Les préfaces du
Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la première édition (1694)
Préface de la deuxième édition (1718)
Préface de la troisième édition (1740)
Préface de la quatrième édition (1762)
Préface de la cinquième édition (1798)
Préface de la sixième édition (1835)
Préface de la septième édition (1877)
Préface de la huitième édition (1932)
 
 


Préface de la première édition (1694)

PREFACE.
APRÉS que l'Académie Françoise eut esté establie par les Lettres Patentes du feu Roy, le Cardinal de Richelieu qui par les mesmes Lettres avoit esté nommé Protecteur & Chef de cette Compagnie, luy proposa de travailler premierement à un Dictionnaire de la Langue Françoise, & ensuite à une Grammaire, à une Rhetorique & à une Poëtique.
Elle a satisfait à la premiere de ces obligations par la composition du Dictionnaire qu'elle donne presentement au Public, en attendant qu'elle s'acquitte des autres.
L'utilité des Dictionnaires est universellement reconnuë. Tous ceux qui ont estudié les Langues Grecque & Latine, qui sont les sources de la nostre, n'ignorent pas le secours qu'on tire de ces sortes d'Ouvrages pour l'intelligence des Autheurs qui ont escrit en ces Langues, & pour se mettre soy-mesme en estat de les parler & de les escrire. C'est ce qui a engagé plusieurs sçavans hommes des derniers siécles à se faire une occupation serieuse de ranger sous un ordre methodique tous les mots & toutes les plus belles façons de parler de ces Langues, pour le soulagement de ceux qui s'y appliquent avec soin.
Le Dictionnaire de l'Académie ne sera pas moins utile, tant à l'esgard des Estrangers qui aiment nostre Langue, qu'à l'esgard des François mesmes qui sont quelquefois en peine de la veritable signification des mots, ou qui n'en connoissent pas le bel usage, & qui seront bien aises d'y trouver des esclaircissemens à leurs doutes. On peut dire aussi, que ce Dictionnaire a cet avantage sur tous les Dictionnaires de ces deux Langues celebres de l'Antiquité, que ceux que nous avons, n'ont point esté composez dans les bons siecles; Mais par des Modernes, ou par des Autheurs qui ont veritablement vescu durant qu'on parloit encore les Langues Grecque & Latine, mais non pas dans leur ancienne pureté. Nous n'avons point de Dictionnaires du siecle de Ciceron ni du siecle de Demosthene, & si nous en avions, il n'y a pas de doute qu'on en feroit beaucoup plus d'estat que des autres, parce qu'ils seroient considerez comme autant d'Originaux, & ceux qui auroient composé ces Dictionnaires, n'auroient point eu besoin de citer les Passages des autres Autheurs en preuve de leurs explications, puisque leur tesmoignage seul auroit fait authorité. Le Dictionnaire de l'Académie est de ce genre. Il a esté commencé &achevé dans le siecle le plus florissant de la Langue Françoise; Et c'est pour cela qu'il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus celebres Orateurs & de nos plus grands Poëtes y ont travaillé, & qu'on a creu s'en devoir tenir à leurs sentimens.
On dira peut-estre qu'on ne peut jamais s'asseurer qu'une Langue vivante soit parvenuë à sa derniere perfection; Mais ce n'a pas esté le sentiment de Ciceron, qui aprés avoir fait de longues reflexions sur cette matiere, n'a pas fait difficulté d'avancer que de son temps la Langue Latine estoit arrivée à un degré d'excellence où l'on ne pouvoit rien adjouster. Nous voyons qu'il ne s'est pas trompé, & peut-estre n'aura-t-on pas moins de raison de penser la mesme chose en faveur de la Langue Françoise, si l'on veut bien considerer la Gravité & la Varieté de ses Nombres, la juste cadence de ses Periodes, la douceur de sa Poësie, la regularité de ses Vers, l'harmonie de ses Rimes, & sur tout cette Construction directe, qui sans s'esloigner de l'ordre naturel des pensées, ne laisse pas de rencontrer toutes les delicatesses que l'art est capable d'y apporter. C'est dans cet estat où la Langue Françoise se trouve aujourd'huy qu'a esté composé ce Dictionnaire; & pour la representer dans ce mesme estat, l'Académie a jugé qu'elle ne devoit pas y mettre les vieux mots qui sont entierement hors d'usage, ni les termes des Arts & des Sciences qui entrent rarement dans le Discours; Elle s'est retranchée à la Langue commune, telle qu'elle est dans le commerce ordinaire des honnestes gens, & telle que les Orateurs & les Poëtes l'employent; Ce qui comprend tout ce qui peut servir à la Noblesse & à l'Elegance du discours. Elle a donné la Definition de tous les mots communs de la Langue dont les Idées sont fort simples; & cela est beaucoup plus mal-aisé que de definir les mots des Arts & des Sciences dont les Idées sont fort composées; Car il est bien plus aisé, par exemple, de definir le mot de Telescope, qui est une Lunette à voir de loin, que de definir le mot de voir; Et l'on esprouve mesme en definissant ces termes des Arts & des Sciences, que la Definition est tousjours plus claire que la chose definie; au lieu qu'en definissant les termes communs, la chose definie est tousjours plus claire que la Definition. Ainsi quoy qu'Aristote ait fait une definition excellente quand il a defini l'homme Animal Raisonnable, il est constant neantmoins que le mot Homme nous represente mieux ce qu'il signifie que cette definition. On en peut dire autant de ces verbes parler, marcher, estre, & autres semblables, qui font mieux sentir par eux-mesmes ce qu'ils signifient, que toutes les definitions qu'on en peut faire. Cela donneroit peut-estre sujet de croire qu'inutilement l'Académie s'est donné la peine de chercher les definitions des termes simples, qu'on avouë estre toujours accompagnées d'obscurité; Mais quand on considerera qu'il n'y a presque point de mot dans la Langue qui ne reçoive differentes significations, & qu'il est impossible d'en donner des idées claires & distinctes, sans avoir estably quelle est la principale & quelles sont les autres, & en quoy elles different, tant à l'esgard du sens propre que du sens figuré ce qui ne s'apprend que par la Definition; on reconnoistra en mesme temps l'utilité d'un travail qui a eu pour but d'expliquer la Nature & la Proprieté des mots dont nous nous servons pour exprimer nos pensées, & l'on sçaura gré à l'Académie de ne s'estre point rebutée de toutes les difficultez qui ont pu se rencontrer dans l'execution de ce dessein.
Outre la Definition ou Description de chaque mot, on y a adjousté les Synonymes, c'est à dire les mots qui sont de mesme signification; sur quoy on croit devoir avertir que le Synonyme ne respond pas tousjours exactement à la signification du mot dont il est Synonyme, & qu'ainsi ils ne doivent pas estre employez indifferemment l'un pour l'autre. On a mis aussi les Epithetes qui conviennent le mieux au Nom substantif, & qui s'y joignent naturellement, soit en bien, soit en mal, & ensuite les Phrases les plus receuës, & qui marquent le plus nettement l'Employ du mot dont il s'agit.
Comme la Langue Françoise a des mots Primitifs, &des mots Derivez & Composez, on a jugé qu'il seroit agreable & instructif de disposer le Dictionnaire par Racines, c'est à dire de ranger tous les mots Derivez & Composez aprés les mots Primitifs dont ils descendent, soit que ces Primitifs soient d'origine purement Françoise, soit qu'ils viennent du Latin ou de quelqu'autre Langue. On s'est pourtant quelquefois dispensé de suivre cet ordre dans quelques mots, qui sortant d'une mesme souche Latine, ont fait des branches assez differentes en François pour estre mis chacun à part; & on s'en est aussi dispensé dans quelques autres mots dont le Primitif Latin n'a point formé de mot Primitif en François, ou a esté aboli par l'usage, & dont par consequent les Derivez & Composez sont en quelque façon independans les uns des autres; comme les mots construire & destruire qui viennent du mot Latin struere, qui n'a point passé en François.
Dans cet arrangement de Mots, on a observé de mettre les Derivez avant les Composez, & de faire imprimer en gros Caracteres les mots Primitifs comme les Chefs de famille de tous ceux qui en dependent, ce qui fait qu'on ne tombe gueres sur un de ces mots Primitifs qu'on ne soit tenté d'en lire toute la suite, parce qu'on voit s'il faut ainsi dire l'Histoire du mot, & qu'on en remarque la Naissance & le Progrez; & c'est ce qui rend cette lecture plus agreable que celle des autres Dictionnaires qui n'ont point suivi l'ordre des Racines.
On a mis aprés chaque Verbe le Participe passif qui en est formé; & quand ce Participe ne s'employe pas en d'autres sens que son Verbe, on s'est contenté de mettre qu'il a les significations de son Verbe sans en donner d'exemple; Mais quand il a quelqu'autre usage ou un sens moins estendu, on a eu soin de le remarquer. Les Participes passifs ont les deux genres & se declinent comme les autres Noms aimé, aimée. Les Personnes aimées. Il n'en est pas de mesme des Participes actifs qui n'ont point de genre &qui sont indeclinables. On appelle Participes actifs ceux qui se terminent en ant, comme changeant, donnant, faisant; Et parce que ces Participes ont tousjours le mesme regime & le mesme sens que leurs Verbes, on a creu qu'il n'estoit pas besoin d'en faire mention. Ces mesmes Participes actifs tiennent aussi lieu de Gerondifs quand ils sont construits avec la particule en, En changeant souvent on devient inconstant; En donnant on se fait honneur. Ils font aussi la mesme fonction sans cette particule, il luy dit changeant de discours. Enfin ces Participes deviennent aussi Adjectifs Verbaux, & alors ils ont les deux genres & se construisent selon le genre & le nombre du Substantif auquel ils sont joints; II y a des esprits changeants, des couleurs changeantes; Et quand ces sortes de mots se trouvent dans le Dictionnaire avec les deux genres, ils y sont mis non pas comme Participes actifs, mais comme Adjectifs verbaux. Ainsi le mot changeant n'est point dans le Dictionnaire comme Participe actif, mais comme Adjectif verbal, changeant, changeante; & cela suffit pour faire entendre la nature de ces mots, & quelle a esté la conduite de l'Academie à cet esgard.
On n'a pas jugé à propos de marquer le Reduplicatif de chaque verbe quand il ne signifie que la mesme action reïterée, comme Reparler à l'esgard de Parler. Mais quand le reduplicatif a un autre sens, comme le verbe de Representer à l'esgard du verbe Presenter, on luy a donné place entre les verbes formez de ce Primitif.
Quoy qu'on se soit proposé en general de ne point employer les vieux mots dans le Dictionnaire, on n'a pas laissé d'y en conserver quelques-uns, sur tout quand ils ont encore quelque usage, en les qualifiant de Vieux; & l'on n'a pas mesme voulu oublier ceux qui sont tout à fait hors d'usage, lors qu'ils sont Primitifs de quelques mots receus &usitez. On a eu soin aussi de marquer ceux qui commencent à vieillir, & ceux qui ne sont pas du bel usage, & que l'on a qualifiez de bas ou de style familier selon qu'on l'a jugé à propos.
Quant aux termes d'emportement ou qui blessent la Pudeur, on ne les a point admis dans le Dictionnaire, parce que les honestes gens évitent de les employer dans leurs discours.
