- LETTRES
A M. DE VOLTAIRE SUR
- LA NOUVELLE
HÉLOÏSE OU ALOÏSIA
- DE
JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE
GENÈVE
- (1761)
-
- NOTICE:
Ces quatre Lettres qui, jusqu'à ce jour, n'ont
pas été admises dans les Oeuvres de
Voltaire, parurent en février 1761, in-8° de 29
pages. Le nom du marquis de Ximenez n'est pas sur le
frontispice, mais est au bas de la première lettre
cependant ces lettres ne sont pas de Ximenez; leur auteur est
Voltaire. Fréron le savait lorsqu'en rendant compte dans
l'Année littéraire (1761, VI, 350), il dit
qu'il n'est pas possible qu'un homme qui a du goût, de
l'esprit et de l'honnêteté, se soit
abandonné à de pareilles indécences contre
M. Rousseau.
- Voltaire
écrivait à d'Argental, le 16-18 février
1761, à l'occasion de ces lettres Mandez-moi qui les a
faites, ô mes anges! vous qui avez le nez fin. Il
écrivait à Damilaville le 18 février: Le
marquis de Ximenez n'a fait aucune difficulté d'y mettre
son nom. Je pourrais aussi citer les lettres à
Damilaville des 27 février, 19 mars, 22 avril à
Mme de Fontaine, du 27 février, à Cideville, du
26 mars.
- Quelques
années auparavant, Ximenez, qui était l'amant de
Mme Denis, avait, en quittant les Délices,
emporté le manuscrit de l'Histoire de la guerre de
1741, qui fut imprimée à l'insu de l'auteur.
Après un tort aussi grave, on conçoit que, sur la
proposition qui lui fut faite, le marquis n'ait fait aucune
difficulté d'y mettre son nom.
- Au reste,
Ximenez, qui n'est mort qu'en 1817, et à qui je parlai
un jour des Lettres sur la Nouvelle Héloïse,
me dit qu'il n'en était pas l'auteur. Il n'y a de
moi, ajouta-t-il, que les premières et les
dernières lignes de la première
lettre.
- Je ne suis
pas le seul à qui le marquis ait fait cette
déclaration, que confirmait un manuscrit
possédé par Mme Dufour de Villeneuve, soeur de
Naigeon. Dans ce manuscrit les premières et
dernières lignes de la première lettre sont de la
main de Ximenez. Je ne sais de qui est le commencement du
manuscrit; mais à partir de la fin de la
troisième lettre, il est de la main de Wagnière,
secrétaire de Voltaire. Dans la première lettre,
il y a en interligne des corrections de la main de Ximenez,
qui, la plupart du temps, n'a fait que substituer la
première personne du singulier à la
première personne du pluriel. Les changements à
la seconde lettre, aussi en interlignes, sont de la main de
Voltaire. 15 juin 1830. .
-
-
- PREMIÈRE
LETTRE.
- A qui
pourrais-je adresser mes doutes qu'à vous, monsieur, qui
avez encore illustré par votre génie une nation
que les Corneille et les Racine avaient rendue la
première de l'Europe?
- Je ne sais
plus de quels termes il faut se servir. Si je compare le
langage des plus orgueilleux écrivains de notre
siècle à celui des bons auteurs du siècle
de Louis XIV ou au vôtre, je n'y trouve rien qui se
ressemble. Je veux bien croire qu'on a aujourd'hui plus de
goût, plus de talent, plus de lumières que du
temps des Pascal, des Racine et des Boileau. Concevez donc ma
juste affliction de ne pouvoir entendre les nouveaux
génies qu'il faut admirer. Je viens de parcourir une
brochure où les choses dont l'auteur rend compte sont
au parfait: j'ai cru d'abord qu'il voulait parler de
quelques verbes; point du tout, c'est de peinture et de
sculpture. Une princesse, dans un roman , est bien
éduquée: cela veut dire qu'elle a reçu
une éducation digne d'elle, qu'elle est bien
élevée; on y voit une pitié tendre
à tous les maux d'autrui; une oisiveté qui
engendre des jeux; des yeux qui deviennent fixés
en terre; une héroïne de roman
affectée de pitié, et qui
élève à son amant ses timides
supplications. Cette héroïne remplit des
soins, au lieu de remplir des devoirs, et de rendre des
soins. Son extrême amour est exposé à
des tragédies. Son teint fleuri outrage son
amant. Cette pénitente avait une si affreuse
idée du premier pas, qu'à peine voyait-elle au
delà nul intervalle, jusqu'au dernier; mais son
amant y voyait la tendre sollicitude de
l'amour.
