- RELATION DE
LA MORT DU CHEVALIER DE LA BARRE
- PAR M.
CASSEN,AVOCAT AU CONSEIL DU ROI,
A M. LE MARQUIS DE BECCARIA.
- (1766)
-
-
-
- NOTICE DE
: Mme du Deffant, dans sa lettre à H.
Walpole, du 23 août 1768, et les Mémoires
secrets du 10 mars 1768 parlent de la Relation comme
d une nouveauté. Il s'agit de la nouvelle édition
qui vit le jour on 1768, in 8° de 30 pages, mais la
première édition, in-8° de 24 pages sans
frontispice avait paru en 1766; elle est datée du 15
juillet de cette année. Cependant la Relation
avait été envoyée la veille à
Damilaville; voyez la lettre de Voltaire, du 14 juillet 1766.
Voltaire reproduisit la Relation, en 1769, à la
suite de la Canonisation de saint Cucufin, et dans le
tome Ier des Choses utiles et agréables; en 1771
au mot JUSTICE, dans la septième partie de ses
Questions sur l'Encyclopédie. Dans cette
dernière impression, on n'avait mis que l'initiale B...,
au lieu du nom de Belleval, qu'on lit dans toutes les
précédentes.
C'est à L.-A.
Deverité, imprimeur à Abbeville, né en
1743, mort en 1818, que l'on doit le volume intitulé
Recueil intéressant sur l'affaire de la mutilation du
crucifix d'Abbeville, arrivée le 9 août 1765, et
sur la mort du chevalier de La Barre. pour servir de
supplément aux causes célèbres; Londres
(Abbeville), 1776, in-12.
L'histoire du chevalier de La
Barre a fourni à Fabre d'Églantine le sujet de sa
tragédie d'Augusta, jouée en octobre 1787.
Marsollier fit, le 8 juillet 1791, représenter sur le
théâtre des Italiens un drame en un acte,
intitulé le Chevalier de La Barre. Le chevalier
d'Étallonde, l'un des coaccusés de La Barre, et
qui s'était soustrait à la condamnation
prononcée contre lui, refusa des lettres de grâce
qui lui furent offertes quelques années après, et
obtint, on 1788, des lettres d'abolition. Il rentra en France,
et se fixa à Amiens, où il est mort quelques
années après. L'auteur de la Biographie
d'Abbeville, 1829, in-8°, m'apprend qu'en 1789 la
noblesse de Paris demanda, dans ses cahiers, la
réhabilitation de La Barre, comme une suite des lettres
d'abolition accordées à d'Étallonde.
Les Mémoires secrets,
du 6 août 1766, parlent de trois lettres
attribuées à Voltaire, et datées du 6
juillet, relatives à la catastrophe de La Barre. Je n'ai
pas été plus heureux que les éditeurs de
Kehl, qui n'ont pu se procurer ces lettres, de l'existence
desquelles il est permis de douter. ( .)
-
- AVERTISSEMENT
DE L'ÉDITION DE KEHL.
-
- Nous nous
permettrons quelques réflexions sur l'horrible
événement d'Abbeville, qui, sans les courageuses
réclamations de M. de Voltaire et de quelques hommes de
lettres, eut couvert d'opprobre la nation française aux
yeux de tous ceux des peuples de l'Europe qui ont secoué
le joug des superstitions monacales.
- Il n'existe
point en France de loi qui prononce la peine de mort contre
aucune des actions imputées au chevalier de La
Barre.
- L'édit
de Louis XIV contre les blasphémateurs ne décerne
la peine d'avoir la langue coupée qu'après un
nombre de récidives qui est presque moralement
impossible: il ajoute que, « quant aux blasphèmes
énormes qui, selon la théologie, appartiennent au
genre de l'infidélité », les juges pourront
punir même de mort.
- 1°
Cette permission de tuer un homme n'en donne pas le droit, et
un juge qui, autorisé par la loi à punir d'une
moindre peine, prononce la peine de mort, est un assassin et un
barbare.
- 2°
C'est un principe de toutes les législations qu'un
délit doit être constaté: or il n'est point
constaté au procès qu'aucun des prétendus
blasphèmes du chevalier de La Barre appartienne,
suivant la théologie, au genre de
l'infidélilé. Il fallait une décision
de la Sorbonne, puisqu'il est question dans l'édit de
prononcer suivant la théologie, comme il faut un
procès-verbal de médecins dans les circonstances
où il faut prononcer suivant la
médecine.