Il s'estoit glissé une fausse opinion parmy le peuple dans les premiers temps de l'Academie, qu'elle se donnoit l'authorité de faire de nouveaux mots, & d'en rejetter d'autres à sa fantaisie. La publication du Dictionnaire fait voir clairement que l'Academie n'a jamais eu cette intention; & que tout le pouvoir qu'elle s'est attribué ne va qu'à expliquer la signification des mots, & à en declarer le bon & le mauvais usage, aussi bien que des Phrases & des façons de parler de la Langue qu'elle a recueillies; Et elle a esté si scrupuleuse sur ce point, qu'elle n'a pas mesme voulu se charger de plusieurs mots nouvellement inventez, ni de certaines façons de parler affectées, que la Licence & le Caprice de la Mode ont voulu introduire depuis peu.
L'Académie en bannissant de son Dictionnaire les termes des Arts &des Sciences, n'a pas creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou qui ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées; comme celles-cy, Je luy ay porté une botte franche. Ce jeune homme a pris l'Essor, qui sont façons de parler tirées, l'une de l'Art de l'Escrime, l'autre de la Fauconnerie. On en a usé de mesme à l'esgard des autres Arts & de quelques expressions tant du style Dogmatique, que de la Pratique du Palais ou des Finances, parce qu'elles entrent quelquefois dans la conversation.
Les Proverbes ont esté regardez dans toutes les Langues comme des Maximes de Morale qui renferment ordinairement quelque instruction;
Mais il y en a qui se sont avilis dans la bouche du menu Peuple, & qui ne peuvent plus avoir d'employ que dans le style familier. Cependant comme ils font une partie considerable de la Langue, on a pris soin de les recueillir, aussi bien que les façons de parler Proverbiales, dont on a marqué les significations & les differens employs.
L'Académie s'est attachée à l'ancienne Orthographe receuë parmi tous les gens de lettres, parce qu'elle ayde à faire connoistre l'Origine des mots. C'est pourquoy elle a creu ne devoir pas authoriser le retranchement que des Particuliers, & principalement les Imprimeurs ont fait de quelques lettres, à la place desquelles ils ont introduit certaines figures qu'ils ont inventées, parce que ce retranchement oste tous les vestiges de l'Analogie & des rapports qui sont entre les mots qui viennent du Latin ou de quelque autre Langue. Ainsi elle a écrit les mots Corps, Temps, avec un P, & les mots Teste, Honneste, avec une S, pour faire voir qu'ils viennent du Latin Tempus, Corpus, Testa, Honestus. Et si un mesme mot se trouve escrit dans le Dictionnaire de deux manieres differentes, celle dont il sera escrit en lettres Capitales au commencement de l'Article est la seule que l'Academie approuve. Il est vray qu'il y a aussi quelques mots dans lesquels elle n'a pas conservé certaines Lettres Caracteristiques qui en marquent l'origine, comme dans les mots Devoir, Fevrier, qu'on escrivoit autrefois Debvoir & Febvrier, pour marquer le rapport entre le Latin Debere, & Februarius. Mais l'usage l'a decidé au contraire; Car il faut reconnoistre l'usage pour le Maistre de l'Orthographe aussi bien que du choix des mots. C'est l'usage qui nous mene insensiblement d'une maniere d'escrire à l'autre, & qui seul a le pouvoir de le faire. C'est ce qui a rendu inutiles les diverses tentatives qui ont esté faites pour la reformation de l'Orthographe depuis plus de cent cinquante ans par plusieurs particuliers qui ont fait des regles que personne n'a voulu observer. Ce n'est pas qu'ils ayent manqué de raisons apparentes pour deffendre leurs opinions qui sont toutes fondées sur ce principe, Qu'il faut que l'Escriture represente la Prononciation; Mais cette maxime n'est pas absolument veritable; Car si elle avoit lieu il faudroit retrancher l'R finale des Verbes Aymer, Ceder, Partir, Sortir, & autres de pareille nature dans les occasions où on ne les prononce point, quoy qu'on ne laisse pas de les escrire. Il en estoit de mesme dans la Langue Latine où l'on escrivoit souvent des lettres qui ne se prononçoient point. Je ne veux pas, dit Ciceron, qu'en prononçant on fasse sonner toutes les lettres avec une affectation desgoustante. Nolo exprimi litteras putidius. {3. de Oratore.} Ainsi on prononçoit Multimodis & Tectifractis, quoy qu'on écrivist Multis modis & Tectis fractis; Ce qui fait voir que l'Escriture ne represente pas tousjours parfaitement la Prononciation; Car comme la Peinture qui represente les Corps, ne peut pas peindre le mouvement des Corps, de mesme l'Escriture qui peint à sa maniere le Corps de la Parole, ne sçauroit peindre entierement la Prononciation qui est le mouvement de la Parole. L'Académie seroit donc entrée dans un détail tres-long & tres-inutile, si elle avoit voulu s'engager en faveur des Estrangers à donner des regles de la Prononciation. Quiconque veut sçavoir la veritable Prononciation d'une Langue qui luy est estrangere, doit l'apprendre dans le commerce des naturels du pays; Toute autre methode est trompeuse, & pretendre donner à quelqu'un l'Idée d'un son qu'il n'a jamais entendu, c'est vouloir donner à un aveugle l'Idée des couleurs qu'il n'a jamais veuës. Cependant l'Académie n'a pas negligé de marquer la Prononciation de certains mots lors qu'elle est trop esloignée de la maniere dont ils sont escrits, & l'S en fournit plusieurs exemples; C'est une des lettres qui varie le plus dans la Prononciation lors qu'elle precede une autre Consone, parce que tantost elle se prononce fortement, comme dans les mots Peste, veste, funeste; Tantost elle ne sert qu'à allonger la Prononciation de la syllabe, comme dans ces mots, teste, tempeste; Quelquefois elle ne produit aucun effet dans la Prononciation, comme en ces mots, espée, esternuer; c'est pourquoy on a eu soin d'avertir le Lecteur quand elle doit estre prononcée. Il y a des mots où elle a le son d'un Z, & c'est quand elle est entre deux voyelles, comme dans ces mots, aisé, desir, peser; Mais elle n'est pas la seule lettre qui soit sujette à ces changemens. Le C se prononce quelquefois comme un G, ainsi on prononce Segret, & non pas Secret; segond, & non pas second; Glaude, & non pas Claude, quoy que dans l'Escriture on doive absolument retenir le C. Ainsi les Romains prononçoient Gaius, quoy qu'ils escrivissent Caius; Amurga, quoy qu'ils escrivissent Amurca, selon l'observation de Servius sur le premier livre des Georgiques; ce qui acheve de confirmer ce qu'on vient de dire que la Prononciation & l'Orthographe ne s'accordent pas tousjours, & que c'est de la Vive Voix seule qu'on peut attendre une parfaite connoissance de la Prononciation des Langues vivantes, & qu'on n'appelle Vivantes que parce qu'elles sont encore animées du son & de la voix des Peuples qui les parlent naturellement; au lieu que les autres Langues sont appellées Mortes, parce qu'elles ne sont plus parlées par aucune Nation, &n'ont plus par consequent que des Prononciations arbitraires au deffaut de la Naturelle & de la veritable qui est totalement ignorée.
Aprés touts ces soins que l'Académie a pris pour conduire cet Ouvrage à sa perfection, & mettre la Langue Françoise en estat de conserver sa Pureté, il est à craindre qu'en rendant compte au Public de son travail, quelques-uns ne l'accusent d'avoir fait trop de cas, & de s'estre trop occupée de ces Minuties Grammaticales qui composent le fonds du Dictionnaire. Mais ce qu'ils appellent Minuties, est à le bien prendre la partie de la Litterature la plus necessaire. C'est ce qui nous fait entrer dans la connoissance des plus secrets ressorts de la Raison, qui a tant de rapport avec la Parole, que dans la Langue Greque la Parole & la Raison n'ont qu'un mesme nom {Lógos.}. Le Vulgaire sçait bien qu'il parle & qu'il se fait entendre aux autres; Mais les Esprits esclairez veulent connoistre les differentes Idées sur lesquelles nos Paroles se forment; Ce qui en fait la Justesse ou l'Irregularité, la Beauté ou l'Imperfection, la Certitude ou l'Equivoque. Delà vient que plusieurs grands personnages se sont tres serieusement attachez à l'estude des mots. Le fondateur de l'Empire Romain, Jule Cesar au milieu de ses plus importantes affaires, fit deux Livres d'observations sur la Langue Latine, intitulez de l'Analogie, qu'il adressa à Ciceron, & dont il paroist encore quelques fragmens, où nous voyons qu'il n'avoit pas dédaigné de descendre jusqu'aux plus petites reflexions de la Grammaire, comme de remarquer que les mots Arena, Coelum, Triticum, n'avoient point de pluriel, & ce sont ces sortes d'observations qui ont fait que quelques anciens l'ont mis au rang des plus habiles Grammairiens, & l'ont appellé Artis Grammaticae Doctissimum {Priscianus.}. Charlemagne Roy de France, & fondateur d'un nouvel Empire, travailla aussi à l'embellissement de sa Langue qu'il réduisit sous de certaines regles, & dont il compose luy-mesme une Grammaire. Ainsi les contestations qui naissent au sujet des mots & des façons de parler qu'on employe dans le Discours, naissent souvent entre les personnes de la premiere qualité & du plus bel esprit, lesquelles ont tousjours eu plus de soin que les autres de parler correctement. Nous avons un exemple celebre d'une dispute de cette nature arrivée dans l'ancienne Rome entre les premiers Citoyens de cette Ville maistresse de l'Univers. Le Grand Pompée ayant fait construire le Temple de la Victoire, voulut mettre une inscription sur le frontispice, pour marquer qu'il avoit achevé ce bastiment durant son Troisiéme Consulat, mais il fut en doute s'il falloit mettre Consul Tertio, ou Consul Tertium; & dans cette incertitude il consulta les plus habiles de Rome, & Ciceron mesme, qui ayant peine aussi à se déterminer luy conseilla de n'escrire que les quatre premieres Lettres Tert. afin que le Lecteur achevast de prononcer le reste comme il voudroit. Mais Pompée eluda encore la difficulté d'une autre maniere en faisant mettre ce mot en Lettres numerales Consul III. & Aulugelle qui nous a conservé cette petite histoire asseure qu'il a veu le marbre mesme. Ce qui prouve clairement que les difficultez Grammaticales arrestent quelquefois les plus grands esprits, & ne sont pas indignes de leur application. Quand on voudra donc entrer dans ces considerations, on sçaura peut-estre gré à l'Académie d'avoir prevenu la pluspart des Doutes qui peuvent naistre touchant l'usage de nostre Langue en prenant le soin de ramasser ensemble tout ce qui regarde cette matiere, & en le faisant avec assez d'exactitude pour avoir lieu de croire que ce travail ne sera pas inutile presentement, & sera encore plus utile à la Posterité.
L'Académie auroit souhaité de pouvoir satisfaire plustost l'impatience que le Public a tesmoignée de voir ce Dictionnaire achevé; Mais on comprenda aisément qu'il n'a pas esté en son pouvoir de faire une plus grande diligence, si on fait reflexion sur les divers accidens tant publics que particuliers qui ont traversé les premieres années de son establissement, & sur la maniere dont elle a esté obligée de travailler.
