- LE
CRI DU SANG INNOCENT
- (1775)
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- NOTICE:
Cet écrit, au nom de M. d'Étallonde,
avait pour objet sa réhabilitation, et la cassation de
la procédure d'Abbeville. Cet officier, au service du
roi de Prusse, avait obtenu un congé illimité
pour venir solliciter le succès de son affaire.
L'écrit est daté de
Neufchâtel, ville appartenante au roi de
Prusse, où M. d'Étallonde
était supposé résider; mais, dans le fait,
il était alors à Ferney, chez son patron,
où il resta dix-huit mois. (Kehl.)
- - Le Cri du sang
innocent, daté du 30 juin, et la Procédure
d'Abbeville, qui le suit, parurent au commencement de
juillet 1775; mais, six mois auparavant,Voltaire en avait
envoyé un projet à d'Argenta. Le Cri du
sang innocent est un supplément à la
Relation de la mort du chevalier de La
Barre.
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- AU ROI
TRÈS-CHRÉTIEN EN SON
CONSEIL.
- SIRE,
- L'auguste
cérémonie de votre sacre n'a rien ajouté
aux droits de Votre Majesté; les serments qu'elle a
faits d'être bon et humain n'ont pu augmenter la
magnanimité de votre coeur et votre amour de la justice.
Mais c'est en ces solennités que les infortunés
sont autorisés à se jeter à vos pieds: ils
y courent en foule; c'est le temps de la clémence; elle
est assise sur le trône à vos côtés;
elle vous présente ceux que la persécution
opprime. Je lui tends de loin les bras, du fond d'un pays
étranger. Opprimé depuis l'âge de quinze
ans (et l'Europe sait avec quelle horreur), je suis sans
avocat, sans appui, sans patron mais vous êtes
juste.
- Né gentilhomme dans
votre brave et fidèle province de Picardie, mon nom est
d'Étallonde de Morival. Plusieurs de mes parents sont
morts au service de l'État. J'ai un frère
capitaine au régiment de Champagne. Je me suis
destiné au service dès mon enfance.
- J'étais dans la
Gueldre en 1765, où j'apprenais la langue allemande et
un peu de mathématique pratique, deux choses
nécessaires à un officier, lorsque le bruit que
j'étais impliqué dans un procès criminel
au présidial d'Abbeville parvint jusqu'à
moi.
- On me manda des
particularités si atroces et si inouïes sur cette
affaire, à laquelle je n'aurais jamais dû
m'attendre, que je conçus, tout jeune que
j'étais, le dessein de ne jamais rentrer dans une ville
livrée à des cabales et à des manoeuvres
qui effarouchaient mon caractère. Je me sentais
né avec assez de courage et de
désintéressement pour porter les armes en quelque
qualité que ce pût être. Je savais
déjà très bien l'allemand: frappé
du mérite militaire des troupes prussiennes, et de la
gloire étonnante du souverain qui les a formées,
j'entrai cadet dans un de ses régiments.
- Ma franchise ne me permit
pas de dissimuler que j'étais catholique, et que jamais
je ne changerais de religion: cette déclaration ne me
nuisit point, et je produis encore des attestations de mes
commandants, qui attestent que j'ai toujours rempli les
fonctions de catholique et les devoirs de soldat. Je trouvai
chez les Prussiens des vainqueurs, et point
d'intolérants.
- Je crus inutile de faire
connaître ma naissance et ma famille: je servis avec la
régularité la plus ponctuelle.
- Le roi de Prusse, qui entre
dans tous les détails de ses régiments, sut qu'il
y avait un jeune Français qui passait pour sage, qui ne
connaissait les débauches d'aucune espèce, qui
n'avait jamais été repris d'aucun de ses
supérieurs, et dont l'unique occupation, après
ses exercices, était d'étudier l'art du
génie: il daigna me faire officier, sans même
s'informer qui j'étais; et enfin, ayant vu par hasard
quelques-uns de mes plans de fortifications, de marches, de
campements, et de batailles, il m'a honoré du titre de
son aide de camp et de son ingénieur. Je lui en dois une
éternelle reconnaissance: mon devoir est de vivre et de
mourir à son service. Votre Majesté a trop de
grandeur d'âme pour ne pas approuver de tels
sentiments.
- Que votre justice et celle
de votre conseil daignent maintenant jeter un coup d'oeil sur
l'attentat contre les lois et sur la barbarie dont je porte ma
plainte.