- Quant au
bris d'images, en supposant que le chevalier de La Barre
en fût convaincu, il ne devait pas être puni de
mort. Une seule loi prononce cette peine: c'est un édit
de pacification donné par le chancelier de L'Hos-pital,
sous Charles IX, et révoqué bientôt
après. En jugeant de l'esprit de cette loi par les
circonstances où elle a été faite, par
l'esprit qui l'a dictée, par les intentions bien connues
du magistrat humain et éclairé qui l'a
rédigée, on voit que son unique but était
de prévenir les querelles sanglantes que le zèle
imprudent de quelque protestant aurait pu allumer entre.son
parti et celui des partisans de l'Église romaine. La
durée de cette loi devait-elle s'étendre au
delà des troubles qui pouvaient en excuser la
dureté et l'injustice? C'est à peu près
comme si on punissait de mort un homme qui est sorti d'une
ville sans permission, parce que, cette ville étant
assiégée il y a deux cents ans, on a
défendu d'en sortir sous peine de mort, et que la loi
n'a point été abrogée.
- D'ailleurs
la loi porte: "et autres actes scandaleux et séditieux",
et non pas, scandaleux ou séditieux: donc, pour
qu'un homme soit dans le cas de la loi, il faut que le scandale
qu'il donne soit aggravé par un acte séditieux,
qui est un véritable crime. Ce n'est pas le scandale que
le vertueux L'Hospital punit par cette loi, c'est un acte
séditieux qui était alors une suite
nécessaire de ce scandale. Ainsi, lorsque l'on punit
dans un temps de guerre une action très légitime
on elle-même, ce n'est pas cette action qu'on punit, mais
la trahison, qui dans ce moment est inséparable de cette
action.
- Il est donc
trop vrai que le chevalier de La Barre a péri sur un
échafaud parce que les juges n'ont pas entendu la
différence d'une particule disjonctive à une
particule conjonctive.
- La maxime de
Zoroastre: Dans le doute abstiens-toi, doit être
la loi de tous les juges: ils doivent, pour condamner, exiger
que la loi qui prononce la peine soit d'une évidence qui
ne permette pas le doute; comme ils ne doivent prononcer sur le
fait qu'après des preuves claires et
concluantes.
- Le dernier
délit imputé au chevalier de La Barre, celui de
bris d'images, n'était pas prouvé: l'arrêt
prononce véhémentement suspecté.
Mais si on entend ces mots dans leur sens naturel, tout
arrêt qui les renferme ordonne un véritable
assassinat: ce ne sont pas les gens soupçonnés
d'un crime, mais ceux qui en sont convaincus, que la
société a droit de punir. Dira-t-on que ces mots
véhémentement suspecté indiquent
une véritable preuve, mais moindre que celle qui fait
prononcer que l'accusé est atteint et convaincu? Cette
explication indiquerait un système de jurisprudence bien
barbare; et si on ajoutait qu'on punit un homme, moitié
pour une action dont il est convaincu, moitié pour celle
dont on dit qu'il est véhémentement
suspecté, ce serait une confusion d'idées bien
plus barbare encore.
- Observons de
plus que, dans ce procès criminel, non seulement les
juges ont interprété la loi, usage qui peut
être regardé comme dangereux, mais qu'ils ont
donné à cette interprétation
secrète un effet rétroactif, en l'appliquant
à un crime commis antérieurement, ce qui est
contraire à tous les principes du droit public; que la
question de l'interprétation de la loi n'a pas
été jugée séparément de la
question, sur le fait; qu'enfin cette interprétation
d'une loi dans le sens de la rigueur pouvait, suivant cette
manière de procéder, être
décidée par une pluralité de deux voix, et
l'a été réellement d'un cinquième.
Et l'on s'étonnerait encore qu'indépendamment de
toute idée de tolérance, de philosophie,
d'humanité, de droit naturel, un tel jugement ait
soulevé tous les hommes éclairés d'un bout
de l'Europe à l'autre!
- RELATION
DE LA MORT DU CHEVALIER DE LA BARRE.
-
- Il semble,
monsieur, que toutes les fois qu'un génie bienfaisant
cherche à rendre service au genre humain, un
démon funeste s'élève aussitot pour
détruire l'ouvrage de la raison.
- A peine
eûtes-vous instruit l'Europe par votre excellent livre
sur les délits et les peines, qu'un homme, qui se dit
jurisconsulte, écrivit contre vous en France. Vous aviez
soutenu la cause de l'humanité, et il fut l'avocat de la
barbarie. C'est peut-être ce qui a préparé
la catastrophe du jeune chevalier de La Barre, âgé
de dix-neuf ans, et du fils du président
d'Étallonde, qui n'en avait pas encore
dix-huit.
- Avant que je
vous raconte, monsieur, cette horrible aventure qui a
indigné l'Europe entière (excepté
peut-être quelques fanatiques ennemis de la nature
humaine), permettez-moi de poser ici deux principes que vous
trouverez incontestables.
