- CATÉCHISME
DE L'HONNÊTE HOMME
ou
- DIALOGUE
ENTRE UN CALOYER ET UN HOMME DE
BIEN
- TRADUIT
DU GREC VULGAIRE PAR D. J. J. R. C. D. C. D.
G.
- (1763)
-
-
- NOTICE de
: Tel est le titre que porte cet opuscule dans
une édition petit in-12 de 68 pages, avec la date de
1764. Mais on voit, par la lettre de Voltaire à
d'Alembert, du 28 septembre 1763, que le
Catéchisme se vendait à Paris dés
1763. Cette même lettre donne la clef des initiales qui
signifient Dom Jean-Jacques Rousseau, Ci Devant Citoyen De
Genève. D'autres initiales, D. L. F. R. C. D. C. D.
G., se trouvent à l'édition qui fait partie du
Recueil nécessaire, 1765, in-8°, mais qui
n'est probablement que de 1767, et dont Voltaire fut
l'éditeur. C'est avec ces dernières initiales que
le Catéchisme fut réimprimé, en
1768, dans la septième partie des Nouveaux
Mélanges. L'abbé François a
publié un Examen du Catéchisme de
l'honnête homme, ou Dialogue entre un caloyer et un homme
de bien 1764, in-12. Une autre critique est intitulée
Lettre de M C de R à l'auteur du Catéchisme
de l'honnête homme, in-12 de 12 pages, et a
éte, avec d'autres opuscules ayant chacun sa pagination
réunie sous un frontispice intitulé Recueil
d'opuscules concernant les ouvrages et les sentiments de nos
philosophes modernes sur la religion, l'éducation, et
les moeurs à La Haye, 1765.
- Le nom de
caloyer est celui des moines grecs de l'ordre de saint
Basile.
-
-
- LE
CALOYER.
- Puis-je vous
demander, monsieur, de quelle religion vous êtes dans
Alep, au milieu de cette foule de sectes qui sont ici
reçues, et qui servent toutes a faire fleurir cette
grande ville? Êtes-vous mahométan du rite d'Omar
ou de celui d'Ali? Suivez-vous les dogmes des anciens parsis,
ou de ces sabéens si antérieurs aux
parsis, ou des brames, qui se vantent d'une
antiquité encore plus reculée? Seriez-vous juif?
êtes-vous chrétien du rite grec, ou de celui des
Arméniens, ou des Cophtes ou des
Latins?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- J'adore
Dieu, je tâche d'être juste, et je cherche à
m'instruire.
- LE
GALOYER.
- Mais ne
donnez-vous pas la préférence aux livres juifs
sur le Zend-Avesta, sur le Veidam, sur
l'Alcoran?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Je crains de
n'avoir pas assez de lumières pour bien juger des
livres, et je sens que j'en ai assez pour voir, dans le grand
livre de la nature, qu'il faut adorer et aimer son
maître.
- LE
CALOYER.
- Y a-t-il
quelque chose qui vous embarrasse dans les livres
juifs?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Oui, j'avoue
que j'ai de la peine à concevoir ce qu'ils rapportent.
J'y vois quelques incompatibilités dont ma faible raison
s'étonne.
- 1° Il
me semblait difficile que Moïse ait écrit dans un
désert le Pentateuque, qu'on lui attribue. si son
peuple venait d'Égypte, où il avait
demeuré, dit l'auteur, quatre cents ans (quoiqu'il se
trompe de deux cents), ce livre eût été
probablement écrit en égyptien; et on nous dit
qu'il l'était en hébreu.
- 2° Il
devait être gravé sur la pierre ou sur le bois; on
n'avait, du temps de Moïse, d'autre manière
d'écrire. C'était un art fort difficile, qui
demandait de longs préparatifs; il fallait polir le bois
ou la pierre. Il n'y a pas d'apparence que cet art pût
être exercé dans un désert où, selon
ce livre même, la horde juive n'avait pas de quoi se
faire des habits et des souliers, et où Dieu fut
obligé de faire un miracle continuel pendant quarante
années pour leur conserver leurs vêtements et
leurs chaussures sans dépérissement. Il est si
vrai qu'on n'écrivait que sur la pierre que l'auteur du
livre de Josué dit que le
Deutéronome fut écrit sur un autel de
pierres brutes enduites de mortier. Apparemment que
Josué n'avait pas intention que ce livre fût
durable.
- Les hommes
les plus versés dans l'antiquité pensent que ces
livres ont été écrits plus de sept cents
ans après Moïse. Ils se fondent sur ce qu'il y est
parlé des rois, et qu'il n'y eut de rois que longtemps
après Moïse; sur la position des villes, qui est
fausse si le livre fut écrit dans le désert, et
vraie s'il fut écrit à Jérusalem; sur les
noms de villes ou de bourgades dont il esL parlé, et qui
ne furent fondées ou appelées du nom qu'on leur
donne qu'après plusieurs siècles,
etc.
- 3° Ce
qui peut un peu effaroucher dans les écrits
attribués à Moïse, c'est que
l'immortalité de l'âme, les récompenses et
les peines après la mort, sont entièrement
inconnues dans l'énoncé de ses lois. Il est
étrange qu'il ordonne la manière dont on doit
faire ses d'éjections, et ne parle en nul endroit de
l'immortalité de l'âme. Serait-il possible que
Moïse, inspiré de Dieu, eut
préféré nos derrières à nos
esprits: qu'il eût prescrit la façon d'aller
à la garde-robe dans le camp israélite, et qu'il
n'eût pas dit un seul mot de la vie éternelle?