- Madame l'abbesse de
Villancourt, monastère d'Abbeville, fille respectable
d'un garde des sceaux estimé de toute la France presque
autant que celui qui vous sert aujourd'hui si bien dans cette
place, avait pour implacable ennemi un conseiller au
présidial, nommé Duval de Saucourt. Cette
inimitié publique, encore plus commune dans les petites
villes que dans les grandes, n'était que trop connue
dans Abbeville. Madame l'abbesse avait été
forcée de priver Saucourt, par avis de parents, de la
curatelle d'une jeune personne assez riche,
élevée dans son couvent.
- Saucourt venait encore de
perdre deux procès contre des familles d'Abbeville. On
savait qu'il avait juré de s'en venger.
- On connaît
jusqu'à quel excès affreux il a porté
cette vengeance. L'Europe entière en a eu horreur, et
cette horreur augmente encore tous les jours, loin de
s'affaiblir par le temps.
- Il est public que Duval de
Saucourt se conduisit précisément dans Abbeville
comme le capitoul David avait agi contre les innocents Calas
dans Toulouse. Votre Majesté a sans doute entendu parler
de cet assassinat juridique des Calas, que votre conseil a
condamné avec tant de justice et de force, c'est contre
une pareille barbarie que j'atteste votre
équité.
- La généreuse
Mme Feydeau de Brou, abbesse de Villancourt, élevait
auprès d'elle un jeune homme, son cousin germain,
petit-fils d'un lieutenant-général de vos
armées, qui était à peu près de mon
âge, et qui étudiait comme moi la tactique. Ses
talents étaient infiniment supérieurs aux miens.
J'ai encore de sa main des notes sur les campagnes du roi de
Prusse et du maréchal de Saxe, qui font voir qu'il
aurait été digne de servir sous ces grands
hommes.
- La conformité de nos
études nous ayant liés ensemble, j'eus l'honneur
d'être invité à dîner avec lui chez
madame l'abbesse, dans l'extérieur du couvent, au mois
de juin 1765. Nous y allions assez tard, et nous étions
fort pressés; il tombait une petite pluie; nous
rencontrâmes quelques enfants de notre connaissance; nous
mîmes nos chapeaux, et nous continuâmes notre
route. Nous étions, je m'en souviens, à plus de
cinquante pas d'une procession de capucins.
- Saucourt, ayant su que nous
ne nous étions point détournés de notre
chemin pour aller nous mettre à genoux devant cette
procession, projeta d'abord d'en faire un procès au
cousin germain de madame l'abbesse. C'était seulement,
disait-il, pour l'inquiéter, et pour lui faire voir
qu'il était un homme à craindre.
- Mais ayant su qu'un
crucifix de bois, élevé sur le pont neuf de la
ville, avait été mutilé depuis quelque
temps, soit par vétusté, soit par quelque
charrette, il résolut de nous en accuser, et de joindre
ces deux griefs ensemble. Cette entreprise était
difficile.
- Je n'ai sans doute rien
exagéré quand j'ai dit qu'il imita la conduite du
capitoul David, car il écrivit lettres sur lettres
à l'évêque d'Amiens; et ces lettres doivent
se retrouver dans les papiers de ce prélat. Il dit qu'il
y avait une conspiration contre la religion catholique romaine;
que l'on donnait tous les jours des coups de bâton aux
crucifix; qu'on se munissait d'hosties consacrées, qu'on
les perçait à coups de couteau, et que, selon le
bruit public, elles avaient répandu du sang.
- On ne croira pas cet
excès d'absurde calomnie; je ne la crois pas
moi-même: cependant je la lis dans les copies des
pièces qu'on m'a enfin remises entre les
mains.
- Sur cet exposé, non
moins extravagant qu'odieux, on obtint des monitoires,
c'est-à-dire des ordres à toutes les servantes,
à toute la populace, d'aller révéler aux
juges tous les contes qu'elles auraient entendu faire, et de
calomnier en justice, sous peine d'être
damnées.
