Voltaire au Collège Louis-le-Grand
 
Extrait de la Vie de Voltaire
par Desnoiresterres
 
 
Voltaire, qui eût eu besoin plus qu'un autre de la direction maternelle, perdit sa mère à l'âge de sept ans. Madame Arouet était jeune encore; elle avait environ quarante ans, lorsqu'elle mourut, le 13 juillet 1704. La garde de cet espiègle devait être chose embarrassante pour un homme pris par les affaires; le payeur des épices, son père, garda toutefois près de lui, durant trois ans, le petit François-Marie, et ne l'envoya qu'en octobre 1707 au collège des Jésuites. Son fils aîné avait été mis au séminaire de Saint-Magloire, dans le faubourg Saint-Jacques; on se demande pourquoi il ne confia pas également le dernier aux pères de l'Oratoire, fort renommés, eux aussi, pour l'éducation. Sans doute le fanatisme d'Armand avait déjà percé, et l'en avait détourné. Voltaire avait dix ans lorsqu'il entra au collège Louis-le-Grand.
Il eut pour recteur le père Picard, auquel succédait, en 1705, le père Letellier; et pour professeurs les pères Porée, Lejay, Tournemine, Carteron. Le prix de la pension était de quatre cents livres; mais il s'élevait à plus pour ceux que ne satisfaisait point le régime commun. Les fils de grands Seigneurs voulaient être logés en grands seigneurs, avec un précepteur et un valet attachés à leur petite personne. Sans en tant exiger, les enfants des gens aisés se contentaient de vivre par groupes de cinq élèves, dans une chambre, sous la surveillance d'un préfet. Ce fut ce régime mixte que choisit M. Arouet. Le père Thoulié (l'abbé d'Olivet), avant d'être le confrère à l'Académie, fut le préfet de Voltaire, et tous deux n'auront garde de l'oublier. « L'abbé d'Olivet est un bon homme, écrit Voltaire à d'Alembert, et je l'ai toujours aimé. D'ailleurs, il a été mon préfet, dans le temps qu'il y avait des jésuites,» et d'Olivet, de rappeler ces temps lointains et de lui dire « Alors vous étiez mon disciple, et aujourd'hui je suis le vôtre. »
A ces doux souvenirs se mêle le souvenir charmant des mauvais jours supportés en commun, le souvenir de l'hiver de 1709, où pour avoir du pain bis, le jeune Arouet vit augmenter sa pension de cent francs. Le froid fut horrible? et préfet et élèves grelottaient à qui mieux mieux au coin d'un méchant feu. L'épreuve dut être rude pour le frileux poète qui, dès la Saint-Jean, trouvait à propos de se rapprocher de la cheminée. La première place, en hiver, n'était pas le haut bout du banc, c'était l'endroit le plus voisin du poèle; et Voltaire, que ses compositions en éloignaient, jouait des coudes et des mains pour se frayer un chemin jusqu'à ce centre disputé. Cela donnait souvent lieu à des discussions plus ou moins vives. Un jour qu'il s'était laissé distancer, et que le poèle était cerné comme une forteresse, il dit à un de ses camarades plus jeune que lui: « Range-toi , sinon je t'envoie chauffer chez Pluton. Que ne dis-tu en enfer? répliqua celui-ci, il y fait encore plus chaud. - Bah! l'un n'est pas plus sûr que l'autre. »
Voilà une repartie qui sent le fagot. Et cette autre que lui prête le même historien. Au réfectoire, l'un de ses voisins prétend qu'il lui a caché son verre; un tiers, prenant parti pour le spolié, somme le ravisseur de restituer le bien du prochain: « Arouet, rends-lui son verre; tu es un taquin qui n'ira jamais au Ciel. - Tiens, que dit-il avec son Ciel, s'écrie Arouet; le Ciel, c'est le grand dortoir du monde. » Nous citons, et nous allons citer les deux ou trois anecdotes relatives à son séjour au collège Louis-le-Grand, tout en les accueillant avec la défiance qu'elles méritent. Jusqu'ici toutes les vies de Voltaire ont été des thèses de parti, tantôt pour, tantôt contre lui, où la vérité est le plus souvent sacrifiée à la passion, au besoin de le produire sous un tel ou tel jour. Il serait assez stérile de grossir le groupe trop formidable de ces romans peu sûrs; disons aussi que la vérité n'est pas toujours aisée à démêler du faux. C'est pourtant ce que nous devrons tenter, sauf à soumettre nos doutes en absence de toute preuve décisive. Ces deux manifestations d'une précoce impiété, racontées plus haut, pourraient donc bien avoir été inventées après coup; mais elles ne sont pas les seules. Ainsi, le père Lejay, à la suite de nous ne savons quelle répartie malsonnante d'Arouet, descendait de chaire et lui sautait au collet, en criant d'une voix terrible: « Malheureux! tu seras un jour l'étendard du déisme en France! » si le Pan était le seul à raconter ce fait, on pourrait le révoquer en doute mais Duvernet et Condorcet le rapportent bien avant le Pan, et le dernier ajoute même, avec une complaisance marquée, que «l'événement a justifié la prophétie. »En tout cas, le mot du père Lejay était bien solennel, adressé à un bambin qu'il eût mieux valu traiter avec moins d'importance. Il y avait dans l'apostrophe, quelque sévère qu'elle voulût être, un côté flatteur pour cet orgueil précoce que le rôle de Satan ne devait pas épouvanter et auquel, en quelque sorte, on montrait le chemin. Le mot de son confesseur, le père Pallon « Cet enfant est dévoré de la soif de la célébrité! » eût dû indiquer au père Lejay qu'il faisait fausse route.