Zoroastre, antérieur au législateur juif, dit:
Honorez, aimez vos parents, si vous voulez avoir la vie
éternelle; et le Décalogue dit:
Honore père et mère,si tu veux vivre longtemps
sur la terre; il me semble que Zoroastre parle en homme
divin, et Moïse en homme terrestre.
- 4° Les
événements racontés dans le
Pentateuque étonnent ceux qui ont le malheur de
ne juger que par leur raison, et dans qui cette raison aveugle
n'est pas éclairee par une grâce
particulière. Le premier chapitre de la
Genèse est si au-dessus de nos conceptions qu'il
fut défendu chez les Juifs de le lire avant vingt-cinq
ans.
- On voit avec
un peu de surprise que Dieu vienne se promener tous les jours
à midi dans le jardin d'Éden; que les sources de
quatre fleuves, éloignées prodigieusement les
unes des autres, forment une fontaine dans ce même
jardin; que le serpent parle à Ève, attendu qu'il
est le plus subtil des animaux, et qu'une ânesse, qui ne
passe pas pour si subtile, parle aussi plusieurs siècles
après; que Dieu ait séparé la
lumière des ténèbres, comme si les
ténèbres étaient quelque chose de
réel; qu'il ait fait la lumière, qui émane
du soleil, avant le soleil lui-même; qu'après
avoir fait l'homme et la femme, il ait ensuite tiré la
femme d'une côte de l'homme, qu'il ait mis de la chair
à la place de cette côte; qu'il ait
condamné Adam à la mort, et toute sa
postérité à l'enfer pour une pomme; qu'il
ait mis un signe de sauvegarde à Caïn, qui avait
assassiné son frère, et que ce Caïn ait
craint d'être tué par les hommes qui peuplaient
alors la terre, tandis que, selon le texte, le genre humain
était borné à la famille d'Adam; que de
prétendues cataractes dans le ciel aient inondé
la terre; que tous les animaux soient venus s'enfermer un an
dans un coffre.
- Après
ce nombre prodigieux de fables qui semblent toutes plus
absurdes que les Métamorphoses d'Ovide, on n'est
pas moins surpris que Dieu délivre de la servitude en
Égypte six cent mille combattants de son peuple, sans
compter les vieillards, les enfants et les femmes; que ces six
cent mille combattants, après les plus éclatants
miracles, égalés pourtant par les magiciens
d'Égypte, s'enfuient au lieu de combattre leurs ennemis;
qu'en fuyant ils ne prennent pas le chemin du pays où
Dieu les conduit; qu'ils se trouvent entre Memphis et la mer
Rouge; que Dieu leur ouvre cette mer, et la leur fasse passer
à pied sec pour les faire périr dans des
déserts affreux, au lieu de les mener dans la terre
qu'il leur a promise; que ce peuple, sous la main et sous les
yeux de Dieu même, demande au frère de Moïse
un veau d'or pour l'adorer; que ce veau d'or soit jeté
en fonte en un seul jour; que Moïse réduise cet or
en poudre impalpable, et la fasse avaler au peuple; que
vingt-trois mille hommes de ce peuple se laissent
égorger par des lévites, en punition d'avoir
érigé ce veau d'or, et qu'Aaron, qui l'a
jeté en fonte, soit déclaré grand
prêtre pour récompense; qu'on ait
brûlé deux cent cinquante hommes d'une part, et
quatorze mille sept cents hommes de l'autre, qui avaient
disputé l'encensoir à Aaron; et que, dans une
autre occasion, Moïse ait encore fait tuer vingt-quatre
mille hommes de son peuple.
- 5° Si
l'on s'en tient aux plus simples connaissances de la physique,
et qu'on ne s'élève pas jusqu'au pouvoir divin,
il sera difficile de penser qu'il y ait eu une eau qui ait fait
crever les femmes adultères, et qui ait respecté
les femmes fidèles.
- On voit
encore avec plus d'étonnement un vrai prophète
parmi les idolâtres, dans la personne de
Balaam.
- 6° On
est encore plus surpris que, dans un village du petit pays de
Madian, le peuple juif trouve 675,000 brebis, 72,000 boeufs,
61,000 ânes, 32,000 pucelles; et on frissonne d'horreur
quand on lit que les Juifs, par ordre du Seigneur,
massacrèrent tous les hommes et toutes les veuves, les
épouses et les mères, et ne gardérent que
les petites filles.
- 7° Le
soleil qui s'arrête en plein midi pour donner plus de
temps aux Juifs de tuer les Amorrhéens,
déjà écrasés par une pluie de
pierres tombées du ciel; le Jourdain qui ouvre son lit
comme la mer Rouge pour laisser passer ces Juifs qui pouvaient
passer si aisément à gué; les murailles de
Jéricho qui tombent au son des trompettes: tant de
prodiges de toute espèce exigent, pour être crus,
le sacrifice de la raison et la foi la plus vive. Enfin
à quoi aboutissent tant de miracles opérés
par Dieu même pendant des siècles en faveur de son
peuple? Á le rendre presque toujours l'esclave des
autres nations.
- 8°
Toute l'histoire de Samson et de ses amours, et de ses cheveux,
et de son lion, et de ses trois cents renards, semble plus
faite pour amuser l'imagination que pour édifier
l'esprit. Celles de Josué et de Jephté semblent
barbares.
- 9°
L'histoire des Rois est un tissu de cruautés et
d'assassinats qui fait saigner le coeur. Presque tous les faits
sont incroyables. Le premier roi juif Saül ne trouve chez
son peuple que deux épées, et son successeur
David laisse plus de vingt milliards d'argent comptant. Vous
dites que ces livres sont écrits par Dieu même;
Vous savez que Dieu ne peut mentir: donc si un seul fait est
faux, tout le livre est une imposture.