- Aussitôt
Julie couvre ses regards d'un voile, et met une
entrave à son coeur. Une faveur! ah, c'est un
tourment horrible! lui dit son amant, garde tes baisers,
ils sont trop âcres.
- Après
l'âcreté de ces baisers, l'amant fait vingt lieues
en trois jours; mais chaque pas séparait son corps de
son âme. Daignerez-vous, monsieur, me dire en passant
comment ce corps et cette âme, qui étaient
séparés au premier pas, se
séparèrent encore aux autres pas, et se
retrouvèrent ensuite au dernier pas?
- Quand le
corps de l'amant a retrouvé son âme, il
écrit à sa maîtresse que « les lois
les plus sévères ne peuvent leur imposer d'autre
peine que le prix même de leur amour. » Il est
à croire que sa maîtresse n'entendit rien à
ce galimatias. Mais pour le payer en même monnaie, elle
lui mande qu'elle « cultive l'espérance », et
qu'elle « la voit flétrir tous les jours »;
l'autre lui répond, en renchérissant, que «
leurs âmes, épuisées d'amour et de peine,
se fondent, et coulent comme l'eau ».
- Il peut
être fort plaisant de voir couler une âme; mais
pour l'eau, c'est d'ordinaire quand elle est
épuisée qu'elle ne coule plus: je m'en rapporte
à vous. Cependant, monsieur, ces deux âmes qui
coulent ne peuvent suffire à leur
félicité infinie. Nos deux amants, qui
coulaient ainsi, se parlèrent à l'oreille; mais
Julie trembla qu'on ne cherchât du mystère
à cette chucheterie.
- Julie,
rentrée chez elle, écrivit une lettre tendre au
chucheteur: « Baise cette lettre, et saute de joie »,
lui dit-elle. « Ah! tyran, tu veux en vain m'asservir;
pardonne, ô mon doux ami, ces mouvements involontaires!
»
- Cependant le
doux ami était affamé de transports, et il
attendait le moment tardif de voir sa maîtresse
avec une douloureuse impatience. Pour apaiser cette faim,
l'impatient ami s'en alla loin d'elle, entendre de la
musique, non pas de la musique française, « car,
dit-il, la mélodie qui ne parle point chante toujours
mal; et voici, continue-t-il, l'erreur des Français sur
les forces de la musique; ils ne peuvent avoir une
mélodie à eux, sur une poésie
maniérée qui ne connut jamais la nature
».
- Mon doux
ami, grand philosophe, qui connaît la nature, et qui
d'ailleurs est assez ivrogne, s'avisa, étant ivre, de
dire beaucoup d'ordures à sa respectable
maîtresse: celle-ci écouta patiemment cette
mélodie française qui n'était point
maniérée; mais le lendemain elle lui en fit de
doux reproches, en lui avouant qu'elle avait entendu souvent de
« ces expressions-là, en passant son chemin, mais
que l'amour est le plus chaste de tous les liens: que pour une
femme qui aime, il n'y a point d'homme que son amant, et qu'un
amant est un être bien plus sublime qu'un homme »;
sur quoi l'auteur met en marge cette belle réflexion
morale: « O Amour, si je regrette l'âge où
l'on te goûte, ce n'est pas pour l'heure de la
jouissance. »
- Notre amant
ayant ensuite rencontré un pair d'Angleterre en Suisse
causa avec lui jusqu'à l'heure du dîner, et fit
apporter un poulet. La maîtresse ne manqua pas de
parler aussi à ce pair; elle lui dit que « dans un
moment où l'épreuve se prépare au dehors,
le sage se portant partout avec lui, porte aussi partout son
bonheur ». Cette légère ironie de la douce
amie ne pouvait, dit-il, fâcher le pair: car, quoiqu'elle
ne fît pas grand cas de la philosophie
parlière (elle veut dire apparemment une philosophie
qui n'est qu'en paroles), un honnête homme a toujours
quelque honte de changer de maxime du soir au
matin.
- Vous saurez,
monsieur, que le pair d'Angleterre avait un ami qui
n'était pas de son vol; car il n'avait pas le
penser mâle des âmes fortes. La douce amie,
qui avait le pensée plus mâle, fit présent
de quelques écus à son amant le philosophe, qui
avait aussi le penser fort mâle, mais qui était un
pauvre homme du pays. Elle dit que « son doux ami n'en a
ni paru humilié, ni prétendu en faire une affaire
».
