OPTIMISME PHILOSOPHIQUE

Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire (extraits)

 

 

"Les Lettres Philosophiques de 1734 étaient de la part de Voltaire une profes- sion de foi optimiste. L'optimisme de 1734 n'est pas seulement une disposi- tion du caractère, c'est une philosophie constituée. Elle a pour fondateurs Leibnitz et Wolf. Attaquer Pascal, c'était pour Voltaire se définir con- tre tout pessimisme métaphysique et se placer au premier rang de cette nou- velle philosophie de l'optimisme.

L'optimisme de Leibniz et de Wolf n'est pas anti-religieux, bien au contraire. En justifiant tous les aspects du monde par la considération de l'harmonie de l'ensemble, en faisant ainsi un acte de foi envers la providence, l'un et l'autre réconciliaient l'homme avec Dieu, la science et la religion. Mais ni Wolf ni Leibniz ne sont catholiques. En terre luthérienne, leur démarche vient au secours de la foi. En terre catholique, au contraire, l'optimisme apparaÔt comme un refus de plusieurs thèmes majeurs chrétiens. Celui du mal et celui du péché originel notamment. Si bien qu'être optimiste en France, en 1734, c'est d'une certaine façon se dresser contre l'église catholique. En fait, l'optimisme de Voltaire, même s'il se réfère parfois à Leibnitz ou à Newton, voire à Pope, qui sont indiscutablement chrétiens, s'apparente davantage au vieil optimisnme paien de Cicéron, d'Horace et de Sénèque, ou plus simplement à l'optimisme tout aussi paien de Montaigne. Voltaire s'inscrit dans la filiation de la Renaissance: il est après les humanistes comme Rabelais, les épicuriens comme Molière et La Fontaine, un libertin qui oppose la nature à la sur-nature et qui rejette cette dernière. Si la nature est, elle est bonne: si elle est bonne, il n'est nul besoin de transcendance pour la dépasser: le mal et le péché sont des inventions humaines destinées à culpabiliser l'homme et à l'asservir. Etre optimiste, c'est dénoncer cette imposture; être optimiste, c'est être progressiste.

Pendant 10 ans au moins, Voltaire va se maintenir sans trouble de conscience dans cette voie. C'est pour lui l'époque brillante et heureuse où, amant de Mme du Châtelet, il réside dans le château de Cirey et se consacre à une oeuvre importante. D'une part de pièces de théâtre comme La Mort de César (1735), Alzire (1736), L'Enfant prodife (1736), Zulime (1740), Mahomet (1741), Mérope (1743). D'autre part, des textes philosophiques en vers comme Le Mondain (1736), et Le Discours sur l'homme (1738). cette oeuvre variée présente des thèmes majeurs: refus des religions révélées, refus du fanatisme, refus de l'ascétisme, réhabilitation du bonheur. Mais le loup ne dédaigne pas, parfais, de se déguiser en berger, et Voltaire, ironie ou duplicité, parvient à faire approuver par le pape la publication de son Mahomet qui, au-delà de l'Islam, vise évidemment l'église catholique.

Mais surtout, Voltaire entreprend la rédaction de deux ouvrages de longue haleine: L'Essai sur les moeurs et Le Siècle de Louis XIV, qui paraÔtront bien plus tard, mais dont l'inspiration et le contenu sont dès à présent fixés dans son esprit. Voltaire s'était déjà essayé au genre historique en publiant, em 1731, L'Histoire de Charles XII.

