Quelques lettres de (et à) Voltaire
- "Fanatiques papistes et fanatiques calvinistes sont tous pétris de la même
- merde détrempée de sang corrompu."
- Voltaire, "Lettre à d'Alembert" (12/11/1757)
- A Monsieur de Cideville
- A Paris, le 16 avril 1735
- Je n'ai point de recueillement dans l'esprit; je vis de dissipation depuis que je suis à Paris: mes idées poétique s'enfuient en moi. Les affaires et les devoirs m'ont appesanti l'imagination; il faudra que je fasse un tour à Rouen pour me ranimer. Les vers ne sont plus guère à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le physicien. On se mêle de raisonner. Le sentiment, l'imagination et les grãces sont bannis. Un homme qui aurait vécu sous Louis XIV, et qui reviendrait au monde, ne reconnaîtrait plus les Français; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Les belles-lettres périssent à vue d'oeil. Ce n'est pas que je sois fãché que la philosophie soit cultivée, mais je ne voudrais pas qu'elle devînt un tyran qui exclût tout le reste. Elle n'est en France qu'une mode qui succède à d'autres, et qui passera à son tour; mais aucun art, aucune science ne doit être de mode. Il faut qu'ils se tiennent tous par la main; il faut qu'on les cultive en tout temps. Je ne veux point payer de tribut à la mode; je veux passer d'une expérience de physique à un opéra ou à une comédie, et que mon goût ne soit jamais émoussé par l'étude.
- A Monsieur le marquis d'Argenson
- A La Haye, palais du roi de Prusse, le 8 août 1743
- Soyez chancelier de France, monsieur, si vous voulez que j'y revienne; rendez-nous la gloire des lettres quand nous perdons celle des armes. Les hommes sont faits originairement, ce me semble, pour penser, pour s'instruire, et non pour se tuer. faut-il que la guerre ne soit pas encore la seule persécution que les arts essuient! je gémis de voir ce pauvre abbé Lenglet enfermé, à soixante dix ans, dans la Bastille, après nous avoir donné une bonne méthode pour étudier l'histoire, et d'excellentes tables chronologiques.
- Qui sont donc les vandales qui se sont imaginé que l'impression du sixième volume des additions à l'histoire de ce bon cotoyen le président de Thou était un crime d'état?
- Quel comble de barbarie, et quel excès de petitesse de ne pas permettre qu'on imprime des livres où l'on explique Newton, et où l'on dit que les rêveries de Descartes sont des rêveries!
- J'aime encore mieux l'abus qu'on fait ici de la liberté d'imprimer ses pensées que cet esclavagee dans lequel on veut chez nous mettre l'esprit humain. Si l'on y va de ce train, que nous restera-t-il, que le souvenir de la gloire du beau siècle de Louis XIV?
- Cette décadence me ferait souhaiter de m'établir dans le pays où je suis à présent. N'ayant rien à y prétendre, je n'aurais point de plaintes à former. je vivrais tranquille, et j'y souhaiterais à la France des temps plus brillants.
- A Madame Denis
- A Berlin, le 2 septembre 1751
- [...] Mais moi,mais moi... pourquoi suis-je ici? Je vais bien vous étonner. Ce La Mettrie est un homme sans conséquence, qui cause familièrement avec le roi après la lecture; il me parle avec confiance. Il m'a juré qu'en parlant au roi, ces jours passés, de ma prétendue faveur, et de la petite jalousie qu'elle excite, le roi lui avait répondu: "J'aurai besoin de lui encore un an, tous au plus: on presse l'orange et on jette l'écorce." Je me suis fait répéter ces douces paroles: j'ai redoublé mes interrogations, il a redoublé ses serments.
- Le croiriez-vous? dois-je le croire? cela est-il possible? Quoi, après seize années de bontés, d'offres, de promesses, après la lettre qu'il a voulu que vous gardassiez comme un gage inviolable de sa parole! et dans quel temps encore, s'il vous plaît? dans le temps que je lui sacrifie tout pour le servir, que non seulement je corrige ses ouvrages, mais que je lui fais à la marge une rhétorique et une poétique suivie, composée de toutes les réflexions que je fais sur les propriétés de notre langue, à l'occasion des petites fautes que je peux remarquer, ne cherchant qu'à aider son génie, qu'à l'éclairer, et qu'à le mettre en état de se passer en effet de mes soins! Je me faisais assurément un plaisir et une gloire de cultiver son génie. Tout servait à mon illusion. Un roi qui a gagné des batailles et des provinces, un roi du Nord qui fait des vers dans notre langue, un roi enfin que je n'avais pas cherché, et qui me disait qu'il m'aimait! Pourquoi m'aurait-il fait tant d'avances? Je m'y perds, je n'y conçois rien. J'ai fait ce que j'ai pu pour ne point croire La Mettrie.