- Le doux ami
se trouva bientôt à son aise; il reçut une
bonne pension du pair d'Angleterre, à qui il avait
donné un poulet: « Il s'en va, dit-il, faire figure
à Paris »; ce noble philosophe va même dans
un mauvais lieu, et il écrit à sa
maîtresse. « Pour ici où nulle affaire ne
m'attache, je continuerai à vivre à ma
manière. »
- Comme il est
extrêmement amoureux de sa Julie, il lui écrit de
longues lettres, dans lesquelles il ne lui parle que de la
bonne compagnie de Paris. « Il faut, dit-il, changer de
principe comme d'assemblée, modifier son esprit à
chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise; quitter
en entrant son âme, et en prendre une autre aux couleurs
de la maison, comme un laquais. »
- Vous sentez,
monsieur, qu'on ne peut mieux connaître, ni peindre plus
parfaitement les sociétés de Paris, ni s'exprimer
avec plus de délicatesse. Il voit tout, il observe tout
dans Paris; il ne parle que de ses belles observations à
sa maîtresse, tant il est affamé de transports.
« J'assignerai, dit-il, les différences à
mesure que je parcourrai les autres pays, comme on
décrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un
sapin. »
- Remarquez
surtout, monsieur, que tout ce qu'il craint dans Paris,
c'est d'avoir contribué pour sa part aux
désordres qu'il y remarque. Il tremble de n'y
être qu'un bourgeois, parce qu'il a l'honneur
d'être citoyen de Genève; et il attend le moment
où il pourra décrire en Angleterre l'olivier sur
le saule, en soupirant de temps à autre pour les beaux
yeux de sa Julie: car il est bien ennuyé de voir des
Français qui sont autant de marionnettes
clouées sur la même planche. La
nécessité d'avoir un carrosse est surtout ce qui
l'effraye; il prétend qu'un carrosse n'est pas tant
pour se conduire que pour exister; il se conduit pourtant
quelquefois en carrosse; mais il est très indigné
de la manière intrépide et curieuse dont les
femmes fixent les gens. Il remarque surtout que la gorge
d'une femme n'est point à elle, qu'il a bien l'art de
les observer, et que cet art n'est pas difficile
vis-à-vis des femmes de Paris.
- Dans ses
curieuses observations, il trouve que les airs de notre musique
ressemblent tout à fait à la course d'une oie
grasse ou d'une vache qui galope. Enfin il donne dans le
persiflage de ses amis.
- Voilà,
monsieur, une partie des expressions sublimes qui m'ont
frappé dans le premier et le second volume de la
Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau,
ouvrage dans lequel cet homme se met si noblement au-dessus des
règles de la langue et des bienséances, et daigne
y marquer un profond mépris pour notre nation. C'est un
service qu'il nous rend, puisqu'il nous corrigera. Mais, en
attendant que nous lui en fassions de très humbles
remerciements, permettez-moi d'avoir l'honneur de vous dire
dans ma première lettre ce que c'est que ce roman, et
vous verrez si le fonds est digne du style..
- J'ai
l'honneur d'être, monsieur, avec les sentiments de la
plus tendre vénération,
- Votre
très humble et trés obéissant
serviteur,
- Le marquis
DE XIMENEZ.
-
-
-
- DEUXIÈME
LETTRE.
- MONSIEUR,
- Qui ne
connaît les aventures d'Héloïse et
d'Abélard? Qui ne sait que cet homme illustre
balança toujours la réputation de saint Bernard,
et quelquefois son crédit? Il eut un mérite
très rare, des faiblesses communes, des malheurs
singuliers. Les amours et les lettres d'Abélard et
d'Héloïse vivront éternellement:
- Vivunt
qui commissi calores
- Helosiae
calamis puellae.
- La
vérité surtout met le sceau de
l'immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants
s'écrivirent. Elles ont été traduites en
vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s'est
mis à inventer cette ancienne histoire sous d'autres
noms; mais, fâché qu'un homme aussi bien fait, et
d'une figure aussi agréable qu'on nous peint
Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le
principal mérite de sa figure, il a retranché de
son roman cette particularité de l'histoire: et comme il
est aussi grand, aussi noblement fait qu'Abélard; comme
il est, ainsi que lui, l'objet des soupirs de toutes les dames
de Paris, il s'est fait le héros de son roman. Ce sont
les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu'on lit dans la
Nouvelle Héloïse, et que malheureusement
vous n'avez pas lues.
- Pour
ennoblir les personnages et le lieu de la scène,
Jean-Jacques a choisi pour son théâtre un petit
pays sujet d'un canton suisse. Le principal personnage est une
espèce de valet suisse, qui a un peu
étudié, et qui enseigne ce qu'il sait à
une Julie, fille d'un baron du pays de Vaud. Vous savez
qu'il n'y a rien de plus grand que ces barons. Le petit valet,
philosophe suisse, débite à Julie son
écolière la morale d'Épictète, et
lui parle d'amour. Julie, en présence de sa cousine
Claire, donne à son maître un baiser très
long et très âcre dont il se plaint
beaucoup, et le lendemain le maître fait un enfant
à l'écolière. Les dames pourraient croire
que c'est là la conclusion du roman; mais voici,
monsieur, par quelle intrigue délicate, par quels
événements merveilleux ce roman philosophique
dure encore cinq tomes entiers après la
conclusion.