Duvernet prétend qu'il existait, d'ailleurs, entre le maître et l'écolier, des raisons de ne pas s'aimer. Lejay, avec le titre et les fonctions de professeur d'éloquence, avait aussi peu d'éloquence qu'il est possible. Arouet s'aperçut vite du défaut de la cuirasse, et n'eût garde de n'en pas profiter dans les discussions littéraires avec son régent, qui ne lui pardonna point de l'avoir humilié. Le père Lejay semble avoir été en butte à l'aversion des élèves, qui luttaient d'invention pour lui jouer quelque méchant tour. Le marquis d'Argenson raconte que le duc de Boufflers et lui avaient tramé contre leur régent de rhétorique « une manière de révolte, » qui consistait à souffler par une sarbacane de pois au nez du bon père. Cette espièglerie fut traitée sur le pied d'un véritable attentat, et il fut décidé que les deux coupables passeraient par les verges. Notez que d'Argenson avait dix-sept ans (1714), et que le petit duc de Boufflers était alors gouverneur de Flandre en survivance et colonel du régiment de son nom. Le premier ne nous dit pas comment il esquiva le châtiment; peut-être Lejay crut-il devoir l'épargner au fils de celui à qui il avait dédié, en 1702, sa tragédie latine de Damoclés; quant à son complice, il le subit tout au long. Cette exécution eut du retentissement, bien qu'elle ne fût pas sans antécédents, même à l'égard de grands garçons de cet âge; le maréchal de Boufflers porta plainte au roi et retira son fils qui, cruellement atteint par un affront peu compatible avec sa dignité et son grade, mourait quelques mois après de la petite vérole. Cette terrible leçon ne profita point, et le régime des verges n'en demeura pas moins en vigueur. Il est vrai que, d'écoliers à cuistres, l'on ne jouait que trop souvent des canifs, quand la résistance ne s'armait pas plus sérieusement. Ainsi, plus tard, en 1723, au collège des jésuites de La Flèche, les pensionnaires prenaient fait et cause pour l'un des leurs qui, menacé du fouet, tirait sur son régent qu'il manquait, et abattait, d'un second coup, le grenadier appelé pour le saisir. Ce n'est pas que ce mode de répression n'eût été de vieille date réprouvé par les esprits sensés, entre autres, par le sage auteur des Essais dans son chapitre de l'Institution des enfants.
Comme on le voit, MM. d'Argenson furent les condisciples de Voltaire. Ils entrèrent au collège Louis-le-Grand à la fin de 1709. L'aîné, qui était du même âge que le poète philosophe, avait quinze ans; c'était un peu tard pour commencer le métier de collégien. « Nous étions alors si grands garçons, raconte-t-il, c'est-à-dire si avancés dans le monde, que, sans être libertins, nous étions en chemin de le devenir.» Ils avaient pour gouverneur un pauvre homme, très peu propre à s'acquitter à son honneur du difficile mandat dont leur père l'avait chargé sans y trop regarder; et ce fut lorsqu'on s'aperçut de l'impossibilité de le laisser près d'eux davantage qu'on songea à Louis-le-Grand. « J'en eus grande honte, » ajoute le futur ministre des affaires étrangères. Et il y avait bien de quoi: M. d'Argenson y était encore que le petit duc de Fronsac qui avait deux ans de moins que lui, épousait mademoiselle de Noailles, et se faisait mettre à la Bastille pour avoir serré de trop près la duchesse de Bourgogne. La conséquence de toute position fausse est de rendre susceptible et farouche; du plus loin qu'il apercevait un ancien ami ou quelques belles dames de sa connaissance, il se sauvait pour n'avoir pas à rougir. « Quelque temps après que je fus au collège, dit-il encore, celui-ci (le prince de Soubise) vint à une petite tragédie jouée par des enfants dont il était parent, et moi j'étais dans l'amphithéâtre, avec ma robe et ma toque, sur un banc de bois: il m'avisa; je lui tournai le dos. »
Les choses avaient été tout autrement pour le jeune Arouet; entré de bonne heure aux Jésuites, il était naturel qu'il y demeurât jusqu'au complément de ses études, et le moment où les deux survenants se voyaient si tardivement séquestrés entre les quatre murailles d'un collège, était celui où ses petits vers lui ouvraient les portes de la plus illustre société. Arouet se lia avec l'un et l'autre, et resta leur ami. Le marquis, qu'il appelle «mon protecteur, mon ancien camarade,» dit de lui «Voltaire, que j'ai toujours fréquenté depuis le temps que nous avons été ensemble au collège;» et cette intimité était si bien avérée que, dans une sortie contre l'aîné, le cardinal de Fleury s'écriait: «Enfin, pour tout dire, c'est le digne ami de Voltaire, et Voltaire son digne ami.» Quoique moins dans la familiarité du cadet, le poète avait conservé d'étroites relations avec ce dernier, dont il fut même l'agent politique un moment (1743-1747), comme cela ressort d'une de ses lettres. «On m'a empaqueté pour Commerci, et j'y suis agonisant comme à Paris. M'y voici avec le regret d'être éloigné de vous, sans avoir pu profiter de votre commerce délicieux et des bontés que vous avez pour moi. Laissez-moi toujours, je vous prie, l'espérance de passer les dernières années de ma vie dans votre société. Il faut finir ses jours comme on les a commencés. Il y a tantôt quarante-cinq ans que je compte parmi vos attachés. Il ne faut pas se séparer pour rien.» Et, plus tard encore à Postdam: «Qui eût dit, lui écrivait-il, dans le temps où nous étions ensemble dans l'allée noire, qu'un jour je serais votre historien, et que je le serais de si loin? » Qu'il se cramponne à deux camarades d'études que le temps a faits ministres l'un et l'autre, cela se conçoit. Mais Voltaire ne fut pas moins chaud ami, moins ami sincère avec tous. D'Argental sera pour lui plus qu'un frère. Et Cideville! Quelle tendresse caressante et inépuisable pour cet aimable et spirituel magistrat, avec lequel il eût voulu passer sa vie, et que les circonstances tinrent constamment éloigné de lui!