- 10° Les
prophètes ne sont pas moins révoltants pour un
homme qui n'a pas le don de pénétrer le sens
caché et allégorique des prophéties. Il
voit avec peine Jérémie se charger d'un bât
et d'un collier, et se faire lier avec des cordes; Osée,
à qui Dieu commande, en termes formels, de faire des
fils de putain à une putain publique, d'en faire ensuite
à une femme adultère; Isaïe, qui marche tout
nu dans la place publique; Ézéchiel, qui se
couche trois cent quatre-vingt-dix jours sur le
côté gauche, et quarante sur le côté
droit, qui mange un livre de parchemin, qui couvre son pain
d'excréments d'hommes, et ensuite de bouse de vache;
Oolla et Ooliba, qui établissent un bordel, et à
qui Dieu dit qu'elles n'aiment que les membres d'un âne
et le sperme d'un cheval. Certainement si le lecteur n'est pas
instruit des usages du pays et de la manière de
prophétiser, il peut craindre d'être
scandalisé; et quand il voit Élisée faire
dévorer quarante enfants par des ours, pour l'avoir
appelé tête chauve, un châtiment si peu
proportionné à l'offense peut lui inspirer plus
d'horreur que de respect.
- Pardonnez-moi
donc si les livres juifs m'ont causé quelque embarras.
Je ne veux pas avilir l'objet de votre
vénération; j'avoue même que je peux me
tromper sur les choses de bienséance et de justice, qui
ne sont peut-être pas les mêmes dans tous les
temps; je me dis que nos moeurs sont différentes de
celles de ces siècles reculés; mais
peut-être aussi la préférence que vous avez
donnée au Nouveau Testament sur l'Ancien peut servir
à justifier mes scrupules. Il faut bien que la loi des
Juifs ne vous ait pas paru bonne, puisque vous l'avez
abandonnée: car si elle était réellement
bonne, pourquoi ne l'auriez-vous pas toujours suivie? et, si
elle était mauvaise, comment était-elle
divine?
- LE
CALOYER.
- L'Ancien
Testament a ses difficultés. Mais vous m'avouez donc que
le Nouveau Testament ne fait pas naître en vous les
mêmes doutes et les mêmes scrupules que
l'Ancien?
- L'
HONNÊTE HOMME.
- Je les ai
lus tous deux avec attention; mais souffrez que je vous expose
les inquiétudes où me jette mon ignorance. Vous
les plaindrez et vous les calmerez.
- Je me trouve
ici avec des chrétiens arméniens qui disent qu'il
n'est pas permis de manger du lièvre; avec des Grecs qui
assurent que le Saint-Esprit ne procède point du Fils;
avec des nestoriens qui nient que Marie soit mère de
Dieu; avec quelques Latins qui se vantent qu'au bout de
l'Occident les chrétiens d'Europe pensent tout autrement
que ceux d'Asie et d'Afrique. Je sais que dix ou douze sectes
en Europe s'anathématisent les unes les autres; les
musulmans qui m'entourent regardent d'un oeil de mépris
tous ces chrétiens que cependant ils tolèrent.
Les Juifs ont également en exécration les
chrétiens et les musulmans; les guèbres les
méprisent tous; et le peu qui reste des sabéens
ne voudraient manger avec aucun de ceux que je vous ai
nommés; le brame ne peut souffrir ni sabéens, ni
guèbres, ni chrétiens, ni mahométans, ni
juifs.
- J'ai cent
fois souhaité que Jésus-Christ, en venant
s'incarner en Judée, eût réuni toutes ces
sectes sous ses lois. Je me suis demandé pourquoi,
étant Dieu, il n'a pas usé des droits de la
divinité; pourquoi, en venant nous délivrer du
péché, il nous a laissés dans le
péché; pourquoi, en venant éclairer tous
les hommes, il a laissé presque tous les hommes dans
l'erreur?
- Je sais que
je ne suis rien, je sais que du fond de mon néant je ne
dois pas interroger l'Être des êtres; mais il m'est
permis, comme à Job, d'élever mes respectueuses
plaintes du sein de ma misère.
- Que
voulez-vous que je pense quand je vois deux
généalogies de Jésus directement
contraires l'une à l'autre; et que ces
généalogies, qui sont si différentes dans
les noms et dans le nombre de ses ancêtres, ne sont
pourtant pas la sienne, mais celle de son père Joseph,
qui n'est pas son père?
- Je donne la
torture à mon esprit pour comprendre comment un Dieu est
mort. Je lis les livres sacrés et les profanes de ces
temps-là; un seul de ces livres sacrés me dit
qu'une étoile nou-velle parut en Orient, et conduisit
des mages aux pieds de Dieu, qui venait de naître. Aucun
profane ne parle de cet événement à jamais
mémorable, qui semble devoir avoir été
aperçu par la terre entière, et marqué
dans les fastes de tous les États. Un
évangéliste me dit qu'un roi nommé
Hérode, à qui les Romains, maîtres du monde
connu, avaient donné la Judée, entendit dire que
l'enfant qui venait de naître dans une étable
devait être roi des Juifs; mais comment, et à qui,
et sur quel fondement entendit-il dire cette étrange
nouvelle? Est-il possible que ce roi, qui n'avait pas perdu le
sens, ait imaginé de faire égorger tous les
petits enfants du pays pour envelopper dans le massacre un
enfant obscur? Y a-t-il un exemple sur la terre d'une fureur si
abominable et si insensée?