Ses Lettres de Creation quoy qu'expediées en 1635. ne furent enregistrées au Parlement qu'au mois de Juillet de l'année 1637. ce qui la tenoit comme en suspens, & rendoit en quelque sorte son estat douteux. Le Cardinal de Richelieu mourut peu de temps aprés. La passion que ce grand Ministre avoit pour les Sciences & pour les belles Lettres qu'il mettoit au nombre des principaux ornemens d'un Estat, & son affection particuliere pour cette Compagnie qu'il regardoit comme son ouvrage, l'avoient fait resoudre de luy faire bastir une Maison pour y tenir ses Conferences. Mais les dernieres années de sa vie ne furent pas assez tranquilles pour luy permettre d'executer sa resolution, & de donner en cela des marques de cette Magnificence qui se mesloit à tous ses desseins. Ainsi l'Académie n'ayant point de lieu fixe ne s'assembloit que rarement dans les maisons de quelques particuliers de son Corps. Cela dura jusqu'à ce que Monsieur le Chancelier Seguier, qui estoit de l'Académie, lorsque Monsieur le Cardinal en estoit Protecteur, luy succeda en cette qualité. Il offrit alors sa maison à la Compagnie, qui commença à s'y assembler une apresdinée de chaque semaine. Les exercices des Académiciens, n'avoient pas même esté bien reglez dans les commencemens. Ils s'occuperent d'abord à faire des discours d'Eloquence qu'ils apportoient tour à tour, & qui n'avoient aucune relation au Dictionnaire. M. de Vaugelas qui s'estoit chargé d'y donner la premiere forme y travailla veritablement, & en fit les deux premieres Lettres; Mais son travail n'estant point dans la methode qu'on a suivie depuis, il fallut recommencer aprés sa mort ce qu'il avoit fait pour conserver l'uniformité du plan que l'Académie avoit arresté. Monsieur le Chancelier s'estant trouvé absent de la Cour dans ce temps-là, &plusieurs Académiciens qui avoient pour luy un attachement particulier l'ayant accompagné, l'ouvrage avançoit fort peu. Cette interruption dura jusqu'en l'année 1651. que Monsieur le Chancelier revint à Paris, où il fut receu avec un applaudissement universel. Ce fut luy-mesme qui proposa à l'Académie de s'assembler deux fois la semaine, pour haster le travail du Dictionnaire qui n'en estoit encore qu'à la moitié de la troisiéme Lettre, & ainsi on peut dire que c'est seulement depuis l'année 1651. que l'on y a travaillé serieusement. La premiere composition en fust achevée vers le temps de la mort de Monsieur le Chancelier, qui arriva le premier jour de l'année 1673. Ce fut alors que le Roy ayant bien voulu se declarer le Protecteur de l'Académie, & luy donner dans le Louvre l'appartement où elle tient ses assemblées, elle se vit élever au comble du bonheur dont elle jouït presentement. Elle a depuis travaillé regulierement trois fois la semaine deux heures par chaque seance, & elle ne s'est occupée à autre chose qu'à revoir ce qui avoit esté fait. Ce second travail n'a pas moins cousté de temps à l'Académie que le premier, & cela ne se peut pas faire autrement, à cause de la maniere de travailler des Compagnies en general & de l'Académie en particulier, où tous ceux qui la composent disent successivement leur avis sur chaque mot & ou la diversité des opinions apporte necessairement de grands retardemens. La celebre Académie de Florence connuë sous le nom della Crusca en est une preuve convaincante. Elle a employé quarante ans à composer le Dictionnaire dont elle a enrichi la Langue Italienne & plus encore à l'augmenter & à le perfectionner, ce qui l'a mis en Estat de servir de regle pour toutes les difficultez de cette Langue. Et c'est en cela que la lenteur du travail d'une Compagnie est avantageusement recompensée par l'authorité de ses Décisions.
Monsieur Colbert qui estoit de l'Académie, & qui desiroit fort de voir le Dictionnaire achevé, estant persuadé comme l'ont esté les plus sages Politiques, que ce qui sert à former l'Eloquence contribuë beaucoup à la gloire d'une Nation; Peu de temps aprés qu'il eut esté receu dans cette Compagnie, il y vint sans qu'on l'y attendist, pour estre tesmoin de la maniere dont on travailloit. Il y arrive lors qu'on revoyoit le mot, AMY, & comme il falloit avant toutes choses regler la définition de ce mot, il vit combien il s'esleva de difficultez avant que d'en convenir. On demanda si le mot d'AMY supposoit une Amitié reciproque; c'est-à-dire, si un homme pouvoit estre appellé l'AMY d'un autre qui n'auroit pas les mesmes sentimens pour luy. Cette question qui est plus de Morale que de Grammaire, & que neanmoins on doit resoudre avant que de definir le mot, occupa l'Académie assez long-temps. Il fallut que chacun dist son avis; & enfin la définition de ce mot fut arrestée comme elle est presentement imprimée dans le Dictionnaire. On y adjousta les Epithetes qui se joignent naturellement à ce mot, & ensuite on examina les Phrases & les Proverbes où il s'employe. Monsieur Colbert qui assista à toute la seance, & qui avoit veu l'Attention & l'Exactitude que l'Académie apportoit à la composition de ce Dictionnaire, dit en se levant, qu'il estoit convaincu, qu'elle ne l'avoit pas pu faire plus promptement, & son tesmoignage doit estre d'autant plus consideré, qu'on sçait que jamais homme dans sa place, n'a esté plus laborieux ny plus diligent.
Cependant quelque soin que l'Académie ait apporté à ce travail, il est bien difficile qu'il ne luy soit eschappé quelques fautes; Mais comme elle ne s'en est chargée que dans la pensée de contribuër à la Perfection de la Langue, elle recevra avec plaisir tous les avis qu'on voudra bien luy donner, & s'en servira dans les Editions suivantes de ce Dictionnaire, afin de le rendre plus utile & de respondre plus dignement à l'attente du Public.

L'Académie n'ayant pas jugé à propos de donner place dans son Dictionnaire aux termes particulierement attachez aux Sciences &aux Arts pour les raisons qui ont esté dites, quelques Académiciens ont creu qu'ils feroient un ouvrage utile & agreable d'en composer un Dictionnaire à part: Et comme ils l'ont fait avec beaucoup de soin, il y a lieu de croire que le Public sera content de leur travail.







Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la deuxième édition (1718)

PREFACE.
Ce n'est pas avoir une idée parfaite d'un Dictionnaire, que de ne concevoir sous ce nom qu'un Recuëil de tous les mots d'une Langue avec leur simple explication.
Il est vray que chaque Langue a ses mots qui luy sont propres, & quelquefois mesme de certaines pensées tellement attachées à ces mots, qu'il est impossible de bien exprimer ces mesmes pensées dans une autre Langue, & c'est ce qui est cause qu'il y a si peu de bonnes Traductions.
Mais il est vray aussi qu'il n'y a presque aucun mot qui ne change de valeur & de signification, selon les differentes manieres dont il est employé: c'est pour cela qu'il est si difficile d'apprendre passablement une Langue qui nous est estrangere, & mesme de sçavoir parfaitement celle qui est naturelle.
Il ne suffit donc pas qu'un Dictionnaire contienne tous les mots d'une Langue & leur explication: il doit encore sur chaque mot en particulier en faire sentir tous les divers usages, déterminer s'il est du stile soustenu, ou du stile familier; si on l'employe en escrivant, ou s'il n'est que de la conversation; si les gens polis s'en servent, ou s'il n'est que dans la bouche du Peuple: enfin il doit suppléer autant qu'il est possible à tout ce qu'on ne pourroit acquerir qu'avec beaucoup de peine par la lecture d'un grand nombre de Livres, & par le sejour de plusieurs années dans le Pays dont on veut apprendre la Langue.
C'est ce que l'Académie Françoise a tousjours eu en veuë depuis qu'elle a commencé à travailler à son Dictionnaire, & c'est ce qui paroistra encore plus particulierement dans cette nouvelle Edition.
Les Estrangers qui aiment nostre Langue, & qui se font un honneur de la sçavoir, verront qu'on n'a rien négligé de tout ce qui peut diminuer la peine qu'ils avoient à l'apprendre, & ceux des François qui la sçavent le mieux, ne laisseront pas d'y trouver des Décisions utiles sur plusieurs difficultez qui les embarrassent quelquefois en parlant & en escrivant.
Il y a donc lieu d'esperer que cette nouvelle Edition ne sera pas receuë moins favorablement que celle qui fut publiée en 1694. mais ceux qui voudront les comparer, connoistront aisément combien celle-cy est differente de la premiere.
On en a changé toute la forme, on y a adjousté beaucoup de mots, on a retouché & esclairci presque toutes les Définitions, & l'on peut dire que ce que l'on donne aujourd'hui au Public, est plustost un Dictionnaire nouveau qu'une nouvelle Edition de l'ancien.
Ainsi il ne faut pas s'estonner que ce travail ait occupé durant tant d'années les séances de l'Académie; & quoiqu'on ne puisse bien juger de tout le temps qu'il a deu couster, à moins que d'y avoir esté employé soy-mesme, les personnes raisonnables sentiront assez que rien ne convenoit moins à un Ouvrage de cette nature, que d'estre fait avec rapidité.
Si quelque chose peut contribuer à mettre un Dictionnaire dans toute la perfection dont il est susceptible, c'est d'y travailler avec cette lenteur tant recommandée par les Anciens; lenteur qui n'exclud point la diligence, mais qui est absolument necessaire pour tout ce qui demande de l'exactitude & de la precision.
La premiere Edition avoit esté disposée par Racines, c'est-à-dire, en rangeant tous les mots derivez ou composez après les mots dont ils descendent; mais cet ordre qui dans la speculation avoit esté jugé le plus instructif, s'est trouvé très incommode dans la pratique.
Il est aisé de se représenter l'impatience d'un Lecteur, qui après avoir cherché un mot dont il a besoin, Absoudre par exemple, au commencement du premier Volume, où naturellement il doit estre, y trouve pour toute instruction qu'il faut aller à la fin du second Volume chercher le mot Soudre, dont il n'a pas besoin, mais qui est le primitif de celui qu'il cherche. Dans cette nouvelle Edition les mots ont esté rangez avec un très grand soin dans l'ordre de l'alphabet; en sorte qu'il n'y en a point que l'on ne trouve d'abord, et sans aucune peine.
On a eu aussi une attention particuliere à expliquer, à déterminer, et à bien faire sentir la veritable signification de chaque mot par des Définitions exactes & par des Exemples: c'est-là peut-estre ce qu'il y a de plus important dans un Dictionnaire; mais c'est aussi ce qu'il y a de plus difficile à bien executer.
En effet rien n'est plus penible que d'avoir à déterminer sur un mesme mot les idées diverses & souvent tout opposées, qu'il doit exciter en nous, suivant les differentes manieres dont il peut estre lié avec tous les autres mots de la mesme Langue.
Mais cette difficulté ne peut estre connuë, ni mesme sentie que par ceux qui se sont appliquez à la surmonter: on en jugera par cet exemple, Bon est un des mots les plus communs et les plus courts de nostre Langue; il n'y a personne qui en l'entendant prononcer, ne s'imagine que c'est aussi le plus simple, & que l'on en penetre d'abord la signification dans toute son estenduë, sans qu'il soit besoin de le définir, ni mesme d'en donner des Exemples: mais si l' on consulte le Dictionnaire, on sera tout estonné de voir qu'il a soixante &quatorze significations toutes differentes: C'est un Eloge quand il est placé avec de certains mots, comme bon Homme, bon Mari, bon Peintre: c'est un terme de Dénigrement, quand il est joint avec d'autres, & quelquefois avec les mesmes, comme bon homme, bon idiot, bon badaut: c'en est un de mépris outré, &d'indignation très amere, lorsqu'on le joint avec d'autres, comme bon coquin, bon insolent, bon scelerat, & ainsi du reste: cependant il est certain qu'on ne peut pas se flater de sçavoir une Langue ni mesme de l'entendre passablement, si l'on n'est instruit de toutes ces differentes significations; & il n'y a aucun Dictionnaire de Langues mortes ni de Langues vivantes, où ce détail si necessaire soit expliqué avec tant de soin &d'exactitude qu'il l'est dans celui-ci.
