un poids de six,
vous concevrez qu'il ne le seroit pas non plus par un poids de
mille livres; car s'il résistoit à un poids de
six livres par un principe indépendant de pesanteur, et
ce principe, quel qu'il fût, n'auroit pas plus de
proportion avec un poids de mille livres qu'avec un poids de
six, parce qu'il seroit d'une nature différente de celle
des poids.
- Ainsi si l'âme résiste
à une disposition matérielle du cerveau qui la
porte à un choix vicieux, et qui, quoique
modérée, est pourtant plus forte que la
disposition matérielle à la vertu, il faut que
l'âme résiste à cette même
disposition matérielle du vice quand elle sera
infiniment au-dessus de l'autre, parce qu'elle ne peut lui
avoir résisté d'abord que par un principe
indépendant des dispositions du cerveau et qui ne doit
pas changer par les dispositions du cerveau.
- En troisième lieu, si l'âme
pouvoit voir très clairement malgré une
disposition de l'oeil qui devroit affoiblir la vue, on pourroit
conclure qu'elle verroit encore malgré une disposition
de l'oeil qui devroit empêcher entièrement la
vision, en tant qu'elle est matérielle.
- 4deg. On convient que l'âme
dépend absolument des dispositions du cerveau pour ce
qui regarde le plus ou le moins d'esprit; cependant si sur la
vertu ou le vice les dispositions du cerveau ne
déterminent l'âme que lorsqu'elles sont
extrêmes, et qu'elles lui laissent la liberté
lorsqu'elles sont modérées, en sorte qu'on peut
avoir beaucoup de vertu malgré une disposition
médiocre au vice, il devroit être aussi, qu'on
peut avoir beaucoup d'esprit malgré une disposition
médiocre à la stupidité, ce qu'on ne peut
pas admettre; il est vrai que le travail augmente l'esprit, ou
pour mieux dire, qu'il fortifie les dispositions du cerveau, et
qu'ainsi l'esprit croit précisément autant que le
cerveau se perfectionne.
- En cinquième lieu, je suppose que
toute la différence qui est entre un cerveau qui veille
et un cerveau qui dort, est qu'un cerveau qui dort est moins
rempli d'esprits, et que les nerfs y sont moins tendus, de
sorte que les mouvemens ne se communiquent pas d'un nerf
à l'autre, et que les esprits qui rouvrent une trace,
n'en rouvrent pas une autre qui lui est
liée.
- Cela supposé, si l'âme a un
pouvoir de résister dispositions du cerveau,
lorsqu'elles ont faibles, elle est toujours libre dans les
songes, ou les dispositions du cerveau qui la portent à
de certaines choses, sont toujours très foibles. Si l'on
dit que c'est qu'il ne se présente à elle que
d'une sorte de pensées qui n'offrent point de
matière de délibération, je prends un
songe où l'on délibère si l'on tuera son
ami, ou si on ne le tuera pas, ce qui ne peut être
produit que par des dispositions matérielles du cerveau
qui soient contraires, et en ce cas il paroît que selon
les principes de l'opinion commune, l'âme devroit
être libre.
- Je suppose qu'on se réveille,
lorsqu'on étoit résolu à tuer son ami, et
que dès qu'on est réveillé on ne le veut
plus tuer; tout le changement qui arrive dans le cerveau, c'est
qu'il se remplit d'esprits, c'est que les nerfs se tendent; il
faut voir comment cela produit la liberté.
- La disposition matérielle du cerveau
qui me portoit en songe à vouloir tuer mon ami,
étoit plus forte que l'autre. Je dis: ou le changement
qui arrive à mon cerveau fortifie également
toutes les deux, ou elles demeurent dans la même
disposition où elles étaient; l'une restant, par
exemple, trois fois plus forte que l'autre; et vous ne sauriez
concevoir pourquoi l'âme est libre quand l'une de ces
dispositions a dix degrés de force et l'autre trente, et
pourquoi elle n'est pas libre quand l'une de ces dispositions
n'a qu'un degré de force et l'autre que
trois.
- Si ce changement du cerveau n'a
fortifié que l'une de ces dispositions, il faut pour
établir la liberté que ce soit celle contre
laquelle je me détermine, c'est-à-dire celle qui
me portoit à voulir tuer mon ami, et alors vous ne
sauriez concevoir pourquoi la force qui survient à cette
disposition vicieuse est nécessaire pour faire que je
puisse me déterminer en faveur de la disposition
vertueuse qui demeure la même; ce changement paroît
plutôt un obstacle à la liberté; enfin s'il
fortifie une disposition plus que l'autre, il faut encore que
ce soit la disposition vicieuse, et vous ne sauriez concevoir
non plus pourquoi la force qui lui survient est
nécessaire pour faire que l'une puisse faire embrasser
l'autre qui est toujours la plus foible, quoique plus forte
qu'auparavant.