Ce ne sont pas là ses seuls camarades. Aux diverses étapes de sa vie il en rencontra plus d'un sur sa route, et toujours avec une joie véritable. Le Gouz de Guerland avait été son camarade à Louis-le-Grand, ainsi que cet autre Bourguignon, Fyot de la Marche, premier président du parlement de Dijon, avec qui il échangeait, du collège , des lettres charmantes, pleines de gaieté, de sel, d'espiéglerie, et aussi d'une amitié à laquelle se mêle presque le respect. Ceux-là n'ont pas à se plaindre du sort. Mais, parfois, le spectacle change; apparaît sur le seuil de la porte une figure en linge sale, un menton de galoche, une barbe de quatre doigts c'est le camarade Le Coq, qui traîne sa misère de ville en ville. Et Voltaire de s'attendrir, et sans doute de venir en aide au malheureux, bien qu'il ne le dise point. Son affection ne semble pas moins grande pour ses maîtres que pour ses condisciples.. Tous ces souvenirs du collège restent, à quelque âge de la vie que ce soit, pleins de charme et de fraîcheur pour lui, et sa pensée reconnaissante s'y arrête avec délices.
« J'ai été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnent des peines gratuites et infatigables à former l'esprit et les moeurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on que l'on soit sans reconnaissance pour ses maîtres? Quoi! il sera dans la nature de l'homme de revoir avec plaisir une maison où l'on est né, le village où l'on a été nourri par une femme mercenaire, et il ne serait pas dans notre coeur d'aimer ceux qui ont pris un soin généreux de nos premières années? Si des jésuites ont un procès au Malabar avec un capucin, pour des choses dont je n'ai point connaissance, que m'importe? Est-ce une raison pour moi d'être ingrat envers ceux qui m'ont inspiré le goût des belles-lettres, et des sentiments qui feront jusqu'au tombeau la consolation de ma vie? Rien n'effacera dans mon coeur la mémoire du père Porée, qui est également cher à tous ceux qui ont étudié sous lui. Jamais homme ne rendit l'étude et la vertu plus aimables. Les heures de ses leçons étaient pour nous des heures délicieuses; et j'aurais voulu qu'il eût été établi dans Paris, comme dans Athènes, qu'on pût assister à de telles leçons; je serais revenu souvent les entendre. J'ai eu le bonheur d'être formé par plus d'un jésuite du caractère du père Porée, et je sais qu'il a des successeurs dignes de lui. Enfin, pendant les sept années que j'ai vécu dans leur maison, qu'ai-je vu chez eux? La vie la plus laborieuse, la plus frugale, la plus réglée; toutes leurs heures partagées entre les soins qu'ils nous donnaient et les exercices de leur profession austère. J'en atteste des milliers d'hommes élevés par eux comme moi; il n'y en aura pas un seul qui puisse me démentir.... »
C'est le corps enseignant dont Voltaire entend faire l'éloge. Sa reconnaissance n'est pas telle qu'elle ne lui laisse ses coudées franches et bien franches sur le reste; et, dans le Dictionnaire philosophique, dans Candide, à mille autres endroits, il ne sera sobre ni de duretés ni de railleries à l'égard d'une société qui avait le malheur de renfermer dans son sein des pères Patouillet et des pères Nonotte. Quoi qu'il en soit, on ne saurait être plus tendre, plus affectueux qu'il ne le parut pour ses anciens régents. il correspondit toujours avec eux, leur témoignant, à l'occasion, un attachement et une vénération qu'ils méritaient. Il écrivait au père Tournemine, à l'apparition de Mérope: "Mon très cher et très révérend père, est-il vrai que ma Mérope vous ait plu? Y avez-vous reconnu quelques-uns de ces sentiments généreux que vous m'avez inspirés dans mon enfance? si placet, tuum est: c'est ce que je dis toujours en parlant de vous et du père Porée...» A propos de cette même Mérope, il disait à Thiériot, au moment, il est vrai, de ses démêlés avec l'abbé Desfontaines: "Au nom de Dieu, courez chez le père Brumoy; voyez quelques-uns de ces pères, mes anciens maîtres, qui ne doivent jamais être mes ennemis. Parlez avec tendresse, avec force. Père Brumoy a lu Mérope, il en est content; père Tournemine en est enthousiasmé. Plût à Dieu que je méritasse leurs éloges! Assurez-les de mon attachement inviolable pour eux; je le leur dois, ils m'ont élevé; c'est être un monstre que de ne pas aimer ceux qui ont cultivé notre âme,» Quand sa Henriade parut, il l'envoya au père Porée avec une lettre charmante dont il faut au moins citer le début: «Si vous vous souvenez encore, mon révérend père, d'un homme qui se souviendra de vous toute sa vie avec la plus tendre reconnaissance et la plus parfaite estime, recevez cet ouvrage avec quelque indulgence, et regardez moi comme un fils qui vient, après plusieurs années, présenter à son père le fruit de ses travaux dans un art qu'il a appris autrefois sous lui... »
Dans cette lettre, il suppliait son respectable ami de vouloir bien l'instruire. S'il avait parlé de la religion comme il le devait, ambitionnant son estime non seulement comme auteur, mais comme chrétien. Voilà qui vaut bien la peine qu'on le remarque. Il écrivait cela en 1729; neuf ans après, en 1738, dans la lettre à Tournemine, citée plus haut, même prix attaché à l'opinion de son ancien professeur, avec quelque chose de plus encore « Si, dans quelques autres ouvrages qui sont échappés à ma jeunesse (ce temps des fautes), qui n'étaient pas faits pour être publiés, que l'on a tronqués, que l'on a falsifiés, que je n'ai jamais approuvés, il se trouve des propositions dont on puisse se plaindre, ma réponse sera bien courte; c'est que je suis près d'en exclure sans miséricorde tout ce qui peut scandaliser, quelque innocent qu'il soit dans le fond. Il ne m'en coûte point de me corriger...»