- A Madame Denis
- A Berlin, le 18 décembre 1752
- Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc: c'est une petite fortune asurée pour notre vie. J'y joins mon testament. Ce n'est pas que je croie à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d'humeur à mourir d'une si sotte mort; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l'étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose qui arrive, les rois n'auront pas grand crédit.
- Comme je n'ai pas dans ce monde-ci 150 000 moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu'à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années. Je vois bien qu'on a pressé l'orange; il faut penser à sauver l'écorce. Je vais me faire, pour mon intruction, un petit dictionnaire à l'usage des rois. Mon ami signifie mon esclave. Mon cher ami veut dire vous m'êtes plus qu'indifférent. Entendez par je vous rendrai heureux: je vous souffrirai tant que j'aurai besoin de vous. Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.
- Le dictionnaire peut paraître long; c'est un article à mettre dans l'Encyclopédie.
- Sérieusement, cela serre le coeur. Tout ce que j'ai vu est-il possible? Se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures! et quelles brochures! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire! Que de contrastes! Et c'est là l'homme qui m'écrivait tant de choses philosophiques, et que j'ai cru philosophe! Et je l'ai appelé le Salomon du Nord.
- Vous vous souvenez de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il; je le suis de même. Ma foi, sire, nous ne le sommes ni l'un ni l'autre.
- Ma chère enfant, quand je considère un peu en détail tout ce qui se passe ici, je finis par conclure que cela n'est pas vrai, que cela est impossible, qu'on se trompe, que la chose est arrivée à Syracuse, il y a quelque trois mille ans.
- Voltaire à Frédéric II
- 19 mai 1759
- [...] Je tombe des nues quand vous m'écrivez que je vous ai dit des duretés. Vous avez été mon idole pendant vingt ans de suite. Je l'ai dit à la terre, au ciel, à Gusman même. Mais votre métier de héros et votre place de roi ne rendent pas le coeur bien sensible. C'est dommage, car ce coeur était fait pour être humain et sans l'héroisme et le trône vous auriez été le plus aimable des hommes dans la société.
- En voilà trop si vous êtes en présence de l'ennemi et trop peu si vous étiez avec vous-même dans le sein de la philosophie qui vaut encore mieux que la gloire.
- Comptez que je suis toujours assez sot pour vous aimer autant que je suis assez juste pour vous admirer. Reconnaissez la franchise et recevez avec bonté le profond respect du Suisse.
- Frédéric II à Voltaire
- 10 juin 1759
- [...] Pour vous qui ne vous battez point pour Dieu, ne vous moquez de personne; soyez tranquille et heureux, puisque vous n'avez point de persécuteurs, et sachez jouir sans inquiétude d'une tranquillité que vous avez obtenue après avoir couru soixante ans pour l'attraper. Adieu, je vous souhaite paix et salut. Ainsi soit-il.
- P.S.Mais vous êtes sage à soixante et dix ans? Apprenez à votre âge de quel style il convient de m'écrire. Comprenez qu'il y a des libertés permises et des impertinences intolérables aux gens de lettres et aux beaux esprits. Devenez enfin philosophe, c'est à dire raisonnable.[...]
- A monsieur l'abbé Dubos
- A Cirey, le 30 octobre 1738
- Il y a longtemps que j'ai rassemblé quelques matériaux pour faire l'histoire du siècle de Louis XIV. Ce n'est point simplement la vie de ce prince que j'écris, ce ne sont point les annales de son règne, c'est plutôt l'histoire de l'esprit humain, puisé dans le siècle le plus glorieux à l'esprit humain.
- Cet ouvrage est divisé en chapitres: il y en a 20 environ destinés à l'histoire générale: ce sont 20 tableaux des grands événements du temps. Les principaux personnages sont sur le devant de la toile, la foule est dans l'enfoncement. Malheur aux détails! La postérité les néglige tous: c'est une vermine qui tue les grands ouvrages. Ce qui caractérise ce siècle, ce qui a causé des révolutions, ce qui sera important dans cent années, c'est là ce que je veux écrire aujourd'hui.
- Il y a un chapitre pour la vie privée de Louis XIV, deux pour les grands changements faits dans la police du royaume, dans le commerce, dans les finances; deux pour le gouvernement ecclésiastique, dans lequel la révocation de l'Edit de Nantes et l'affaire de la Régale sont comprises; cinq ou six pour l'histoire de sarts, à commencer par Descartes et à finir par Rameau.