- Si l'on dit que ce qui empêche
pendant le sommeil la liberté de l'âme, c'est que
les pensées ne se présentent pas à elle
avec assez de netteté et de distinction, je
réponds que le défaut de netteté et de
distinction dans les pensées peut seulement
empêcher l'âme de se déterminer avec assez
de connoissance, mais qu'il ne la peut empêcher de se
déterminer librement, et qu'il ne doit pas ôter la
liberté, mais seulement le mérite ou le
démérite de la résolution qu'on
prend.
- L'obscurité et la confusion des
pensées fait que l'âme ne sait pas assez sur quoi
elle délibère, mais elle ne fait pas que
l'âme soit entraînée nécessairement
à un parti; autrement si l'âme est
nécessairement entraînée, ce seroit sans
doute par celles de ses pensées obscures et confuses qui
le seroient le moins, et je demanderois pourquoi le plus de
netteté et de distinction dans les pensées la
détermineroit nécessairement pendant que l'on
dort, et non pas pendant que l'on veille, et je ferois revenir
tous les raisonnemens que j'ai faits sur les dispositions
matérielles.
- Il paroît donc que le principe commun
que l'on suppose inégal et tantôt
dépendant, tantôt indépendant des
dispositions du cerveau, est sujet à des
difficultés insurmontables, et qu'il vaut mieux
établir le principe par lequel l'âme se
déterminé toujours dépendant des
dispositions du cerveau en quelque cas que ce puisse
être.
- Cela est plus conforme à la
physique, selon laquelle il paroît que l'état de
veille, ou celui de sommeil, une passion ou une fièvre
chaude, l'enfance et l'âge avancé sont des choses
qui ne diffèrent réellement que du plus ou du
moins, et qui ne doivent pas par conséquent emporter une
différence essentielle, telle que seroit celle de
laisser à l'âme sa liberté, ou de ne la lui
pas laisser.
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- Troisième partie
-
- Les difficultés les plus
considérables de cette opinion sont le pouvoir qu'on a
sur les pensées et sur les mouvemens volontaires du
corps.
- On convient que les premières
pensées sont toujours présentées
involontairement par les objets extérieurs, ou, ce qui
revient au même, par les dispositions intérieures
du cerveau, cela est très vrai. Cependant si l'âme
formoit une première pensée indépendamment
du cerveau, elle formeroit bien la seconde, et ensuite toutes
les autres, et cela en quelque état que peut être
le cerveau. Mais on dit communément qu'après que
cette première a été nécessairement
offerte à l'âme, l'âme a le pouvoir de
l'étouffer ou de la fortifier, de la faire cesser ou de
la continuer.
- Ce pouvoir n'est pas encore tout à
fait indépendant du cerveau; car, par exemple,
l'âme pourroit donc en songe disposer comme elle voudroit
des pensées que les dispositions du cerveau lui auraient
offertes. Mais l'opinion commune est que dans l'état de
la veille ou de la santé, l'âme a dans son cerveau
des esprits auxquels elle peut imprimer à son gré
le mouvement qui est propre à étouffer ou
à fortifier les pensées qui sont nées
d'abord indépendamment d'elle.
- Sur cela je remarque que l'action des
esprits dépend de trois choses: de la nature du cerveau
sur lequel ils agissent, de leur nature particulière, et
de la quantité ou de la détermination de leur
mouvement.
- De ces trois choses il n'y a
précisément que la dernière dont
l'âme puisse être maîtresse. Il faut donc que
le pouvoir seul de mouvoir les esprits suffit pour la
liberté.
- Or je dis premièrement, que si ce
pouvoir de mouvoir les esprits suffit pour rendre l'âme
libre par rapport sur la vertu ou sur le vice, quoiqu'elle ne
soit maîtresse ni de la nature du cerveau, ni de celle
des esprits, pourquoi ne suffira-t-elle pas pour rendre
l'âme libre sur le plus ou le moins de connoissances et
de lumières naturelles? Si la nature de mon cerveau et
de mes esprits me dispose à la stupidité, le seul
pouvoir de diriger le mouvement de mes esprits ne me
mettra-t-il pas en état d'avoir, si je veux, beaucoup de
discernement et de pénétration?
