- A
M*** , SUR LE MEMOIRE DE
DESFONTAINES.
- (1739)
-
-
-
- NOTICE:
J'ai cru cet opuscule plus convenablement placé dans
les Mélanges que dans la Correspondance,
où il a été jusqu'à ce jour. Le
Mémoire de Desfontaines, qui en est l'objet, fut
sans doute publié dans le procès commencé
à l'occasion de la Voltairomanie, mais qui ne
fùt pas continué
-
-
-
-
- Le hasard
m'a fait tomber entre les mains un des scandales ridicules de
ce siècle: c'est le Mémoire de
Guyot-Desfontaines. Je l'ai brûlé, en
attendant mieux. Ce serait bien la chose la plus plaisante, si
ce n'était la plus révoltante, qu'un
Guyot-Desfontaines se plaigne qu'on lui a dit des
injures.
-
- Quis
tulerit Gracchos de seditione querentes ?
-
- J'admire la
modestie de ce bonhomme; il se compare à
Despréaux, parce qu'il a fait un livre en vers , et les
Seconds Voyages de Gulliver , et l'Histoire de
Pologne , et des Observations sur les écrits
modernes ; enfin, parce qu'il a écrit autant que
l'abbé Bordelon . Il se dit homme de qualité,
parce qu'il a un frère auditeur des comptes à
Rouen. Il s'intitule homme de bonnes moeurs, parce qu'il n'a
été, dit-il, que peu de jours au Châtelet
et à Bicêtre. Il dit qu'il va toujours avec un
laquais; mais il n'articule point si ce laquais hardi est
devant ou derrière , et ce n'est pas le
cas de prétendre qu'il n'importe guère
.
- Enfin il
pousse l'effronterie jusqu'à dire qu'il a des amis:
c'est attaquer cruellement l'espèce humaine, à
laquelle il a toujours joué de si vilains tours. Il se
défend d'avoir jamais reçu de l'argent pour dire
du bien ou du mal; et moi, je sais de science certaine qu'il a
reçu une tabatière de trois louis du sieur Lavau
, pour louer un petit poème peu louable que ce Lavau
avait malheureusement mis en lumière; et ce Lavau me l'a
dit en présence de quatre personnes. Qui ne sait
d'ailleurs que dans son bureau de médisance on vendait
l'éloge et la satire à tant la phrase? Enfin
Desfontaines, pour avoir le plaisir de dire des choses uniques,
loue l'abbé Desfontaines et la traduction de Virgile;
sur quoi il faudrait le renvoyer à cette petite
épigramme qui a couru (et qui est, dit-on, d'un homme
très célèbre, d'un aigle qui s'est
amusé à donner des coups de bec à un
hibou):
- Pour
Corydon et pour Virgile.
- Il fit
des efforts assidus;
- Je ne
sais s'il est fort habile
- Il les
a tous deux corrompus.
- Il faudrait
encore qu'il se souvînt de cette inscription pour mettre
au bas de son effigie; elle est de Piron, qui réussit
mieux en inscriptions qu'en tragédies:
- Il fut
auteur, et sodomite, et prêtre,
- De
ridicule et d'opprobre chargé.
- Au
Chatelet, au Parnasse, à
Bicêtre,
- Bien
fessé fut, et jamais corrigé.
- Il
prétend qu'il se raccommodera avec le chancelier: cela
sera long. Mais comment se raccommodera-t-i1 avec le public,
dont il est le mépris et l'exécration ? Il doit
bien servir d'exemple aux petits esprits qui ont un vilain
coeur. Adieu.
- MALICOURT
.
-
- Note:
Voici, au sujet de Desfontaines, quelques vers
tirés d'un des manuscrits de Voltaire conservés
à Saint-Pètersbourg:
- Pour
juger la littérature,
- L'impudence
en original,
- La
faim, l'envie et l'imposture,
- Se
sont construit un tribunal.
- De
ce petit trône infernal
- Où
siègent ces quatre vilaines,
- Partent
les arrêts du journal
- De
monsieur l'abbé Desfontaines.
- (LEOUZON
LEDUC, Voltaire et la Police, l867)
MÉMOIRE DU
SIEUR DE VOLTAIRE
(6 FEVRIER
1739.)
NOTICE de :
Ce mémoire, dont je n'ai trouvé l'indication
nulle part, que le hasard m'a procuré, et que le premier
j'admets dans les Oeuvres de Voltaire, est
évidemment celui dont Voltaire cite une phrase dans sa
lettre à d'Olivet, du 29 décembre 1738, et encore
dans la lettre à l'abbé Moussinot, du
commencement de février 1739. C'est cet abbé qui
doit avoir fait faire l'édition dont je possède
un exemplaire, in-12 de cinquante-six pages, portant l'adresse
de: A La Haye, chez J. Néaulme; mais que je crois
de Paris. Voltaire, peu après, changea l'intitulé
et la rédaction de cet écrit, qu'il reproduisit
sous le titre de Mémoire sur la Satire; c'est la
pièce qui suit immédiatement. Quelques phrases,
en très petit nombre, et que j'indiquerai, se retrouvent
dans les deux versions. (Janvier 1830.)
Au milieu de ce tumulte
d'intérêts publics et particuliers, d'affaires et
de plaisirs, qui emportent si rapidement les moments des
hommes, ne sera-t-il point trop téméraire de
conjurer le public éclairé de lire avec quelque
attention ce mémoire qu'on lui présente? Il ne
s'agit en apparence que de quelques citoyens; mais
l'intérêt d'un seul particulier devient souvent
l'affaire de tout honnête homme: car quel homme de bien
n'est point exposé à la calomnie plus ou moins
publique? On prie chaque lecteur de se dire ici: Homo sum,
humani nihil a me alienum puto. Tout lecteur sage
devient en de pareilles circonstances un juge qui décide
de la vérité et de l'honneur en dernier ressort,
et c'est à son coeur que l'injustice et la calomnie
crient vengeance.