- On ignore dans Paris, comme
je l'avais toujours ignoré moi-même, que Duval
Saucourt, ayant intimidé tout Abbeville, porté
l'alarme dans toutes les familles, ayant forcé madame
l'abbesse à quitter son abbaye pour aller solliciter
à la cour, se trouvant libre pour faire le mal, et ne
trouvant pas deux assesseurs pour faire le mal avec lui, osa
associer au ministère de juge, qui? On ne le croira pas
encore cela est aussi absurde que les hosties percées
à coups de couteau, et versant du sang Qui, dis-je, fut
le troisième juge avec Duval? Un marchand de vin, de
boeufs et de cochons, un nommé Broutel, qui avait
acheté dans la juridiction un office de procureur, qui
avait même exercé très rarement cette
charge; oui, encore une fois, un marchand de cochons,
chargé alors de deux sentences des consuls d'Abbeville
contre lui, et qui lui ordonnent de produire ses comptes. Dans
ce temps-là même il avait déjà un
procès à la cour des aides de Paris,
procès qu'il perdit bientôt après:
l'arrêt le déclara incapable de posséder
aucune charge municipale dans votre royaume.
- Tels furent mes juges
pendant que je servais un grand roi, et que je me disposais
à servir Votre Majesté. Saucourt et Broutel
avaient déterré une sentence rendue, il y a cent
trente années, dans des temps de troubles en Picardie,
sur quelques profanations fort différentes. Ils la
copiérent; ils condamnèrent deux enfants. Je suis
l'un des deux; l'autre est ce petit-fils d'un
général de vos armées: c'est ce chevalier
de La Barre dont je ne puis prononcer le nom qu'en
répandant des larmes; c'est ce jeune homme qui en a
coûté à toutes les âmes sensibles,
depuis le trône de Pétersbourg jusqu'au
trône pontifical de Rome; c'est cet enfant plein de
vertus et de talents au-dessus de son âge, qui mourut
dans Abbeville, au milieu de cinq bourreaux, avec la même
résignation et le même courage modeste
qu'étaient morts le fils du grand de Thou, le Tite-Live
de la France, le conseiller Dubourg, le maréchal de
Marillac, et tant d'autres.
- Si Votre Majesté
fait la guerre, elle verra mille gentilshommes mourir à
ses pieds: la gloire de leur mort pourra vous consoler de leur
perte, vous, sire, et leur famille. Mais être
traîné à un supplice affreux et
infâme, périr par l'ordre d'un Broutel! Quel
état! et qui peut s'en consoler!
- On demandera
peut-être comment la sentence d'Abbeville, qui
était nulle et de toute nullité, a pu cependant
être confirmée par le parlement de Paris, a pu
être exécutée en partie. En voici la raison
c'est que le parlement ne pouvait savoir quels étaient
ceux qui l'avaient prononcée.
- Des enfants plongés
dans des cachots, et ne connaissant point ce Broutel, leur
premier bourreau, ne pouvaient dire au parlement: Nous sommes
condamnés par un marchand de boeufs et de porcs
chargé de décrets des consuls contre lui. Ils ne
le savaient pas; Broutel s'était dit avocat. Il avait
pris en effet pour cinquante francs des lettres de
gradué à Reims; il s'était fait mettre
à Paris sur le tableau des licenciés ès
lois; ainsi il y avait un fantôme de gradué pour
condamner ces pauvres enfants, et ils n'avaient pas un seul
avocat pour les défendre. L'état horrible
où ils furent pendant toute la procédure avait
tellement altéré leurs organes qu'ils
étaient incapables de penser et de parler, et qu'ils
ressemblaient parfaitement aux agneaux que Broutel vendit si
souvent aux bouchers d'Abbeville.
- Votre conseil, sire, peut
remarquer qu'on permet en France à un banqueroutier
frauduleux d'être assisté continuellement par un
avocat, et qu'on ne le permit pas à des mineurs dans un
procès où il s'agissait de leur vie.
- Grâce aux monitoires,
reste odieux de l'ancienne procédure de l'Inquisition,
Saucourt et Broutel avaient fait entendre cent vingt
témoins, la plupart gens de la lie du peuple; et de ces
cent vingt témoins, il n'y en avait pas trois
d'oculaires. Cependant il fallut tout lire, tout rapporter
cette énorme compilation, qui contenait six mille pages,
ne pouvait que fatiguer le parlement, occupé alors des
besoins de l'État dans une crise assez grande. Les
opinions se partagèrent, et la confirmation de
l'affreuse sentence ne passa enfin que de deux
voix.
- Je ne demande point si, au
tribunal de l'humanité et de la raison, deux voix
devraient suffire pour condamner des innocents au supplice que
l'on inflige aux parricides. Pugatschef, souillé de
mille assassinats barbares, et du crime le plus
avéré de lèse-majesté et de
lèse-société au premier chef, n'a subi
d'autre supplice que celui d'avoir la tête
tranchée.