L'Académie n'a pas crû en devoir exclurre certains mots, à qui la bizarrerie de l'usage, & peut-estre celle de nos moeurs a donné cours depuis quelques années, comme par exemple; falbala, fichu, battant-l'oeil, ratafia, sabler, & un grand nombre d'autres. Dès qu'un mot s'est une fois introduit dans nostre Langue, il a sa place acquise dans le Dictionnaire, & il seroit souvent plus aisé de se passer de la chose qu'il signifie, que du mot qu'on a inventé pour la signifier, quelque bizarre qu'il paroisse.
Il semble en effet qu'il y ait entre les mots d'une Langue, une espece d'égalité comme entre les Citoyens d'une Republique, ils joüissent des mesmes privileges, & sont gouvernez par les mesmes loix; et comme le General d'Armée & le Magistrat ne sont pas plus Citoyens que le simple Soldat, ou le plus vil Artisan, nonobstant la difference de leurs emplois; de mesme les mots de Justice & de Valeur, ne sont pas plus des mots François ni plus François, quoiqu'ils representent les premieres de toutes les vertus, que ceux qui vent destinez à representer les choses les plus abjectes & les plus méprisables.
On a mis après chaque verbe le participe qui en est formé, &on s'est contenté de marquer qu'il a les significations de son verbe sans en donner d'exemple; mais quand il a quelqu'autre usage ou un sens moins estendu, on a eu soin de le remarquer. Les Participes passifs ont les deux genres, & se déclinent comme les autres noms aimé aimée. Il n'en est pas de mesme des Participes actifs qui n'ont point de genre & qui sont indéclinables: on appelle Participes actifs ceux qui se terminent en ant, comme changeant, donnant, faisant; & parce que ces participes ont tousjours le mesme sens & le mesme regime que leurs Verbes, on a cru qu'il n'estoit pas nécessaire d'en faire mention. Ces mesmes Participes actifs tiennent aussi lieu de Gerondifs quand ils sont construits avec la Particule En, En donnant on se fait honneur. Ils font aussi la mesme fonction sans cette Particule, Il luy dit changeant de discours. Enfin ces Participes deviennent aussi adjectifs verbaux, & alors ils ont les deux genres, & se construisent selon le nombre & le genre du Substantif auquel ils sont joints. II y a des esprits changeants, des couleurs changeantes, & quand ces sortes de mots se trouvent dans le Dictionnaire avec les deux genres, ils y sont mis non pas comme Participes actifs, mais comme Adjectifs verbaux; ainsi le mot changeant n'est point dans le Dictionnaire comme Participe actif, mais comme Adjectif verbal, changeant, changeante; & cela suffit pour faire entendre la nature de ces mots, & quelle a esté la conduite de l'Académie à cet esgard: on n'a pas jugé à propos de marquer le reduplicatif de chaque Verbe, quand il ne signifie que la mesme action reiterée, comme reparler, à l'esgard de parler; mais quand le reduplicatif a un autre sens comme le verbe representer, à l'esgard de presenter, on lui a donné une place particuliere.
Par la mesme raison, dans certains mots composez de deux mots, on n'a marqué que ceux où les differents mots qui les composent changent de signification, comme garde-robe.
En general il y a plusieurs sortes de Verbes, le Verbe Actif, le Verbe Passif, le Verbe Neutre, & le Verbe Neutre Passif: à proprement parler il n'y a point de Verbe Passif dans nostre langue, mais pour s'accommoder au langage des anciens Grammairiens, on appelle Verbe Passif, le Verbe composé de l'auxiliaire estre, & du Participe Passif, aimer est l'Actif, & estre aimé est le Passif, ou tient lieu de Passif.
Le Verbe Neutre est celui qui n'a aucun regime, comme partir, dormir, veiller, tascher, exceller, marcher.
Et le Verbe Neutre Passif est celui qui se construit avec le Pronom personnel sans le regir, ou qui n'exerce son regime que sur le mesme Pronom qui le regit, comme se repentir, se souvenir, je me repens, je me souviens; car on ne dit point, je repens moy, je souviens moy.
Il y a une autre nature de Verbes que le Dictionnaire de l'Académie a compris dans le nombre des Verbes Neutres Passifs, parce-qu'ils se construisent de mesme avec le Pronom personnel, avec cette différence que le Pronom personnel est regi par le Verbe. Se promener, s'establir, s'appliquer, &c.
Dans ces Verbes, le Pronom Se est un veritable Accusatif regi par le Verbe. L'Académie ne les a pourtant pas distinguez des veritables Neutres Passifs, parce qu'ils ont la mesme construction, & qu'on ne peut pas dire, Je promene moy, j'estably moy, j'applique moy.
Dans le Traité de la Grammaire, on examinera les raisons des Grammairiens modernes, qui veulent les distinguer, & qui prétendent donner des Verbes Neutres Passifs une idée differente de celle qu'en donne l'Académie.
Pour ce qui est des termes d'Art, l'Académie a cru ne devoir admettre dans son Dictionnaire que ceux qui sont extremement connus & d'un grand usage, à moins qu'ils ne soient amenez par le mesme mot de la langue, qui a dans la langue une signification differente; par exemple, à la suite du mot travail, qui signifie labeur, peine, &c. on trouve travail, qui signifie, une machine qui sert aux Maréchaux pour contenir les chevaux difficiles à ferrer.
Quant à l'Orthographe, l'Académie dans cette nouvelle édition, comme dans la précedente, a suivi en beaucoup de mots l'ancienne maniere d'escrire, mais sans prendre aucun parti dans la dispute qui dure depuis si long-temps sur cette matiere.
Il est certain que l'ancienne maniere d'escrire estoit fondée en raison, mais l'usage, qui en matiere de langue est plus fort que la raison, introduit peu à peu une maniere d'escrire toute nouvelle, l'ancienne nous eschape tous les jours, & comme il ne faut point se presser de la rejetter, on ne doit pas non plus faire de trop grands efforts pour la retenir.
Elle a pourtant encore des partisans rigides qui soustiennent qu'elle est absolument nécessaire pour conserver l'analogie &l'étimologie.
Mais comme l'analogie & l'étimologie ne sont que des rapports qu'on a observez, & quelquefois mesme imaginez entre les mots d'une langue desja faite & ceux d'une autre, ils peuvent bien fournir matiere à quelques observations curieuses, & plus souvent encore à des disputes inutiles; mais ils ne déterminent pas tousjours la veritable signification d'un mot, parce qu'elle ne despend que de l'usage. Rien n'est en effet plus commun que de voir des mots qui passent tout entiers d'une langue dans une autre, sans rien conserver de leur premiere signification: mais s'il n'est pas raisonnable de vouloir dans certains mots retenir les lettres que l'usage en a bannies, il l'est encore moins de vouloir en bannir par avance celles qu'il y tolere encore.
Tout ce que l'Académie a cru devoir faire au sujet des lettres, dont les unes se prononcent, les autres ne se prononcent pas, c'est que quand une lettre se prononce ordinairement dans les mots où elle se trouve, on a remarqué ceux où elle ne se prononce pas; & au contraire, comme l's ne se prononce pas dans le plus grand nombre des mots où elle est jointe avec un autre consonne, comme hospital; on a marqué ceux où elle se prononce, comme hospitalité, & cela a paru plus convenable que d'entreprendre une reformation d'ortographe: car on auroit beau dire aux hommes qu'il leur sera plus commode de retrancher un grand nombre de lettres inutiles, & d'en substituer d'autres qui exprimeront plus exactement la prononciation, leurs yeux & leurs oreilles sont accoustumez à un certain arangement de lettres, & à de certains sons attachez à cet arrangement. Il ne faut pas compter qu'une habitude de cette nature puisse se destruire par des raisonnemens ni par des methodes, & le peu de succès de toutes celles qu'on a proposées jusqu'à present ne doit pas donner envie d'en inventer de nouvelles.
Le plus seur est de s'en rapporter à l'usage, qui, à la vérité, ne connoist pas tousjours les methodes ni les regles; mais qui n'est pas aussi tousjours si déraisonnable qu'on se l'imagine. Souvent l'ignorance & la corruption introduisent des manieres d'escrire; mais souvent c'est la commodité qui les establit. L'usage n'est autre chose que le consentement tacite des hommes qui se trouvent determinez à une chose plustost qu'à une autre, par des causes souvent inconnuës, mais qui n'en sont pas moins réelles: ainsi quand les Romains ont cessé de prononcer fircus, pour dire un bouc, foedus pour dire un chevreau, & qu'ils en ont fait hircus & hoedus; comme de fuzer & de fermosura, les Castillans ont fait hazer & hermosura on ne peut pas douter qu'ils n'y aïent esté déterminez, quoique peut-estre sans s'en appercevoir, par la douceur & par la facilité de cette derniere prononciation. La mesme chose nous est arrivée, sans doute, à l'esgard de pourroient & de feroient, j'envoyerai, Laon, Paon, & de tant d'autres mots que nous avons cessé de prononcer comme les prononçoient nos peres, quoique nous les escrivions encore comme eux. Peut-estre ne seroit-il pas impossible de trouver aussi seurement la raison des changements qui arrivent tous les jours dans les Langues vivantes, soit par rapport à l'orthographe, ou à la maniere de prononcer; soit mesme par rapport à la signification des mots; mais ce seroit un travail inutile: & comme dit Quintilien, il y a des choses si frivoles dans certaines parties de la Grammaire, qu'un Grammairien sage doit se faire un merite de les ignorer.









Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la troisième édition (1740)

PRÉFACE.
S'IL y a quelque ouvrage qui demande d'être éxécuté par une Compagnie, c'est le Dictionnaire d'une Langue vivante. Comme il doit donner l'explication des sens différens des mots qui sont en usage, il faut que ceux qui entreprennent d'y travailler, ayent une multitude & une variété de connoissances, qu'il est comme impossible de trouver rassemblées dans une même personne. L'Académie a donc pensé dans tous les temps, que le plus grand service qu'elle fut capable de rendre au Public, c'étoit de composer & de perfectionner un Dictionnaire de la Langue Françoise. Elle s'en est occupée sans discontinuation depuis son Etablissement, & toutes les personnes qui ont été successivement Membres de la Compagnie, ont eu part à cet Ouvrage. Les Poëtes, les Orateurs & les autres Ecrivains célèbres qui ont vécu dans le dix-septième siècle & dans le dix-huitième, temps où les Lettres Françoises ont fleuri davantage & donné les meilleurs fruits, en sont les Auteurs.
Il ne sera point hors de propos de tracer ici un crayon du plan que l'Académie s'est proposé de suivre dans tous les temps où elle a travaillé soit à la composition, soit à la perfection de son Dictionnaire; quoique ce dessin oblige à redire plusieurs choses qui ont été dites déja dans les Préfaces des deux Editions précédentes: mais il vaut mieux les répéter, que de les laisser ignorer à ceux qui n'ont point lu ces Préfaces.
En premier lieu, l'Académie a toûjours cru qu'elle devoit se restraindre à la Langue commune, telle qu'on la parle dans le monde, & telle que nos Poëtes & nos Orateurs l'emploient. Ainsi nous n'avons pas fait entrer dans le Dictionnaire tous les mots dont on ne se sert plus, & qu'on ne trouve aujourd'hui que dans les Auteurs qui ont écrit avant la fin du seizième siècle. Si l'on y a placé ceux de ces mots qui peuvent être encore de quelque usage, ce n'est qu'en les qualifiant de termes vieux, ou de termes qui vieillissent. On a cru devoir garder ce tempérament dans un Livre destiné non seulement à marquer la signification des mots qui sont usitez présentement, mais aussi à faire entendre plusieurs termes anciens qui se rencontrent dans des livres qu'on lit encore tous les jours, malgré les changemens survenus dans la Langue depuis qu'ils sont écrits.