- Il y avait
en Suisse un pair d'Angleterre, qui vivait dans un village pour
se former et pour s'instruire. Milord Édouard, ayant
entendu parler des charmes, perfections, et
commodités qu'en sa voisine on disait être, ne
manqua pas de la demander en mariage à son père.
Cet Anglais était fier, un peu dur, un peu ivrogne, et
croyait aimer la musique italienne, le tout en digne pair de la
Grande-Bretagne. Le valet philosophe était assez ivrogne
aussi; milord but du punch avec le valet, Ils parlèrent
de leur maîtresse: milord s'aperçut bien, tout
ivre qu'il était, que le philosophe suisse avait les
bonnes grâces de l'héroïne destinée
à être pairesse d'Angleterre. Il y eut un
démenti de donné. Le valet amoureux sauta
noblement à son épée, milord Edouard
à la sienne; mais le bon génie de ces deux
champions, ou plutôt le génie de l'auteur, les
sauva d'une mort inévitable par une des aventures les
plus surprenantes qu'on ait jamais lues dans aucune histoire
écrite en roman, ou dans aucun roman écrit en
histoire,
- Milord
Édouard, en poussant sa première botte, se donna
une entorse; cet incident ingénieux fit qu'on ne se
battit point. Jean-Jacques sortit de la chambre, alla cuver son
punch, et envoya ensuite un cartel à milord, comme il se
pratique entre gens de qualité, le priant civilement de
se couper la gorge avec lui quand il pourrait s'aider de son
pied. La belle Julie, effrayée, tremblante pour les
jours du précepteur dont elle était grosse,
sachant qu'il n'y a rien de si commun que de voir des
précepteurs se battre contre des membres de la chambre
haute en Suisse, étant informée de plus que
milord Édouard avait déjà tué cinq
ou six hommes en faisant ses études, écrivit
aussitôt une lettre raisonnée à son tendre
amant contre la mode des duels, et lui prouva que rien
n'était plus lâche que de se battre contre un pair
d'Angleterre. Elle fit plus: comme elle était
extrêmement prudente, très réservée
dans sa conduite et dans ses paroles, pleine de pudeur, n'osant
s'avouer à elle-même son amour pour le
précepteur, elle prit le parti d'écrire à
milord la lettre du monde la plus circonspecte, par laquelle
elle lui avoua qu'elle était folle du philosophe, et lui
fit entendre qu'elle pourrait même dans quelques mois
accoucher d'un enfant de sa façon. C'était, comme
on voit, de quoi désarmer milord. Il demanda
aussitôt pardon au précepteur devant
témoins, et lui dit « Jean-Jacques, puisque vous
avez fait un enfant à milady, vous aurez à jamais
l'amitié de tous les pairs d'Angleterre, et
particulièrement la mienne. » Le parlement
d'Angleterre ne fait pas l'amour autrement; il devint
sur-le-champ son confident, son ami intime; ils
causèrent quatre heures ensemble de leurs amours, et ce
fut après cet entretien que le précepteur fit
apporter un poulet, comme vous l'avez déjà pu
voir dans ma précédente lettre, où il
n'était question que de la noblesse du
style.
- Milord,
après avoir mangé le poulet, ne s'en tint pas.
là; il courut sur-le-champ chez M. le baron du pays de
Vaud, à qui il avait demandé sa fille en mariage,
et la lui demanda pour le précepteur Jean-Jacques.
Le baron fut assez malavisé et assez imprudent pour
dire qu'on se moquait de lui, et que Jean-Jacques, quelque
grand philosophe qu'il pût être, et quoiqu'il
eût un père excellent garçon horloger, qui
avait porté un mois le mousquet, n'était point
pourtant fait pour épouser la fille d'un
baron.
- Milord
trouva la réponse du père très ridicule,
et lui soutint qu'il n'y avait point de baron en Suisse qui ne
dût être très honoré de donner sa
fille à un philosophe; qu'il savait bien que
Jean-Jacques n'était qu'un gueux, mais qu'il lui donnait
la moitié de son bien en mariage, attendu qu'une fois,
en passant par Genève, il avait entendu parler ce grand
homme sur l'égalité des conditions, et
prouver démonstrativement qu'un garçon horloger
qui sait lire et écrire est parfaitement égal aux
grands d'Espagne, aux maréchaux de France, aux ducs et
pairs d'Angleterre, aux princes de l'Empire, et aux syndics de
Genève.