- 1°
Quand une nation est encore assez plongée dans la
barbarie pour faire subir aux accusés le supplice de la
torture, c'est-à-dire pour leur faire souffrir mille
morts au lieu d'une, sans savoir s'ils sont innocents ou
coupables, il est clair au moins qu'on ne doit point exercer
cette énorme fureur contre un accusé quand il
convient de son crime, et qu'on n'a plus besoin d'aucune
preuve.
- 2° Il
est aussi absurde que cruel de punir les violations des usages
reçus dans un pays, les délits commis contre
l'opinion régnante, et qui n'ont opéré
aucun mal physique, du même supplice dont on punit les
parricides et les empoisonneurs.
- Si ces deux
règles ne sont pas démontrées, il n'y a
plus de lois, il n'y a plus de raison sur la terre; les hommes
sont abandonnés à la plus capricieuse tyrannie,
et leur sort est fort au-dessous de celui des
bêtes.
- Ces deux
principes établis, je viens, monsieur, à la
funeste histoire que je vous ai promise.
- Il y avait
dans Abbeville, petite cité de Picardie, une abbesse,
fille d'un conseiller d'État très estimé;
c'est une dame aimable, de moeurs très
régulières, d'une humeur douce et enjouée,
bienfaisante, et sage sans superstition.
- Un habitant
d'Abbeville, nommé Belleval, âgé de
soixante ans, vivait avec elle dans une grande intimité,
parce qu'il était chargé de quelques affaires du
couvent: il est lieutenant d'une espèce de petit
tribunal qu'on appelle l'élection, si on peut
donner le nom de tribunal à une compagnie de bourgeois
uniquement préposés pour régler l'assise
de l'impôt appelé la taille. Cet homme
devint amoureux de l'abbesse, qui ne le repoussa d'abord
qu'avec sa douceur ordinaire, mais qui fut ensuite
obligée de marquer son aversion et son mépris
pour ses importunités trop
redoublées.
- Elle fit
venir chez elle dans ce temps-là, en 1764, le chevalier
de La Barre, son neveu, petit-fils d'un lieutenant
général des armées, mais dont le
père avait dissipé une fortune de plus de
quarante mille livres de rentes: elle prit soin de ce jeune
homme comme de son fils, et elle était prête de
lui faire obtenir une compagnie de cavalerie; il fut
logé dans l'extérieur du couvent, et madame sa
tante lui donnait souvent à souper, ainsi qu'à
quelques jeunes gens de ses amis. Le sieur Belleval, exclu de
ces soupers, se vengea en suscitant à l'abbesse quelques
affaires d'intérêt.
- Le jeune La
Barre prit vivement le parti de sa tante, et parla à cet
homme avec une hauteur qui le révolta
entièrement. Belleval résolut de se venger; il
sut que le chevalier de La Barre et le jeune
d'Étallonde, fils du président de
l'élection, avaient passé depuis peu devant une
procession sans ôter leur chapeau: c'était au mois
de juillet 1765. Il chercha dès ce moment à faire
regarder cet oubli momentané des bienséances
comme une insulte préméditée faite
à la religion. Tandis qu'il ourdissait
secrètement cette trame, il arriva malheureusement que,
le 9 août de la même année, on
s'aperçut que le crucifix de bois posé sur le
pont neuf d'Abbeville était endommagé, et l'on
soupçonna que des soldats ivres avaient commis cette
insolence impie.
- Je ne puis
m'empêcher, monsieur, de remarquer ici qu'il est
peut-être indécent et dangereux d'exposer sur un
pont ce qui doit être révéré dans un
temple catholique; les voitures publiques peuvent
aisément le briser ou le renverser par terre. Des
ivrognes peuvent l'insulter au sortir d'un cabaret, sans savoir
même quel excès ils commettent. Il faut remarquer
encore que ces ouvrages grossiers, ces crucifix de grand
chemin, ces images de la vierge Marie, ces enfants Jésus
qu'on voit dans des niches de plâtre au coin des rues de
plusieurs villes, ne sont pas un objet d'adoration tels qu'ils
le sont dans nos églises: cela est si vrai qu'il est
permis de passer devant ces images sans les saluer. Ce sont des
monuments d'une piété mal éclairée;
et, au jugement de tous les hommes sensés, ce qui est
saint ne doit être que dans le lieu saint.
- Malheureusement
l'évêque d'Amiens, étant aussi
évêque d'Abbeville, donna à cette aventure
une célébrité et une importance qu'elle ne
méritait pas. Il fit lancer des monitoires; il vint
faire une procession solennelle auprès de ce crucifix,
et on ne parla dans Abbeville que de sacriléges pendant
une année entière. On disait qu'il se formait une
nouvelle secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait par
terre toutes les hosties et les perçait à coups
de couteau. On assurait qu'elles avaient répandu
beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir
été témoins. On renouvela tous les contes
calomnieux répandus contre les juifs dans tant de villes
de l'Europe. Vous connaissez, monsieur, à quel
excès la populace porte la crédulité et le
fanatisme, toujours encouragé par les
moines.