- Je vois que
les Évangiles qui nous restent se contredisent
presque à chaque page. J'ouvre l'histoire de
Josèphe, auteur presque contemporain; Josèphe,
parent de Mariamne, sacrifiée par Hérode;
Josèphe, ennemi naturel de ce prince; il ne dit pas un
mot de cette aventure; il est Juif, et il ne parle pas
même de ce Jésus né chez les
Juifs.
- Que
d'incertitudes m'accablent dans la recherche importante de ce
que je dois adorer et de ce que je dois croire! Je lis les
Écritures, et je n'y vois nulle part que Jésus,
reconnu depuis pour Dieu, se soit jamais appelé Dieu; je
vois même tout le con-traire: il dit que son père
est plus grand que lui, que le père seul sait ce que le
fils ignore. Et comment encore ces mots de père et de
fils se doivent-ils entendre chez un peuple où, par les
fils de Bélial, on voulait dire les méchants, et
par les fils de Dieu, on désignait les hommes justes?
J'adopte quelques maximes de la morale de Jésus; mais
quel législateur enseigna jamais une mauvaise morale?
dans quelle religion l'adultère, le larcin, le meurtre,
l'imposture, ne sont-ils pas défendus; le respect pour
les parents, l'obéissance aux lois, la pratique de
toutes les vertus, expressément
ordonnés?
- Plus je lis,
plus mes peines redoublent. Je cherche des prodiges dignes d'un
Dieu, attestés par l'univers. J'ose dire, avec cette
naïveté douloureuse qui craint de
blasphémer, que les diables envoyés dans le corps
d'un troupeau de cochons, de l'eau changée en vin en
faveur de gens qui étaient ivres, un figuier
séché pour n'avoir pas porté des figues
avant le temps, etc., ne remplissent pas l'idée que je
m'étais faite du maître de la nature,
annonçant et prouvant la vérité par des
miracles éclatants et utiles. Puis-je adorer ce
maître de la nature dans un Juif qu'on dit
transporté par le diable sur le haut d'une montagne dont
on découvre tous les royaumes de la terre?
- Je lis les
paroles qu'on rapporte de lui; j'y vois une prochaine
arrivée du royaume des cieux figuré par un grain
de moutarde, par un filet à prendre des poissons, par de
l'argent mis à usure, par un souper auquel on fait
entrer par force des borgnes et des boiteux. Jésus dit
qu'on ne met point de vin nouveau dans de vieux tonneaux, que
l'on aime mieux le vin vieux que le nouveau. Est-ce ainsi que
Dieu parle?
- Enfin
comment puis-je reconnaître Dieu dans un Juif de la
populace, condamné au dernier supplice pour avoir mal
parlé des magistrats à cette populace, et suant
d'une sueur de sang dans l'angoisse et dans la frayeur que lui
inspirait la mort? Est-ce là Platon? est-ce là
Socrate, ou Antonin, ou Épictète, ou Zaleucus, ou
Solon, ou Confucius? Qui de tous ces sages n'a écrit,
n'a parlé d'une manière plus conforme aux
idées que nous avons de la sagesse? Et comment
pouvons-nous juger autrement que par nos
idées?
- Quand je
vous ai dit que j'adoptais quelques maximes de Jésus,
vous avez dû sentir que je ne puis les adopter toutes.
J'ai été affligé en lisant: « Je suis
venu apporter le glaive, et non la paix; je suis venu diviser
le fils et le père, la fille, la mère, et les
parents. » Je vous avoue que ces paroles m'ont saisi de
douleur et d'effroi; et si je regardais ces paroles comme une
prophétie, je croirais en voir l'accomplissement dans
les querelles qui ont divisé les chrétiens
dès les premiers temps, dans les guerres civiles qui
leur ont mis les armes à la main pendant tant de
siècles, dans les assassinats de tant de princes, dans
les horribles malheurs de tant de familles.
- J'avoue
encore que des mouvements d'indignation et de pitié se
sont élevés dans mon coeur, quand j'ai vu Pierre
faire apporter à ses pieds l'argent de ses sectateurs.
Ananie et Saphire ont gardé quelque chose pour eux du
prix de leur champ; ils ne l'ont pas dit, et Pierre les punit
en faisant mourir subitement le mari et la femme. Hélas!
ce n'était pas là le miracle que j'attendais de
ceux qui disent qu'ils ne veulent pas la mort du
pécheur, mais sa conversion. J'ai osé
pensé que si Dieu faisait des miracles, ce serait pour
guérir les hommes, et non pour les tuer; ce serait pour
les corriger, et non pour les perdre; qu'il est un Dieu de
miséricorde, et non un tyran homicide. Ce qui m'a le
plus révolté dans cette histoire, c'est que
Pierre, ayant fait mourir Ananie, et voyant venir Saphire sa
femme, ne l'avertit pas, ne lui dit pas: « Gardez-vous de
réserver pour vous quelques oboles; si vous en avez,
avouez tout, donnez tout, craignez le sort de votre mari
»; au contraire, il la fait tomber dans le piège;
il semble qu'il se réjouisse de frapper une seconde
victime. Je vous avoue que cette aventure m'a toujours fait
dresser les cheveux, et que je ne me suis consolé que
quand j'en ai vu l'impossibilité et le
ridicule.
