Sur Zadig
 

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes" (Extraits)

 

 

A la fin de l'été de 1748, se répand dans le public parisien un petit roman, Zadig. Il n'y a pas de nom d'auteur; la rumeur désigne rapidement Voltaire. Il a beau se défendre, ses dénégations ne trompent personne. Pourtant cet écrivain célèbre de 54 ans n'a encore publié, sinon composé, aucun ouvrage de ce genre. Sa formation, les goûts qu'il affiche, ses écrits, tout semble l'éloigner du genre romanesque.[...]

Longchamp, son secrétaire, a conté l'histoire du premier accroc au bonheur dont serait sorti Zadig. A Fontainebleau, au jeu de la reine, Mme du Châtelet perd de grosses sommes, sans que Voltaire réussisse à l'en arracher. "Vous jouez avec des fripons", murmure-t-il en anglais. D'autres ont entendu et compris. Il faut fuir en hâte le scandale. Sceaux ouvre sa grille, Voltaire se cloître chez la duchesse du Maine, amuse la duchesse, la nuit, en lui lisant Zadig qu'il écrit le jour dans sa chambre. [...]

Peu importe l'anecdote, elle ne change rien à la date. Dans l'été 1747 est imprimé à Amsterdam (mais avec la mention: Londres) Memnon, histoire orientale, et Voltaire, pour introduire des ballots de livres en France, s'adresse... au ministre de la Guerre, le comte d'Argenson. Au début de l'été suivant, il décide de porter de 15 à 18 le nombre des chapitres: s'ajoutent au texte primitif Le souper, Les rendez-vous, Le pêcheur. Peut-être ce dernier chapitre a-t-il été dicté par les sentiments que lui a causé une désagréable surprise: à Lunéville il a trouvé l'ardente Emilie et le jeune Saint-Lambert dans une position sans équivoque. L'oeuvre sort, à Paris, au début de Septembre 1748, des presses de deux imprimeurs différents, Prault et Machuel, sous le titre nouveau de Zadig ou la destinée, histoire orientale.

Dans les années suivantes, Zadig, qui a été reçu avec grand succès, est réimprimé avec des corrections et des retouches qui ne sont pas négligeables. Le roman prend sa forme définitive en 1756 dans la Collection complète des oeuvres de M. de Voltaire que publie Cramer à Genève: le sixième chapitre est alors divisé en deux, Le ministre et Les disputes et les audiences; les chapitres, au nombre de 19 désormais, ne sont plus numérotés, mais désignés seulement par leur titre. Toutefois l'édition posthume, dite de Kehl, publie deux chapitres inédits (La danse et Les yeux) qu'il est difficile d'incorporer au récit; c'est peut-être la raison pour laquelle Voltaire les avait abandonnés.

Voltaire a sacrifié aux charmes du genre romanesque le plus traditionnel, le plus factice. Deux amoureux sont séparés par des envieux et un jaloux, et il faut bien des péripéties, des traverses, des épreuves, pour qu'ils se retrouvent. L'oeuvre est composée d'aventures que Voltaire pouvait enrichir ou modifier, et il ne s'en est pas privé. Le roman garde cependant son unité. Les coups du destin qui accablent Zadig sont ponctués par les bilans que dresse le héros à la fin des troisième, huitième et treizième chapitres; les surprises, d'autre part, ont été discrètement justifiées à l'avance par un détail sans importance apparente (la ressemblance de Missouf et d'Astarté, par exemple.)

Autre sacrifice de Voltaire à la mode: l'orientalisme, qui atteint son apogée en ce milieu de siècle. De Babylone en Egypte, nous rencontrons avec le héros tour à tour les splendeurs mythiques de l'Orient et les duretés de l'esclavage dans le désert. Mais il est évident que l'information de l'auteur reste superficielle et sa mise en oeuvre conventionnelle: dans un pittoresque chichement mesuré, quelques coutumes, quelques éléments de décor mobilier ou végétal suffisent à authentifier l'Orient aux yeux de ses contemporains; de la violence, de la cruauté, une sensualité teintée de galanterie et de libertinage léger pimentent traditionnellement les aventures; et non moins traditionnellemt, le lecteur saura transposer en Occident cet orientalisme de fantaisie. Ne cherchons pas à situer à une époque précise, dans une civilisation déterminée, l'histoire de Zadig. Dès la dédicace, l'anachronisme est patent; plus loin le mazdéisme et l'islamisme voisinent avec un tournoi médiéval. Le ton proprement voltairien consiste à nous persuader qu'il ne faut pas prendre tout ce décor au sérieux: la désinvolture de l'anachronisme le plus provocant, des citations visiblement inventées font l'amusement de ce pastiche.