A l'égard des expressions de la Langue commune qui paroissent affectées à un certain genre de style, on a eu soin de dire auquel elles sont propres; si c'est au style poëtique, au style soûtenu, ou bien au style familier. Comme les honnêtes gens évitent de se servir des termes que dicte l'emportement ou qui blessent la pudeur, on les a exclus du Dictionnaire. L'Académie a jugé encore à propos de n'y faire entrer que ceux des termes d'art & de science que l'usage a introduits dans la Langue commune, ou ceux qui sont amenez par quelque mot de cette même Langue. Ainsi à la suite de Parabole, qui signifie une Allégorie sous laquelle on cache quelque vérité importante, on trouvera Parabole, terme de Géometrie & qui signifie une certaine ligne courbe.
Avant que de définir un mot, on a donné presque toûjours ses synonymes, ou les mots qui paroissent signifier la même chose. On croit néanmoins devoir avertir que les synonymes répondent rarement avec précision au sens du terme dont ils sont réputez synonymes, & que ces mots ne doivent pas être employez indistinctement.
Après les synonymes vient la définition du mot. Pour achever d'en expliquer la signification, on ajoûte les éxemples les plus propres à bien faire comprendre quel est son vrai sens, & avec quels autres termes il se plaît, pour ainsi dire, à être joint. Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute l'énergie d'un mot, & pour marquer de quelle manière il veut être employé, donnent une idée plus nette & plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons Auteurs, qui n'ont pas eu ordinairement une pareille vûe en écrivant. Voilà une des raisons qui ont porté l'Académie à ne point emprunter ses éxemples des livres imprimez.
On n'a point négligé de rapporter les sens métaphoriques que certains mots reçoivent quelquefois en vertu d'un usage établi; mais on n'a pas fait mention des sens figurez que les Poëtes & les Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne sont point autorisez par un usage reçû. Ces sortes de Figures appartiennent à ceux qui les hasardent, & non pas à la Langue.
Après chaque verbe, on trouve son participe passif. Quand il ne s'emploie pas en d'autres sens que celui du verbe dont il est le participe, le Dictionnaire se contente de marquer: qu'Il a les significations de son verbe, sans en donner d'éxemples. Mais lorsque ce participe a quelque autre usage, comme Dénaturé par rapport à Dénaturer, ou quand son sens est moins étendu que celui du verbe, le Dictionnaire a soin d'en instruire.
Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce réduplicatif ne signifie que la réitération de la même action, comme Reparler, qui ne veut dire, que Parler une seconde fois. Mais lorsqu'un verbe qui n'est que réduplicatif dans un sens, a un autre sens dans lequel il ne l'est point, comme Redire qui signifie souvent autre chose que Dire une seconde fois, on lui donne place dans son rang alphabétique.
Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve écrit de deux manières différentes, malgré l'attention qu'on a eue à prévenir cet inconvénient, l'Académie déclare, que la seule manière qu'elle aprouve, est celle dont le mot est écrit en lettres Capitales, au commencement de son article.
Comme elle auroit été obligée d'entrer dans des détails très-longs, si en faveur des Etrangers, elle avoit voulu donner les règles de la prononciation, elle a jugé qu'il lui convenoit de s'en dispenser. Véritablement, quiconque veut savoir la prononciation d'une Langue étrangère, doit l'apprendre dans le commerce de ceux dont elle est la Langue naturelle. Toute autre voie égare trop souvent. Nous ne laissons pas de marquer quelles sont les diverses prononciations des vingt-trois lettres de l'Alphabet François, & même quelle est la prononciation de certains mots, lorsqu'elle est éloignée de la manière de les écrire. Nous avertissons par éxemple, qu'on prononce Cangrène, quoiqu'on écrive Gangrène, & Pan, quoiqu'on écrive Paon.
Quand l'Académie travailloit à la premiére Edition de son Dictionnaire, laquelle parut en mil six cent quatre-vingt-quatorze, nos Prédécesseurs crurent qu'il seroit instructif d'y ranger les mots par racines, c'est-à-dire, de placer tous les mots dérivez ou composez, à la suite du mot primitif dont ils viennent, soit que ce primitif ait son origine dans la Langue Françoise, soit qu'il la tire du Latin, ou de quelque autre Langue. On crut encore devoir s'attacher à l'orthographe qui pour lors étoit généralement reçûe, & qui servoit à faire reconnoître l'étymologie des mots.
La seconde Edition du Dictionnaire parut en mil sept cent dix-huit, mais sous une forme si différente de la première, qu'on peut dire qu'alors l'Académie donna plustôt un Dictionnaire nouveau, qu'une nouvelle Edition de l'ancien. On vient de voir par quelle raison les mots y avoient été rangez par racines: mais cet ordre qui dans la spéculation avoit paru le plus convenable, se trouva d'un usage fort incommode. Les mots furent donc rangez dans la nouvelle Edition suivant leur ordre alphabétique, ensorte qu'il n'y en eut plus aucun, qu'on ne put trouver d'abord & sans peine: mais l'on y suivit à peu près l'orthographe de la première Edition.
Les changemens faits dans la troisième que nous donnons aujourd'hui, sont d'une autre nature, mais ils ne sont guère moins importans. Nous y avons perfectionné les définitions des mots, & nous avons tâché de marquer encore plus précisément l'étendue de leur signification, en ajoûtant de nouveaux éxemples. Quant à l'ordre alphabétique, il y a été observé comme dans la précédente; & si quelques mots ont changé de place, c'est que la manière de les écrire ayant été changée, il étoit devenu nécessaire de les tirer du rang où ils étoient, pour les mettre dans un autre. La profession que l'Académie a toûjours faite de se conformer à l'usage universellement reçû, soit dans la manière d'écrire les mots, soit en les qualifiant, l'a forcée d'admettre des changemens que le Public avoit faits.
On entreprendroit en vain de l'assujétir à une orthographe systématique, & dont les règles fondées sur des principes invariables, demeurassent toûjours les mêmes. L'usage qui en matière de Langue, est plus fort que la raison, auroit bientôt transgressé ces loix.
Il est comme impossible que dans une Langue vivante, la prononciation des mots reste toûjours la même: cependant le changement qui survient dans la prononciation d'un terme, en opère un autre dans la manière de l'écrire. Par éxemple, quelque tems après avoir cessé de prononcer le B dans Obmettre, & le D dans Adjoûter; on les a supprimez en écrivant. En effet l'on ne pourroit apprendre qu'avec peine, à lire les livres écrits dans sa Langue naturelle, si l'usage ne changeoit pas quelque chose dans l'orthographe des mots dont il a changé la prononciation. Toute variable qu'elle est, elle ne laisse donc pas de donner en quelques rencontres, la loi à l'orthographe. Il est vrai seulement que cela n'arrive que par degrez. Voici quelle est, suivant les apparences, la cause de la lenteur du progrès dont nous parlons.
Dès qu'une nouvelle manière de prononcer un mot s'est généralement établie, on est obligé de se conformer en le prononçant, à l'usage reçû dans le monde. On auroit l'air antique; on s'exposeroit à de fréquens reproches, si l'on s'obstinoit à conserver la prononciation qui a vieilli. Il n'en est pas de même des changemens que l'usage introduit dans l'orthographe. On peut garder l'ancienne sans de grands inconvéniens, & les hommes faits ont de la répugnance à changer quelque chose dans celle qu'ils se sont formée dès leur première jeunesse, soit sur les leçons d'un maître plus âgé qu'eux, soit par la lecture des livres imprimez depuis plusieurs années. D'ailleurs, il leur en coûteroit une attention pénible pour être toûjours conformes aux règles d'une orthographe, qu'ils n'auroient adoptée que dans un âge avancé. Ils prennent donc le parti de conserver celle à laquelle ils sont accoûtumez; & ils la gardent, quoique la génération qui vient après eux, en suive déjà une différente. Ce n'est qu'après qu'ils ne sont plus, que les changemens dont nous parlons, & qu'ils avoient refusé d'adopter, se trouvent généralement reçûs.
D'autres motifs introduisent aussi divers changemens dans l'orthographe. Si l'ignorance & la paresse mettent en vogue quelquefois certaines manières d'écrire, quelquefois c'est la raison qui les établit. On les adopte, soit pour adoucir la prononciation de quelque mot, soit afin de n'être pas réduit à se servir d'un même caractère pour exprimer des sons différens, ou de caractères différens, pour exprimer le même son.
L'Académie s'est donc vûe contrainte à faire dans cette nouvelle Edition, à son orthographe, plusieurs changemens qu'elle n'avoit point jugé à propos d'adopter, lorsqu'elle donna l'Edition précédente. Il n'y a guère moins d'inconvéniens dans la pratique, à retenir obstinément l'ancienne orthographe, qu'à l'abandonner légèrement pour suivre de nouvelles manières d'écrire, qui ne font que commencer à s'introduire. Si l'Académie avoit persévéré dans sa première résolution, les Etrangers & même les François, auroient-ils pu se servir commodément d'un Dictionnaire où plusieurs mots auroient été écrits autrement qu'il ne le sont communément aujourd'hui, &par conséquent placez ailleurs que dans les endroits où l'on iroit naturellement les chercher. L'on ne doit point en matière de Langue, prévenir le Public, mais il convient de le suivre, en se soûmettant, non pas à l'usage qui commence, mais à l'usage généralement reçû.
Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres doubles qui ne se prononcent pas. Nous en avons ôté le B, le D, l'H, & l'S inutiles. Dans les mots où l'S marquoit l'allongement de la syllabe, nous l'avons remplacée par un accent circonflêxe. Nous avons encore mis un I simple à la place de l'Y, par-tout où il ne tient pas la place d'un double I, ou ne sert pas à conserver la trace de l'étymologie. Si l'on ne trouve pas une entière uniformité dans ces retranchemens; si nous avons laissé dans quelques mots la lettre superflue que nous avons ôtée dans d'autres, par éxemple, si nous avons conservé dans Méchanique, l'H inutile que nous avons ôtée de Monacal; c'est que l'usage le plus commun, en ôtant l'H de Monacal, l'a laissée dans Méchanique.
On a ajoûté dans cette Edition aux verbes irréguliers, les temps de leurs conjugaisons qui sont en usage, afin d'épargner à ceux qui se serviront du Dictionnaire, la peine d'aller les chercher dans des Grammaires.
Le Public ne manquera pas de remarquer qu'il se trouve dans la nouvelle Edition, un bien plus grand nombre de termes d'art & de science, que dans les deux précédentes. Nous ne nous sommes pas écartez néanmoins de la règle générale que nos Prédécesseurs s'étoient prescrite, de n'admettre que ceux des termes qui sont d'un usage si général, qu'ils peuvent être regardez comme faisant partie de la Langue commune, ou qui sont amenez par un mot de cette Langue. Mais depuis environ soixante ans qu'il est ordinaire d'écrire en Français sur les arts & sur les sciences, plusieurs termes qui leur sont propres, & qui n'étoient connus autrefois que d'un petit nombre de personnes, ont passé dans la Langue commune. Auroit-il été raisonnable de refuser place dans notre Dictionnaire, à des mots qui sont aujourd'hui dans la bouche de tout le monde?





Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la quatrième édition (1762)

PRÉFACE.
S'il y a quelque ouvrage qui doive être exécuté par une Compagnie, c'est le Dictionnaire d'une Langue vivante. Comme il doit donner l'explication des différens sens des mots qui sont en usage, il faut que ceux qui entreprennent d'y travailler, ayent une variété de connoissances, qu'il est impossible de trouver rassemblées dans une seule personne. L'Académie a donc pensé dans tous les temps, que sa principale occupation devoit être de composer un Dictionnaire de la Langue Françoise. Elle s'en est occupée sans discontinuation depuis son établissement, & tous ceux qui ont été successivement membres de la Compagnie, ont eu part à cet Ouvrage; ainsi on peut dire qu'il a pour Auteurs les Poëtes, les Orateurs, & la plupart des Ecrivains célèbres du dix-septième siècle & du dix-huitième, temps où les Lettres Françoises ont eu le plus d'éclat.
Il est à propos de donner ici une idée du plan que l'Académie a suivi dans tous les temps où elle a travaillé, soit à la composition, soit à la perfection de son Dictionnaire. L'exposition de ce plan oblige à redire plusieurs choses qui ont déjà été dites dans les Préfaces des trois Editions précédentes: mais il vaut mieux les répéter, que de les laisser ignorer à ceux qui n'ont pas lu ces Préfaces.
L'Académie a toujours cru qu'elle devoit se restraindre à la Langue commune, telle qu'on la parle dans le monde, & telle que nos Poëtes & nos Orateurs l'emploient. Ainsi nous n'avons pas fait entrer dans le Dictionnaire tous les mots dont on ne se sert plus, & qu'on ne trouve aujourd'hui que dans les Auteurs qui ont écrit avant la fin du seizième siècle. Si l'on y a placé ceux de ces mots qui peuvent être encore de quelque usage, ce n'est qu'en les qualifiant de termes vieux, ou qui vieillissent. On a cru devoir garder ce tempérament dans un Ouvrage destiné non-seulement à marquer la signification des mots qui sont usités présentement, mais aussi celle de plusieurs termes anciens qui se rencontrent dans des Livres qu'on lit encore, malgré les changemens survenus dans la Langue, depuis qu'ils ont été écrits.
A l'égard des expressions de la Langue commune qui paroissent affectées à un certain genre de style, ou a eu soin de dire auquel elles sont propres; si c'est au style poëtique, au style soutenu, au style familier, &c.
Les sciences & les arts ayant été plus cultivés & plus répandus depuis un siècle qu'ils ne l'étoient auparavant, il est ordinaire d'écrire en François sur ces matières. En conséquence plusieurs termes qui leur sont propres, & qui n'étoient autrefois connus que d'un petit nombre de personnes, ont passé dans la Langue commune. Auroit-il été raisonnable de refuser place dans notre Dictionnaire à des mots qui sont aujourd'hui d'un usage presque général? Nous avons donc cru devoir admettre dans cette nouvelle Edition, les termes élémentaires des sciences, des arts, & même ceux des métiers, qu'un homme de lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages où l'on ne traite pas expressément des matières auxquelles ces termes appartiennent.
Avant que de définir un mot, on a donné presque toujours ses synonymes, c'est-à-dire, les mots qui paroissent signifier la même chose. On croit néanmoins devoir avertir que les synonymes ne répondent pas avec précision au sens du terme dont ils sont réputés synonymes, & que ces mots ne doivent pas être employés indistinctement.
Après les synonymes vient la définition du mot. Pour achever d'en expliquer la signification, on ajoute les exemples les plus propres à bien faire comprendre quel est son vrai sens, & avec quels autres termes il peut être joint. Des phrases composées exprès pour rendre sensible toute la force d'un mot, & pour marquer de quelle manière il doit être employé, donnent une idée plus nette & plus précise de la juste étendue de sa signification, que des phrases tirées de nos bons Auteurs, qui n'ont pas eu ordinairement une pareille vue en écrivant. Voilà une des raisons qui ont porté l'Académie à ne point emprunter ses exemples des Livres imprimés.
On n'a point négligé de rapporter les sens métaphoriques que certains mots reçoivent quelquefois en vertu d'un usage établi; mais on n'a pas fait mention des sens figurés que les Poëtes & les Orateurs donnent à plusieurs termes, & qui ne sont point autorisés par un usage reçu. Ces sortes de figures appartiennent à ceux qui les hasardent, & non pas à la Langue.
Après chaque verbe, on trouve son participe. Quand il ne s'emploie pas en d'autres sens que celui du verbe dont il est le participe, le Dictionnaire n'ajoute rien. Mais lorsque ce participe a quelque autre usage, comme Dénaturé par rapport à Dénaturer, ou quand son sens est plus ou moins étendu que celui du verbe, le Dictionnaire en instruit.
Il a paru qu'il n'étoit pas nécessaire de rapporter le réduplicatif de chaque verbe, lorsque ce réduplicatif ne signifie que la réitération de la même action, comme Reparler, qui ne veut dire que Parler une seconde fois. Mais lorsqu'un verbe qui dans un sens est réduplicatif, a un autre sens dans lequel il ne l'est point, comme Redire, qui signifie souvent autre chose que Dire une seconde fois, on lui donne place dans son rang alphabétique.
Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve écrit de deux manières différentes, malgré l'attention qu'on a eue à prévenir cet inconvénient, l'Académie déclare que la seule manière qu'elle adopte, est celle dont le mot est écrit en lettres capitales au commencement de son article.
Comme elle auroit été obligée d'entrer dans des détails très-longs, si en faveur des Etrangers elle avoit voulu donner les règles de la prononciation, elle a jugé qu'il lui convenoit de s'en dispenser. Quiconque veut savoir la prononciation d'une Langue étrangère, doit l'apprendre dans le commerce de ceux dont elle est la Langue naturelle. Toute autre voie égare trop souvent. Nous ne laissons pas de marquer quelles sont les diverses prononciations des lettres de l'Alphabet François, & même quelle est la prononciation de certains mots, lorsqu'elle s'éloigne trop de la manière de les écrire. Nous avertissons, par exemple, qu'on prononce Kiromancie, quoiqu'on écrive Chiromancie; & Pan, quoiqu'on écrive Paon.
Quand l'Académie travailloit à la première Edition de son Dictionnaire, laquelle parut en mil six cent quatre-vingt-quatorze, nos Prédécesseurs crurent le rendre plus instructif en rangeant les mots par racines, c'est-à-dire, en plaçant tous les mots dérivés ou composés à la suite du mot primitif dont ils viennent, soit que ce primitif ait son origine dans la Langue Françoise, soit qu'il la tire du Latin, ou de quelque autre Langue. On crut encore devoir s'attacher à l'orthographe qui pour lors étoit généralement reçue, & qui servoit à faire reconnoître l'étymologie des mots.
La seconde Edition du Dictionnaire parut en mil sept cent dix-huit, mais sous forme si différente de la première, qu'on peut dire qu'alors l'Académie donna plutôt un Dictionnaire nouveau, qu'une nouvelle Edition de l'ancien. On vient de voir par quelle raison les mots y avoient été rangés par racines: mais cet ordre, qui dans la spéculation avoit paru le plus convenable, se trouva d'un usage fort incommode. Les mots furent donc rangés dans la seconde Edition suivant leur ordre alphabétique, en sorte qu'il n'y en eut plus aucun qu'on ne pût trouver d'abord & sans peine: mais on y suivit à peu près l'orthographe de la première Edition.
Les changemens faits dans la troisième qui parut en mil sept cent quarante, sont d'une autre nature, mais ils ne sont guère moins importans. On y a perfectionné les définitions des mots; on a tâché de marquer encore plus précisément l'étendue de leur signification, en ajoutant de nouveaux exemples; on a mis aux verbes irréguliers les temps de leurs conjugaisons qui sont en usage, afin d'épargner à ceux qui consulteront le Dictionnaire, la peine d'aller les chercher dans des Grammaires.
Nous nous sommes proposé les mêmes objets, & nous avons tâché de les remplir dans la quatrième Edition que nous donnons aujourd'hui; elle est d'ailleurs augmentée d'un très-grand nombre de mots qui appartiennent, soit à la Langue commune, soit aux arts & aux sciences. De plus, l'Académie a fait dans cette Edition un changement assez considérable, que les gens de lettres demandent depuis long-temps. On a séparé la voyelle I de la consonne J, la voyelle U de la consonne V, en donnant à ces consonnes leur véritable appellation; de manière que ces quatre lettres qui ne formoient que deux classes dans les Editions précédentes, en forment quatre dans celle-ci; & que le nombre des lettres de l'Alphabet François qui étoit de vingt-trois, est aujourd'hui de vingt-cinq. Si le même ordre n'a pas été suivi dans l'orthographe particulière de chaque mot, c'est qu'une régularité plus scrupuleuse auroit pu embarrasser quelques lecteurs, qui ne trouvant pas les mots où l'habitude les auroit fait chercher, auroient supposé des omissions. On est obligé de faire avec ménagement les réformes les plus raisonnables. A l'égard des autres lettres, on a observé dans cette Edition le même ordre alphabétique que dans la précédente; & si quelques mots ont changé de place, c'est que la manière de les écrire ayant changé, il étoit devenu nécessaire de les tirer du rang où ils étoient, pour les mettre dans un autre. La profession que l'Académie a toujours faite de se conformer à l'usage universellement reçu, soit dans la manière d'écrire les mots, soit en les qualifiant, l'a forcée d'admettre des changemens que le Public avoit faits.
L'Académie n'ignore pas les défauts de notre orthographe; mais on entreprendroit en vain d'assujettir la Langue à une orthographe systématique, dont les règles fondées sur des principes invariables, demeurassent toujours les mêmes. L'usage qui, en matière de Langue, est plus fort que la raison, auroit bientôt transgressé ces lois.
Il est comme impossible que dans une Langue vivante la prononciation des mots reste toujours la même: cependant le changement qui survient dans la prononciation d'un terme, en opère un autre dans la manière de l'écrire, Par exemple, quelque temps après avoir cessé de prononcer le B dans Obmettre, & le D dans Adjoûter, on les a supprimés en écrivant. En effet l'on ne pourroit apprendre qu'avec peine à lire les Livres écrits dans sa Langue naturelle, si l'usage ne changeoit pas quelque chose dans l'orthographe des mots dont il a changé la prononciation. Toute variable qu'est la prononciation, elle ne laisse donc pas de donner en quelques rencontres la loi à l'orthographe. Il est vrai seulement que cela n'arrive que par degrés. Voici quelle est, suivant les apparences, la cause d'un progrès si lent.
Dès qu'une nouvelle manière de prononcer un mot s'est généralement établie, on est obligée de se conformer à l'usage reçu. On mériteroit des reproches, si l'on s'obstinoit à conserver la prononciation qui a vieilli. Il n'en est pas de même des changemens que l'usage introduit dans l'orthographe. On peut garder l'ancienne sans de grands inconvéniens, & les hommes faits ont de la répugnance à changer quelque chose dans celle qu'ils se sont formée dès leur première jeunesse, soit sur les leçons d'un maître beaucoup plus âgé qu'eux, soit par la lecture des Livres imprimés depuis plusieurs années. D'ailleurs il leur faudrait une attention pénible pour se conformer toujours aux règles d'une orthographe qu'ils n'auroient adoptée que dans un âge avancé. Ils prennent donc le parti de conserver celle à laquelle ils sont accoutumés, & ils la gardent, quoiqu'on en suive déjà une différente. Ce n'est qu'après qu'ils ne seront plus, que les changemens dont nous parlons, & qu'ils avoient refusé d'adopter, se trouveront généralement reçus.