- Puisque vous
me permettez de vous expliquer mes pensées, je continue,
et je dis que je n'ai trouvé aucune trace du
christianisme dans l'histoire de Jésus. Les quatre
Évangiles qui nous restent sont en opposition sur
plusieurs faits; mais ils attestent uniformément que
Jésus fut soumis à la loi de Moïse depuis le
moment de sa naissance jusqu'à celui de sa mort. Tous
ses disciples fréquentèrent la synagogue: ils
prêchaient une. réforme; mais ils
n'annonçaient pas une religion différente; les
chrétiens ne furent absolument séparés des
Juifs que longtemps après. Dans quel temps précis
Dieu voulut-il donc qu'on cessât d'être Juif et
qu'on fût chrétien? Qui ne voit que le temps a
tout fait, que tous les dogmes sont venus les uns après
les autres?
- Si
Jésus avait voulu établir une Église
chrétienne, n'en eût-il pas enseigné les
lois? N'aurait-il pas lui-même établi tous les
rites? N'aurait-il pas annoncé les sept sacrements, dont
il ne parle pas? N'aurait-il pas dit: Je suis Dieu,
engendré et non fait; le Saint-Esprit procède de
mon père sans être engendré; j'ai deux
volontés et une personne; ma mère est mère
de Dieu? Au contraire, il dit à sa mère: «
Femme, qu'y a-t-il entre vous et moi? » Il
n'établit ni dogme, ni rite, ni hiérarchie; ce
n'est donc pas lui qui a fait sa religion.
- Quand les
premiers dogmes commencent à s'établir, je vois
les chrétiens soutenir ces dogmes par des livres
supposés; ils imputent aux sibylles des vers acrostiches
sur le christianisme; ils forgent des histoires, des prodiges,
dont l'absurdité est palpable. Telle est, par exemple,
l'histoire de la nouvelle ville de Jérusalem bâtie
dans l'air, dont les murailles avaient cinq cents lieues de
tour et de hauteur, qui se promenait sur l'horizon pendant
toute la nuit, et qui disparaissait au point du jour; telle est
la querelle de Pierre et de Simon le Magicien devant
Néron; tels sont cent contes non moins
absurdes.
- Que de
miracles puérils on a forgés! Que de faux
martyres, que de légendes ridicules! Portent a
judaica rides.
- Comment
celui qui a écrit la légende de Luc, sous le nom
de bonne nouvelle, a-i-il eu le front de dire que la
génération dans laquelle il vivait ne passerait
pas sans que les vertus des cieux fussent
ébranlées; sans qu'il y eût des signes dans
le soleil, dans la lune, et dans les étoiles; sans
qu'enfin Jésus vînt dans les nuées avec une
grande puissance et une grande majesté? Certainement il
n'y eût ni signe dans le soleil, dans la lune, et dans
les étoiles, ni de vertu des cieux
ébranlée, ni de Jésus venant
majestueusement dans les nuées.
- Comment le
fanatique qui rédigea les Épîtres de Paul
est-il assez téméraire pour lui faire dire :
« J'ai appris de Jésus que nous qui vivons nous
sommes réservés pour son avénement;
sitôt que le signal aura été donné
par la trompette, ceux qui sont morts en Jésus
ressusciteront les premiers; puis nous autres qui sommes
vivants nous serons emportés avec eux dans l'air pour
aller au-devant de Jésus? »
- Cette belle
prédiction s'est-elle accomplie? Paul et les Juifs
chrétiens allèrent-ils dans l'air au-devant de
Jésus au son de la trompette? Et où, s'il vous
plaît, Paul avait-il appris de Jésus ces
merveilleuses choses, lui qui ne l'avait jamais vu, lui qui
avait servi de satellite et de bourreau contre ses disciples,
lui qui avait aidé à lapider Étienne?
Avait-il parlé à Jésus quand il fut ravi
au troisième ciel ? Et qu'est-ce que ce troisième
ciel? est-ce Mercure ou Mars? En vérité, si on
lisait avec attention on serait saisi d'horreur et de
pitié à chaque page.
- LE
CALOYER.
- Mais si ce
livre fait un tel effet sur les lecteurs, comment a-t-on pu
croire à ce livre? Comment a-t-il converti tant de
milliers d'hommes?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- C'est qu'on
ne lisait pas. Est-ce par la lecture qu'on persuade à
dix millions de paysans que trois font un, que Dieu est dans un
morceau de pâte, que cette pâte disparaît, et
que c'est Dieu lui-même qui est fait sur-le-champ par un
homme? C'est par la conversation, par la prédication,
par les cabales; c'est en séduisant des femmes et des
enfants; c'est par des impostures; par des récits
miraculeux, qu'on vient aisément à bout
d'établir un petit troupeau. Les livres des premiers
chrétiens étaient très rares; il
était défendu de les communiquer aux
catéchumènes; on était initié
secrètement aux mystères des chrétiens
comme à ceux de Cérés. Le petit peuple
courait avidement après des gens qui lui persuadaient
que non seulement tous les hommes étaient égaux,
mais qu'un chrétien était bien supérieur
à un empereur romain.
- Toute la
terre était alors divisée en petites
associations, égyptiennes, grecques, syriennes,
romaines, juives, etc. La secte des chrétiens eut tous
les avantages possibles dans la populace. Il suffisait de trois
ou quatre têtes échauffées comme celle de
Paul pour attirer la canaille. Bientôt après
vinrent des hommes adroits qui se mirent à sa
tête. Presque toutes les sectes se sont ainsi
établies, excepté celle de Mahomet, la plus
brillante de toutes, qui seule, entre tant
d'établissements humains, sembla être en naissant
sous la protection de Dieu, puisqu'elle ne dut son existence
qu'à des victoires.
- Encore la
religion musulmane est-elle après douze cents ans ce
qu'elle fut sous son fondateur; on n'y a rien changé.