Car le moins informé des lecteurs est obligé de sourire quand il retrouve tout à coup un célèbre charlatan de Paris, reconnaît les gens de justice de son temps, le goût de certaines dames pour les petits chiens, saisit au passage des allusions à la futilité des conversations mondaines, salue les nasardes légères ou appuyées que reçoivent tout à tour Crébillon ou Réaumur et l'Académie de Sciences, Rollin ou Boyer. De plus en plus les oeuvres romanesques offriront à Voltaire l'occassion de régler, à tout propos et même hors de propos, quelques comptes personnels. Le lecteur plus lettré voudra bien sourire aussi -pourquoi s'en scandaliserait-il?- des emprunts et des pastiches: ici, Voltaire adopte en mineur le thème de La Matrone d'Ephèse, là c'est Molière qui sert de modèle pour l'épisode de La femme battue. Ailleurs, on identifie assez facilement Gil Blas, Les Lettres persanes ou Roland furieux.

Voltaire lit beaucoup. Et surtout depuis qu'il prépare ce qui deviendra L'Essai sur les moeurs. Les livres des voyageurs, Chardin, Bernier, Tavernier, les exposés plus savants d'un Banier, d'un Herbelot ou de Thomas Hyde lui fournissent sur l'Orient en général, la Perse en particulier, sur les religions les plus diverses mais surtout sur le mazdéisme, les renseignements qui donnent à ses marionnettes un peu plus d'originalité que n'en exige la mode. La documentation ne correspond pas toujours à nos exigences modernes, c'est évident. Qu'importe, d'ailleurs? Voltaire l'utilise d'autant plus librement qu'il brouille à plaisir les temps et les lieux. Ne voit-on pas une anecdote prise dans la Description de la Chine du Père Du Hade concourir avec le conte de la Fontaine à dessiner le scénarion du Nez?

Tout cela est divertissant; ce n'est pas l'essentiel. Voltaire n'a jamais exilé les incitation morales et philosophiques de l'oeuvre littéraire: La Henriade, Mahomet montraient clairement som propos. Inaugurant un nouveau genre, il va rapidement le façonner pour le faire servir à son intention primordiale, réfléchir et faire réfléchir son lecteur sur la condition de l'homme, sa présence dans le monde, ses rapports avec le créateur. L'esprit sérieux de Mme du Châtelet s'était entiché de Leibniz et de Wolf, dont Voltaire trouvait rébarbatives les pesantes démonstrations. Mais l'auteur du Mondain, l'homme comblé de Cirey trouvait en Pope une réponse au christianisme farouche de Pascal, en tout cas un leibnizianisme plus littéraire. Le passage de Versailles pouvait lui découvrir bien des perspectives décevantes sur les moeurs gouvernementales, les honneurs pouvaient n'être pas sans épines... Tout compte fait, tout n'était-il pas bien? Babouc disait: passable.

Pourtant, la réflexion de Voltaire n'a jamais adhéré totalement au système, si son coeur ou son égoÍsme pouvait s'en satisfaire. Dès 1740, traitant de la philosophie de Newton, il trouvait à l'harmonie préétablie des difficultés et refusait d'aller plus loin dans l'adhésion au leibnizianisme, il trouvait même les monades une invention ridicule. Tel est l'état d'esprit dans lequel il écrit Zadig. Tout l'épisode de L'Ermite est organisé en fonction de la théorie que tout est bien. Le sujet ni la pensée ne sont originaux. Fréron accusait Voltaire d'avoir plagié un poème de Parnell; mais les imitations ou les inspirations peuvent être plus nombreuses: Gaston Paris a trouvé un conte du XIIIº siècle, De l'hermite qui s'accompagna à l'Ange, où l'apologue va dans le même sens. Qu'a-t-il connu de ces textes? On a vu que Voltaire ne se souciait pas d'originalité, sauf sur des points de détail. Le récit met donc en lumière le caractère incompréhensible de la Providence pour les hommes. Au moment, cependant, où l'ange le quitte, Zadig voudrait discuter encore: le mais... révèle subtilement que son interlocuteur ne l'a point convaincu. Il se soumet pourtant, comme l'y invite Pope. Quelles que soient ses réticences, , Voltaire ne semble pas avoir trouvé d'autre voie que celle de Leibniz et de Pope pour comprendre le monde: il n'y a pas de hasard, notre monde est ce qu'il doit être, ou alors cet univers serait un autre univers; et il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien.