C'est au niveau de l'histoire que l'on perçoit bien que l'optimisme de Voltaire se distingue nettement de celui de Leibniz. Car Voltaire fait une large place au hasard et au mal. La providence semble tout à fait absente de sa vision historique. En revanche, le bilan critique qu'il dresse des crimes et des sottises dont l'histoire humaine est pleine, s'inscrit dans la tradition sceptique d'un Montaigne, voire d'un Pascal. Le souci de Voltaire est de proscrire de l'histoire tout merveilleux et toute métaphysique. Il écrit, non pour grandir les événements, comme le font les poètes épiques, mais pour les ramener à leur dimension véritable. S'appuyant sur une documentation précise, il écrit contre les légendes, les affabulations et les interprétations théologiques de l'histoire. Il se montre, avant la lettre, positiviste. Par conséquent, la matière de l'histoire, à ses yeux, réside moins dans ses aspects spectaculaires que dans sa réalité quotidienne. Il s'intéresse à la manière de vivre des hommes, à leurs outils, à leur travail, à leur niveau de vie et à leur condition sociale; il écrit l'histoire des hommes et non celle des rois. Son attitude à l'égard de la notion de progrès est nuancée. La nature a ses bornes, qu'elle ne saurait dépasser, et l'homme a ses faiblesses dont il ne sdaurait tout à fait s'affranchir. Si le progrès existe, il ne peut s'inscrire que dans certaines limites. Néanmoins, nous sommes encore loin des bornes de la nature, et l'homme est tout aussi loin de celles de son savoir. Il existe donc une marge pour un progrès possible. Ce progrés, Voltaire le constate dans l'histoire. Il repose essentiellement sur le développement des Lumières, c'est-à-dire du savoir. Lentement, au cours de l'histoire, depuis les origines, les hommes perfectionnent leurs outils, leurs techniques et leurs connaissances. Voltaire est l'un des premiers à avoir reconnu l'importance que revêtent dans l'histoire, les innovations technologiques. mais ce progrès n'est pas continu. Il arrive que le savoir régresse, que des techniques soient oubliées, que des civilisations brillantes disparaissent car l'histoire est faite aussi de violence, de guerres et de fanatisme; certains siécles sont ténébreux,certaines époques malheureuses. Puis, la lumière revient, parfois plus brillante qu'auparavant. Il y a ainsi des "siècles privilégiés". Voltaire en compte quatre: celui de Périclès, celui d'Auguste, celui des Médicis, et celui de Louis XIV. Chacun de ces siécles, bénéficiant de l'expérience des précédents, tend (mais cela n'est pas toujours réalisé en fait) à s'élever plus haut que ses prédécesseurs. C'est le cas sans conteste du siècle de Louis XIV, "le plus éclairé qui fut jamais".

D'où vient que de loin en loin, le livre de l'histoire offre des pages dont l'éclat accuse les ténèbres de toutes les autres? Pourquoi la civilisa- tion ne s'épanouit-elle que par intermittences? A cela, deux raisons selon Voltaire. En premier lieu, ce rythme correspond à celui de la nature: après l'été, l'automne, après l'apogée, la décadence. En second lieu, les potentialités d'une époque ont besoin, pour se cristalliser, de l'action d'un grand homme. Sans lui, tout est virtuellement possible, mais rien ne se réalise. Un gardn homme est un esprit supérieur qui sait se dégager des préjugés de son temps, et qui s'emploie à faire le bonheur des peuples, au besoin malgré eux. On aboutit ici à la justification du despotisme s'il est éclairé. Le progrés, pour Voltaire, est essentiellement d'ordre intellectuel. Les philosophes, les savants et les princes qui savent mettre leur pouvoir au service des premiers en sont l'instrument. Quand il commence L'Essai sur les moeurs et Le Siècle de Louis XIV, Voltaire entrevoit pour l'humanité une ère de lumière où régnera la philosophie. Plus tard, rendu amer par ses déceptions, on le verra multiplier les sarcasmes à l'égard de l'incurable sottise des hommes. Voltaire est un aristocrate de l'esprit, il ne croit qu'à l'élite; fondamentalement, il méprise et méprisera toujours le plus grand nombre.

 

DE L'OPTIMISME AU PESSIMISME

 

Les honneurs qui pleuvent sur Voltaire à partir de 1744 semblent justifier encore son optimisme. Tout à coup, le voici rentré en grâce: historiographe du roi, gentilhomme ordinaire de la chambre, il compose des opéras pour les fêtes royales. C'est son ami d'Argenson qui est ministre desd Affaires étrangères et l'on compte sur Voltaire pour rapprocher la Prusse de la France en raison de l'amitié ancienne qui le lie au nouveau roi de Prusse frédéric II. ici se situe l'apogée de sa carière et de sa vie. Mais là aussi commence l'autre versant de son existence, qui le conduira au pessimisme.