D'autres raisons introduisent aussi divers changemens dans l'orthographe. Si l'ignorance & la paresse mettent quelquefois en vogue certaines manières d'écrire, quelquefois c'est la raison qui les établit. On les adopte, soit pour adoucir la prononciation de quelque mot, soit afin de n'être pas réduit à se servir d'un même caractère pour exprimer des sons différens, ou de caractères différens pour exprimer le même son.
L'Académie s'est donc vue contrainte à faire à son orthographe plusieurs changemens qu'elle n'avoit point jugé à propos d'adopter, lorsqu'elle donna l'Edition précédente. Il n'y a guère moins d'inconvéniens dans la pratique, à retenir obstinément l'ancienne orthographe, qu'à l'abandonner légèrement pour suivre de nouvelles manières d'écrire, qui ne font que commencer à s'introduire. Si l'Académie avoit persévéré dans sa première résolution, les Etrangers, & même les François, auroient-ils pu se servir commodément d'un Dictionnaire où plusieurs mots auroient été écrits autrement qu'ils ne le sont communément aujourd'hui, & par conséquent placés ailleurs que dans les endroits où l'on iroit naturellement les chercher? On ne doit point en matière de Langue, prévenir le Public; mais il convient de le suivre, en se soumettant, non pas à l'usage qui commence, mais à l'usage généralement établi.
Nous avons donc supprimé dans plusieurs mots les lettres doubles qui ne se prononcent point. Nous en avons ôté les lettres B, D, H, S, qui étoient inutiles. Dans les mots où la lettre S marquoit l'allongement de la syllabe, nous l'avons remplacée par un accent circonflèxe. Nous avons encore mis, comme dans l'Edition précédente, un I simple à la place de l'Y, par tout où il ne tient pas la place d'un double I, ou ne sert pas à conserver la trace de l'étymologie. Ainsi nous écrivons Foi, Loi, Roi, &c. avec un I simple; Royaume, Moyen, Voyez, &c. avec un Y, qui tient la place du double I; Physique, Synode, &c. avec un Y, qui ne sert qu'à marquer l'étymologie. Si l'on ne trouve pas une entière uniformité dans ces retranchemens, si nous avons laissé dans quelques mots la lettre superflue que nous avons ôtée dans d'autres, c'est que l'usage le plus commun ne nous permettoit pas de la supprimer.




Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la cinquième édition (1798)

DISCOURS PRÉLIMINAIRE.
LA Révolution Françoise qui, dans sa marche, devoit rencontrer tous les obstacles, devoit aussi donner dans tous les excès. Les excès dont on doit le plus gémir et rougir, ont été des actes: mais ceux-là ont toujours été précédés par des excès dans les opinions.
Durant plusieurs années, tout ce qui n'est pas entré dans la Révolution comme instrument et comme acteur, a été regardé et traité comme contre-révolutionnaire.
Il y avoit trois Académies en France, l'une consacrée aux Sciences, l'autre, aux recherches sur l'Antiquité, la troisième, à la Langue Françoise, et au Goût. Toutes les trois ont été accusées d'aristocratie, et détruites comme des institutions royales, nécessairement dévouées à la puissance de leurs fondateurs.
Il falloit, je le crois, les détruire pour les recréer sous d'autres formes: il falloit que la République eût son Institut des Arts et des Sciences, né avec sa Constitution, destiné, par son origine même, à décorer la Liberté, à la fortifier, à la propager dans le monde comme la lumière. Mais il falloit surtout être juste et vrai; et la vérité et la justice ordonnoient de compter les trois Académies, leurs travaux, leurs ouvrages, leurs influences, parmi les causes qui ont le plus contribué à préparer la Révolution, à donner à la France le génie qui devoit la conduire à la République.
L'Académie des Sciences, toujours occupée de la nature et de ses lois, devoit nécessairement découvrir, dans les mêmes recherches, la nature de l'homme, ses droits et les lois de l'ordre social. L'exactitude rigoureuse de la Langue des Mathématiques, devenoit, pour toutes les Langues et pour toutes les connoissances humaines, un modèle qui apprenoit à éloigner de nous les erreurs, à rapprocher les vérités.
L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fouillant toujours dans les ruines de l'Antiquité, devoit y trouver, partout, les monumens, les pensées, les lois, les sentimens de ces Républiques de la Grèce et de Rome, dont l'Histoire a été la plus éloquente protestation du genre humain contre toutes les espèces de tyrans et de tyrannies.
L'Académie Françoise ne sembloit appelée ni à de si grands objets, ni à de si hautes destinées: instituée, protégée par des Ministres, par des Rois, dont les éloges revenoient incessamment dans tous ses discours, on eût dit que l'unique et servile objet de sa fondation étoit l'art de cacher la bassesse de la flatterie sous les vains agrémens de la parole.
Entre les trois Académies, l'Académie Françoise, cependant, est celle qui a le plus contribué au changement de l'esprit monarchique en esprit républicain: en caressant les Rois, c'est elle qui a le plus ébranlé le trône: ce n'étoit pas le but qu'on lui avoit marqué, ni celui qu'elle avoit; c'est celui qu'elle a rempli; et cette influence a été l'effet nécessaire, quoique très-imprévu, de plusieurs circonstances de son institution.
Par un statut, ou par un usage, l'Académie Françoise étoit composée d'Hommes-de-Lettres, et de ce qu'on appeloit grands Seigneurs. Ses Membres, égaux comme Académiciens, se regardèrent bientôt égaux comme hommes: les futiles illustrations de la naissance, de la faveur, des décorations, s'évanouirent dans cette égalité académique; l'illustration réelle du talent sortit avec plus d'éclat et de solennité.
Cette espèce de démocratie littéraire étoit donc déjà, en petit, un exemple de la grande démocratie politique.
L'Académie Françoise, plus que les deux autres encore, donna un autre exemple très-contraire au régime monarchique, et qui devoit lui être très-fatal.
Les éloges publics prodigués aux Rois, n'étoient accordés qu'à eux: on eût dit que la louange, cette dette de la foiblesse, de l'admiration et de la reconnoissance, ne devoit jamais être payée par les Peuples qu'à la divinité et à la royauté. L'Académie Françoise, à leur réception et à leur mort, loua publiquement et solennellement ses Membres de tout ce qu'ils avoient écrit de vrai, de tout ce qu'ils avoient fait de bien; on entendit dans les mêmes pages, et souvent dans les mêmes lignes, l'éloge de Fénelon et de Racine à côté de celui de Louis XIV: les talens et les vertus loués, comme la puissance, commencèrent donc à être regardés comme des grandeurs: en rapprochant les titres on les comparoit; en les comparant, il étoit aisé de voir quels étoient les plus légitimes et les plus beaux.
L'Académie Françoise, dont les panégyriques ont été les sujets de tant de plaisanteries, ne les borne pas toujours à ses Fondateurs et à ses Membres; elle appela tout ce qu'il y avoit d'hommes éloquens dans la Nation à célébrer ses grands Hommes: le Magistrat qui avoit rendu la justice plus pure, les lois plus impartiales entre le puissant et le foible; le Guerrier qui avoit perfectionné l'art de rendre la victoire plus éclatante en la rendant moins sanglante, l'art de triompher par le génie plus que par la force; le Ministre qui à coté du trône, avoit travaillé pour la Nation, comme s'il avoit reçu sa mission d'elle; le Poète qui, au milieu des puissantes et douces émotions de la Scène, avoit fait servir les jouissances d'un grand Peuple aux progrès de sa raison et de sa morale; le Philosophe, dont le génie avoit cherché les lois de l'Univers, et trouvé quelques-unes des meilleures règles que l'esprit humain peut suivre dans ses recherches: tous ceux qui, dans tous les états et dans tous les genres, avoient servi avec éclat, avoient illustré et éclairé la Nation, reçurent ses hommages dans les séances publiques de l'Académie Françoise; ce qui n'eut d'abord l'air que d'un concours d'éloquence, devint un établissement vraiment politique et national: dans ces discours, dont plusieurs offriront éternellement des modèles à l'éloquence du patriotisme, tout prit le ton simple et auguste de la Langue républicaine; là, le nom de Roi étoit rarement prononcé; le nom odieux de Sujet, ne l'étoit jamais. Placés par les objets au milieu des plus grands intérêts de la Nation, les Orateurs ne voyoient qu'elle, ne parloient qu'à elle; et comme si, par un don de prophétie accordé aux sublimes inspirations des talens, ils voyoient déjà la République, en adressant la parole aux François, déjà ils les appeloient Citoyens.
Ces formes républicaines valurent à Thomas plus d'une persécution; mais elles naissoient, comme toute son éloquence, de l'élévation de son âme: et s'il étoit possible de le faire taire, il ne l'étoit pas de le faire parler autrement qu'en homme libre, qu'en Citoyen de ce Peuple si fécond en talens, et que tous les talens appeloient à la jouissance de ses droits, à l'exercice de sa souveraineté.
Richelieu, le vrai Fondateur de l'Académie Françoise, ne vouloit pas de maître pour lui-même; pour n'en pas avoir il le devint de son Roi. Il eut la fierté de l'orgueil; il ne pouvoit pas avoir celle de l'égalité et de la vertu. S'il avoit pu assister à l'une de ces solennités de l'Académie Françoise, sans doute il eût frémi de voir son ouvrage à ce point éloigné du but pour lequel il l'avoit créé: son but, cela est très-probable, n'avoit rien de politique; il n'étoit que littéraire.
Richelieu avoit la prétention de bien parler et de bien écrire: il institua l'Académie Françoise pour veiller à la pureté de la Langue, pour en faire le Dictionnaire: Richelieu ne songeoit à faire ni des Monarchistes, ni des Républicains; il songeoit à faire des Puristes; et cela prouve qu'il ne connoissoit pas plus ce que doit être un Dictionnaire, qu'il ne savoit ce qu'est une Nation.
Pour savoir ce que doit être un Dictionnaire, il eût fallu savoir ce que sont les Langues; et au siècle de Richelieu, parmi les Philosophes même de toute l'Europe, il n'y en avoit peut-être pas deux qui le soupçonnassent. Hobbes est celui qui paroît avoir le mieux connu, à cette époque, la nature des Langues et leurs rapports avec la nature de l'esprit humain.
A la naissance de l'Académie Françoise, on ne croyoit, en général, un Dictionnaire destiné et utile qu'à deux choses: quand on veut apprendre une Langue ancienne ou étrangère, à vous faire trouver, à côté l'un de l'autre, les mots équivalens ou correspondans de la Langue qu'on sait, et de la Langue qu'on étudie; et quand on veut acquérir la certitude de parler et d'écrire sa propre Langue avec pureté et élégance, à mettre sous vos yeux tous les mots de votre Langue en ordre alphabétique, avec la définition de leur valeur, de leur sens, avec des exemples de l'usage qu'on en fait dans les bons Livres et dans le beau monde.
Ce sont deux espèces de Dictionnaires.
La première espèce étoit à l'usage des Enfans et des Savans; la seconde servoit surtout aux Gens de Province, qui avoient l'ambition d'écrire et de parler comme à Paris, et aux Puristes de tous les Pays, pour terminer, par une autorité, leurs scrupules et leurs disputes sur l'usage des mots et des phrases de la Langue.
Depuis, les Langues ont été considérées sous des points de vue plus philosophiques; et les bons Dictionnaires, qui sont les archives des Langues, sont devenus des ouvrages plus difficiles et plus importans.