Cette attitude ambigue trouve son expression dans Memnon ou la Sagesse humaine. Il ne faut pas confondre ce conte avec celui qui portait le titre de Memnon, et, débaptisé comme nous l'avons vu, devint Zadig. Ce nouveau Memnon a été écrit à la fin de 1748 ou dans les premiers jours de 1749. Le roi Stanislas, le 31 janvier, renvoie le manuscrit à Voltaire: "Memnon m'a endormi bien agréablement et j'ai vu dans un profond sommeil que la sagesse n'est qu'un songe." Il fut publié la même année dans un Recueil de pièces en vers et en prose par l'auteur de la tragédie de Sémiramis, avec pour titre le seul nom du héros. Réédité les années suivantes dans les Oeuvres de M. de Voltaire, il ne prend son titre définitif qu'en 1756 dans la Collection complète des oeuvres de M. de Voltaire.

Il n'est pas étonnant que dans le Recueil de 1749 ce conte, d'une construction impeccable dans sa rigueur, fasse suite aux Discours en vers sur l'homme. "Memnon conçut un jour le projet insensé d'être parfaitement sage", tels sont les premiers mots. Et en quelques pages, les projets de continence, de sobriété, d'indépendance du Ninivite vont se trouver ruinés. Sans avoir étudié les stoÍciens, il se croyait maître de lui et des événements. Or on ne peut vivre sans passions; elles peuvent même être utiles, Leibniz l'avait appris à Voltaire. Il rejoint la sagesse modérée de Montaigne et de Molière. Seuls les anges peuvent vivre comme se le proposait memnon. Mais il faut n'avoir pas de corps. A quoi ressemblent-ils? A rien, constate malicieusement Voltaire. L'angélisme ici-bas ne peut être que bêtise.

Se retrouver ruiné et dépouillé de tout, borgne de surcroît, rend notre sage encore moins réceptif que Zadig aux explications de son bon génie. Car lui aussi a l'honneur d'avoir une conversation avec un ange. Et lui aussi se montre acharné dans la discussion, plus même que Zadig: ne va-t-il pas jusqu'à douter de la formule de Pope que "tout est bien"? Malgré les assurances du bon génie, qui a dû lire Leibniz, qu'il faut considérer "l'arrangement de l'univers entier", Memnon, à la différence de Zadig, s'entête: "Ah! je ne croirai cela que quand je ne serai plus borgne." A quoi le génie ne trouve rien à répondre. En peu de temps, l'esprit critique de Voltaire à l'égard de l'harmonie préétablie a pris vigueur et acidité.

 

De Zadig à Candide

 

Les doutes de Voltaire demeuraient ceux d'un penseur acharné à comprendre le pourquoi des choses. Son expérience du monde n'avait touché en lui rien de profond ou de vital. La trahison de Mme du Châtelet? L'auteur de Cosi-Sancta et de Memnon s'était assez vite résigné; les événements vont lui faire prendre la vraie mesure du mal dans le monde.

En septembre 1749, Mme du Châtelet accouche d'une fille à Lunéville. A la suite d'une imprudence, elle meurt de façon foudroyante. Le désespoir de Voltaire s'exprime d'une façon déchirante, qui n'étonnera que ceux qui n'ont de lui qu'une image stéréotypée et fausse. Les cris, les larmes, l'abattement, les transports, les reproches véhéments à Saint-Lambert ("Que vous avisiezvous de lui faire un enfant?"), se succèdent à Lunéville, à Paris. OÙ aller désormais? Il évacue ses affaires de Cirey et cède enfin aux sollicitations et aux offres de Frédéric II, puisque la cour de France ne lui a jamais fait qu'un accueil mitigé. L'expérience berlinoise, malgré la chaleur des relations antérieures et l'enthousiasme initial, sera aussi décevante que l'expérience versaillaise, et le dénouement plus humiliant. Le Siècle de Louis XIV, Micromégas datent de cette période; mais nous avons vu ce qu'il faut penser de la rédaction de ce conte, et aucun autre n'est imprégné de l'atmosphère de Berlin et de Sans-Souci.