- En second lieu, si le pouvoir de diriger le
mouvement des esprits ne suffit pas pour la liberté,
puisque l'âme doit avoir ce pouvoir dans les enfans, et
qu'elle n'est pourtant pas libre, ce qui l'empêche de
l'être, est la seule nature de son cerveau, et
peut-être encore celle de ses esprits.
- 3deg. Pourquoi l'âme des fols
n'est-elle pas libre? Elle peut encore diriger le mouvement de
ses esprits. Ce pouvoir est indépendant des dispositions
où est le cerveau des fols. Si on dit que le mouvement
naturel de leurs esprits est alors trop violent, il s'ensuit
que dans cet état la force de l'âme n'a nulle
proportion avec celle des esprits qui l'emporte
nécessairement; que dans un état plus
modéré où la force de l'âme commence
à avoir de la proportion avec celle des esprits,
l'âme ne peut pas changer entièrement le mouvement
des esprits, mais seulement leur en donner un composé de
celui qu'ils avaient d'abord, et de celui qu'elle leur imprime
de nouveau, ce qui est autant de rabattu sur la liberté
de l'âme, et qu'enfin l'âme n'est
entièrement libre, que quand elle imprime un mouvement
aux esprits qui d'eux-mêmes n'en avaient aucun, ce qui
apparemment n'arrive jamais.
- En quatrième lieu, l'âme
devroit n'avoir jamais plus de facilité à diriger
le mouvement des esprits que pendant le sommeil, et par
conséquent elle ne devroit jamais être plus
libre.
- Si on dit que les pensées, tant les
premières que les secondes, dépendent absolument
des dispositions du cerveau, mais qu'elles ne sont que la
matière des délibérations, et que le choix
que l'âme en fait est absolument libre, je demande ce qui
met cette différence de nature entre les pensées
et le choix qu'on en fait, et pourquoi les fols et ceux qui
rêvent ne font pas des choix libres et indépendans
des pensées auxquelles leur cerveau les
détermine.
- Sur les mouvemens volontaires du corps,
l'opinion commune est que l'on remue librement le pied, le
bras, et il est vrai que ces mouvemens sont volontaires, mais
il ne s'ensuit pas absolument de là qu'ils soient
libres. Ce qu'on fait parce qu'on le veut, est volontaire, mais
il n'est point libre, à moins qu'on pût
s'empêcher réellement ou effectivement de le
vouloir.
- Quand je remue la main pour écrire,
j'écris parce que je le veux, et si je ne le voulois
pas, je n'écrirois pas; cela est volontaire et n'a nulle
contrainte. Mais il y a dans mon cerveau une disposition
matérielle qui me porte à vouloir écrire,
en sorte que je ne puis pas réellement ne le point
vouloir; cela est nécessaire et n'a nulle
liberté; ainsi ce qui est volontaire est en même
temps nécessaire, et ce qui est sans liberté n'a
pourtant pas de contrainte.
- Concevez donc que comme le cerveau meut
l'âme, en sorte qu'à son mouvement répond
une pensée de l'âme, l'âme meut le cerveau,
en sorte qu'à sa pensée répond un
mouvement du cerveau.
- L'âme est déterminée
nécessairement par son cerveau à vouloir ce
qu'elle veut, et sa volonté excite nécessairement
dans son cerveau un mouvement par lequel elle
l'exécute.
- Ainsi, si je n'avois point d'âme, je
ne ferois point ce que je fais, et si je n'avois point un tel
cerveau, je ne le voudrois point faire.
- Tous les autres mouvemens, comme celui du
coeur, etc., ne sont point causés par l'âme. Elle
ne fait rien que par des pensées, et ce qui n'est point
l'effet d'une pensée ne vient point d'elle.
- Sur ce principe, je puis satisfaire
aisément à tout ce qui regarde les mouvemens
volontaires; mais je veux qu'en me servant de réponse il
me serve encore de nouvelles preuves.
- Je suppose un fol qui veut tuer quelqu'un,
et qui le tue véritablement: le mouvement du bras de ce
fol est volontaire, c'est-à-dire produit par
l'âme, parce qu'elle le veut; car s'il ne l'étoit
pas, il faudroit que la même disposition
matérielle du cerveau qui auroit porté
l'âme du fou à vouloir tuer, eût aussi fait
couler les esprits dans les nerfs de la manière propre
à remuer les bras, et que ce qui l'auroit fait vouloir,
eût en même temps exécuté sa
volonté, sans que l'âme s'en fût
mêlée, n'ayant imprimé aucun mouvement au
cerveau. D'où il suit évidemment: 1deg. Que quand
le fol auroit été une pure machine vivante qui
n'auroit point eu d'âme qui pensât, il auroit
encore tué cet homme en prenant même les armes qui
y sont propres, et en choisissant les endroits qui sont propres
à blesser.