- Le baron du
pays de Vaud s'échauffa furieusement à ce
discours; et, sans un tiers, ils allaient se battre, car milord
n'était pas si endurant avec les barons qu'avec les
Jean-Jacques.
- Dès
que la belle Julie eut appris la manière gracieuse dont
son père avait reçu les agréables
propositions de milord, elle ne manqua pas d'aller remontrer
à monsieur son père tout le mérite du
philosophe; elle lui fit voir combien ces gens-là
étaient au-dessus des autres hommes, et à quel
point ils étaient nécessaires dans les familles,
et surtout auprès des demoiselles qui veulent lire
Plutarque et apprendre l'orthographe. Le père,
ennuyé de toute cette philosophie, donna un
énorme soufflet à la belle Julie, laquelle du
coup tomba sur une chaise de paille, meuble fort ordinaire dans
le pays de Vaud; elle se blessa en tombant, et fit quelque
temps après un faux germe, ce qui priva malheureusement
la Suisse d'un petit Jean-Jacques, qui en eût fait les
délices et l'admiration.
- Cependant il
faut avouer que le baron, quoiqu'il donnât des soufflets,
était, dans le fond, un assez bon homme. Il fit
danser sa fille sur ses genoux après l'avoir
souffletée, et il ne fut plus question de M. le
précepteur.
- Voilà
encore le roman fini, à moins que Jean-Jacques ne
répare la perte du faux germe, et ne fasse un second
enfant à sa Suissesse. Mais un nouvel ordre de choses se
présenta pour exercer toutes les vertus de ce tendre
amant, et pour le rendre l'homme le plus accompli que nous
ayons eu en Europe.
- Il avait,
comme nous l'avons dit, le coeur extrêmement haut, et
n'était pas homme à recevoir des gages,
parce que ce mot de gage pourrait détruire, dans
l'esprit de ceux qui ne pensent point, l'idée de cette
égalité parfaite que Dieu a mise entre toutes les
conditions. Jean-Jacques ne reçut donc point de gages,
mais une douzaine d'écus que lui donna sa belle
maîtresse; il daigna accepter aussi quelques
guinées de milord avec une petite pension, moyennant
quoi il alla briller à Paris dans le beau monde, de peur
que M. le baron ne le fit jeter, en Suisse, par les
fenêtres de sa chaumière, qu'il appelait
château.
- Dès
qu'il fut à Paris, où il porta toujours dans son
coeur l'image de sa chère Julie, il vit que la
philosophie bien entendue admettait des consolations, et
aussitôt il en alla chercher chez les filles de joie avec
la meilleure compagnie de Paris, semblable à Don
Quichotte, qui adorait Dulcinée du Toboso dans les bras
de Maritorne. Il instruisit aussitôt sa belle Suissesse
de cette petite infidélité, qui n'était au
fond qu'un sacrifice fait sur un autel étranger à
la vraie divinité qui régnait sur son
âme.
- Quelque
temps après cet événement, Jean-Jacques
eut la petite vérole; mais il ne nous dit pas
tout
- Supprimit
orator, quod rusticus edit inepte.
- Sa
maîtresse ne prit pas tout à fait les mêmes
remèdes contre l'amour; mais elle épousa, pour se
dépiquer, un gros Russe naturalisé dans le pays
de Vaud, assez semblable au bon Suisse que Mme la duchesse du
Maine donna à Mlle de Launay . Quand ce bonhomme fut en
possession des charmes de la belle Julie, c'était bien
là le cas pour Jean-Jacques de chercher ses consolations
ordinaires; mais il aima mieux faire le tour du monde avec
l'amiral Anson. Il assista à la prise du fameux vaisseau
de Manille, et eut pour son droit de présence une part
très considérable du butin: nous ne savons pas ce
que cet argent est devenu; mais il est à croire que
Jean-Jacques est aujourd'hui un des plus riches marins du
canton de Berne que nous ayons à Paris. C'est
apparemment avec cet argent qu'il se fit faire un bon habit
à son retour, acheta une chaise de poste pour aller
rendre ses respects, dans le pays de Vaud, à Mme Julie
et à M. le Russe, son mari. Il s'appelait Volmar:
c'était un homme de près de cinquante ans, encore
assez frais, qui ne riait jamais, mais qui trouvait bon qu'on
rît quelquefois, pourvu que ce ne fût pas de
lui.
- M. de Volmar
le reçut à bras ouverts: « Monsieur, lui
dit-il, comme vous avez été l'amant de ma femme,
je me flatte que vous serez toujours son bon ami, et que vous
voudrez bien être le mien nous vivrons tous trois
familièrement en bons Suisses avec nos parents, comme si
de rien n'était, et vous pouvez compter que cette petite
vie sera le modèle de la philosophie et du bonheur.