Sans doute, Voltaire est peu sincère, quand il offre d'effacer ce qu'on peut trouver de répréhensible dans ses oeuvres; sans doute ces assurances n'étaient point à prendre au pied de la lettre, et le père Tournemine, tout le premier, en disant qu'il voudrait pouvoir le brider, formait un souhait qu'il n'était pas dans ses moyens d'accomplir. Mais ce sont au moins des marques de déférence qui prouvent qu'il tient à ne pas rompre avec ces directeurs affectueux et habiles de son enfance. Il sentait qu'ils n'eussent pu décemment continuer, sans ces garanties d'orthodoxie, un commerce d'amitié et de lettres avec un écrivain assez mal famé déjà, et il jugeait nécessaire de les mettre à l'aise avec leur conscience et leurs supérieurs, par des témoignages qu'ils pouvaient produire au besoin. Ce n'est pas de la fausseté, si l'on prend garde à l'époque où il écrit; c'est de la prudence et de la courtoisie tout ensemble.
S'il s'était fait un ennemi du père Lejay, Voltaire n'avait rencontré, et il ne l'oublia jamais, qu'indulgence dans le père Porée, qui tenait la classe du matin; car les deux régents de rhétorique alternaient chaque année: l'un professait l'éloquence le matin, l'autre la poésie le soir. Ce dernier n'avait voulu voir que les dons d'une nature prodigue qu'il fallait façonner et diriger, et prenait plaisir à développer cette intelligence pleine de promesses. Malgré sa turbulence, le désir d'apprendre et de connaître éloignait Arouet de ses petits camarades et le rapprochait de ses maîtres. Dès sa quatrième, il passait les récréations en compagnie des pères Porée et Tournemine, avec lesquels il donnait entière licence à cet irrésistible besoin de questionner qu'ils encourageaient. Et lui reprochait-on de ne pas danser, courir, chanter, rire avec les autres; il répondait que chacun sautait et s'amusait à sa manière. C'était vers l'histoire, comme il le déclare dans une lettre à l'abbé d'Olivet, et surtout l'histoire contemporaine et les choses du gouvernement et de la politique, qu'inclinait la curiosité de son esprit, ce qui faisait dire à Porée: «qu'il aimait à peser dans ses petites balances les grands intérêts de l'Europe.»
Mais, avant tout, il était né pour faire des vers. Les vers avaient été sa première langue, il avait bégayé des vers avant d'articuler de la prose; à trois ans, comme on l'a vu, Châteauneuf lui faisait réciter les fables du bon la Fontaine et ce poème irréligieux que Rousseau eût composé lorsqu'il était secrétaire de l'évêque de Viviers. Dès l'âge de douze ans (en 1706), n'étant encore qu'en cinquième, il s'essayait dans quelques traductions d'Anacréon, qu'on n'a pas retrouvées, et une épigramme imitée de l'anthologie grecque sur les prouesses de Léandre, qui a été recueillie. Mais le jeune Arouet avait, dès lors, de bien autres visées, et son ambition ne tendait pas à moins qu'à doter notre théâtre d'un chef-d'oeuvre. C'est le rêve de tout rhétoricien, mais il s'en fallait encore qu'il le fût. Voltaire, plus tard, rencontrant, parmi d'autres papiers, cet essai de collège, voulut le relire; mais il fut vite rebuté et le jeta au feu sans nul remords. Probablement ne fut-il que juste, ce qui ne nous empêche pas de regretter cette exécution;il n'était pas sans intérêt de le prendre à son point de départ. En somme, deux fragments échappèrent aux flammes et, après un sommeil de cent quatorze ans, furent retrouvés par un curieux; ils faisaient partie des manuscrits de Thiériot et ont été publiés, en 1820, dans un recueil de pièces inédites, où l'on peut les aller chercher. Ce qui demeure incontestable, c'est sa facilité, sa prestesse à rimer. Ses maîtres prenaient plaisir à mettre à contribution sa muse enfantine. Le petit Arouet, pour tuer l'heure, qui lui durait trop, lançait un jour, pendant la classe, sa tabatière en l'air et s'amusait à la recevoir au retour. Le régent de la confisquer pour l'exemple. Après la classe, l'étourdi alla la réclamer; mais le coupable ne devait rentrer dans son bien qu'en échange d'une supplique en beaux vers. Un quart d'heure lui suffit pour rimer ses adieux à un bijou qu'il se déclarait impuissant à reconquérir à ce prix.