Avec le départ de Berlin commence une période d'errance. L'avanie de Francfort, ville impériale et non prussienne, révèle à Voltaire le prix de la sûreté en terre libre et la valeur des amitiés princières. Le voici "demeuré entre deux rois, le cul à terre." L'Alsace, terre amphibie, offrira-t-elle le refuge? Colmar a des jésuites, qui lui font la vie désagréable. Le doux et savant bénédictin Dom Calmet peut donner un asile de paix et de travail, sans se douter quelle machine de guerre prépare son inépuisable érudition. Le domaine des Délices, dans la banlieue de Genève, semble fixer Voltaire, mais il ne trouvera le havre définitif que sur la terre de Ferney, dans le pays de Gex, sur la frontière de Genève. Il croit s'être procuré là une sécurité vigilante, sinon la tranquillité. Genève se révèle plus intolérante qu'il ne voudrait; il vaut mieux résider à Ferney, surtout si l'on veut jouer la comédie. Cette vie instable de 5 années n'a pas empêché la publication de La Pucelle et de l'Essai sur les moeurs et l'esprit des nations, oeuvres qu'il mûrit depuis longtemps et qu'il ne publie finalement qu'installé aux Délices. Les contes et romans vont au contraire porter la trace de l'évolution et de l'expérience de Voltaire. N'insistons pas sur Les Deux Consolés, courte fable qu'il bâtit sur le thème traditionnel de la vanité des consolations historiques et des effets du temps sur le chagrin. La date de rédaction est inconnue; destinée à la duchesse de Saxe-Gotha, qui a perdu son fils, n'estelle pas autant la traduction des constatations qu'il a pu faire en lui-même? Le songe de Platon, édité aussi dans les Oeuvres Complètes de 1756, est-il de cette époque ou de 20 ans antérieur? La raillerie à l'égard des rêveries de Platon prend à peine la forme d'un apologue pour broder sur l'imperfection de tous les mondes créés: Micromégas, Memnon nous orientaient déjà vers ce genre de réflexion.

Avec l'Histoire des voyages de Scarmentado écrite par lui-même, qui paraît la même année, Voltaire inaugure une nouvelle trame. Longchamp affirme que ce conte date de 1747, donc du séjour à Sceaux. Il est plus vraisemblable qu'il est postérieur à la mésaventure de Prusse. Collini a certainement raison quand il écrit: "Encore froissé des injustices qu'il venait d'éprouver, il compose les Voyages de Scarmentado, conte ingénieux qui renferme des allusions visiblement applicables aux événements dans lesquels il avait figuré." En fait, aucun épisode n'est une allusion directe à la Prusse et à Frédéric. mais il est évident qu'il n'y a rien de commun entre Scarmentado et les oeuvres de la période précédente, Zadig, Memnon ou Babouc. Zadig se déplaçait beaucoup, mais dans un monde restraint et d'ailleurs mythique, les autres observaient la vie de Persépolis ou de Ninive. Cette vie pouvait certes être transposée à Paris par une lecture seconde; les leçons restaient limitées. Pour la première fois, Voltaire lance son héros dans notre monde: Scarmentado est né en 1600, mais les manipulations de la chronologie permettent d'évoquer des scènes éloignées dans le temps. Zadig fuyait la hache ou le lacet, puis partait à la conquête d'Astarté. Scarmentado n'a pas d'autre motif pour parcourir le monde que le désir de s'instruire. Venu de Crète, le voici à Rome, puis en France, en Angleterre, en Hollande, en Espagne, avant de passer en Turquie, en Perse, en Chine, en Inde, pour rentrer chez lui après un court esclavage en Afrique. S'il n'est pas question de l'Allemagne, peut-être par prudence, ce voyageur est néanmoins Voltaire: l'Essai sur les moeurs l'a fait voyager en esprit, et on peut admettre avec Collini que, symboliquement, c'est bien l'errance inquiète de Voltaire que représentent les voyages du Crétois.

Dans toutes ces contrées ce ne sont que crimes, massacres, persécutions, intolérances -sauf en Chine, où ne sévissent que les missionnaires chrétiens. Jamais Voltaire n'écrira une oeuvre aussi noire: aucun sourire ne vient atténuer ou interrompre cette succession d'horreurs; non, ce ne peut être de la même encre que la Vision de Babouc. Peut-on appeler sourire la gauloiserie finale? Elle est une amertume de plus: réfugié, après toutes ses aventures, dans le calme d'un foyer familial, que peut espérer un homme? L'éternelle tromperie de la femme.

Le héros de Cosmopolite de Fougeret de Monbron (1753) a pu inspirer à Voltaire son Scarmentado. Beaucoup plus nettement que dans les oeuvres antérieures, Voltaire a surtout utilisé la documentation amassée en vue de l'Essai sur les moeurs. Désormais on le verra ainsi mettre en oeuvre dans ses contes et ses romans tel épisode qu'il a retenu des lectures faites pour les ouvrages sérieux, l'Essai toujours, puis le Dictionnaire philosophique ou La Bible enfin expliquée. Compte avant tout l'esprit dans lequel ce fut écrit. L'indulgence amusée, le relativisme optimiste ont fait place à la rage désespérée devant la sottise criminelle des prêtres et des gouvernements. L'histoire universelle trouve son allégorie dans les malheurs de ce personnage sans personnalité, simple support des maux qu'invente à plaisir l'humanité.

 

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes"

 

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Last modified: 21-Mar-00