»
- Le voyageur
fut tout étonné de trouver M. de Volmar si
savant; mais Julie, en personne discrète, avait
avoué, dans une soirée d'hiver, à son
mari, ne sachant que faire, qu'elle avait autrefois
couché avec le philosophe; et elle toucha même
quelque chose du faux germe. Son gros Russe-Suisse ne
s'en embarrassa pas, ayant peut-être en sa personne de
quoi négliger ce point-là. Il aimait aussi
à boire, comme milord et Jean-Jacques, et disait, dans
ses goguettes, qu'il était très content du
tonneau quoiqu'un autre l'eût percé; propos,
à la vérité, qui ne sent pas l'homme
élevé à la cour, mais très
convenable à la noble simplicité du pays dont
il avait (dit-il) adopté les
maximes.
- Jean-Jacques
vécut depuis fort uniment entre son ancien cocu et son
ancienne maîtresse. Il entra dans tous les détails
des soins domestiques. Il avoue qu'à la
vérité madame était un peu gourmande; mais
aussi elle ne prenait jamais du café, ou le
café que dans son entresol. Enfin la belle Julie
devint dévote, et mourut ensuite calviniste, trouvant
notre religion très ridicule et très
vénale.
- Toutes ces
grandes aventures sont ornées de magnifiques lieux
communs sur la vertu. Jamais catin ne prêcha plus, et
jamais valet suborneur de filles ne fut plus philosophe.
Jean-Jacques a trouvé l'heureux secret de mettre dans ce
beau roman de six tomes, trois à quatre pages de faits,
et environ mille de discours moraux. Ce n'est ni
Télémaque, ni la Princesse de
Clèves, ni Zaïde c'est JEAN-JACQUES tout
pur.
-
-
-
- TROISIÈME
LETTRE.
- MONSIEUR,
- En
parcourant le roman de Jean-Jacques, nous avons bien vu qu'il
n'avait nulle intention de faire un roman. Ce genre d'ouvrage,
quelque frivole qu'il soit, demande du génie, et surtout
l'art de préparer les événements, de les
enchaîner les uns aux autres, de nouer une intrigue et de
la dénouer. Jean-Jacques a voulu seulement, sous le
titre de la Nouvelle Héloïse, instruire
notre nation, et la célébrer pour le prix des
bontés qu'il a toujours reçues
d'elle.
- Ses
instructions sont admirables. Il nous propose d'abord de nous
tuer; et il prétend que saint Augustin est le premier
qui ait jamais imaginé qu'il n'était pas bien de
se donner la mort. Dès qu'on s'ennuie, selon lui, il
faut mourir. Mais, maître Jean-Jacques, c'est bien pis
quand on ennuie! Que faut-il faire alors?
Réponds-moi.
- Si on t'en
croyait, tout le petit peuple de Paris prendrait vite
congé de ce monde; ce n'est que dans le pays de Vaud
qu'on doit avoir envie de vivre et de rire; mais à
Paris, le riche, dit-il, « arrache un reste de pain noir
à l'opprimé qu'il feint de plaindre en public
».
- Il est
étrange, monsieur, que Jean-Jacques ne sache pas que
personne ne mange de pain bis à Paris, qu'il y est
inconnu, et qu'il s'en faut beaucoup que M. Volmar, et son
baron, et sa Julie, aient mangé du pain aussi blanc
qu'en mange le dernier des pauvres de Paris. C'est une des
choses qui étonne le plus les étrangers dans
notre vasté et opulente ville. Le bon petit homme nous
parle des cinquièmes étages: il y a
été souvent; il dit que c'est là qu'on
apprend à connaître les véritables moeurs
de la ville; qu'il y retourne donc, et il verra si l'on y mange
du pain noir, comme il nous le reproche.
- Il n'est pas
plus content de nos hôtels, et de ce qui s'y passe, que
des réduits des artisans. « De quelque sens,
dit-il, qu'on envisage les choses, tout n'est ici que jargon;
l'honnête homme d'ici n'est point celui qui fait de
bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses. » Ah!
mon doux ami, crois au moins que ceux qui ont donné le
couvert, le vêtement, la nourriture à un seigneur
étranger venu de Genève, pensaient au moins faire
une bonne action.
- Si tu
méprises si fort les grands et les petits, un seigneur
d'une figure aussi distinguée que la tienne, un homme
couru de toutes les belles, devrait au moins épargner
nos dames. Non; elles ne sont pas si maigres ni si
tannées que lu le dis. Les dames du pays de Vaud leur
sont infiniment supérieures, nous le savons; mais il
reste encore quelques grâces à nos Parisiennes.