- La sentence de Duval
Saucourt et du marchand de boeufs portait qu'on nous couperait
le poing, qu'on nous arracherait la langue, qu'on nous
jetterait dans les flammes. Cette sentence fut confirmée
par la prépondérance de deux voix.
- Le parlement a gémi
que les anciennes lois le forcent à ne consulter que
cette pluralité pour arracher la vie à un
citoyen. Hélas! m'est-il permis d'observer que chez les
Algonquins, les Hurons, les Chiacas, il faut que toutes les
voix soient unanimes pour dépecer un prisonnier et pour
le manger? Quand elles ne le sont pas, le captif est
adopté dans une famille, et regardé comme
l'enfant de la maison.
- Sire, mon application
à mes devoirs ne m'a pas permis d'être instruit
plus tôt des détails de cette
Saint-Barthélemy d'Abbeville. Je ne sais que
d'aujourd'hui que l'on destinait trois autres enfants à
cette boucherie. J'apprends que les parents de ces enfants,
poursuivis comme moi par Duval Saucourt et Broutel,
trouvèrent huit avocats pour les défendre,
quoiqu'en matière criminelle les accusés n'aient
jamais le secours d'un avocat quand on les interroge et quand
on les confronte. Mais un avocat est en droit de parler pour
eux sur tout ce qui ne concerne pas la procédure
secrète. Et qu'il me soit permis, sire, de remarquer ici
que chez les Romains, nos législateurs et nos
maîtres, et chez les nations qui se piquent d'imiter les
Romains, il n'y eut jamais de pièces secrètes.
Enfin, sire, sur la seule connaissance de ce qui était
public, ces huit avocats intrépides
déclarèrent, le 27 juin 1766
- 1° Que le juge
Saucourt ne pouvait être juge, puisqu'il était
partie (pages 15 et 16 de la
consultation)
- 2° Que Broutel ne
pouvait être juge, puisqu'il avait agi en plusieurs
affaires en qualité de procureur, et que son unique
occupation était alors de vendre des bestiaux
(page 17);
- 3° Que cette manoeuvre
de Saucourt et de Broutel était une infraction
punissable de la loi (mêmes pages).
- Cette décision de
huit avocats célèbres est signée: "
Cellier, d'Outremont, Muyart de Vouglans, Gerbier, Timbergue,
Benoist fils, Turpin, Linguet. "
- Il est vrai qu'elle vint
trop tard. L'estimable chevalier de La Barre était
déjà sacrifié. L'injustice et l'horreur de
son supplice, jointes à la décision de huit
jurisconsultes, firent une telle impression sur tous les coeurs
que les juges d'Abbeville n'osèrent poursuivre cet
abominable procès. Ils s'enfuirent à la campagne,
de peur d'être lapidés par le peuple. Plus de
procédures, plus d'interrogatoires et de confrontations.
Tout fut absorbé dans l'horreur qu'ils inspiraient
à la nation, et qu'ils ressentaient en
eux-mêmes.
- Je n'ai pu, sire, faire
entendre autour de votre trône le cri du sang innocent.
Souffrez que j'appelle aujourd'hui à mon secours le
jugement de huit interprètes des lois qui demandent
vengeance pour moi, comme pour les trois autres enfants qu'ils
ont sauvés de la mort. La cause de ces enfants est la
mienne. Je n'ai pas même osé m'adresser seul
à Votre Majesté, sans avoir consulté le
roi mon maître, sans avoir demandé l'opinion de
son chancelier et des chefs de la justice: ils ont
confirmé l'avis des huit jurisconsultes de votre
parlement. On connaît depuis longtemps l'avis du marquis
de Beccaria, qui est à la tête des lois de
l'empire. Il n'y a qu'une voix en Angleterre et dans le grand
tribunal de la Russie sur cette affreuse et incroyable
catastrophe. Rome ne pense pas autrement que
Pétersbourg, Astracan et Casan. Je pourrais, sire,
demander justice à Votre Majesté au nom de
l'Europe et de l'Asie. Votre conseil, qui a vengé le
sang des Calas, aurait pour moi la même
équité. Mais, étranger pendant dix
années, lié à mes devoirs, loin de la
France, ignorant la route qu'il faut tenir pour parvenir
à une révision de procès, je suis
forcé de me borner à représenter à
Votre Majesté l'excès de la cruauté
commise dans un temps où cette cruauté ne pouvait
parvenir à vos oreilles. Il me suffit que votre
équité soit instruite.