- En second lieu, que quand ce fol auroit
été guéri, il pourroit encore tuer un
homme en le voulant tuer, mais sans le tuer
précisément, parce qu'il le voudroit, puisque les
dispositions du cerveau qui le portoient à vouloir tuer
pourroient encore exciter dans son bras le mouvement par lequel
il tueroit indépendamment de l'âme.
- Qu'ainsi, l'âme dans tous les hommes
ne seroit la cause d'aucun mouvement, mais qu'elle le voudroit
seulement dans le temps qu'il se feroit, et par
conséquent l'âme ôtée, les hommes
feraient encore tout ce qu'ils font, ce qui ne peut être
admis.
- Donc le mouvement du bras de ce fol est
volontaire; mais certainement ce mouvement n'est pas
libre.
- Donc il n'est pas absolument de la nature
des mouvemens volontaires d'être libres.
- En effet, c'est l'âme de ce fol qui
remue son bras parce qu'elle veut tuer, mais elle est
portée nécessairement à vouloir tuer par
les dispositions de son cerveau.
-
-
-
- Quatrième partie
-
- Il ne me reste plus qu'à
découvrir la source de l'erreur où sont tous les
hommes sur la liberté et la cause du sentiment
intérieur que nous en avons.
- Tous les préjugés ont un
fondement, et après l'avoir trouvé, il faut
trouver encore pourquoi on a donné dans l'erreur
plutôt que dans la vérité.
- Les deux sources de l'erreur où l'on
est sur la liberté, sont que l'on ne fait ce que l'on
veut faire, et que l'on délibère très
souvent si on fera ou si on ne fera pas.
- Un esclave ne se croit point libre, parce
qu'il sent qu'il fait malgré lui ce qu'il fait, et qu'il
connoît la cause étrangère qui l'y force;
mais il se croiroit libre s'il se pouvoit faire qu'il ne
connût point son maître, qu'il
exécutât ses ordres sans le savoir, et que ces
ordres fussent toujours conformes à son
inclination.
- Les hommes se sont trouvés en cet
état; ils ne savent point que les dispositions du
cerveau font naître toutes leurs pensées et toutes
leurs diverses volontés; et que les ordres qu'ils
reçoivent, pour ainsi dire, de leur cerveau, sont
toujours conformes à leurs inclinations, puisqu'ils
causent l'inclination même. Ainsi l'âme a cru se
déterminer elle-même parce qu'elle ignoroit et ne
connoissoit en aucune manière le principe
étranger de sa détermination.
- On sait qu'on fait toujours ce que l'on
veut, mais on ne sait pas pourquoi on le veut, il n'y a que les
physiciens qui le puissent deviner.
- En second lieu, on a
délibéré, et parce qu'on s'est senti
partagé entre vouloir et ne pas vouloir, on a cru,
après avoir pris un parti, qu'on eût pu prendre
l'autre; la conséquence étoit mal tirée,
car il pouvoit se faire aussi bien qu'il fût survenu
quelque chose qui eût rompu l'égalité qu'on
voyoit entre les deux partis, et qui eût
déterminé nécessairement à un
choix, mais on n'avoit garde de penser à cela puisqu'on
ne sentoit pas ce qui étoit survenu de nouveau et qui
déterminoit l'irrésolution, et faute de la
sentir, on a dû croire que l'âme s'étoit
déterminée elle-même et
indépendamment de toute cause
étrangère.
- Ce qui produit la
délibération, et ce que le commun des hommes n'a
pu deviner, c'est l'égalité de force qui est
entre deux dispositions contraires du cerveau, et qui donne
à l'âme des pensées contraires: tant que
cette égalité subsiste, on
délibère; mais dès que l'une des deux
dispositions matérielles l'emporte sur l'autre par
quelque cause physique que ce puisse être, les
pensées qui lui répondent se fortifient et
deviennent un choix. De là vient qu'on se
détermine souvent sans rien penser de nouveau, mais
seulement parce qu'on pense à quelque chose avec plus de
force qu'auparavant. De là vient aussi qu'on se
détermine sans savoir pourquoi. Si l'âme
s'étoit déterminée elle-même, elle
devroit toujours en savoir la raison. Dans l'état de
veille, le cerveau est plein d'esprits et les nerfs sont
tendus, de sorte que les mouvemens se communiquent d'une trace
à l'autre qui lui est liée. Ainsi comme vous
n'avez jamais ouï parler d'un homicide que comme d'un
crime, dès qu'on vous y fait penser, le même
mouvement des esprits va rouvrir les traces qui vous
représentent l'horreur de cette action; et en un mot,
sur quelque sujet que ce soit, toutes les traces qui y sont
liées se rouvrent et vous fournissent par
conséquent toutes les différentes pensées
qui peuvent naître sur cela.