Adieu, ma pauvre tabatière!
Adieu, je ne te verrai plus;
Ni soins, ni larmes, ni prière
Ne te rendront à moi; mes efforts sont perdus.
Adieu, ma pauvre tabatière;
Adieu, doux fruit de mes écus!
S'il faut à prix d'argent te racheter encore,
J'irai plutôt vider les trésors de Plutus.
Mais ce n'est pas ce dieu que l'on veut que j'implore,
Pour te revoir, hélas! il faut prier Phoebus...
Qu'on oppose entre nous une forte barrière!
Me demander des vers! hélas! je n'en puis plus.
Adieu, ma pauvre tabatière;
Adieu, je ne te verrai plus
Une autre fois, le dernier-quart avant la fin de la classe, le père Porée, surpris par l'heure et n'ayant plus le temps de dicter le devoir pour le lendemain, dit aux élèves de faire des vers sur la fin dramatique de Néron succombant sous sa propre fureur. On a conservé ceux d'Arouet.
De la mort d'une mère exécrable complice,
Si je meurs de ma main, je l'ai bien mérité;
Et n'ayant jamais fait qu'actes de cruauté,
J'ai voulu, me tuant, en faire un de justice.
Un invalide se présente au collège Louis-le-Grand et s'adresse à l'un des régents, au père Porée, selon Luchet, pour obtenir une petite requête rimée, qui pût intéresser à son sort le Dauphin, dans le régiment duquel il avait servi. Le régent, trop occupé ou peu soucieux de prendre cette peine, lui répondit qu'il allait lui donner un mot pour l'un de ses élèves, très capable de le satisfaire. Cet élève c'était Arouet. Au bout d'une demi-heure, le vieux soldat emportait ces vingt vers:
Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et son espérance,
Vous qui, sans régner sur la France,
Régnez sur le coeur des François,
Pourrez-vous souffrir que ma veirie,
Par un effort ambitieux,
Ose vous donner une étrenne,
Vous qui n'en recevez que de la main des dieux?
La nature en vous faisant naître,
Vous étrenna de ses plus doux attraits
Et fit voir dans vos premiers traits
Que le fils de Louis était digne de l'être.
Tous les dieux à l'envi vous firent leurs présents
Mars vous donna la force et le courage;
Minerve, dès vos jeunes ans,
Ajouta la sagesse au feu bouillant de l'âge;
L'immortel Apollon vous donna la beauté
Mais un dieu plus puissant, que j'implore en mes peines
Voulut me donner mes étrennes,
En vous donnant la libéralité.
La petite requête en vers obtint le résultat qu'on en attendait, en valant quelques louis d'or à l'invalide. Elle valut encore à Arouet un succès qui, cette fois, ne se borna pas aux applaudissements de ses régents. On en parla à Paris et à Versailles, et, s'il fallait en croire le Commentaire historique, ce fut elle qui inspira à Ninon l'envie de voir le précoce auteur, ce fut à elle qu'il dut le souvenir charmant qu'elle lui laissa par testament.
«L'abbé de Châteauneuf me mena chez elle dans ma plus tendre jeunesse. J'étais âgé d'environ treize ans. J'avais fait quelques vers qui ne valaient rien, mais qui paraissaient fort bien pour mon âge. Mademoiselle de Lenclos avait autrefois connu ma mère, qui était fort amie de l'abbé de Châteauneuf. Enfin, on trouva plaisant de me mener chez elle. L'abbé était le maître de la maison: c'était lui qui avait fini l'histoire amoureuse de cette personne singulière. C'était un de ces hommes qui n'ont pas besoin de l'attrait de la jeunesse pour avoir des désirs, et les charmes de la société de mademoiselle de Lenclos avaient fait sur lui l'effet de la beauté. Elle le fit languir deux ou trois jours; et enfin l'abbé lui ayant demandé pourquoi elle lui avait tenu rigueur si longtemps, elle lui répondit qu'elle avait voulu attendre le jour de sa naissance pour ce beau gala; et ce jour-là, elle avait juste soixante et dix ans. Elle ne poussa guère plus loin cette plaisanterie, et l'abbé de Châteauneuf resta son ami intime. Pour moi, je lui fus présenté un peu plus tard; elle avait quatre-vingt-cinq ans. Il lui plut de me mettre sur son testament; elle me légua 2,000 francs pour acheter des livres. Sa mort suivit de près ma visite et son testament. »
L'histoire de ce dernier caprice de la vieille Ninon est demeurée, de toutes ses aventures, celle qui a le plus couru et qu'on s'est plu davantage à répéter, bien qu'au fond cela n'ait rien que de médiocrement souriant. D'abord est-on bien sûr que ce ne soit pas là un conte brodé à plaisir, comme on en a été si prodigue à l'égard de la moderne Léontium? Au moins y a-t-il plus d'une variante à cette historiette. Châteauneuf a à disputer les honneurs de cette dernière victoire à deux autres personnages, tous deux de l'intimité de celle-ci, M. de R*** (sans doute Rémond, introducteur des ambassadeurs) et l'abbé Géd*** (Gédoyn). L'auteur de la Vie de Mademoiselle de Lenclos ne parle nullement de Châteauneuf, et, s'il écarte M. de R***, c'est au profit de Gédoyn. En ce cas, au lieu de soixante-dix, ce serait soixante-quatorze ans qu'aurait eus Ninon; car Gédoyn ne lui fut présenté qu'à sa sortie des jésuites, en 1694.