Tes beaux yeux n'ont pas tourné sur elles de favorables
regards. Quoi! illustre amant de Julie, tu leur trouves le
maintien soldatesque et le ton grenadier, depuis le faubourg
Saint-Germain jusqu'aux halles! O vous, charmantes et
respectables beautés! qui peut-être portez dans
vos coeurs les sentiments les plus tendres, mais qui portez sur
vos visages enchanteurs les traits de la modestie; vous dont la
voix est aussi douce que les regards de vos yeux; vous
seriez-vous attendues que le plus brillant Seigneur que nous
ayons jamais eu à Paris ne trouverait, dans vos
maigres visages, que des faces de grenadiers? Ah!
si quelque véritable grenadier apprenait!... Mais non,
il ne faut pas se fâcher contre Jean-Jacques.
- Que dis-je?
hélas! on ne va se fâcher que trop; cachez-vous
vite, ou partez. Pauvre malheureux! comment vous est-il
échappé de dire qu'il y a vingt à parier
contre un qu'un gentilhomme descend d'un fripon? Ne
savez-vous pas qu'un Montmorency , qui a l'honneur de vous
loger, est un assez bon gentilhomme?
- Nous avouons
que votre père, qui porta un mois le mousquet,
comme vous le dites, sous le général Saconnay,
allait de pair avec les Montmorency, les Soubise, les Bouillon,
les Châtillon, les Choiseul, les Tonnerre, les Beauvau,
etc. Mais plus on est grand, mon ami, et plus il faut
être modeste; ayant surtout quitté votre patrie
où vous avez joué un si grand rôle,
étant devenu si à la mode parmi nous et nous
faisant l'honneur d'être depuis si longtemps notre
compatriote, vous auriez dû ne pas dire que la
noblesse d'Angleterre est la plus brave de l'Europe; un
gentilhomme tel que vous doit sentir que c'est là un
point bien délicat. Vous savez que le roi a plus de
noblesse dans ses armées que l'Angleterre n'a de soldats
en Allemagne; je serais fâché qu'il se
trouvât quelque garde de Sa Majesté qui prît
vos expressions à la lettre.
- Si
Jean-Jacques attaque la noblesse, il était de la
prudence d'un philosophe tel que lui de ménager la robe;
mais il s'en va, mal à propos, attaquer un arrêt
du parlement de Paris. Il trouve mauvais qu'on ait cassé
un mariage qui n'était point fait selon les lois. «
Ce chaste noeud de la nature n'est soumis ni au pouvoir
souverain, ni à l'autorité paternelle, mais
à la seule autorité du père commun qui
sait commander aux coeurs, et, leur ordonnant de s'unir, les
peut contraindre à s'aimer.
- Telle est la
décision de mon doux ami; cela peut mener loin. La fille
d'un duc et pair pourra, quand elle voudra, épouser,
à l'àge de quinze ans, le fils du relieur des
livres de Jean-Jacques, pour peu qu'il soit joli et qu'il ait
quelquè teinture de philosophie, attendu
l'égalité parfaite que mon doux ami admet entre
les relieurs de livres et les pairs de France. Et
lui-même, qui est orné des dons les plus
séduisants de la nature et dont le premier abord
enchante, tournera la tête à quelque princesse et
fera un mariage tel que M. de Lauzun, sans que le roi puisse y
trouver à redire. Car, remarquez que M. de Lauzun
était un homme de qualité; qu'un simple
gentilhomme approche de ce rang; qu'un conseiller se croit
égal à un gentilhomme; qu'un officier municipal
se croit égal à un conseiller; qu'un citoyen de
Genève se croit égal à un officier
municipal; que par conséquent il n'y a nulle
différence entre Jean-Jacques et le comte de Lauzun, qui
épousa Mademoiselle; qu'ainsi il est clair que mon doux
ami épousera une princesse du sang avant qu'il soit peu,
et qu'il aura encore le plaisir de faire les vers et la musique
de l'épithalame.
-
-
-
- QUATRIÈME
LETTRE.
- MONSIEUR,
- Je
frémis pour notre ami Jean-Jacques, je tremble pour ses
jours. Il est vrai que le clergé, la noblesse, le
parlement, et les dames même, n'ont fait que rire de ses
injures et de ses systèmes; heureusement même pour
lui, l'ennui que causent ses six volumes est si prodigieux que
bien des gens, qui auraient remarqué ses petites
témérités, ont mieux aimé laisser
là le livre que de rechercher l'auteur. Mais hier il
arriva du scandale.