- Je me joins à tous
vos sujets dans l'amour respectueux qu'ils ont pour votre
personne, et dans les voeux unanimes pour votre
prospérité, qui n'égalera jamais vos
vertus.
- A Neufchatel, ce 30 juin
1775.
-
-
- PRÉCIS
- DE LA
PROCÉDURE D'ABBEVILLE.
- DU 26 SEPTEMBRE
1765.
-
- Un prévôt de
salle, nommé Étienne Naturé, ami de
Broutel, et buvant souvent avec lui, dit qu'il a entendu, dans
la salle d'armes, le sieur d'Étallonde avouer qu'il
n'avait pas ôté son chapeau devant la procession
des capucins, conjointement avec le chevalier de La Barre et le
sieur Moinel
- Et le même
Étienne Naturé se dédit entièrement
à la confrontation avec les sieurs chevaliers de La
Barre et Moinel, et déclare expressément que le
sieur d'Étallonde n'a jamais mis le pied dans la salle
d'armes.
-
- DU 28 SEPTEMBRE
1765
-
- Le sieur Aliamet
dépose avoir oui dire qu'un nommé Bauvalet avait
dit que le sieur d'Étallonde avait dit qu'il avait
trouvé chez ce nommé Bauvalet un médaillon
de plâtre fort mal fait, et qu'ayant proposé de
l'acheter de ce nommé Bauvalet, il avait dit que
c'était pour le briser, " parce qu'il ne valait pas le
diable ".
- Il ne spécifie point
ce que ce médaillon représentait, et on ne voit
pas ce qu'on peut inférer de cette déposition. On
a prétendu que ce plâtre représentait
quelques figures de la Passion, fort mal faites.
- Le même jour, Antoine
Watier, âgé de seize à dix-sept ans,
dépose avoir entendu le sieur d'Étallonde chanter
une chanson dans laquelle il est question d'un saint qui avait
eu autrefois une maladie vénérienne, et ajoute
qu'il ne se souvient pas du nom de ce saint. Le sieur
d'Étallonde proteste qu'il ne connaît ni ce saint
ni Watier.
-
- DU 5
DÉCEMBRE 1765.
-
- Marie-Antoinette Leleu,
femme d'un maître de jeu de billard, dépose que le
sieur d'Étallonde a chanté une chanson dans
laquelle Marie-Magdeleine avait ses
mal-semaines.
- Il est bien indécent
d'écouter sérieusement de telles sottises; et
rien ne démontre mieux l'acharnement grossier de Duval
Saucourt et de Broutel. Si Magdeleine était
pécheresse, il est clair qu'elle était sujette
à des mal-semaines, autrement des menstrues, des
ordinaires. Mais si quelque loustig d'un
régiment, ou quelque goujat, a fait autrefois cette
misérable chanson grivoise, si un enfant l'a
chantée, il ne paraît pas que cet enfant
mérite la mort la plus recherchée et la plus
cruelle, et périsse dans des supplices que les Busiris
et les Néron n'osaient pas inventer.
- Le même jour, le
sieur de Lavieuville dépose avoir ouï dire au sieur
de Saveuse qu'il a entendu dire au sieur Moinel que le sieur
d'Étallonde avait un jour escrimé avec sa canne
sur le pont neuf contre un crucifix de bois.
- Je réponds que non
seulement cela est très faux, mais que cela est
impossible. Je ne portais jamais de canne, mais une petite
baguette fort légère. Le crucifix qui
était alors sur le pont neuf était
élevé, comme tout Abbeville le sait, sur un gros
piédestal de huit pieds de haut, et par
conséquent il n'était pas possible d'escrimer
contre cette figure.
- J'ajoute qu'il eût
été à souhaiter que les choses saintes ne
fussent jamais placées que dans les lieux saints, et je
crois indécent qu'un crucifix soit dans une rue,
exposé à être brisé par tous les
accidents.
-
- DU 3 OCTOBRE
1765.