L'auteur de ce
mémoire a des imputations injustes à
détruire comme homme de lettres, et des accusations
affreuses à confondre comme citoyen. L'amour du vrai, le
respect pour le public, la nécessité de la plus
juste défense, et non l'envie de nuire à son
ennemi, dirigeront toutes ses paroles.
Un petit écrit,
intitulé le Préservatif, a paru
dans le monde; cet écrit n'est point du sieur de
Voltaire: il s'occupe à des choses plus importantes. On
n'y retrouve assurément ni son caractère ni son
style: il ne dit pas cependant que sa manière
d'écrire soit meilleure; il dit qu'il est bien
aisé de voir si elle est différente.
Un ennemi cruel du sieur de
Voltaire (et pourquoi est-il son ennemi, on le sait!) prend ce
prétexte pour inonder Paris du plus affreux libelle
diffamatoire qui ait jamais soulevé l'indignation
publique. Comment ne serait-on pas révolté d'un
libelle où l'on traite si injurieusement M. Andry, qui
travaille avec applaudissement depuis trente ans, sous M.
Bignon, au Journal des Savants; où l'on appelle
un autre médecin Thersite de la faculté; M. de
Fontenelle, ridicule; celui-là, faquin; celui-ci,
polisson; un autre, cyclope; un autre, colporteur; un autre,
enragé, etc.; où l'on ne prodigue enfin que des
injures atroces? Malheureux partage de la colère et de
l'aveuglement! J'ose demander surtout à l'estimable
corps des avocats quelle est leur indignation contre un
perturbateur du repos public qui ose mettre sous le nom
d'avocat cet écrit scandaleux, comme s'il y avait un
avocat qui fît un mémoire sans le signer, qui
pût se charger de tant d'horreurs, qui pût jamais
écrire dans un semblable style.
On divisera la
réfutation en deux parties. Les accusations
littéraires les plus graves seront le sujet de la
première; on se détermine à en parler,
parce que le public en peut retirer quelque avantage, et qu'on
ne doit jamais négliger l'éclaircissement d'une
vérité; d'ailleurs, par une fatalité
malheureuse, ces éclaircissements tiennent à des
calomnies personnelles; la vertu s'y trouve souvent
intéressée ainsi que les belles-lettres. La
seconde partie contiendra la réfutation par
pièces originales des plus outrageantes impostures que
jamais honnête homme ait essuyées, et qui aient
armé la sévérité des lois. Le sieur
de Voltaire, préférant la retraite et
l'étude à la malheureuse occupation de solliciter
lui-même sa vengeance au tribunal de la justice,
s'adresse d'abord à celui du public, et impose quelque
silence à sa douleur pour examiner ce qui concerne
certaines accusasions littéraires dans lesquelles il
s'agit de noms illustres dont il doit venger l'honneur
outragé.
PREMIÈRE
PARTIE.
Il y a dix ans que le sieur
de Voltaire amasse de tous côtés des
mémoires pour écrire l'histoire du siècle
de Louis XIV, de ce siècle fécond en tant
de grands hommes, et qui doit servir d'exemple à la
postérité. Ne se flattant pas de pouvoir
mêler son nom au nombre des artistes qui ont fait
l'honneur de ces temps trop courts, il veut au moins essayer de
les consacrer dans un ouvrage qui n'aura de mérite que
celui d'être vrai.
L'histoire militaire y
trouve sa place aussi bien que celle des arts; et c'est surtout
dans la guerre que le sieur de Voltaire avait besoin
d'instructions et de mémoires authentiques.
Parmi plusieurs lettres de
M. de Précontal, lieutenant général, il y
en a une qui contient une relation exacte de la bataille de
Spire. Cette relation est Conforme à celle de deux
officiers, qu'on a aussi entre les mains: tous sont
témoins oculaires; et il faut avouer, à l'honneur
du nom français et à celui du feu maréchal
de Tallard, que jamais action ne fut conduite avec plus de
sagesse, de célérité et de valeur. Il y a
environ quatre ou cinq ans que l'abbé Desfontaines, dans
ses feuilles périodiques, a avancé que le
maréchal de Tallard gagna la bataille de Spire par une
bévue et contre toutes les règles: il y avait
déjà longtemps, dit-il, qu'il le savait. Le sieur
de Voltaire dès lors fit donner copie à plusieurs
personnes de la lettre de M. de Précontal; il se faisait
un devoir de venger la mémoire d'un
général français malheureux une fois, mais
toujours estimable. On vient en dernier lieu d'imprimer cette
lettre, c'est de quoi le sieur de Voltaire ne peut se plaindre;
mais il se plaint que l'éditeur, en opposant le
témoignage de M. de Précontal, témoin
oculaire, et celui de M. de Feuquières, qui
n'était pas à cette bataille, se soit servi d'un
mot qui peut offenser la mémoire de M. de
Feuquières. En vain le sieur Desfontaines veut en cela
noircir le sieur de Voltaire, qui n'a, dans tout ce
différend, d'autre part que d'avoir soutenu l'honneur de
sa nation.
Prendre le parti de la
vertu outragée est presque toujours ce qu'on reproche au
sieur de Voltaire dans ce libelle fait pour n'outrager que la
vertu. Dans quel autre livre eût-on pu faire un crime au
sieur de Voltaire d'avoir depuis longtemps justifié un
des plus estimables et des plus savants prélats qui
soient au monde? Milord Berkeley, évêque de
Cloyne, cet homme dans qui l'amour du bien public est la
passion dominante, cet homme qui a fondé une mission
pour civiliser l'Amérique septentrionale, est l'auteur
d'un livre dans le goût de celui de M. l'abbé de
Houteville, d'un écrit plein d'esprit et de sagesse en
faveur de la religion chrétienne. L'abbé
Desfontaines, ayant pris peut-être les objections qui se
trouvent dans ce livre pour les sentiments de l'auteur, avance
dans ses Observations que cet ouvrage est celui d'un
libertin méprisable, qui écrit dans un cabaret
contre la religion et contre la société. Le sieur
de Voltaire, ami depuis longtemps de milord Berkeley, a
détruit hautement, dans vingt de ses lettres, cette
scandaleuse méprise; il en parle même dans sa
préface des Éléments de la philosophie
de Newton. L'auteur du Préservatif rapporte
à peu près le sentiment du sieur de Voltaire.