Mais on sait désormais à quoi s'en tenir sur cette fable. Depuis longtemps mademoiselle de Lenclos avait dit adieu à toutes les charmantes faiblesses de l'amour; les amis avaient remplacé les amants, son salon s'était épuré, et les mères de famille lui conduisaient leurs fils. Il ne faut que se souvenir de la façon dont Saint-Simon, Madame de Coulonges, madame de Sevigné, et Tallemant même parlent d'elle, pour répudier un conte aussi ridicule qu'absurde. Quant à Voltaire, qui ne faisait que répéter ce qu'il avait entendu, il se contredit en plus d'un endroit et rapporte les mêmes choses ailleurs d'une façon un peu différente. S'il la gratifie plus haut de soixante-dix ans, lors de ses amours avec Châteauneuf, autre part il ne lui en donnera plus que soixante. C'est pourtant quelque chose que dix ans de plus ou de moins à tel âge et en telle affaire. Quand il la connut, Ninon n'avait plus rien de ce reste d'attraits qui avaient enflammé Châteauneuf; elle lui produisit l'effet d'une momie. C'était, dit-il, dans la Défense de mon Oncle, une décrépite ridée , qui n'avait sur les os qu'une peau jaune tirant sur le noir. Et ailleurs «Je puis assurer qu'à l'âge de quatre-vingts ans, son visage portait les marques les plus hideuses de la vieillesse; que son corps en avait toutes les infirmités... »
Il parle d'elle, en tous cas, avec un ton dégagé qui, sans exclure la reconnaissance pour le souvenir aimable de la bonne fille, ne l'indique d'aucune sorte. Si on prenait à la lettre les dates de Voltaire, il n'y aurait qu'à s'inscrire en faux. Il ne peut pas avoir été présenté à Ninon, à l'âge de treize ans, puisqu'alors Ninon dormait depuis deux ans de son dernier sommeil; mais il put l'avoir été à onze, et bien qu'on nous dise qu'il bégaya ses premiers vers en cinquième, par conséquent en 1706, rien ne prouve qu'il n'ait pas rimé plus tôt. Pour le legs de deux mille francs, force est bien d'en croire Voltaire sur parole. Aprés tout, son père ne faisait-il pas les affaires de Ninon, n'était-il pas son notaire? Nous le voyons suivre sa dépouille mortelle à son denier gîte, et l'acte de décès de la spirituelle fille est signé de lui. Que Ninon ait laissé à son ancien notaire, comme témoignage de sa gratitude, une somme d'argent pour ce bambin qui semblait déjà tant promettre, c'était assez dans son caractère généreux et désintéressé; et le peu de concordance des dates n'est pas une raison, surtout quand on connaît Voltaire, pour repousser un fait qui n'est pas sans vraisemblance et qu'il n'a pas dû complètement inventer.
Arouet, aux yeux de ses maîtres et de ses condisciples, était bien un fils d'Apollon; et il n'y avait pas à se méprendre sur sa vraie vocation. Si le père Porée avait introduit les vers français à Louis-le-Grand, cela n'empêchait pas que l'on en fît de latins, et que les vers latins, comme cela allait de droit, ne tinssent le haut du pavé. Le père Lejay, qui s'exprimait si mal dans sa langue, était, en revanche, fort éloquent dans celle de Virgile et d'Horace. Il venait de composer une ode sur sainte Geneviève; Arouet, soit pour faire sa paix, soit que cela lui fût imposé à titre de pensum, se mit a la traduire en onze strophes, qui ne manquent ni de nombre ni de noblesse même, et qui valent à coup sûr, comme forme et mouvement, les trois quarts des odes de Lamotte. Une circonstance assez piquante est que le futur auteur de la Pucelle est amené, par les exigences de la traduction, à mettre aux pieds de cette patronne de Paris, dont son tombeau plus tard devait avoisiner la châsse, la seule offrande qu'il lui pouvait faire, celle de ses écrits:
Les Indes pour moi trop avares,
Font couler l'or en d'autres mains
Je n'ai point de ces meubles rares
Qui flattent l'orgueil des humains.
Loin d'une fortune opulente,
Aux trésors que je vous présente
Ma seule ardeur donne du prix;
Et si cette ardeur peut vous plaire,
Agréez que j'ose vous faire
Un hommage de mes écrits.
Le hasard, qui a parfois de ces rencontres, ne pouvait compromettre davantage et le poète et la sainte qu'il célébrait. Bien que publié en son temps par les jésuites, en regard de l'ode latine du P. Lejay, ce premier essai lyrique était demeuré depuis tellement ignoré, que Fréron, en 1768, le reproduisait comme une pièce rare et curieuse, dans une intention qu'on devine.
A part ce don des vers, Arouet était un bon élève, un sujet brillant, un collecteur de couronnes. A sa dernière année de rhétorique, son nom plusieurs fois acclamé frappa l'attention de Jean-Baptiste Rousseau, qui assistait à la distribution des prix des jésuites.