Les lois écrites par Mahomet lui-même subsistent
dans toute leur intégrité. Son Alcoran est
autant respecté en Perse qu'en Turquie, autant dans
l'Afrique que dans les Indes; on l'observe partout à la
lettre; on n'est divisé que sur le droit de succession
entre Ali et Omar. Le christianisme, au contraire, est
différent en tout de la religion de Jésus. Ce
Jésus, fils d'un charpentier de village,
n'écrivit jamais rien; et probablement il ne savait ni
lire ni écrire. Il naquit, vécut, mourut Juif,
dans l'observance de tous les rites juifs; circoncis,
sacrifiant suivant la loi mosaïque, mangeant l'agneau
pascal avec des laitues, s'abstenant de manger du porc, de
l'ixion, et du griffon, comme aussi du lièvre, parce
qu'il rumine et qu'il n'a pas le pied fendu; selon la loi
mosaïque. Vous autres, au contraire, vous osez croire que
le lièvre a le pied fendu et qu'il ne rumine pas, vous
en mangez hardiment; vous faites rôtir un ixion et un
griffon quand vous en trouvez; vous n'êtes point
circoncis; vous ne sacrifiez point; aucune de vos fêtes
ne fut instituée par votre Jésus. Que pouvez-vous
avoir de commun avec lui?
- LE
CALOYER.
- J'avoue que
je serais un imposteur bien effronté si j'osais vous
soutenir que le christianisme d'aujourd'hui ressemble à
celui des premiers siècles, et celui de ces premiers
siècles à la religion de Jésus. Mais vous
m'avouerez aussi que Dieu a pu ordonner toutes ces
variations.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Dieu varier!
Dieu changer! cette idée me paraît un
blasphème. Quoi! le soleil de Dieu est toujours le
même, et sa religion serait une suite de vicissitudes!
Quoi! vous le feriez ressembler à ces gouvernements
misérables qui donnent tous les jours des édits
nouveaux et contradictoires! Il aurait donné un
édit à Adam, un autre à Seth, un
troisième à Noé, un quatrième
à Abraham, un cinquième à Moïse, un
sixième à Jésus, et de nouveaux
édits encore à chaque concile; et tout aurait
changé, depuis la défense de manger du fruit de
l'arbre de la science du bien et du mal, jusqu'à la
bulle Unigenitus du jésuite Le Tellier! Croyez-moi,
tremblez d'outrager Dieu en l'accusant de tant d'inconstance,
de faiblesse, de contradiction, de ridicule, et même de
méchanceté.
- LE
CALOYER.
- Si toutes
ces variations sont l'ouvrage des hommes, convenez que la
morale au moins est de Dieu, puisqu'elle est toujours la
même.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Tenons-nous-en
donc à cette morale; mais que les chrétiens l'ont
corrompue! Qu'ils ont cruellement violé la loi naturelle
enseignée par tous les législateurs, et
gravée au coeur de tous les hommes.
- Si
Jésus a parlé de cette loi aussi ancienne que le
monde, de cette loi établie chez le Huron comme chez le
Chinois: Aime ton prochain comme toi-même; la loi des
chrétiens a été: Déteste ton
prochain comme toi-même. Athanasiens, persécutez
les eusébiens, et soyez persécutés;
cyrilliens, écrasez les enfants des nestoriens contre
les murs; guelfes et gibelins, faites une guerre civile de cinq
cents années pour savoir si Jésus a
ordonné au prétendu successeur de Simon Barjone
de détrôner les empereurs et les rois, et si
Constantin a cédé l'empire au pape Silvestre.
Papistes, suspendez à des potences hautes.de trente
pieds, déchirez, brûlez des malheureux qui ne
croient pas qu'un morceau de pâte soit changé en
Dieu à la voix d'un capucin ou d'un récollet,
pour être mangé sur l'autel par des souris si on
laisse le ciboire ouvert. Poltrot, Balthasar Gérard,
Jacques Clément, Châle, Guignard, Ravaillac,
aiguisez vos sacrés poignards, chargez vos saints
pistolets. Europe, nage dans le sang, tandis que le vicaire de
Dieu, Alexandre VI, souillé de meurtres et
d'empoisonnements, dort dans les bras de sa fille
Lucrèce; que Léon X nage dans les plaisirs, que
Paul III enrichit son bâtard des dépouilles des
nations, que Jules III fait son porte-singe cardinal
(dignité plus convenable encore au singe qu'au porteur);
tandis que Pie IV fait étrangler le cardinal Caraffe,
que Pie V fait gémir les Romains sous les rapines de son
bâtard Buon-Compagno; que Clément VIII donne le
fouet au grand Henri IV sur les fesses des cardinaux d'Ossat et
Duperron. Mêlez partout le ridicule de vos farces
italiennes à l'horreur de vos brigandages: et puis
envoyez frère Trigaut et frère Bouvet
prêcher la bonne nouvelle à la
Chine.
- LE
CALOYER.
- Je ne puis
condamner votre zèle. La vérité, contre
laquelle on se débat en vain, me force de convenir d'une
partie de ce que vous dites; mais enfin convenez aussi que,
parmi tant de crimes, il y a eu de grandes vertus. Faut-il que
les abus vous aigrissent, et que les bonnes lois ne vous
touchent pas? Ajoutez à ces bonnes lois des miracles qui
sont la preuve de la divinité de
Jésus-Christ.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Des
miracles? juste ciel et quelle religion n'a pas ses miracles?