Qu'aurait fait alors un auteur qui aurait eu du respect pour la
vérité? Il se fût rétracté,
il eût remercié le sieur de Voltaire. Mais
à sa place les honnêtes gens seront pour nous; ils
feront ce que M. de Voltaire a fait pour l'évêque
de Cloyne; tout homme de lettres doit justifier l'homme de
lettres calomnié, comme tout citoyen doit secourir le
citoyen qu'on assassine.
Non-seulement la cause d'un
maréchal de France très estimé, celle d'un
vertueux évêque, se trouvent ici jointes à
celle du sieur de Voltaire; mais il a encore à venger la
mémoire de cet ambassadeur qui vient de verser son sang
pour l'honneur de sa patrie, de feu M. le comte de
Plélo, dont le nom sera toujours cher à la
France, et très respecté dans toutes les nations.
C'est ce ministre, ce guerrier digne d'être
comparé aux anciens Grecs et aux anciens Romains, que
l'abbé Desfontaines veut par une calomnie flétrir
du ridicule le plus avilissant: voici le fait. L'abbé
Desfontaines traduit, en 1729, un Essai sur la poésie
épique que le sieur de Voltaire avait composé
en anglais. Il le fait imprimer chez son libraire Chaubert. Le
sieur de Voltaire, quelque temps après, a la
complaisance de corriger plus de cinquante contre-sens de cette
traduction. Il en fait tout l'honneur à l'abbé
Desfontaines dans deux éditions de la Henriade
mais comme cet ouvrage avait toujours un air de traduction,
un air étranger, l'auteur le refondit
entièrement, et le donna ensuite sous son propre nom:
voilà ce qui aigrit le traducteur, voilà
peut-être la source de toute la haine; il l'osa
même reprocher un jour à M. de Voltaire il ne put
lui pardonner d'avoir usé de son bien. Mais aujourd'hui
qu'ose-t-il dire dans son livre? que sa traduction
imprimée chez Chaubert, et qui fourmille de fautes,
n'est pas de lui, mais de feu M. le comte de Plélo.
Pouvez-vous ainsi insulter à la mémoire d'un
homme aussi cher à la France? Qui l'eût cru qu'un
ambassadeur qui a versé son sang pour la patrie
dût être avec vous en compromis? Quoi! pendant six
années entières vous avouez cette traduction,
vous recevez les éloges que M. de Voltaire (votre
bienfaiteur en tout) a donnés à votre ouvrage,
corrigé de sa main! et lorsque enfin la
vérité éclate, ce n'est plus vous qui ayez
fait cette traduction, c'est un mort qui ne peut vous
contredire!
Serait-ce encore le comte
de Plélo qui serait l'auteur d'un libelle clandestin
fait contre le sieur de Voltaire dans le temps des
représentations d'Alzire? Serait-ce lui
qui nuisit fait toutes ces brochures dont on est inondé
depuis si longtemps, ces Lettres à un
comédien, ces Réceptions à
l'Académie, ces Pantalons, ces
Rats calotins, tous ces petits recueils des plus basses
satires, dont l'auteur est si connu?
Pour mieux confondre toutes
ces satires, toutes ces accusations que le sieur Desfontaines a
semées, et qu'il voudrait répandre dans toute
l'Europe savante contre le sieur de Voltaire, nous ne voulons
ici que mettre sous les yeux du lecteur, en peu de mots, qui
sont ceux que cet écrivain a outragés, et comment
il les outrage: ne parlons que des libelles mêmes qu'il
avoue, et ne citons que des faits positifs.
M. l'abbé de
Houteville fait-il un livre éloquent et estimé
sur la religion chrétienne; l'abbé Desfontaines
écrit contre ce livre à mesure qu'il le lit, fait
imprimer à mesure qu'il compose, et enfin (quel aveu
pour un satirique!) il est obligé d'avouer, dans le
cours de sa critique, qu'il s'est hâté de
reprendre, dans la première partie du livre de M.
l'abbé de Houteville, les choses dont il trouve
l'explication dans la seconde: y a-t-il un plus grand exemple
d'une satire injuste et précipitée?
lmprime-t-on un livre sage
et ingénieux de M. de Muralt, qui fait tant d'honneur
à la Suisse, et qui peint si bien les Anglais chez
lesquels il a voyagé: l'abbé Desfontaines prend
la plume, déchire M. de Muralt, qu'il ne connaît
pas, et décide sur l'Angleterre, qu'il n'a jamais vue.
Quelles censures injustes, amères, mais frivoles, de
l'Histoire du vicomte de Turenne, par M. de Ramsay! Ce
savant Écossais écrit dans notre langue avec une
éloquence singulière; il honore par là
notre nation: et un homme qui, dans ses gazettes
littéraires, ose parler au nom de cette nation, outrage
cet étranger estimable! L'illustre marquis Maffei
fait-il un voyage en France, l'observateur saisit cette
occasion pour l'avilir, pour parler indignement de la
tragédie de Mérope; il en traduit des
scènes, et on lui a prouvé qu'il en avait
altéré le sens. Avec quelle
opiniâtreté ne s'est-il pas longtemps
déchaîné contre M. de Foutenelle,
jusqu'à ce qu'enfin on lui ait imposé silence!
Mais que la satire est aveugle, et qu'on est malheureux de
ne chercher qu'à reprendre là où tous les
autres hommes cherchent à s'instruire! Il s'honorait de
l'amitié et des instructions de M. l'abbé
d'Olivet; il fait imprimer furtivement un livre contre lui; il
ose le dédier à l'Académie
française, et l'Académie flétrit à
jamais dans ses registres et le livre et la dédicace de
l'auteur.