- Le sieur
Belleval, voyant les esprits échauffés, confondit
malicieusement ensemble l'aventure du crucifix et celle de la
procession, qui n'avaient aucune connexité. Il rechercha
toute la vie du chevalier de La Barre: il fit venir chez lui
valets, servantes, manoeuvres; il leur dit d'un ton
d'inspiré qu'ils étaient obligés, en vertu
des monitoires, de révéler tout ce qu'ils avaient
pu apprendre à la charge de ce jeune homme: ils
répondirent tous qu'ils n'avaient jamais entendu dire
que le chevalier de La Barre eût la moindre part à
l'endommagement du crucifix.
- On ne
découvrit aucun indice touchant cette mutilation, et
même alors il parut fort douteux que le crucifix
eût été mutilé exprès. On
commença a croire (ce qui était assez
vraisemblable) que quelque charrette chargée de bois
avait causé cet accident.
- "Mais, dit
Belleval à ceux qu'il voulait faire parler, si vous
n'êtes pas sûrs que le chevalier de La Barre ait
mutilé un crucifix en passant sur le pont, vous savez au
moins que cette année, au mois de juillet, il a
passé dans une rue avec deux de ses amis à trente
pas d'une procession sans ôter son chapeau. Vous avez
ouï dire qu'il a chanté une fois des chansons
libertines; vous êtes obligés de l'accuser sous
peine de péché mortel."
- Après
les avoir ainsi intimidés, il alla lui-même chez
le premier juge de la sénéchaussée
d'Abbeville. Il y déposa contre son ennemi, il
força ce juge à entendre les
dénonciateurs.
- La
procédure une fois commencée, il y eut une foule
de délations. Chacun disait ce qu'il avait vu ou cru
voir, ce qu'il avait entendu ou cru entendre. Mais quel fut,
monsieur, l'étonnement de Belleval, lorsque les
témoins qu'il avait suscités lui-même
contre le chevalier de La Barre dénoncèrent son
propre fils comme un des principaux complices des
impiétés secrètes qu'on cherchait à
mettre au grand jour! Belleval fut frappé comme d'un
coup de foudre: il fit incontinent évader son fils;
mais, ce que vous croirez a peine, il n'en poursuivit pas avec
moins de chaleur cet affreux procès.
- Voici,
monsieur, quelles sont les charges.
- Le 13
août 1765, six témoins déposent qu'ils ont
vu passer trois jeunes gens à trente pas d'une
procession, que les sieurs de La Barre et d'Étallonde
avaient leur chapeau sur la tête, et le sieur Moinel le
chapeau sous le bras.
- Dans une
addition d'information, une Élisabeth Lacrivel
dépose avoir entendu dire à un de ses cousins que
ce cousin avait entendu dire au chevalier de La Barre qu'il
n'avait pas ôté son chapeau.
- Le 26
septembre, une femme du peuple, nommée Ursule Gondalier,
dépose qu'elle a entendu dire que le chevalier de La
Barre, voyant une image de saint Nicolas en plâtre chez
la soeur Marie, tourière du couvent, il demanda a cette
tourière si elle avait acheté cette image pour
avoir celle d'un homme chez elle.
- Le
nommé Bauvalet dépose que le chevalier de La
Barre a proféré un mot impie en parlant de la
vierge Marie.
- Claude, dit
Sélincourt, témoin unique, dépose que
l'accusé lui a dit que les commandements de Dieu ont
été faits par des prêtres; mais à la
confrontation, l'accusé soutient que Sélincourt
est un calomniateur, et qu'il n'a été question
que des commandements de l'Église.
- Le
nommé Héquet, témoin unique, dépose
que l'accusé lui a dit ne pouvoir comprendre comment on
avait adoré un dieu de pâte. L'accusé, dans
la confrontation, soutient qu'il a parlé des
Égyptiens.
- Nicolas
Lavallée dépose qu'il a entendu chanter au
chevalier de La Barre deux chansons libertines de corps de
garde. L'accusé avoue qu'un jour, étant ivre, il
les a chantées avec le sieur d'Étallonde sans
savoir ce qu'il disait; que dans cette chanson on appelle,
à la vérité, sainte Marie-Magdeleine
putain, mais qu'avant sa conversion elle avait mené une
vie débordée: il est convenu d'avoir
récité l'Ode à Priape du sieur
Piron.