Tout est prodige dans l'antiquité. Quoi! vous ne croyez
pas aux miracles rapportés par les Hérodote et
les Tite-Live, par cent auteurs respectés des nations,
et vous croyez à des aventures de la Palestine
racontées, dit-on, par Jean et par Marc, dans des livres
ignorés pendant trois cents ans chez les Grecs et chez
les Romains, dans des livres faits sans doute longtemps
après la destruction de Jérusalem, comme il est
prouvé par ces livres mêmes, qui fourmillent de
contradictions à chaque page! Par exemple, il est dit
dans l'Évangile de saint Matthieu que le sang de
Zacharie, fils de Barac, massacré entre le temple et
l'autel, retombera sur les Juifs; or on voit dans l'histoire de
Flavius Josèphe que ce Zacharie fut tué en effet
entre le temple et l'autel pendant le siège de
Jérusalem par Titus: donc cet Évangile ne fut
écrit qu'après Titus. Et pourquoi Dieu aurait-il
fait ces miracles? Pour être condamné à la
potence chez les Juifs! Quoi! il aurait ressuscité des
morts, et il n'en eût recueilli d'autre fruit que de
mourir lui-même, et de mourir du dernier supplice! S'il
eût opéré ces prodiges, c'eût
été pour faire connaître sa
divinité. Songez-vous bien ce que c'est que d'accuser
Dieu de s'être fait homme inutilement, et d'avoir
ressuscité des morts pour être pendu? Quoi! des
milliers de miracles en faveur des Juifs pour les rendre
esclaves, et des miracles de Jésus pour faire mourir
Jésus en croix ! Il y a de l'imbécillité
à le croire, et une fureur bien criminelle à
l'enseigner quand on ne le croit
pas.
- LE
CALOYER.
- Je ne nie
pas que vos objections ne soient fondées, et je sens que
vous raisonnez de bonne foi; mais enfin convenez qu'il faut une
religion aux hommes.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Sans doute,
l'âme demande cette nourriture; mais pourquoi la changer
en poison ? Pourquoi étouffer la simple
vérité dans un amas d'indignes mensonges?
pourquoi soutenir ces mensonges par le fer et par les flammes?
Quelle horreur infernale! Ah ! si votre religion était
de Dieu, la soutiendriez-vous par des bourreaux? Le
géomètre a-t-il besoin de dire: Crois, ou je te
tue? La religion entre l'homme et Dieu est l'adoration et la
vertu; c'est entre le prince et ses sujets une affaire de
police; ce n'est que trop souvent d'homme à homme qu'un
commerce de fourberie. Adorons Dieu sincèrement,
simplement, et ne trompons personne. Oui, il faut une religion;
mais il la faut pure, raisonnable, universelle: elle doit
être comme le soleil, qui est pour tous les hommes et non
pas pour quelque petite province privilégiée. Il
est absurde, odieux, abominable, d'imaginer que Dieu
éclaire tous les yeux, et qu'il plonge presque toutes
les âmes dans les ténèbres. Il n'y a qu'une
probité commune à tout l'univers; il n'y a donc
qu'une religion. Et quelle est-elle? vous le savez: c'est
d'adorer Dieu et d'être juste.
- LE
CALOYER.
- Mais comment
croyez-vous donc que ma religion s'est
établie?
- L'
HONNÊTE HOMME.
- Comme toutes
les autres. Un homme d'une imagination forte se fait suivre par
quelques personnes d'une imagination faible. Le troupeau
s'augmente: le fanatisme commence; la fourberie achève.
Un homme puissant vient; il voit une foule qui s'est mis une
selle sur le dos et un mors à la bouche; il monte sur
elle et la conduit. Quand une fois la religion nouvelle est
reçue dans l'État, le gouvernement n'est plus
occupé qu'à proscrire tous les moyens par
lesquels elle s'est établie. Elle a commencé par
des assemblées secrètes; on les
défend.
- Les premiers
apôtres ont été expressément
envoyés pour chasser les diables: on défend les
diables; les apôtres se faisaient apporter l'argent des
prosélytes: celui qui est convaincu de prendre ainsi de
l'argent est puni; ils disaient qu'il vaut mieux obéir
à Dieu qu'aux hommes, et sur ce prétexte ils
bravaient les lois: le gouvernement maintient que suivre les
lois c'est obéir à Dieu. Enfin la politique
tâche sans cesse de concilier l'erreur reçue et le
bien public.
- LE
CALOYER.
- Mais vous
allez en Europe; Vous serez obligé de vous con-former
à quelqu'un des cultes reçus.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Quoi donc!
Ne pourrai-je faire en Europe comme ici: adorer paisiblement le
Créateur de tous les mondes, le Dieu de tous les hommes,
celui qui a mis dans mon coeur l'amour de la
vérité et de la justice?
- LE
CALOYER.
- Non, vous
risqueriez trop; l'Europe est divisée en factions, il
faudra en choisir une.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Des
factions, quand il s'agit de la vérité
universelle, quand il s'agit de Dieu!
- LE
CALOYER.
- Tel est le
malheur des hommes. On est obligé de faire comme eux, ou
de les fuir; je vous demande la préférence pour
l'Église grecque.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Elle est
esclave.
- LE
CALOYER.
- Voulez-vous
vous soumettre à l'Église romaine?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Elle est
tyrannique. Je ne veux ni d'un patriarche simoniaque qui
achète sa honteuse dignité d'un grand-vizir, ni
d'un prêtre qui s'est cru pendant sept cents ans le
maître des rois.
- LE
CALOYER.