Quel acharnement personnel
l'abbé Desfontaines n'a-t-il pas marqué contre
feu M. de Lamotte? Y a-t-il beaucoup de gens de lettres qu'il
n'ait point offensés? Par où est-il connu que par
ses outrages? Quel trouble n'a-t-il pas voulu porter partout,
tantôt imprimant les satires les plus sanglantes contre
un certain auteur, tantôt se liguant avec lui pour
écrire des libelles, pour faire la Ramsaïde,
qu'il osa bien envoyer à Cirey; pour distribuer
à Paris, pour imprimer des feuilles scandaleuses,
délit dont il a été juridiquement
convaincu à la chambre de l'Arsenal, et pour lequel il a
obtenu des lettres d'abolition? Mais ces lettres du roi, qui
ont pardonné un crime, donnent-elles le droit d'en
commettre encore? Nous avons la preuve, dans une lettre
déposée dans les mains d'un magistrat, que le
jour même qu'il fut condamné il acheva ce libelle
contre le sieur de Voltaire (au sujet d'Alzire), duquel
nous venons de parler tout à l'heure.
La voix publique
s'éleva contre les insultes faites à tant de
citoyens, et dans la Voltairomanie, et dans tant
d'autres écrits. Non, ce n'est point ici une simple
réponse que l'on fait à un libelle: c'est une
requête qu'on ose présenter aux magistrats contre
les libelles de vingt années, contre l'abus le plus
cruel des belles- lettres, enfin contre la
calomnie.
On apprend dans ce moment
que cinq ou six personnes de lettres, qui, à la
réserve d'un seul, n'ont jamais vu le sieur de Voltaire,
viennent de demander justice à monseigneur le
chancelier, dans le temps qu'il ne la demandait pas encore. Ils
ont signé une requête, ils sont intervenus, au nom
du public, pour faire cesser de tels scandales. C'est une
grande consolation pour lui et pour tous ceux qui cultivent les
beaux-arts: il est pénétré de
reconnaissance; et sa voix, soutenue par la leur, en devient
plus forte contre l'injustice.
En effet, que le sort d'un
homme à talent, d'un artiste, d'un écrivain
serait à plaindre si, toujours en guerre dans sa
profession paisible, toujours en butte à des ouvrages
imprimés, toujours calomnié, ou du moins
cruellement offensé, il ne trouvait aucun tribunal qui
confondît enfin les agresseurs, et qui
défendît la vérité contre
l'oppression! Ce n'est pas assez que la magistrature ait
réprimé souvent le sieur Desfontaines, et le
contienne encore autant qu'elle le peut; si les traits des
hommes méchants, quoique punis, laissaient des
cicatrices, la condition de l'offensé serait pire que
celle de l'imposteur le plus sévèrement
châtié. Mais le magistrat inflige les peines au
coupable, et la voix publique console l'innocence.
Ce que je dis ici des
atteintes de l'imposture, le le dis à proportion de la
satire et de cette raillerie amère qui n'est pas,
à la vérité, un si grand crime que la
calomnie, mais qui est une offense souvent aussi cruelle.
Chaque particulier est jaloux justement de sa
réputation, non-seulement de la réputation
d'honneur, mais de celle de n'être point ridicule dans
son art, dans son emploi, dans la société civile;
le public, composé d'hommes qui ont tous le même
intérêt, prend à la longue, et même
hautement, le parti de quiconque a été
injustement immolé à la satire.
Quand on lit les
opéras charmants de Quinault, la comédie
excellente de la Mère coquette, ce modèle
des pièces d'intrigues; quand on étudie les bons
ouvrages de MM. Perrault, comme le Vitruve et tant de
savantes recherches de ces deux frères; lorsqu'on sait
enfin quelles étaient leurs moeurs, il faut bien aimer
les vers corrects de Despréaux pour ne pas haïr
alors sa personne. Mais quel sentiment éprouverait-on
pour des écrivains qui, avec moins de talent, ou sans
talent méme, passeraient leur vie à
déchirer leurs bienfaiteurs, leurs amis, tous leurs
contemporains, et qui des belles-lettres, destinées pour
adoucir les moeurs des hommes, feraient l'instrument continuel
de la malignité et de la
férocité!
Nous voudrions nous borner
à de telles plaintes; mais il faut venir à ces
impostures plus criminelles dont on va peut-être presser
la punition dans les tribunaux de la justice, et sur lesquelles
il ne faut pas laisser ici le moindre doute, puisque le doute
en matière d'honneur est un affront certain.
SECONDE
PARTIE.
Le sieur Desfontaines, dans
son libelle, appelle celui qu'il a voulu perdre fou, impie,
téméraire, brutal, fougueux, détracteur,
voleur, enragé; il ajoute encore un et cetera
à cet amas d'injures. On ne s'en plaindra
point ici: des injures vagues sont-elles autre chose que des
traits lancés maladroitement, qui ne blessent que celui
qui les décoche? Qu'il appelle M. de Voltaire petit-fils
d'un paysan, l'auteur de la Henriade n'en sera pas plus
ému. Uniquement occupé de l'étude, il ne
cherche point la gloire de la naissance: content, comme Horace,
de ses parents, il n'en aurait jamais demandé d'autres
au ciel, et il ne réfuterait pas ici ce vain mensonge
s'il n'avait beaucoup de parents dans l'épée et
dans la robe, qui s'intéresseront peut-être
davantage à l'honneur d'une lamille outragée,
laquelle a été longtemps dans la judicature en
province, et qui n'a exercé aucun de ces emplois que la
vanité appelle bas et humiliants. Nous remarquerons
seulement ici qu'il faut que la haine aveugle
étrangement un ennemi pour le porter jusqu'à
imaginer une si frivole accusation contre un homme de lettres
qu'un tel reproche (s'il était vrai) ne pourrait jamais
humilier. Nous espérons que ceux qui font tant de
recueils d'anecdotes, qui compilent la vie des gens de lettres
qui ecrivent dans toute l'Europe tant de nouvelles, qui
même transmettent à la postérité
tant de faits hasardés, jugeront au moins de toutes les
calomnies du sieur Desfontaines par ce trait qui
caractérise si bien la satire aveugle et impuissante.