- Mais dans le sommeil, le défaut
d'esprit et le relâchement des nerfs font que le
mouvement des esprits qui rouvrent, par exemple, les traces qui
vous font penser à un homicide, ne rouvrent pas
nécessairement celles qui y sont liées et qui
vous le représentoient comme un crime; et en
général il ne se présente point à
vous tout ce que vous pouvez penser sur chaque sujet: c'est
pourquoi on se croit libre en veillant, et non pas en dormant,
quoique dans l'un et l'autre état l'âme soit
également déterminée par les dispositions
du cerveau.
- On ne croit pas que les fols soient fibres,
parce que toutes les dispositions de leur cerveau sont si
fortes pour de certaines choses qu'ils n'en ont point du tout,
ou n'en ont que d'infiniment foibles qui les portent aux choses
contraires, et que par conséquent ils n'ont point le
pouvoir de délibérer, au lieu que dans les
personnes qui ont l'esprit sain, le cerveau est dans un certain
équilibre qui produit les
délibérations.
- Mais il est évident qu'un poids de 5
livres emporté par un poids de 6, est emporté
aussi nécessairement que par un poids de mille livres,
quoiqu'il le soit avec moins de rapidité; ainsi ceux qui
ont l'esprit sain étant déterminés par une
disposition du cerveau qui n'est qu'un peu plus forte que la
disposition contraire, sont déterminés aussi
nécessairement que ceux qui sont entraînés
par une disposition qui n'a été
ébranlée d'aucune autre; mais
l'impétuosité est bien moindre dans les uns que
dans les autres, et il paroît qu'on a pris
l'impétuosité pour la nécessité et
la douceur du mouvement pour la liberté. On a bien pu,
par le sentiment intérieur, juger de
l'impétuosité ou de la douceur du mouvement; mais
on ne peut que par la raison, juger de la
nécessité ou de la liberté.
- Quant à la morale, ce système
rend la vertu un pur bonheur, et le vice un pur malheur; il
détruit donc toute la vanité et toute la
présomption qu'on peut tirer de la vertu, et donne
beaucoup de pitié pour les méchans sans inspirer
de haine contre eux. Il n'ôte nullement
l'espérance de les corriger; parce qu'à force
d'exhortations et d'exemples, on peut mettre dans leur cerveau
les dispositions qui les déterminent à la vertu,
et c'est ce qui conserve les loix, les peines et les
récompenses.
- Les criminels sont des monstres qu'il faut
étouffer en les plaignant; leur supplice en
délivre la société, et épouvante
ceux qui seraient portés à leur
ressembler.
- On ne doit qu'à son
tempérament même les bonnes qualités ou le
penchant au bien, et il n'en faut point faire honneur à
une certaine raison dont on reconnoît en même temps
l'extrême foiblesse. Ceux qui ont le bonheur de pouvoir
travailler sur eux-mêmes, fortifient les dispositions
naturelles qu'ils avoient au bien.
- Enfin ce système ne change rien
à l'ordre du monde, sinon qu'il ôte aux
honnêtes gens un sujet de s'estimer et de mépriser
les autres, et qu'il les porte à souffrir des injures
sans avoir d'indignation, ni d'aigreur contre ceux dont ils les
reçoivent. J'avoue néanmoins que l'idée
que l'on a de se pouvoir retenir sur le vice est une chose qui
aide souvent à nous retenir, et que la
vérité que nous venons de découvrir est
dangereuse pour ceux qui ont de mauvaises inclinations. Mais ce
n'est pas la seule matière sur laquelle il semble que
Dieu ait pris soin de cacher au commun des hommes les
vérités qui leur auraient pu nuire.
- Au surplus, ce système est
très uniforme, et le principe en est très simple:
la même chose décide de l'esprit naturel et des
moeurs, et selon les différens degrés qu'elle
reçoit, elle fait la différence des fols et des
sages, de ceux qui dorment et de ceux qui veillent,
etc.
- Tout est compris dans un ordre physique,
où les actions des hommes sont à l'égard
de Dieu la même chose que les éclipses, et
où il prévoit les unes et les autres sur le
même principe.
-
- Haec refutando transcripsi digniori modo
sentiens deliberate
Last modified: 21-Mar-00