-
- Le sieur Moinel, enfant de
quatorze ou quinze ans, est retiré de son cachot; et,
interrogé si le jour de la procession des capucins il
n'était pas avec les sieurs d'Étallonde et de La
Barre, à vingt-cinq pas seulement du saint-sacrement;
s'ils n'ont pas affecté, par
impiété, de ne point se découvrir dans
le dessein d'insulter à la Divinité, et
s'ils ne se sont pas vantés de cette action
impie; s'il n'a pas vu le sieur d'Étallonde donner
des coups au crucifix du pont neuf; si le jour de la foire de
la Magdeleine le sieur d'Étallonde ne lui avait pas dit
qu'il avait égratigné une jambe du crucifix du
pont neuf a répondu non à toutes ces
demandes.
- On peut voir, par ce seul
interrogatoire, avec quelle malignité Duval et Broutel
voulaient faire tomber cet enfant dans le
piége.
- Pourquoi lui dire que la
procession des capucins n'était qu'à vingt-cinq
pas, tandis qu'elle était à plus de cinquante? Je
sais mieux mesurer les distances, dans ma profession
d'ingénieur, que tous les praticiens et tous les
capucins d'Abbeville.
- Pourquoi supposer que ces
enfants avaient passé vite, par
impiété, dans le temps qu'il faisait une
petite pluie et qu'ils étaient pressés d'aller
dîner? Quelle impiété est-ce donc de mettre
son chapeau pendant la pluie?
- Et remarquez
qu'après cet interrogatoire on le plongea dans un cachot
plus noir et plus infect, afin de le forcer, par ces
traitements odieux, à déposer tout ce qu'on
voulait.
-
- DU 7 OCTOBRE
1765.
-
- On interroge de
surcroît le sieur Moinel sur les mêmes articles; et
le sieur Moinel répond que non seulement le chevalier de
La Barre et le sieur d'Étallonde n'ont point
passé devant la procession, et ne se sont point couverts
par impiété; mais qu'il a passé plusieurs
fois avec eux devant d'autres processions, et qu'ils se sont
mis à genoux.
- A cette réponse si
ingénue et si vraie, le troisième juge,
nommé Villers, se récrie: " Il ne faut pas tant
tourmenter ces pauvres innocents. "
- Saucourt et Broutel, en
fureur, menacèrent cet enfant de le faire pendre s'il
persistait à nier. Ils l'effrayèrent; ils lui
firent verser des larmes. Ils lui firent dire, dans ce second
interrogatoire, une chose qui n'a pas la moindre vraisemblance:
que d'Étallonde avait dit qu'il n'y avait point de Dieu,
et qu'il ayait ajouté un mot qu'on n'ose
prononcer.
- Il faut savoir que dans
Abbeville il y avait alors un ouvrier nommé Bondieu, et
que de là vient l'infâme équivoque qu'on
employa pour nous perdre.
- Enfin ils lui firent
articuler même, dans l'excès de son
égarement, que d'Étallonde connaissait un
prêtre qui fournirait des hosties consacrées pour
servir à des opérations magiques, ainsi
que Duval et Broutel le donnaient à
entendre.
- Quelle extravagance! en
même temps quelle bêtise! Si dans ma
première jeunesse j'avais été assez
abandonné pour ne pas croire en Dieu, comment aurais-je
cru à des hosties consacrées avec lesquelles on
ferait des opérations magiques?
- D'où venait cette
accusation ridicule d'opérations magiques avec
des hosties? D'un bruit répandu dans la populace, qu'on
ne pouvait poursuivre avec tant de cruauté de jeunes
fils de famille que pour un crime de magie. Et pourquoi de la
magie plutôt qu'un autre délit? Parce qu'il y
avait des monitoires qui ordonnaient à tout le monde de
venir à révélation; et que, selon les
idées du peuple, ces monitoires n'étaient
ordinairement lancés que contre les
hérétiques et les magiciens.
- Les provinces de France
sont-elles encore plongées dans leur ancienne barbarie?
Sommes-nous revenus à ces temps d'opprobre où
l'on accusait le prédicateur Urbain Grandier d'avoir
ensorcelé dix-sept religieuses de Loudun, où l'on
forçait le curé Gauffridi d'avouer qu'il avait
soufflé le diable dans le corps de Magdeleine La Palu,
et où l'on a vu enfin le jésuite Girard
prêt d'être condamné aux flammes pour avoir
jeté un sort sur la Cadière?
- Ce fut dans cet
interrogatoire que cet enfant Moinel, intimidé par les
menaces du marchand de boeufs et du marchand de sang humain,
leur demanda pardon de ne leur avoir pas dit tout ce qu'on lui
ordonnait de dire. Il croyait avoir fait un péché
mortel, et il fit à genoux une confession
générale, comme s'il eût été
au sacrement de pénitence. Broutel et Duval rirent de sa
simplicité, et en profitèrent pour nous
perdre.