C'est d'abord, très vite, la disgrâce. Voltaire est trop insolent pour être longtemps apprécié des grands qui tiennent à conserver leurs distances par rapport au bourgeois qu'il est. L'alliance prussienne se fait attendre; on lui en tient rigueur. Mme de Pompadour le prend en grippe: il doit partir. Le conte de Zadig, publié en 1747, traduit quelques désillusions. Le héros, comme Voltaire est victime des caprices des grands. Mais le contenu philoso- phique, malgré quelques reserves, demeure optimiste. Il faut faire confi- ance à la providence, même si l'on ne comprend qu'avec le recul du temps quels étaient ses dessins. [...]

Et puis soudain, l'humiliation, l'effondrement et la solitude. Mme du Châtelet le trompe avec le poète saint-Lambert, puis meurt en mettant au monde l'enfant qu'elle a conçu de ce dernier. Tout à tout trompé et veuf, Voltaire se trouve de plus privé du confort matériel que lui offrait Mme du Châtelet. Il ne retournera plus à Cirey. Nous sommes en 1749, Voltaire a 53 ans, la période la plus heureuse de sa vie s'achève, l'optimisme philosophique lui survit quelque temps encore.

 

L'aventure prussienne se présente comme une dernière chance pour l'amou- reux des rois, des cours et des châteaux; ainsi que pour l'adepte du despo- tisme éclairé. Ce sera, on le sait, après un bref émerveillement, une série de déceptions et d'humiliations couronnées par l'arrestation de Francfort, dernière avanie de Frédéric à l'égard d'un courtisan trop indocile. Voltaire a constamment vécu dans la conviction qu'il était l'égal, pour le moins, des plus grands. Mais il a été fort long à comprendre que les grands, justement, ne partagent pas cdette conviction. Toute la première pçartie de sa vie est faite de cette sorte de malentendus. Voltaire oublie qu'il n'est qu'un bourgeois; il méconnaÔt l'injustice de ça hiérarchie sociale. Mais au lieu de la contester, il aspire à prendre place dans la classe dirigeante. A chaque fois, un brutal rappel à l'ordre le renvoie à lui-même, longtemps sans lui ouvrir les yeux sur la véritable nature de la société.

Eclairé, Frédéric l'était sans doute: mais despote, il l'était encore plus. Plus radical que Voltaire lui-même dans son mépris des religions et des églises, il menait son pays selon les méthodes traditionneles de l'autoriété et de la discipline. La Prusse est en fin de compte un état militaire qui con- struit la puissance. Tout cela est bien éloigné de l'idéal voltairien. Il faut dire à la décharge de Frédéric que, dans sa querelle avec Voltaire, il avait quelque raison de s'irriter contre son hôte. La conduite de ce dernier n'avait pas été irréprochable. S'il était irréligieux, Frédéric avait un sens exigeant des convenances, de règlements, et pour tout dire, de la morale. Les spéculations financières de Voltaire, ses petites tricheries (il facturait au roi beaucoup plus de chandelles qu'il n'en brÚlait), composaient un mauvais personnage. Et puis, il y a eu le scandale de ce banquier israélite, que Vol- taire accula à la ruine et au suicide. Ne faisons donc pas de Voltaire un mar- tyr de la philosophie. L'asile agité de Berlin lui permet néanmoins de parach- ever Le siècle de Louis XIV qu'il publie en 1751, Micromégas en 1752, et d'écrire le premier de ses pamphlets, Akakia.

Après la Prusse, l'Alsace. Voltaire complète sa documentation pour parachever L'Essai sur les moeurs, qui sera publié en 1756. veuf de Mme du Châtelet, il se lie d'une relation assez peu honorable avec sa propre nièce, Madame Denis, personnage par ailleurs assez médiocre et peu sympathique. En 1755, Voltaire s'installe aux Délices, tout près de Genève. la même année, a lieu le tremblement de terre de Lisbonne, qui donnera un an plus tard à Voltaire l'occasion de répudier publiquement la doctrine optimiste.

 

Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire

 

 

 

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Last modified: 21-Mar-00