- Jean-Jacques,
passant dans la rue près de l'opéra, fut
arrêté par cinq ou six virtuoses de l'orchestre,
qui le traitèrent un peu rudement; il se sauva dans une
maison dont la porte était ouverte, et grimpa à
un de ces cinquièmes étages où il dit
qu'on apprend mieux qu'ailleurs à connaître les
moeurs de la ville. Les violons montèrent après
lui; Jean-Jacques se réfugia dans une chambre assez
dérangée, où il trouva une dame
penchée négligemment sur un canapé un peu
déchiré.
- C'était
précisément la même dame chez laquelle il
s'était consolé des tourments de l'absence, et de
chez qui il avait rapporté en Suisse les principes
secrets de ce qu'il appelle la petite vérole. La dame,
éperdue, se jeta entre lui et les
assaillants.
- Eh! mon
Dieu, leur dit-elle, messieurs, pourquoi battez-vous ce
magnifique seigneur, qui soupe chez moi quelquefois avec des
officiers étrangers?
- - Ah!
coquin, dit le premier violon, nous t'apprendrons si
l'ennuyeux et lamentable chant français ressemble aux
cris de la colique comme tu l'écris.
- - Viens
çà, viens çà, dit l'autre; celui
que lu appelles le bûcheron va frapper sur toi la
mesure.
- - Va, va,
la vache qui galope t'attrapera », disait un
troisième.
- Un
quatrième s'écriait: « Tu ne mangeras pas de
l'oie grasse.
- - Pardon,
messieurs, dit mon doux ami, se jetant à genoux, je n'y
retournerai plus; c'est une méprise de Suisse, je suis
votre serviteur à tous; je fais moi-même de la
musique française, j'en ai copié toute ma
vie.
- - Tu en
es plus coupable, » répliqua un des violons, en
lui donnant un coup d'archet des plus forts sur le
nez.
- La dame
jetait les hauts cris. « Vous vous méprenez,
messieurs, c'est un citoyen de Genève, vous dis-je.
»
- Les violons
n'entendaient point raison, les coups d'archet pleuvaient;
Jean-Jacques fuyait dans tous les coins de la chambre; il se
penchait à la fenêtre pour ne recevoir les coups
que sur son derrière. En se penchant, il aperçut
un grand homme vêtu de noir, sec, décharné,
la face allongée, le nez pointu, le corps plié en
deux, monté sur deux bâtons de cire noire, qu'on
appelait ses jambes, une main dans la poche, et l'autre en
l'air battant la mesure.
- A cette
figure, Jean-Jacques reconnut Rameau. « A mon secours!
s'écria-t-il, mon bon monsieur Rameau, à mon
secours! L'orchestre me tue, il a toujours fait mon supplice:
à l'aide! au guet! au meurtre! faut-il avoir eu toute ma
vie les oreilles écorchées par les filles de
l'opéra, pour expirer aujourd'hui sous les
violons?
- Rameau monta
paisiblement en fredonnant un air, et vint voir sur quel ton
étaient les choses. Il trouva les archets brisés,
une grosse dame en jupon sale, tout éplorée, et
le nez du doux ami tout sanglant.
- Rameau, en
maître souverain de l'orchestre, fit ralentir la mesure;
et, après avoir écouté patiemment, pour la
première fois de sa vie, les violons de l'Opéra:
« Ne vous fâchez pas, leur dit-il,
messieurs; c'est un pauvre fou qui n'est pas si
méchant qu'on le croit; sa folie consiste dans les
inconséquences,et dans une vanité dont aucun
barbier n'approcha jamais. Il a fait une mauvaise
comédie, et il a écrit contre la comédie;
il a publié que le théâtre de Paris
corrompait les moeurs, et il vient de donner au public un roman
d'Héloïse ou d'Aloïse, dont
plusieurs endroits feraient rougir madame que voilà, si
elle savait lire. Il est allé à Genève
abjurer la religion catholique pour vivre en France. Le pauvre
homme a fait lui-même de la musique française, que
j'ai eu la bonté de corriger. Il a imprimé, dans
le Dictionnaire encyclopédique, quelques
âneries sur l'harmonie, qu'il m'a fallu encore relever;
et pour récompense il écrit contre moi. Il ne lui
manque plus que d'être peintre, et d'écrire contre
Vanloo et contre Drouais; il faut pardonner à un pauvre
homme qui a le cerveau blessé. Il s'est mis dans un
tonneau, qu'il a cru être celui de Diogène, et
pense de là être en droit de faire le cynique; il
crie de son tonneau aux passants: Admirez mes haillons.
La seule manière de le punir est de ne regarder ni sa
personne ni son tonneau; il vaut mieux l'ignorer que de le
battre.
- Ce discours
sensé apaisa l'orchestre; mais il ne corrigea pas
Jean-Jacques.
- J'ai
l'honneur d'être, etc., etc.
-
-
Last modified:
21-Mar-00