- Le
nommé Héquet dépose encore, dans une
addition, qu'il a vu le chevalier de La Barre faire une petite
génuflexion devant les livres intitulés
Thérèse philosophe, la Tourière des
carmélites, et le Portier des chartreux. Il
ne désigne aucun autre livre, mais au récolement
et à la confrontation il dit qu'il n'est pas sûr
que ce fût le chevalier de La Barre qui fit ces
génuflexions.
- Le
nommé Lacour dépose qu'il a entendu dire a
l'accusé au nom du c.., au lieu de dire au nom
du Père, etc. Le chevalier, dans son interrogatoire
sur la sellette, a nié ce fait.
- Le
nommé Pétignot dépose qu'il a entendu
l'accusé réciter les litanies du c. telles
à peu près qu'on les trouve dans Rabelais, et que
je n'ose rapporter ici. L'accusé le nie dans son
interrogatoire sur la sellette il avoue qu'il a en effet
prononcé c.., mais il nie tout le
reste.
- Voilà,
monsieur, toutes les accusations portées contre le
chevalier de La Barre, le sieur Moinel, le sieur
d'Étallonde, Jean-François Douville de Maillefeu,
et le fils du nommé Belleval, auteur de toute cette
tragédie.
- Il est
constaté qu'il n'y avait eu aucun scandale public,
puisque La Barre et Moinel ne furent arrêtés que
sur des monitoires lancés à l'occasion de la
mutilation du crucifix, mutilation scandaleuse et publique,
dont ils ne furent chargés par aucun témoin. On
rechercha toutes les actions de leur vie, leurs conversations
secrètes, des paroles échappées un an
auparavant; on accumula des choses qui n'avaient aucun rapport
ensemble, et en cela même la procédure fut
très vicieuse.
- Sans ces
monitoires et sans les mouvements violents que se donna
Belleval, il n'y aurait jamais eu de la part de ces enfants
infortunés ni scandale ni procès criminel: le
scandale public n'a été que dans le procès
même.
- Le monitoire
d'Abbeville fit précisément le même effet
que celui de Toulouse contre les Calas; il troubla les
cervelles et les consciences. Les témoins,
excités par Belleval comme ceux de Toulouse l'avaient
été par le capitoul David, rappelèrent,
dans leur mémoire, des faits, des discours vagues, dont
il n'était guère possible qu'on put se rappeler
exactement les circonstances, ou favorables ou
aggravantes.
- Il faut
avouer, monsieur, que s'il y a quelques cas où un
monitoire est nécessaire, il y en a beaucoup d'autres
où il est très dangereux. Il invite les gens de
la lie du peuple à porter des accusations contre les
personnes élevées au-dessus d'eux, dont ils sont
toujours jaloux. C'est alors un ordre intimé par
l'Église de faire le métier infâme de
délateur. Vous êtes menacés de l'enfer si
vous ne mettez pas votre prochain en péril de sa
vie.
- Il n'y a
peut-être rien de plus illégal dans les tribunaux
de l'inquisition; et une grande preuve de
l'illégalité de ces monitoires, c'est qu'ils
n'émanent point directement des magistrats, c'est le
pouvoir ecclésiastique qui les décerne. Chose
étrange qu'un ecclésiastique, qui ne peut juger
à mort, mette ainsi dans la main des juges le glaive
qu'il lui est défendu de porter!
- Il n'y eut
d'interrogés que le chevalier et le sieur Moinel, enfant
d'environ quinze ans. Moinel, tout intimidé et entendant
prononcer au juge le mot d'attentat contre la religion, fut si
hors de lui qu'il se jeta à genoux et fit une confession
générale comme s'il eût été
devant un prêtre. Le chevalier de La Barre, plus instruit
et d'un esprit plus ferme, répondit toujours avec
beaucoup de raison, et disculpa Moinel, dont il avait
pitié. Cette conduite, qu'il eut jusqu'au dernier
moment, prouve qu'il avait une belle âme. Cette preuve
aurait dû être comptée pour beaucoup aux
yeux de juges intelligents, et ne lui servit de
rien.
- Dans ce
procès, monsieur, qui a eu des suites si affreuses, vous
ne voyez que des indécences, et pas une action noire;
vous n'y trouvez pas un seul de ces délits qui sont des
crimes chez toutes les nations,. point de meurtre, point de
brigandage, point de violence, point de lâcheté:
rien de ce qu'on reproche à ces enfants ne serait
même un délit dans les autres communions
chrétiennes. Je suppose que le chevalier de La Barre et
M. d'Étallonde aient dit que l'on ne doit pas adorer un
dieu de pâte, c'est précisément et mot
à mot ce que disent tous ceux de la religion
réformée.
- Le
chancelier d'Angleterre prononcerait ces mots en plein
parlement sans qu'ils fussent relevés par personne.