Mais en voici un autre dont peut-être il n'y a point
d'exemple.
Il est triste qu'on ait
imprimé une lettre écrite, il y a environ deux
ans, par M. de Voltaire à M. Maffei.
L'importunité de quelques amis lui avait arraché
cette lettre, dictée par la vérité et par
la nécessité d'une défense
légitime. La lettre exposait naïvement un fait
connu de tout Paris et de toute l'Europe littéraire. Ce
fait est que le sieur abbé Desfontaines, enfermé
dans une maison de force après l'avoir été
au Châtelet, et prêt de succomber sous un
procès criminel qui devait se terminer d'une
façon bien terrible, n'eut recours qu'au sieur de
Voltaire, qu'il connaissait à peine. Le sieur de
Voltarie était assez heureux alors pour avoir des amis
trés puissants: il fut le seul qui s'employa pour lui,
et, à force de soins, il obtint son élargissement
de Bicêtre et la discontinuation d'un procès
où il s'agissait de la vie. Cette lettre ajoute à
ce lait si connu que, vers ce temps là même, le
sieur Desfontaines, retiré chez le président de
Bernières à la seule sollicitation de celui qui
l'avait sauvé fit pour récompense un libelle
oontre son bienfaiteur: nous avouons que la chose est horrible,
mais elle est vraie. Ce libelle était intitulé
Apologie du sieur de Voltaire; oui, il fit imprimer
à Rouen cette apologie ironique et sanglante; oui, il
eut la hardiesse de la montrer imprimée au sieur
Thieriot, qui la jeta dans les flammes.
Nous n'avançons rien
ici que nous n'allions prouver tout à l'heure, papiers
originaux en main; mais nous protestons d'abord que ce n'est
qu'au bout de près de dix années d'insultes, de
libelles, de lettres anonymes; que ce n'est, dis-je,
qu'après dix ans de la plus opiniâtre ingratitude
que M. de Voltaire a écrit enfin cette lettre si simple,
si vraie, pour infirmer au moins les témoignages
outrageants que rendait contre lui l'abbé Desfontaines,
de bouche et par écrit, en public et en
particulier.
Qu'avait le sieur
Desfontaines à faire quand l'auteur du
Préservatif, outragé par lui, a
publié enfin cette lettre du sieur de Voltaire? Rien
autre chose qu'à dire ce qu'il avait dit autrefois
à M. de Voltaire même, au sujet du libelle en
question: Je suis coupable, je demande pardon; j'ai
offensé celui à qui je devais la vie et
l'honneur; je passerai le reste de ma vie à
réparer un tort que je supplie qu'on n'impute
qu'à mon malheureux penchant pour la satire, que
j'abjure à jamais.
Au lieu de prendre ce
parti, le seul qui lui restait, voyons ce qu'il a fait, et par
quels outrages nouveaux il a réparé son crime:
Je suis, dit-il, un homme de condition; il y a une
présidente qui est mon alliée; le sieur de
Voltaire m'a rendu à la vérité un petit
service, mais il est petit-fils d'un paysan, et ce qu'il a fait
en ma faveur, il ne l'a fait que pour obéir à M.
le président de Bernières, son bienfaiteur, son
protecteur, qui le nourrissait, qui le logeait par
charité, et qui l'a chassé de chez lui en
1726. A l'égard du libelle prétendu qu'il
m'imputait, M. Thieriot, aussi honoré des honnêtes
gens que Voltaire en est détesté, dément
publiquement Voltaire, qui est un menteur impudent. Ce sont
là presque toutes les paroles du sieur Desfontaines;
elles feraient un tort irréparable au sieur de Voltaire
s'il y en avait une seule de vraie: l'honneur de sa famille
l'oblige à les réfuter. Méprisez les
calomniateurs, dit-on; reposez-vous sur votre innocence, sur la
honte de vos ennemis. Ce sont là des conseils
très bons à donner sur un ouvrage de goût,
sur un poème épique, sur une tragédie;
mais, quand il s'agit de l'honneur, ils sont très
mauvais. J'ai assez d'expérience pour savoir qu'un homme
public, qui n'est pas un homme puissant, doit repousser les
calomnies publiques: eh! d'ordinaire, quels amis s'en
chargeraient! hélas! souvent les amis craignent de se
compromettre; quelquefois même ils voient avec une
secrète complaisance une accusation qui semble leur
donner des droits sur vous! ils se consolent de l'outrage fait
à leur ami, par la petite supériorité
qu'ils en retirent. Des amis plus fermes, plus amis, engagent
ici le sieur de Voltaire à se défendre avec la
même confiance qu'ils le justifient. Quel coeur assez
cruel trouvera mauvais que celui qui a rendu le plus grand des
services confonde les plus noires des accusations,
intentées par celui-là même dont il a du
attendre sa défense?
Mais quelle sera sa
justification? éclatera-t-elle en plaintes?
rassemblera-t-elle quelques circonstances éparses pour
en faire un corps de preuves? Non; il rapportera seulement une
des lettres du sieur Desfontaines même, écrite en
sortant de Bicêtre. On vient de la déposer chez un
notaire la lettre est signée, le cachet est encore
entier; c'est un chevron et trois
marteaux:
«De Paris, ce 31
mai
«Je n'oublierai jamais
les obligations infinies que je vous ai. Votre bon coeur est
bien au-dessus de votre esprit; vous êtes l'ami le plus
généreux qui ait jamais été. Que ne
vous dois-je point? ma vie doit être employée
à vons en marquer ma reconnaissance
.........................
«L'abbé Nadal,
l'abbé de Pons, Danchet, Fréret, se
réjouissent; ils traitent ma personne comme je traiterai
toujours leurs indignes écrits
.......................................