«Des dames de ma connoissance, raconte ce dernier, m'avaient mené voir une tragédie des jésuites, au mois d'août de l'année 1710; à la distribution des prix, qui se faisoit ordinairement après ces représentations, je remarquai qu'on appela deux fois le même écolier. Je demandai au père Ta***, qui faisoit les honneurs de la chambre où nous étions, qui étoit ce jeune homme si distingué parmi ses camarades? Il me dit que c'étoit un petit garçon qui avoit des dispositions surprenantes pour la poésie, et me proposa de me l'amener, à quoi je consentis. Il me l'alla chercher, et je le vis revenir, un moment après, avec un jeune écolier qui me parut avoir seize ou dix-sept ans, d'une mauvaise physionomie, mais d'un regard vif et éveillé, et qui vint m'embrasser de fort bonne grace.... »
Tout cela est et doit être vrai, et il n'y aurait rien à dire à ce petit tableau sans ce trait où percent la malveillance et l'inimitié «d'assez mauvaise pbysionomie.» Mais Rousseau, à cette date, n'était pas payé pour flatter l'original, avec lequel il était en pleine guerre. Voltaire, qui n'était pas homme à rien laisser tomber à terre, dans une diatribe où, selon ses habitudes, il dépassait la mesure de la juste et honnête défense, ripostait aigrement: «Je ne sais pas pourquoi il dit que ma physionomie lui déplaît, c'est apparemment parce que j'ai des cheveux bruns et que je n'ai pas la bouche de travers. » L'auteur de la Henriade ne fait que défendre sa figure; mais que penser des lignes suivantes:
«Il aurait dû ajouter qu'il me fit cette visite parce que son père avait chaussé le mien pendant vingt ans et que mon père avait pris soin de le placer chez un procureur, où il eût été à souhaiter pour lui qu'il eût demeuré, mais dont il fut chassé pour avoir désavoué sa naissance. Il pouvait ajouter encore que mon père, tous mes parents, et ceux sous qui j'étudiais, me défendirent alors de le voir, et que telle était sa réputation, que, quand un écolier faisait une faute d'un certain genre, on lui disait - Vous serez un vrai Rousseau. »
Voltaire ne pouvait parler de Rousseau de sang-froid. «C'est là que l'homme reste et que le héros s'évanouit, écrivait de Cirey même madame de C**gny à un de ses amis; il serait homme à ne point pardonner à quelqu'un qui louerait Rousseau. » Il était capable des plus affreux discours, et très capable même de calomnie à l'égard de celui-ci, qui le lui rendait bien, mais plus souterrainement. Il ne faudrait donc pas croire sans contrôle ce qu'il dit plus haut, quoiqu'il y ait déjà une énorme distance entre l'allégation d'un fait mensonger et la couleur qu'on peut donner à un fait vrai. Que Voltaire répète ce mauvais bruit qui avait couru sur Jean-Baptiste à propos d'une certaine reconnaissance à la Comédie-Française, qu'il noircisse ses moeurs et sa conduite; il brode plus ou moins sur un fond réel ou réputé véritable. Mais M. Arouet père a ou n'a pas fait entrer chez un procureur le fils de son cordonnier, et vraiment il serait trop fort que Voltaire eût inventé cela. Il prétend en savoir long sur le lyrique, et ce ne sont pas là les seules circonstances qui l'ont placé de façon à être édifié sur sa moralité. «La mère du petit malheureux qui fut séduit pour déposer contre Saurin, servait chez mon père» écrit-il dans une sorte de factum adressé à un membre dc l'Académie de Berlin. Au moins ce dernier fait est il avéré et Suzanne Meusuier, dont le fils Guillaume fut convaincu dans ces débats trop fameux de faux témoignage, faisait-elle partie du domestique du père de Voltaire et dépêchait-elle la grosse besogne de la maison.
La vérité, c'est que ses parents n'eurent pas comme il le donne à entendre, à lui défendre de voir Rousseau, que l'affaire des fameux couplets forçait de s'expatrier. Nous sommes étonnés pourtant qu'il ne l'eût pas rencontré antérieurement chez Chaulieu et chez l'abbé Courtin. C'est vers 1706 que Châteauneuf introduisit son protégé dans la société du Temple. Mais Rousseau, nommé peu après à un emploi de finances, réalisait forcément les prédictions que lui adressait Chaulieu. Il en était, d'ailleurs, aux picoteries avec l'abbé Courtin, contre lequel il décochait même une épigramme méritée, il est vrai, par celui-ci, et tout cela faisait sans doute qu'il fréquentait moins en ami. Disons aussi qu'Arouet ne pouvait se montrer au Temple que les jours de congé et durant les vacances, et que ce ne fut qu'après sa sortie défnitive du collège qu'il devint le familier de ces maisons auxquelles il allait emprunter avec leur ton exquis, ce scepticisme, ce dédain des choses les plus respectées et les plus respectables, ce besoin de discussion, de révision qui était dans l'air, mais dont il devait être l'effrayante et formidable formule. Précisément Rousseau, cédant à la tempête, succombant sous le poids des charges, livrait alors le champ de bataille à ses ennemis, trop cruellement offensés pour ne pas être implacables, et demandait à l'exil un repos qu'il ne devait rencontrer nulle part.