- Il
n'appartient pas à un religieux tel que je le suis de
vous proposer la religion protestante.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- C'est
peut-être celle de toutes que j'adopterais le plus
volontiers, si j'étais réduit au malheur d'entrer
dans un parti.
- LE
CALOYER.
- Pourquoi ne
lui pas préférer une religion plus
ancienne?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Elle me
paraît bien plus ancienne que la romaine.
- LE
CALOYER.
- Comment
pouvez-vous supposer que saint Pierre ne soit pas plus ancien
que Luther, Zuingle, Calvin, et les réformateurs
d'Angleterre, de Danemark, de Suède, etc.?
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Il me semble
que la religion protestante n'est inventée ni par Luther
ni par Zuingle. Il me semble qu'elle se rapproche plus de la
source que la religion romaine, qu'elle n'adopte que ce qui se
trouve expressément dans l'Évangile des
chrétiens, tandis que les Romains ont chargé le
culte de cérémonies et de dogmes nouveaux. Il n'y
a qu'à ouvrir les yeux pour voir que le
législateur des chrétiens n'institua point de
fêtes, n'ordonna point qu'on adorât des images et
des os de morts, ne vendit point d'indulgences, ne reçut
point d'annates, ne conféra point de
bénéfices, n'eut aucune dignité
temporelle, n'établit point une Inquisition pour
soutenir ses lois, ne maintint point son autorité par le
fer des bourreaux. Les protestants réprouvent toutes ces
nouveautés scandaleuses et funestes; ils sont partout
soumis aux magistrats, et l'Église romaine lutte depuis
huit cents ans contre les magistrats. Si les protestants se
trompent comme les autres dans le principe, ils ont moins
d'erreurs dans les conséquences; et, puisqu'il faut
traiter avec les hommes, j'aime à traiter avec ceux qui
trompent le moins.
- LE
CALOYER.
- Il semble
que vous choisissiez une religion comme on achète des
étoffes chez les marchands: vous allez chez celui qui
vend le moins cher.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Je vous ai
dit ce que je préférerais s'il me fallait faire
un choix selon les règles de la pruderce humaine; mais
ce n'est point aux hommes que je dois m'adresser, c'est
à Dieu seul: il parle à tous les coeurs; nous
avons tous un droit égal à l'entendre. La
conscience qu'il a donnée à tous les hommes est
leur loi universelle. Les hommes sentent d'un pôle
à l'autre qu'on doit être juste, honorer son
père et sa mère, aider ses semblables, tenir ses
promesses: ces lois sont de Dieu, les simagrées sont des
mortels. Toutes les religions diffèrent comme les
gouvernements; Dieu permet les uns et les autres. J'ai cru que
la manière extérieure dont on l'adore ne peut le
flatter ni l'offenser, pourvu que cette adoration ne soit ni
superstieuse envers lui, ni barbare envers les
hommes.
- N'est-ce
pas, en effet, offenser Dieu que de penser qu'il choisisse une
petite nation chargée de crimes pour sa favorite, afin
de damner toutes les autres; que l'assassin d'Urie soit son
bien-aimé, et que le pieux Antonin lui soit en horreur?
N'est-ce pas la plus grande absurdité de penser que
l'Être suprême punira à jamais un caloyer
pour avoir mangé du lièvre, ou un Turc pour avoir
mangé du porc? Il y a eu des peuples qui ont mis,
dit-on, les oignons au rang des dieux; il y en a d'autres qui
ont prétendu qu'un morceau de pâte était
changé en autant de dieux que de miettes. Ces deux
extrêmes de la démence humaine font
également pitié; mais que ceux qui adoptent ces
rêveries osent persécuter ceux qui ne les croient
pas, c'est là ce qui est horrible. Les anciens Parsis,
les Sabéens, les Égyptiens, les Grecs, ont admis
un enfer: cet enfer est sur la terre, et ce sont les
persécuteurs qui en sont les démons.
- LE
CALOYER.
- Je
déteste la persécution, la contrainte, autant que
vous; et, grâce au ciel, je vous ai déjà
dit que les Turcs, sous qui je vis en paix, ne
persécutent personne.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Ah! puissent
tous les peuples d'Europe suivre l'exemple des
Turcs!
- LE
CALOYER.
- Mais
j'ajoute qu'étant caloyer je ne puis vous proposer
d'autre religion que celle que je professe au mont
Athos.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Et moi,
j'ajoute qu'étant homme je vous propose la religion qui
convient à tous les hommes, celle de tous les
patriarches, et de tous les sages de l'antiquité,
l'adoration d'un Dieu, la justice, l'amour du prochain,
l'indulgence pour toutes les erreurs et la bienfaisance dans
toutes les occasions de la vie. C'est cette religion, digne de
Dieu, que Dieu a gravée dans tous les coeurs; mais
certes il n'y a pas gravé que trois font un, qu'un
morceau de pain est l'Éternel, et que l'ânesse de
Balaam a parlé.
- LE
CALOYER.
- Ne
m'empêchez pas d'être caloyer.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Ne
m'empêchez pas d'être honnête
homme.
- LE
CALOYER.
- Je sers Dieu
selon l'usage de mon couvent.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Et moi,
selon ma conscience. Elle me dit de le craindre, d'aimer les
caloyers, les derviches, les bonzes et les talapoins, et de
regarder tous les hommes comme mes frères.
- LE
CALOYER.
- Allez,
allez, tout caloyer que je suis je pense comme
vous.
- L'HONNÊTE
HOMME.
- Mon Dieu,
bénissez ce bon caloyer!
- LE
CALOYER.
- Mon Dieu,
bénissez cet honnête homme!
-
-
Last modified: 21-Mar-00