«Ne pourriez-vous
point faire eb sorte que l'ordre qui m'exile à trente
lieues soit levé? Voilà, mon cher ami, ce que je
vous conjure d'obtenir encore pour moi; je ne me recommande qu
à vous, qui seul m'avez servi,
etc............................................»
Le sieur de Voltaire ne put
obtenir la révocation de 1'exil mais il obtint que cet
exil chez le président de Bernières qui avant ce
temps, n'avait jamais parlé à 1'abbé
Desfontaines. Faut il une autre preuve? on a la lettre du
frère du sieur Desfontaines, qui remercie en termes
encore plus forts le bienfaiteur de son
frère.
Je veux que M. de
Bernières eût nourri et logé M. de
Voltaire; quelle excuse l'ingratitude y trouvera-t-elle? Quoi!
vous vous croiriez en droit d'insulter pendant dix ans celui
qui vous a sauvé, de susciter un libraire de votre pays
contre lui, de le déchirer partout, de faire imprimer
contre lui vingt libelles, enfin, pour comble d'outrage, de le
louer quelquefois, afin de donner plus de poids à vos
injures, et tout cela pourquoi! parce qu'il était
logé, dites-vous, et nourri chez un autre: voilà
la logique des ingrats.
Que M. de Voltaire
eût été sans fortune; que M. de
Bernières l'eût recueilli; il n'y aurait rien
là de déshonorant. Heureux les hommes puissants
et riches qui s'attachent à des gens de lettres, qui se
ménagent par là des secours dans leurs
études, une société agréable, une
instruction toujours prête ; mais M. de Voltaire et M. de
Bernières n'étaient point dans ce cas; et
puisqu'il faut couper toutes les branches de la calomnie, on
est obligé de rapporter un acte fait double,
passé entre M. de Bernières et M. de Voltaire, le
4 mai 1723. Par cet acte, le sieur de Voltaire loue un
appartement dans la maison du président de
Bernières, pour la somme de six cents livres par an; et
s'accordent en outre à douze cents livres de pension
pour lui et pour son ami, qui lui faisait l'honneur d'accepter
la moitié de cet appartement; même sa pension, son
loyer, tout a été exactement payé; la
dernière quittance doit être entre les mains du
sieur Arouet, trésorier de la chambre des comptes,
frère du sieur de Voltaire; et Mme la présidente
de Bernières, qui a toujours eu une amitié
inviolable pour M. de Voltaire, certifie tout ce qu'on est
obligé d'avancer. On atteste son témoignage; elle
vient d'écrire la lettre la plus forte; elle permet
qu'on la montre à monseigneur le chancelier, aux
principaux magistrats. Ils deviennent eux-mêmes
témoins contre l'abbé Desfontaines avant
d'être ses juges.
Oser dire que le sieur
président de Bernières ait chassé de chez
lui le sieur de Voltaire en 1726, c'est une imposture aussi
grande que toutes les autres: ni l'un ni l'autre ne pouvait se
donner congé; jamais ils n'en eurent la moindre
volonté; jamais le moindre petit mécontentement
domestique n'altéra leur union; et c'est ce qui est
encore attesté par la lettre de Mme de
Bernières.
Quant à cet ami,
témoin oculaire de votre libelle contre votre
bienfaiteur, osez-vous bien affirmer qu'il dément
aujourd'hui ce qu'il a dit tant de fois de bouche et par
écrit, ce qu'il a confirmé en dernier lieu en
présence de témoins respectables, dans son voyage
à Cirey? En vain vous cherchez, comme vous avez toujours
fait, à rompre les liens d'une amitié de
vingt-quatre années, qui unissent le sieur de Voltaire
et le sieur Thieriot; on ne vous répondra jamais que
papiers sur table. On a une des lettres de cet ami, du 16
août 1726; elle est aussi déposée chez un
notaire. Je passe quelques lignes qui seraient trop accablantes
pour vous, vous les verrez si vous voulez: voici celles qui
regardent le fait en question: «Il a fait, du temps de
Bicêtre un ouvrage contre vous, intitulé
Apologie de M. de Voltaire que je l'ai forcé avec
bien de la peine à jeter dans le feu. C'est lui qui a
fait à Évreux une édition du poème
de la Ligue dans laquelle il a inséré des
vers contre M. de Lamotte, etc.»
Et dans une lettre
récente, du 31 décembre 1738, à une autre
personne, voici comment il s'exprime: « Je me souviens
très bien qu'à la Rivière-Bourdet, chez
feu M. le président de Bernières, il fut question
d'un écrit contre M. de Voltaire, que l'abbé
Desfontaines me fit voir, et que je l'engageai de jeter au feu,
etc.»
Et dans une autre lettre,
du 14 janvier 1739: « Je démens les impostures d'un
calomniateur, et je méprise les éloges qu'il me
donne; je témoigne ouvertement mon estime, mon
amitié, et ma reconnaissance pour
vous.»
Il n'est donc que trop
avéré, ingrat calomniateur (qu'on nous passe
cette exclamation, qui échappe à la douleur)! il
n'est que trop public que le bienfait a été
payé d'un libelle. Repentez-vous-en, s'il est possible;
du moins ne comblez pas la mesure de tant de
méchancetés en les faisant servir à
brouiller deux amis, que tant de liens unissent; apprenez que
l'amitié est presque la seule consolation de la vie, et
que la détruire est un des plus grands crimes. M. de
Voltaire vous dira: Continuez vos ouvrages, publiez, imprimez,
réimprimez sous cent noms différents ce que j'ai
fait et ce que je n'ai point fait; reprochez-moi de
m'être conduit avec trop d'honneur, avec trop de
fermeté, dans une affaire où le gouvernement
s'interposa; accusez-moi d'avoir fait par vanité des
libéralités (Dieu m'est témoin si elles
sont parties d'un autre principe que de l'humanité);
faites entendre que le roi m'a privé de la pension dont
il m'honore, que je n'ose revenir àParis; imaginez des
querelles qui n'ont jamais existé; mentez hardiment;
détruisez-moi si vous pouvez, mais laissez-moi mon
ami.