- A l'égard des arts et des ciences, il n'est question, je crois, que de tracer la marche de l'esprit humain en philosophie, en éloquence, en poésis, en critique;de marquer les progrès de la peinture, de la sculpture, de la musique, de l'orfèvrerie, des manufactures de tapisseries, de glaces, d'etoffes d'or, de l'horlogerie. Je ne veux que peindre, chemin faisant, les génies qui ont excellé dans ces parties. Dieu me préserve d'employer 300 pages à l'histoire de Gassendi! La vie est trop courte, le temps trop précieux, pour dire des choses inutiles.
- Je conviendrai bien que Molière est inégal dans ses vers, mais je ne
- conviendrai pas qu'il ait choisi des personnages et des sujets trop bas. Les
- ridicules fins et déliés ne sont agréables que pour un petit nombre d'esprits
- déliés. Il faut au public des traits plus marqués. De plus, ces ridicules si
- délicats ne peuvent guère fournir des personnages de théâtre. Un défaut
- presque imperceptible n'est guère plaisant. Il faut des ridicules forts, des
- impertinences dans lesquelles il entre de la passion, qui soient propices à
- l'intrigue, il faut un joueur, un avare, un jaloux.
- Voltaire, "Lettre à Vauvenargues" (7/01/1745)
- Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera
- immmanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être témoin. Les
- Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s'est
- tellement répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion;
- et alors, ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux: ils
- verront de belles choses.
- Voltaire, "Lettre au marquis de Chauvelin" (2/04/1764)
- Le monde se déniaise furieusement. Une grande révolution dans les esprits
- s'annonce de tous côtés. Vous ne sauriez croire quels progrès la raison a
- faits dans une partie de l'Europe.
- Voltaire, "Lettre à d'Alembert" (5/04/1766)
- Je crois que nous ne nous entendons pas sur l'article du peuple, que vous
- croyez digne d'être instruit. J'entends par peuple la populace qui n'a que ses
- bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens eût jamais le temps ni la
- capacité de s'instruire. Ils mourraient de faim avant de devenir philosophes.
- Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants. Quand la populace se
- mêle de raisonner, tout est perdu.
- Voltaire, "Lettre à Damilaville" (1/04/1766)
- Ce recueil [Dictionnaire philosophique] est de plusieurs mains, comme
- vous vous en serez aisément aperçu. Je ne sais par quelle fureur on s'obstine
- à m'en croire l'auteur. Le plus grand service que vous puissiez me rendre est
- de bien assurer, sur votre part du paradis, que je n'ai nulle part à cette
- oeuvre d'enfer, qui d'ailleurs est très mal imprimée et pleine de fautes ridi-
- cules. Il y a 3 ou 4 personnes qui crient que j'ai soutenu la bonne cause, que
- je combats dans l'arène jusqu'à la mort les bêtes féroces. Ces bonnes âmes me
- bénissent et me perdent. C'est trahir ses frères que de les louer en pareille
- occasion; il faut agir en conjurés et non pas en zélés. On ne sert assurément
- ni la vérité ni moi en m'attribuant cet ouvrage. Si jamais vous rencontrez
- quelques pédants à grand rabat ou à petit rabat, dites-leur bien, je vous en
- prie, que jamais ils n'auront ce plaisir de me condamner en mon propre et
- privé nom, et que je renie tout Dictionnaire, jusqu'à celui de la Bible par
- dom Calmet. Je crois qu'il y a dans Paris très peu d'exemplaires de cette
- abomination alphabétique, et qu'ils ne sont pas dans des mains dangereuses;
- mais dès qu'il y aura le moindre danger, je vous demande en grâce de m'aver-
- tir, afin que je désavoue l'ouvrage dans tous les papiers publics avec ma can-
- deur et mon innocence ordinaires.
- Voltaire, "Lettre à d'Alembert" (19/09/1764)
- Il n'y a pas d'apparence que les premiers principes des choses soient bien
- connus. Les souris qui habitent quelques petits trous d'un bâtiment immense ne
- savent ni si ce bâtiment est éternel, ni quel en est l'architecte, ni pourquoi
- cet architecte a bâti. Elles tâchent de conserver leur vie, de peupler leurs
- trous, et de fuir les animaux destructeurs qui les poursuivent. Nous sommes
- les souris, et le divin architecte qui a bãti cet univers n'a pas encore, que
- je sache, dit son secret à aucun de nous.
- Voltaire, "Lettre à Fédéric II" (26/08/1736)