Lorsque milord Lockhart était ambassadeur à
Paris, un habitué de paroisse porta furtivement
l'eucharistie dans son hôtel à un domestique
malade qui était catholique; milord Lockhart, qui le
sut, chassa l'habitué de sa maison; il dit au cardinal
Mazarin qu'il ne souffrirait pas cette insulte. Il traita en
propres termes l'eucharistie de dieu de pâte et
d'idolâtrie. Le cardinal Mazarin lui fit des
excuses.
- Le grand
archevêque Tillotson, le meilleur prédicateur de
l'Europe, et presque le seul qui n'ait point
déshonoré l'éloquence par de fades lieux
communs ou par de vaines phrases fleuries comme Cheminais, ou
par de faux raisonnements comme Bourdaloue, l'archevêque
Tillotson, dis-je, parle précisément de notre
eucharistie comme le chevalier de La Barre. Les mêmes
paroles respectées dans milord Lockhart à Paris,
et dans la bouche de milord Tillotson à Londres, ne
peuvent donc être en France qu'un délit local, un
délit de lieu et de temps, un mépris de l'opinion
vulgaire, un discours échappé au hasard devant
une ou deux personnes. N'est-ce pas le comble de la
cruauté de punir ces discours secrets du même
supplice dont on punirait celui qui aurait empoisonné
son père et sa mère, et qui aurait mis le feu aux
quatre coins de sa ville?
- Remarquez,
monsieur, je vous en supplie, combien on a deux poids et deux
mesures. Vous trouverez dans la vingt-quatrième Lettre
persane de M. de Montesquieu, président à mortier
du parlement de Bordeaux, de l'Académie
française, ces propres paroles: "Ce magicien s'appelle
pape; tantôt il fait croire que trois ne font qu'un, que
le pain qu'on mange n'est pas du pain, ou que le vin qu'on boit
n'est pas du vin, et mille autres choses de cette
espèce."
- M. de
Fontenelle s'était exprimé de la même
manière dans sa relation de Rome et de Genève
sous le nom de Méro et d'Énegu. Il
y avait dix mille fois plus de scandale dans ces paroles de MM.
de Fontenelle et de Montesquieu, exposées, par la
lecture, aux yeux de dix mille personnes, qu'il n'y en avait
dans deux ou trois mots échappés au chevalier de
La Barre devant un seul témoin, paroles perdues dont il
ne restait aucune trace. Les discours secrets doivent
être regardés comme des pensées; c'est un
axiome dont la plus détestable barbarie doit
convenir.
- Je vous
dirai plus, monsieur; il n'y a point en France de loi expresse
qui condamne à mort pour des blasphèmes.
L'ordonnance de 1666 prescrit une amende pour la
première fois, le double pour la seconde, etc., et le
pilori pour la sixième récidive.
- Cependant
les juges d'Abbeville, par une ignorance et une cruauté
inconcevables, condamnèrent le jeune d'Étallonde,
âgé de dix-huit ans:
- 1° A
souffrir le supplice de l'amputation de la langue
jusqu'à la racine, ce qui s'exécute de
manière que si le patient ne présente pas la
langue lui-même, on la lui tire avec des tenailles de
fer, et on la lui arrache.
- 2° On
devait lui couper la main droite à la porte de la
principale église.
- 3°
Ensuite il devait être conduit dans un tombereau à
la place du marché, être attaché à
un poteau avec une chaîne de fer, et être
brûlé à petit feu. Le sieur
d'Étallonde avait heureusement épargné,
par la fuite, à ses juges l'horreur de cette
exécution.
- Le chevalier
de La Barre étant entre leurs mains, ils eurent
l'humanité d'adoucir la sentence, en ordonnant qu'il
serait décapité avant d'être jeté
dans les flammes; mais s'ils diminuèrent le supplice
d'un côté, ils l'augmentèrent de l'autre,
en le condamnant à subir la question ordinaire et
extraordinaire, pour lui faire déclarer ses complices;
comme si des extravagances de jeune homme, des paroles
emportées dont il ne reste pas le moindre vestige,
étaient un crime d'État, une conspiration. Cette
étonnante sentence fut rendue le 28 février de
cette année 1766.
- La
jurisprudence de France est dans un si grand chaos, et
conséquemment l'ignorance des juges est si grande, que
ceux qui portèrent cette sentence se fondèrent
sur une déclaration de Louis XIV, émanée
en 1682, à l'occasion des prétendus
sortiléges et des empoisonnements réels commis
par la Voisin, la Vigoureux, et les deux prêtres
nommés Vigoureux et Le Sage. Cette ordonnance de 1682
prescrit à la vérité la peine de mort pour
le sacrilége joint à la superstition; mais il
n'est question, dans cette loi, que de magie et de
sortilège, c'est-à-dire de ceux qui, en abusant
de la crédulité du peuple et en se disant
magiciens, sont à la fois profanateurs et empoisonneurs:
voilà la lettre et l'esprit de la loi; il s'agit, dans
cette loi, de faits criminels pernicieux à la
société, et non pas de vaines paroles,
d'imprudences, de légèretés, de sottises
commises sans aucun dessein prémédité,
sans aucun complot, sans même aucun scandale
public.