Mais, quoi! l'abbé
Desfontaines ne voit-il pas qu'il outrage plus le sieur
Thieriot, en le louant, qu'il ne l'offensait autrefois en le
traitant si indignement dans son Dictionnaire
néologique, où il l'appelle colporteur,
et où il le charge d'injures? Satirique malheureux,
et plus malheureux flatteur, avez-vous pensé que
l'affront d'être loué par vous pût jamais le
porter à cet excès de bassesse, de trahir la
vérité, l'amitié, l'honneur? eh! pour qui?
pour vous, auteur de libelles qui le
déchirent.
Après tant
d'iniquités, il n'y en a point de si punissable que
celle d'oser parler de votre modération, et des
égards qu'on doit à votre âge et à
votre prêtrise. Quelle modération! le public la
connaît. Votre âge et votre sacerdoce, qui exigent
de vous plus de pureté et de vertu, sont en effet
respectables; mais ce sont de respectables témoins qui
vous reprochent devant Dieu et devant les hommes des crimes que
la nature abhorre: je parle de la calomnie et de
l'ingratitude.
Certes, lorsque le sieur de
Voltaire, attaqué pour lors de la fièvre, et
ranimé par le plaisir de secourir un malheureux, obtint
la permission d'aller à cette prison, y courut porter au
coupable les premières consolations; quand l'abbé
Desfontaines se jeta à ses pieds, qu'il les mouilla de
larmes, et que le sieur de Voltaire ne put retenir les siennes,
il ne s'attendait pas alors qu'un jour l'abbé
Desfontaines deviendrait son plus implacable
ennemi.
En fut-il jamais un plus
acharné? les plus cruels se contentent d'ordinaire de
leurs propres fureurs; l'abbé Desfontaines y joint
toutes celles qu'il peut ramasser. Il fait trophée de je
ne sais quel malheureux libelle, aussi inconnu qu'absurde et
calomnieux, qu'il attribue au sieur de Saint-Hyacinthe. Vous
prétendez de tant de poisons composer un poison mortel
qui, selon vous, flétrira à jamais, qui
anéantira parmi les hommes l'honneur d'un homme que ses
services vous ont rendu insupportable! Le sieur de
Saint-Hyacinthe serait bien malheureux, sans doute, s'il
était l'auteur des libelles que vous lui imputez; s'il
avait outragé un homme qui ne l'a jamais offensé;
s'il avait augmenté le nombre de ces brochures
criminelles qui sont la honte de la littérature et de
l'humanité. Il est certain que la Hollande en a
été trop longtemps infectée; les
magistrats commencent à réprimer les
progrès de cette contagion: elle s'est glissée
jusque dans plusieurs journaux. Quelque soin que la prudence
humaine apporte à prévenir ce mal, il est
difficile d'en étouffer les semences: la
pauvreté, la liberté d'écrire, la
jalousie, sont trois sources intarissables de libelles; un
grand mal en est la suite. Ces libelles servent quelquefois
d'autorité dans l'histoire des gens de lettres;
l'illustre Bayle lui-même s'est abaissé
jusqu'à en faire usage. On est donc réduit
à la nécessité d'arrêter dans leur
source, autant que l'on peut, le cours de ces eaux
empoisonnées. On les arrête en les faisant
connaître; on prévient le jugement de la
postérité, car tout homme public, soit ceux qui
gouvernent; soit ceux qui écrivent, soit le ministre,
soit l'auteur, ou le poète, ou l'historien, doit
toujours se dire à soi-même: Quel jugement la
postérité pourra-t-elle faire de ma conduite?
C'est sur ce principe que tant de ministres et de
généraux ont écrit des mémoires
justificatifs; que tant d'orateurs, de philosophes et de gens
de lettres, ont fait leur apologie. Imitons-les, quelque grande
distance qui soit entre eux et nous. Le devoir est le
même. Pardonnez donc, encore une fois, lecteur qui
jetterez les yeux sur cet écrit; excusez des choses
personnelles que la nécessité d'une juste
défense arrache à un citoyen connu de vous par un
travail assidu de vingt-cinq années, et qui, du fond de
son cabinet, où il ne cherche qu'à s'instruire et
à vous servir, porte au public, aux magistrats, à
monseigneur le chancelier, père des lettres et des lois,
des plaintes qui ne seront point étouffées par la
calomnie.
Le sieur Desfontaines
a-t-i1 rendu sa cause meilleure en rapportant encore dans son
libelle quelques nouveaux vers du sieur Rousseau, qu'il
qualifie d'épigramme, tels que ceux-ci, dans lesquels il
fait parler l'abbé Desfontaines?
- Petit rimeur
anti-chrétien,
- On reconnaît
dans tes ouvrages
- Ton caractère
et non le mien.
- Ma principale faute,
hélas! je m'en souvien,
- Vint d'un coeur qui,
séduit par tes patelinages,
- Crut trouver un ami
dans un parfait vaurien,
- Charme des fous,
horreur des sages,
- Quand pour lui mon
esprit aveuglé, j'en convien,
- Hasardait pour toi
ses suffrages;
- Mais je ne me
reproche rien
- Que d'avoir sali
quelques pages
- D'un nom aussi vil
que le tien.
Il cite un autre morceau de
prose de Rousseau, une lettre du l4 novembre 1738, dans
laquelle le sieur Rousseau dit qu'on attend le dernier coup
de foudre qui doit écraser le sieur de Voltaire.
C'est avec de telles armes que le sieur Desfontaines veut
soutenir cette triste guerre, où la victoire même
serait un opprobre pour l'agresseur.