- Interrogé encore
s'il n'avait pas entendu de jeunes gens traiter Dieu de ....
dans une conversation, et s'il n'avait pas lui-même
appelé Dieu ...., il répondit qu'il avait tenu
ces propos avec d'Étallonde.
- Mais peut-on avoir tenu
tels discours tête à tête? Et si on les a
tenus, qui peut les dénoncer? On voit assez à
quel point celui qui interrogeait était barbare et
grossier, à quel point l'enfant était simple et
innocent.
- On lui demanda s'il n'avait
pas chanté des chansons horribles: ce sont les propres
mots. L'enfant l'avoua. Mais qu'est-ce qu'une chanson
ordurière sur les mal-semaines de la Magdeleine,
faite par quelque goujat il y a plus de cent ans, et qu'on
suppose chantée en secret par deux jeunes gens aussi
dépourvus alors de goût et de connaissances que
Broutel et Duval? Avaient-ils chanté cette chanson dans
la place publique? Avaient-ils scandalisé la ville? Non:
et la preuve que cette puérilité était
ignorée, c'est que Saucourt avait obtenu des monitoires
pour faire révéler, contre les enfants de ses
ennemis, tout ce qu'une populace grossière pouvait avoir
entendu dire.
- Pour moi, en
méprisant de telles inepties, je jure que je ne me
souviens pas d'un seul mot de cette chanson, et j'affirme qu'il
faut être le plus lâche des hommes pour faire d'un
couplet de corps de garde le sujet d'un procès
criminel.
- Enfin on m'a envoyé
plusieurs billets de la main de Moinel, écrits de son
cachot, avec la connivence du geôlier, dans lesquels il
est dit: " Mon trouble est trop grand; j'ai l'esprit hors de
son assiette; je ne suis pas dans mon bon sens. "
- J'ai entre les mains une
autre lettre de lui, de cette année, conçue en
ces termes:
- Je voudrais, monsieur,
avoir perdu entièrement la mémoire de l'horrible
aventure qui ensanglanta Abbeville il y a plusieurs
années, et qui révolta toute l'Europe. Pour ce
qui me regarde, la seule chose dont je puisse me souvenir,
c'est que j'avais environ quinze ans, qu'on me mit aux fers,
que le sieur Saucourt me fit les menaces les plus affreuses,
que je fus hors de moi-même, que je me jetai à
genoux, et que je dis oui toutes les fois que ce Saucourt
m'ordonna de dire oui, sans savoir un seul mot de ce qu'on me
demandait. Ces horreurs m'ont mis dans un état qui a
altéré ma santé pour le reste de ma
vie.
- Je suis donc en droit de
récuser de vains témoignages qu'on lui arracha
par tant de menaces et qu'il a désavoués, ainsi
que je me crois en droit de faire déclarer nulle toute
la procédure de mes trois juges, d'en prendre deux
à partie, et de les regarder, non pas comme des juges,
mais comme des assassins.
- Ce n'est que d'après
M. le marquis de Beccaria et d'après les jurisconsultes
de l'Europe que je leur donne ce nom, qu'ils ont si bien
mérité, et qui n'est pas trop fort pour leur
inconcevable méchanceté. On interrogea avec la
même atrocité le chevalier de La Barre, et,
quoiqu'il fût très au-dessus de son âge, on
réussit enfin à l'intimider.
- Comme j'étais
très loin de la France, on persuada même à
ce jeune homme qu'il pouvait se sauver en me chargeant, et
qu'il n'y avait nul mal à rejeter tout sur un ami qui
dédaignait de se défendre.
- On renouvela avec lui
l'impertinente histoire des hosties. On lui demanda si un
prêtre ne lui en avait pas envoyé, et s'il
n'était pas quelquefois sorti du sang de quelques
hosties consacrées. Il répondit avec un juste
mépris; mais il ajouta qu'il y avait en effet un
curé à Yvernot qui aurait pu, à ce qu'on
disait, prêter des hosties, mais que ce curé
était en prison. On ne poussa pas plus loin ces
questions absurdes.
- Je sens que la lecture d'un
tel procès criminel dégoûte et rebute un
homme sensé: c'est avec une peine extrême que je
poursuis ce détail de la sottise humaine.