- Les juges de
la ville d'Abbeville péchaient donc visiblement contre
la loi autant que contre l'humanité, en condamnant
à des supplices aussi èpouvantables que
recherchés un gentilhomme et un fils d'une très
honnête famille, tous deux dans un âge où
l'on ne pouvait regarder leur étourderie que comme un
égarement qu'une année de prison aurait
corrigé. Il y avait même si peu de corps de
délit que les juges, dans leur sentence, se servent de
ces termes vagues et ridicules employés par le petit
peuple: "pour avoir chanté des chansons abominables et
exécrables contre la vierge Marie, les saints et
saintes". Remarquez, monsieur, qu'ils n'avaient chanté
ces "chansons abominables et exécrables contre les
saints et saintes" que devant un seul témoin, qu'ils
pouvaient récuser légalement. Ces
épithètes sont-elles de la dignité de la
magistrature? Une ancienne chanson de table n'est, après
tout, qu'une chanson. C'est le sang humain
légèrement répandu, c'est la torture,
c'est le supplice de la langue arrachée, de la main
coupée, du corps jeté dans les flammes, qui est
abominable et exécrable.
- La
sénéchaussée d'Abbeville ressortit au
parlement de Paris. Le chevalier de La Barre y fut
transféré, son procès y fut instruit. Dix
des plus célèbres avocats de Paris
signèrent une consultation par laquelle ils
démontrèrent l'illégalité des
procédures, et l'indulgence qu'on doit à des
enfants mineurs, qui ne sont accusés ni d'un complot, ni
d'un crime réfléchi; le procureur
général, versé dans la jurisprudence,
conclut à casser la sentence d'Abbeville: il y avait
vingt-cinq juges, dix acquiescèrent aux conclusions du
procureur général; mais des circonstances
singulières, que je ne puis mettre par écrit,
obligèrent les quinze autres à confirmer cette
sentence étonnante, le 4 juin 1766.
- Est-il
possible, monsieur, que, dans une société qui
n'est pas sauvage, cinq voix de plus sur vingt-cinq suffisent
pour arracher la vie à un accusé, et très
souvent à un innocent ? Il faudrait dans un tel cas de
l'unanimité; il faudrait au moins que les trois quarts
des voix fussent pour la mort; encore, en ce dernier cas, le
quart des juges qui mitigerait l'arrêt devrait, dans
l'opinion des coeurs bien faits, l'emporter sur les trois
quarts de ces bourgeois cruels, qui se jouent impunément
de la vie de leurs concitoyens sans que la
société en retire le moindre
avantage.
- La France
entière regarda ce jugement avec horreur. Le chevalier
de La Barre fut renvoyé à Abbeville pour y
être exécuté. On fit prendre aux archers
qui le conduisaient des chemins détournés: on
craignait que le chevalier de La Barre ne fût
délivré sur la route par ses amis; mais
c'était ce qu'on devait souhaiter plutôt que
craindre.
- Enfin, le
1er juillet de cette année, se fit dans Abbeville cette
exécution trop mémorable: cet enfant fut d'abord
appliqué à la torture. Voici quel est ce genre de
tourment.
- Les jambes
du patient sont serrées entre des ais; on enfonce des
coins de fer ou de bois entre les ais et les genoux, les os en
sont brisés. Le chevalier s'évanouit, mais il
revint bientôt à 1ui, à l'aide de quelques
liqueurs spiritueuses, et déclara, sans se plaindre,
qu'il n'avait point de complices.
- On lui donna
pour confesseur et pour assistant un dominicain, ami de sa
tante l'abbesse, avec lequel il avait souvent soupé dans
le couvent. Ce bon homme pleurait, et le chevalier le
consolait. On leur servit à dîner. Le dominicain
ne pouvait manger. "Prenons un peu de nourriture, lui dit le
chevalier; vous aurez besoin de force autant que moi pour
soutenir le spectacle que je vais donner".
- Le spectacle
en effet était terrible: on avait envoyé de Paris
cinq bourreaux pour cette exécution. Je ne puis dire en
effet si on lui coupa la langue et la main. Tout ce que je sais
par les lettres d'Abbeville, c'est qu'il monta sur
l'échafaud avec un courage tranquille, sans plainte,
sans colère, et sans ostentation: tout ce qu'il dit au
religieux qui l'assistait se réduit à ces
paroles: "Je ne croyais pas qu'on pût faire mourir un
gentilhomme pour si peu de chose."