Non, nous ne croirons
jamais que le sieur Rousseau, dans le temps même qu'il
vient d'essayer, après trente années, de
fléchir la justice, d'apaiser et sa partie civile, et le
procureur général, et le parlement, et le public;
tandis qu'il veut mettre le rempart de la religion entre ses
fautes passées et son danger présent, puisse
exposer à ce public qu'il veut apaiser, et de nouvelles
satires, et de nouvelles iniquités qui le
révoltent. Que penserait-on de celui avec qui vous vous
êtes ligué depuis si longtemps, s'il trempait dans
le fiel le plus amer des mains affaiblies qu'il joint tous les
jours au pied des autels?
Continuez: remettez-nous
sous les yeux les horreurs que le sieur Rousseau (avant sa
conversion sans doute) a fait imprimer contre le sieur de
Voltaire, pendant tant d'années en Hollande; rappelez
surtout le libelle diffamatoire qu'il a publié, en
dernier lieu, dans le journal de la Bibliothèque
française, et qui pourrait être, ainsi que le
votre, la source d'un procès criminel aussi funeste que
celui qui lui attira la condamnation du parlement. Nous
n'imprimerons point ici les pièces originales que nous
avons; nous ne publierons point encore les remords de ceux qui
ont eu part à ces libelles; nous réservons, en
cas de besoin, ces productions pour les tribunaux de la
justice. Ne présentons ici que ces faits, qui ne
demandent qu'un coup d'oeil pour être jugés sans
retour par le public. Le sieur Rousseau imprime que la source
de sa haine contre le sieur de Voltaire vient en partie de ce
que le sieur de Voltaire l'avait voulu détruire dans
l'esprit de M. le prince d'Aremberg. Nous ne répondrons
jamais que par pièces justificatives; nous n'opposerons
à cette calomnie du sieur Rousseau que la lettre
même de ce prince à M. de Voltaire,
déjà rapportée dans le journal de
Dusauzet, mais peu connue en
France.
«A Enghien, ce 8
septembre 1736.
«Au reste, je suis
très surpris et très indigné que Rousseau
ait osé me citer dans l'article de la
Bibliothèque française qui vous regarde;
ce que je puis vous assurer, c'est qu'il me fait parler
très faussement. Je suis, monsieur, votre très
humble et très obéissant
serviteur,
«Le duc
D'AREMBEBG.»
S'il est vrai que cette
imposture détermina ce prince à bannir le sieur
Rousseau du petit hôtel d'Aremberg, on ne désire
point que ceux qui daignent le recueillir encore en usent de
même. On lui souhaite seulement de longs remords dans une
vie longue, et dont les derniers jours soient moins orageux. M.
de Voltaire, qui a dû se venger, saurait lui pardonner
s'il se rétractait de bonne foi, s'il pouvait enfin
ouvrir les yeux, et se souvenir efficacement de ce beau vers de
Boileau (sat. XI, v. 34):
Pour paraître
honnête homme, en un mot, il faut
l'être.
Plût à Dieu
que ces querelles si déshonnêtes pussent aussi
aisément s'éteindre qu'elles ont
été allumées! Plût à Dieu
qu'elles fussent oubliées à jamais! Mais le mal
est fait, il passera peut-être à la
postérité; que le repentir aille donc
jusqu'à elle: il est bien tard, mais n'importe; il y a
encore pour le sieur Rousseau quelque gloire à se
repentir. Peut-être même, si nos fautes et nos
malheurs peuvent corriger les autres hommes, nattra-t-i1
quelque avantage de ces tristes querelles dont le sieur
Rousseau a fatigué deux générations
d'hommes. Cet avantage que j'espère de ce fléau
malheureux, c'est que les gens de lettres en sentiront mieux le
prix de la paix et l'horreur de la satire, et qu'il arrivera
dans la littérature ce qu'on voit dans les États,
qui ne sont jamais mieux réglés qu'après
des guerres civiles.
Encore quelques paroles:
nous n'avons pas assez détruit la calomnie, ni assez
prévenu ses attaques pour l'avenir; il reste quelque
chose de plus important mille fois que tout ce qu'on a vu. Les
citoyens sont membres de la société en deux
manières: ils vivent sous les lois de l'État et
sous celles de la religion; leur soumission à ces lois
fait leur sûreté. Accuser un citoyen d'enfreindre
l'un de ces devoirs, c'est vouloir lui ôter tous les
droits de l'humanité; c'est vouloir le dépouiller
d'une partie de son être; c'est un assassinat qui se
commet avec la plume. Les hommes de tous les temps et de tous
les lieux s'accordent à flétrir d'une
exécration éternelle ces délateurs qui
répandent l'accusation d'irrélligion; ces
meurtriers qui prennent le couteau sur l'autel pour
égorger impunément l'innocence: monstres d'autant
plus à craindre qu'ils ont souvent mis dans leur parti
la vertu même. Votre dessein est donc de perdre le sieur
de Voltaire par cette accusation affreuse d'irréligion
et d'athéisme, que vous répétez sans
cesse; c'est là ce dont il se plaignait si justement
dans sa préface d'Alzire; c'est là ce
qu'il appelle la dernière ressource des calomniateurs.
Eh bien! connaissez celui que vous voulez perdre, et lisez la
lettre suivante.
Après ce
témoignage authentique des sentiments d'un homme sans
ambition, sans brigue, qui n'a jamais sollicité la
moindre place, dont tous les jours languissants et
accablés de maladies sont sacrifiés à
l'étude, qui ne demande rien, qui ne veut rien, sinon la
retraite et la paix, lui envierez-vous cette paix
consacrée au travail? chercherez-vous à troubler
sa vie, vous qui, après tout, lui devez la
vôtre?
Ce Mémoire,
composé à la hâte par un homme qui n'a que
la vérité pour éloquence, et son innocence
pour protection, apprendra du moins à la calomnie
à trembler. Son véritable supplice est
d'être réfutée; et, s'il n'y a point parmi
nous de loi contre l'ingratitude, il y en a une gravée
dans tous les coeurs, qui venge le bienfaiteur outragé,
et punit l'ingrat qui persécute.
- VOLTAIRE.
A Cirey, ce 6
février 1739.
Last modified: 21-Mar-00