- Interrogé s'il n'a
pas dit qu'il était difficile d'adorer un Dieu de pate,
a répondu qu'il peut avoir tenu de tels discours, et que
s'il les a tenus, c'est avec d'Étallonde; que s'il a
disputé sur la religion, c'est avec
d'Étallonde.
- Hélas! voilà
un étrange aveu, une étrange accusation. " Si
j'ai agité des questions délicates, c'est avec
vous; " ce si prouve-t-il quelque chose? ce si
est-il positif? est-ce là une preuve, barbares que vous
êtes? Je ne mets point de condition à mon
assertion je dis, sans aucun si, que vous êtes des tigres
dont il faudrait purger la terre.
- Et dans quel pays de
l'Europe n'a-t-on pas disputé publiquement et en
particulier sur la religion? Dans quel pays ceux qui ont une
autre religion que la romaine n'ont-ils pas dit et redit,
imprimé et prêché ce que Duval et Broutel
imputaient au chevalier de La Barre et à moi? Une
conversation entre deux jeunes amis n'ayant eu aucun effet,
aucune suite, n'ayant été écoutée
de personne, ne pouvait devenir un corps de délit. Il
fallait que les interrogateurs eussent deviné cet
entretien. Ces paroles, en effet, sont souvent dans la bouche
des protestants: il y en a quelques-uns établis, avec
privilége du roi, dans Abbeville et dans les villes
voisines. Les assassins du chevalier de La Barre avaient donc
deviné au hasard ce discours si commun qu'ils nous
attribuaient; et, par un hasard encore plus singulier, il se
trouva peut-être qu'ils devinaient juste, du moins en
partie.
- Nous avions pu quelquefois
examiner la religion romaine, le chevalier de La Barre et moi,
parce que nous étions nés l'un et l'autre avec un
esprit avide d'instruction, parce que la religion exige
absolument l'attention de tout honnête homme, parce qu'on
est un sot indigne de vivre quand on passe tout son temps
à l'opéra-comique ou dans de vains plaisirs, sans
jamais s'informer de ce qui a pu précéder et de
ce qui peut suivre la minute où nous rampons sur la
terre. Mais vouloir nous juger sur ce que nous avons dit, mon
ami et moi, tête à tête, c'était
vouloir nous condamner sur nos pensées, sur nos
rêves. C'est ce que les plus cruels tyrans n'ont jamais
osé faire.
- On sent toute
l'irrégularité, pour ne pas dire l'abomination,
de cette procédure aussi illégale
qu'infâme: car de quoi s'agissait-il dans ce
procès, dont le fond était si frivole et si
ridicule? D'un crucifix de grand chemin qui avait une
égratignure à la jambe. C'était là
d'abord le corps du délit, auquel nous n'avions nulle
part. Et on interroge les accusés sur des chansons de
corps de garde, sur l'Ode à Priape du sieur
Piron, sur des hosties qui ont répandu du sang, sur un
entretien particulier dont on ne pouvait avoir aucune
connaissance! Enfin, le dirai-je, on demanda au chevalier de La
Barre et au sieur Moinel si je n'avais pas été
à la garde-robe, pendant la nuit, dans le
cimetière de sainte-Catherine, auprès d'un
crucifix. Et c'était pour avoir révélation
de ces belles choses qu'on avait jeté des
monitoires.
- Si le conseil de Sa
Majesté très-chrétienne, auquel on aurait
enfin recours, pouvait surmonter son mépris pour une
telle procédure, et son horreur pour ceux qui l'ont
faite; s'il contenait assez sa juste indignation pour jeter les
yeux sur ce procès; si les exemples affreux des Calas et
des Sirven dans le Languedoc, de Montbailli dans Saint-Omer, de
Marin dans le duché de Bar, étaient
présents à sa mémoire, ce serait de lui
que j'attendrais justice. Je le supplierais de
considérer qu'au temps même du meurtre horrible du
chevalier de La Barre, huit fameux avocats de Paris
élevèrent leurs voix contre la sentence
d'Abbeville, en faveur de trois enfants poursuivis comme moi,
et menacés comme moi de la mort la plus
cruelle.
- J'ai pris la liberté
de mettre cette décision sous les yeux du roi: j'ose
croire que, s'il a daigné lire ma requête, il en a
été touché. Sa bonté, son suffrage,
sont tout ce que j'ambitionne, et tout ce qui peut me
consoler.
- D'ÉTALLONDE DE
MORIVAL.
Last modified: 21-Mar-00