Arouet avait seize ans. Son père, esprit positif, aimait les lettres, mais comme une distraction, mais comme un délassement et une récompense du travail, n'entendait pas que celui-ci fit de la poésie sa principale affaire. Lorsqu'il fut question du choix d'un état: «Je n'en veux pas d'autre, s'écria le futur auteur de Zaïre, que celui d'homme de lettres. - C'est, lui répondit le payeur de la chambre des comptes, l'état d'un homme qui veut être inutile à la société, à charge à ses parents, et qui veut mourir de faim; » et le poète fut envoyé aux écoles de droit. Ce contraste entre les élégances de la belle latinité, entre les splendeurs de la langue de Corneille, de Racine, de Bossuet et cet idiome barbare, ce jargon baroque, sous lequel la loi se cachait comme si elle eût eu besoin de cette sorte d'aide pour être le plus souvent inintelligible, était bien fait pour rebuter un délicat, amoureux de poésie et de beau langage. Il fut si choqué, dit-il, en parlant de lui, dans son Commentaire historique, de la manière dont on y enseignait la jurisprudence (dans les écoles), et cela seul le tourna entièrement du côté des belles-lettres. Il faisait acte de présence, mais son esprit était ailleurs. Sans être un homme, ce n'était plus un enfant; à l'accueil qu'on lui faisait, il jugea vite de sa valeur, et cette conviction lui donna dès lors un aplomb que l'âge ne devait naturellement que faire croître.
Les plus grands seigneurs ne lui imposèrent guère, et les princes pas davantage. On verra sur quel pied il était avec eux, et avec quel sans-gêne escorté toujours d'un tact qui corrigeait l'audace, il leur parlait. Bientôt il ne bougea plus de chez Chaulieu, l'abbé Courtin, l'abbé Servien, M. de Stilli. Ce n'est pas sans motifs que nous omettons le nom du grand prieur. Duvernet, Condorcet et les autres comptent, à cette heure, le chevalier de Vendôme parmi les protecteurs d'Arouet. Au moins y a-t-il anachronisme. Le grand prieur, forcé de s'exiler (mars 1706), à la suite de 1'affaire de Cassano, ne devait plus reparaître à son grand prieuré qu'en 1715, et ce ne put être qu'à son retour, amené par la mort de Louis XIV, que Voltaire lui fit sa cour et sut conquérir les bonnes grâces de l'altesse chansonnière.
Si de pareilles relations avaient de quoi flatter l'amour-propre de M. Arouet, son bon sens et sa prudence avaient tout autant lieu de s'alarmer de ces amitiés illustres. Comment, en effet, cet enfant si naturellement vain, n'eût-il pas perdu terre? Comment exiger de lui, au sortir des hôtels de Boisboudrand et de Sulli, après ces nuits passées dans l'orgie et les débauches de l'esprit, qu'il prêtât une oreille empressée et attentive au latin pédantesque et plein de solécismes du professeur, dans une salle qui avait tout l'aspect d'une grange, car alors la jeunesse n'était pas gâtée, et ce n'était point dans des palais qu'on lui déversait la science?
On devait s'attendre à bien des incartades, à bien des folies; on en débitait de toutes les sortes, qu'on ne manquait pas d'embellir, quand on ne les inventait pas absolument. Une grande dame, qui faisait profession de bel esprit, l'avait choisi pour corriger ses vers, pour en être le teinturier, dirait-on de nos jours. Probablement, s'acquitta-t-il de sa tache au grand contentement de la duchesse; au moins celle-ci récompensa-t-elle son collaborateur assez généreusement, par une bourse de cent louis. Jamais il ne s'en était vu autant. Que faire de cette fortune qui lui parut intarissable? En traversant la rue Saint-Denis, ses regards se portent sur un carrosse, des chevaux, des habits de livrée, qu'on vendait à l'encan. Il achète tout, passe une journée de délices traîné par ses chevaux, qui le versaient à l'angle de la rue du Long-Pont (une rue où il devait habiter et être amoureux plus tard), mais sans lui faire le plus petit mal. Après s'être montré à tous ses amis dans cet attirail de prince, après avoir soupé en ville, il fallait bien rentrer, et ce fut alors qu'il s'aperçut de l'embarras des richesses. Il avait payé des gens pour endosser sa livrée de rencontre, il les congédia; mais que faire de la voiture et des chevaux? Le concierge attacha en dehors le carrosse avec une chaîne et mit les deux survenants à l'écurie du payeur de la chambre des comptes, écurie étroite qui n'était faite que pour un cheval. On comprend dès lors la mauvaise humeur du titulaire, forcé de partager avec deux intrus sa paille et son avoine. Arouet est réveillé, à trois heures du matin, par un tapage infernal; il s'informe de la cause de ce sabbat, monte, furieux, dans la chambre de son fils et le met à la porte de chez lui. Ce n'était résoudre qu'une partie du problème: restaient les chevaux, restait le carrosse. Le portier du palais les attelle, et son jeune fils, appelé Fleurot, les mène chez un charron, qui consent à en débarrasser le poète à moitié prix. «Cette espiéglerie, nous dit Paillet de Varcy, quoique contestée par quelques partisans de l'auteur, n'en est pas moins de toute vérité. »
Nous le voudrions d'autant mieux qu'elle n'entache guère la réputation d'Arouet, mais, en retranchant à l'anecdote ce qu'elle a de manifestement inexact, nous ne voyons pas trop ce qu'il reste. Voltaire ne pouvait avoir la pensée de faire pénétrer sa voiture dans l'intérieur de la cour où le payeur des épices n'avait pu trouver place pour son équipage. Arouet, qui avait deux berlines et un chariot, avait ses remises dans la maison de M. de la Saullé au détour du palais, comme nous l'apprend l'inventaire. Quant à l'écurie,...
 

Last modified: 21-Mar-00