- Il serait
devenu certainement un excellent officier: il étudiait
la guerre par principes; il avait fait des remarques sur
quelques ouvrages du roi de Prusse et du maréchal de
Saxe, les deux plus grands généraux de
l'Europe.
- Lorsque la
nouvelle de sa mort fut reçue à Paris, le nonce
dit publiquement qu'il n'aurait point été
traité ainsi à Rome, et que s'il avait
avoué ses fautes à l'Inquisition d'Espagne ou de
Portugal, il n'eût été condamné
qu'à une pénitence de quelques
années.
- Je laisse,
monsieur, à votre humanité et à votre
sagesse le soin de faire des réflexions sur un
événement si affreux, si étrange, et
devant lequel tout ce qu'on nous conte des prétendus
supplices des premiers chrétiens doit disparaître.
Dites-moi quel est le plus coupable, ou un enfant qui chante
deux chansons réputées impies dans sa seule
secte, et innocentes dans tout le reste de la terre, ou un juge
qui ameute ses confrères pour faire périr cet
enfant indiscret par une mort affreuse.
- Le sage et
éloquent marquis de Vauvenargues a dit: "Ce qui
n'offense pas la société n'est pas du ressort de
la justice". Cette vérité doit être la base
de tous les codes criminels: or certainement le chevalier de La
Barre n'avait pas nui à la société en
disant une parole imprudente à un valet, à une
tourière, en chantant une chanson. C'êtaient des
imprudences secrètes dont on ne se souvenait plus;
c'étaient des légèretés d'enfant
oubliées depuis plus d'une année, et qui ne
furent tirées de leur obscurité que par le moyen
d'un monitoire qui les fit révéler, monitoire
fulminé pour un autre objet, monitoire qui forma des
délateurs, monitoire tyrannique, fait pour troubler la
paix de toutes les familles.
- Il est si
vrai qu'il ne faut pas traiter un jeune homme imprudent comme
un scélérat consommé dans le crime que le
jeune M. d'Étallonde, condamné par les
mêmes juges à une mort encore plus horrible, a
été accueilli par le roi de Prusse et mis au
nombre de ses officiers; il est regardé par tout le
régiment comme un excellent sujet: qui sait si un jour
il ne viendra pas se venger de l'affront qu'on lui a fait dans
sa patrie?
- L'exécution
du chevalier de La Barre consterna tellement tout Abbeville, et
jeta dans les esprits une telle horreur, que l'on n'osa pas
poursuivre le procès des autres
accusés.
- Vous vous
étonnez sans doute, monsieur, qu'il se passe tant de
scènes si tragiques dans un pays qui se vante de la
douceur de ses moeurs, et où les étrangers
mêmes venaient en foule chercher les agréments de
la société. Mais je ne vous cacherai point que
s'il y a toujours un certain nombre d'esprits indulgents et
aimables, il reste encore dans plusieurs autres un ancien
caractère de barbarie que rien n'a pu effacer. Vous
retrouverez encore ce même esprit qui fit mettre à
prix la tête d'un cardinal premier ministre, et qui
conduisait l'archevêque de Paris, un poignard à la
main, dans le sanctuaire de la justice. Certainement la
religion était plus outragée par ces deux actions
que par les étourderies du chevalier de La Barre; mais
voilà comme va le monde
- Ille crucem
sceleris pretium tulit, hic diadema.
- (Juven.,
sat. xiii, v. 105.)
- Quelques
juges ont dit que, dans les circonstances présentes, la
religion avait besoin de ce funeste exemple. Ils se sont bien
trompés; rien ne lui a fait plus de tort. On ne subjugue
pas ainsi les esprits; on les indigne et on les
révolte.
- J'ai entendu
dire malheureusement à plusieurs personnes qu'elles ne
pouvaient s'empêcher de détester une secte qui ne
se soutenait que par des bourreaux. Ces discours publics et
répétés m'ont fait frémir plus
d'une fois.
- On a voulu
faire périr, par un supplice réservé aux
empoisonneurs et aux parricides, des enfants accusés
d'avoir chanté d'anciennes chansons
blasphématoires, et cela même a fait prononcer
plus de cent mille blasphèmes. Vous ne sauriez croire,
monsieur, combien cet événement rend notre
religion catholique romaine exécrable à tous les
étrangers. Les juges disent que la politique les a
forcés à en user ainsi. Quelle politique
imbécile et barbare! Ah! monsieur, quel crime horrible
contre la justice de prononcer un jugement par politique,
surtout un jugement de mort! et encore de quelle
mort!
- L'attendrissement
et l'horreur qui me saisissent ne me permettent pas d'en dire
davantage.
- J'ai
l'honneur d'être, etc.
Last modified: 21-Mar-00