On a vu, depuis, que les mots ne nous servoient pas seulement, comme on le croyoit, à nous communiquer nos pensées, mais qu'ils nous étoient nécessaires pour penser; on en a conclu qu'il ne falloit pas s'occuper seulement des usages très-divers qu'on en faisoit, mais de l'usage constant qu'on en devoit faire: on en a conclu qu'il ne falloit pas consulter le beau langage du beau monde, comme une autorité qui décide ou tranche tout; parce que le beau monde pense et parle souvent très-mal; parce qu'il laisse périr les étymologies et les analogies; parce qu'il ferme les yeux aux sillons de lumière que tracent les mots dans leur passage du sens propre au sens figuré; parce qu'enfin la différence est extrême entre le beau langage formé des fantaisies du beau monde, qui sont très-bizarres, et le bon langage, composé des vrais rapports des mots et des idées, qui ne sont jamais arbitraires: on en a conclu encore que la vraie Langue d'un Peuple éclairé n'existe réellement que dans la bouche et dans les écrits de ce petit nombre de personnes qui pensent et parlent avec justesse; qui attachent constamment les mêmes idées aux mêmes mots, qui, guidés par un sentiment exquis, plus que par une érudition pénible, éclairent tous leurs discours de toute la lumière des étymologies, des analogies, et de ces figures du langage, de ces tropes, qui font sortir avec éclat tous les traits et tous les contours de la pensée.
En puisant dans ces sources, les Auteurs d'un Dictionnaire ne sont pas seulement utiles à ceux qui n'ont d'autre prétention que de parler et d'écrire purement et correctement une Langue; ils le sont à la Langue elle-même; ils le sont au bon sens et à la raison de tout un Peuple.
Ces deux assertions pourront surprendre, la dernière surtout. Elles sont pourtant d'une vérité assez simple, pour être rendues facilement évidentes, et en peu de mots.
Une Langue, comme l'esprit du Peuple qui la parle, est dans une mobilité continuelle: dans ce mouvement, qui ne peut jamais s'arrêter, elle perd des mots, elle en acquiert. Quelquefois ses pertes l'enrichissent, et ses acquisitions la défigurent: quelquefois ses pertes sont réellement des pertes, et ce qu'elle acquiert n'est pas une richesse: quelquefois elle se perfectionne également par les mots qu'elle adopte, et par les mots qu'elle rejette. Dans le premier cas, le bien et le mal se compensent; dans le second, il n'y a que du mal; dans le troisième, il n'y a que du bien. C'est cette troisième direction qu'il faut donner aux changemens d'une Langue, pour que tous ses changemens soient ou des progrès, ou des perfectionnemens; et cette direction constante, elle ne peut la recevoir que d'un Dictionnaire, fait suivant les vues et dans le plan dont nous avons parlé.
Un tel Dictionnaire, en effet, en même temps qu'il devient un dépôt de tous les mots de la Langue, en fait la revue. En déterminant les acceptions que l'usage le plus général leur a données, il prononce ou il indique le jugement qu'il faut porter de cet usage: il apprend à distinguer les cas où l'usage a eu raison, et les cas où il a eu tort. De tant de cas particuliers, où l'on volt la marche de l'usage, on ne tarde pas à remonter aux causes les plus générales qui tantôt ont égaré l'usage, et tantôt l'ont bien guidé. L'usage, qu'on a si souvent donné comme la seule Loi des Langues, verra donc lui-même les lois qui doivent le gouverner; il ne pourra pas les voir si distinctement sans les suivre; et tout un Peuple apprendra, dans un tel Dictionnaire, à fixer sa Langue sans la borner; à la fixer, dis-je, non dans des limites qu'on ne peut pas plus donner à la Langue d'un Peuple qu'à sa raison et à ses connoissances, mais dans les routes où elle pourra toujours s'avancer, en acquérant toujours de nouvelles richesses sans en perdre jamais aucune.
L'influence, bien plus importante, d'un bon Dictionnaire sur la raison d'un peuple, est, peut-être, plus facile encore à démontrer.
C'est une vérité universellement reconnue aujourd'hui; la cause la plus générale et la plus dangereuse de nos erreurs, de nos mauvais raisonnemens, est dans l'abus continuel que nous faisons des mots.
Cet abus lui-même a sa cause, et cette cause n'est pas simple; il y en a deux: la première est dans l'indétermination où chacun de nous laisse les mots en parlant et en écrivant; nous les prenons et nous les donnons tantôt dans un sens tantôt dans un autre: la seconde est dans le défaut d'une détermination universellement convenue et connue. Chaque homme qui parle et qui écrit, peut remédier à la première; et les grands Écrivains n'y manquent guère; ils se font une Langue qui est à eux; elle est exacte et claire dans les ouvrages philosophiques; elle est exacte, claire et belle dans les ouvrages d'imagination: ils parlent toujours cette même Langue qu'ils se sont faite: c'est pour cela qu'ils sont de grands Écrivains. Mais, par la raison, précisément, que chacun d'eux se fait une Langue, les Langues que tous se font sont différentes; et c'est à cette différence, qu'il faut attribuer très-souvent, celle des opinions qui les divisent: ils se croient séparés par des mondes; ils ne le sont souvent que par un mot dont ils ne font pas le même emploi.
Quand tous les grands Écrivains, par une espèce de traité secret et d'alliance très-naturelle entre le génie et le génie, s'accorderoient dans le même emploi des mots, ils sont en trop petit nombre; et leur convention, très-propre à en préparer de plus étendues, seroit loin encore d'être une convention rationale. C'est pourtant cet accord, c'est cette convention de tous avec tous, qui est indispensable, pour qu'un Peuple s'entende toujours dans la circulation de ses mots et de ses idées; pour que ce commerce de tous les esprits serve aux progrès et à la richesse de tous. Il faut que chaque mot d'une Langue, en quelque sorte, soit frappé d'une empreinte particulière, qui marque son titre et sa valeur, comme chaque pièce de la monnoie d'un Peuple: il faut qu'en donnant ou en recevant un mot, on sache ce qu'on reçoit et ce qu'on donne, comme en donnant un écu ou un louis.
Qu'est-ce qui peut donner à tous les mots d'une Langue cette empreinte, qui en fixe et qui en constate la valeur, non pour quelques Écrivains seulement, mais pour tous ceux qui parlent et qui écrivent dans cette Langue? Qui définira les mots pour toute une Nation, de manière que cette Nation sanctionne ces définitions en les adoptant, et ne s'en écarte point dans l'usage des mots?
Je réponds qu'un bon Dictionnaire peut, seul, donner à une Nation ces lois de la parole, plus importantes, peut-être, que les lois même de l'organisation sociale; et qu'un Dictionnaire, pour exercer cette espèce d'autorité législative, doit être fait par des hommes qui auront, à la fois, l'autorité des lumières auprès des esprits éclairés, et l'autorité de certaines distinctions littéraires auprès de la Nation entière.
Ces distinctions, les Membres de l'Académie Françoise les avoient reçues avec le titre même d'Académicien: et s'il falloit chercher des preuves de l'espèce de puissance littéraire que l'Académie Françoise a exercée sur la France, on en trouveroit dans les efforts même qu'on a toujours faits pour contester cette puissance, pour la nier ou pour la renverser: il faut être très-puissant pour faire le mal dont on l'a accusée, comme pour faire le bien dont on l'a louée.
Mais, cette autre autorité, l'autorité plus légitime des lumières, étoit-elle dans l'Académie et dans ses Membres?
Une réponse absolue est ici impossible: il faut distinguer les temps; et cette distinction, au lieu d'une réponse, qui n'eût été qu'à demi vraie, nous donnera deux réponses, entièrement vraies toutes les deux.
A sa naissance et long-temps après, l'Académie Françoise fut composée de trois espèces d'hommes, qui avoient assez peu de rapports les uns avec les autres, et qui, tous ensemble, n'en avoient pas beaucoup avec le travail d'un Dictionnaire.
C'étoient, en très-grand nombre, de beaux-esprits, comme Cotin, qui, n'ayant point de pensées, cherchoient des tours, et en trouvoient de ridicules; et un grand nombre d'Amateurs des Lettres plutôt que de Littérateurs, qui, n'écrivant point eux-mêmes, se constituoient lecteurs et juges de tout ce qu'on écrivoit, comme Conrard, et cinq à six hommes supérieurs, de ces génies éminens qui créent, pour leur Langue et pour leur Nation, les modèles de la Poésie et de l'Éloquence; comme les Corneille et les Bossuet.
De ces trois espèces d'Académiciens, les derniers, ces esprits créateurs, ont été, peut-être, ceux qui ont le moins travaillé au Dictionnaire, et qui y étoient les moins propres.
Dans leur sublime essor, occupés à enrichir les mots de nouvelles acceptions, ils ne pouvoient rabaisser leur génie à la recherche et à la définition des acceptions connues. Ils étoient trop doués de ces facultés exquises de l'imagination qui analyse par le sentiment et par le goût; et ils ne possédoient pas assez cette analyse de l'entendement qui veut remonter jusqu'aux principes même du sentiment, qui impatiente quelquefois le goût, alors même qu'elle l'éclaire.
Les beaux-esprits, ces singes maladroits du talent et du génie, aussi dépourvus du don de sentir que de l'art de définir, étoient trop occupés à défigurer et à gâter la Langue dans leurs sonnets et dans leurs sermons, pour travailler beaucoup à la fixer dans un Dictionnaire. Ils s'en mêloient peu; et c'est ce qu'ils faisoient de mieux pour cet ouvrage.
Tout le travail du Dictionnaire étoit donc presqu'entièrement abandonné à ces Amateurs des Lettres qui n'écrivoient rien, et qui prononçoient sur tous les écrits; qui, tout fiers d'être Académiciens, ne manquoient pas une séance et une discussion, se faisoient tour-à-tour, entre eux, Directeurs et Secrétaires de l'Académie, et croyoient diriger et faire la Langue comme ils faisoient et dirigeoient le Dictionnaire.
On voit qu'à cette époque, le Dictionnaire de l'Académie Françoise ne pouvoit pas être très-bon; il ne pouvoit pas non plus être très-mauvais: il fut médiocre; et c'est ce qu'il pouvoit être.
Pour le faire paroître plus mauvais, on en publia d'autres; et il en parut meilleur.
A sa naissance même et malgré toutes ses imperfections, le Dictionnaire de l'Académie Françoise fut une autorité dans la Nation et dans la Langue, parce que l'Académie elle-même en étoit une. La critique du Cid, si supérieure à toutes les critiques qui paroissoient dans le même temps, prouve que cette autorité n'étoit pas tout-à-fait usurpée.
Cependant, au milieu des progrès de la Poésie, de l'Éloquence et de tous les Beaux-Arts, l'esprit philosophique naissoit; il entroit à l'Académie Françoise caché, tantôt sous le nom d'un Orateur ou d'un Poète, tantôt sous celui d'un Grammairien et d'un homme de Goût: c'est cet esprit qui, seul, peut faire un bon Dictionnaire: il aime l'étude des mots, parce qu'il ne peut se passer de la justesse des idées ; et la variété, l'importance, la richesse des points de vue, sous lesquels il envisage cette étude qui, aux esprits frivoles, paroît puérile et sèche, la fait embrasser et cultiver avec une sorte de passion par tous les esprits pénétrans, étendus, solides. Les Académiciens, qui n'avoient vu d'abord qu'un devoir pénible dans le travail du Dictionnaire, y cherchèrent bientôt, pour leur esprit et pour leur goût, des plaisirs et des secours: les séances et les discussions se prolongèrent.
Chaque nouvelle Édition du Dictionnaire corrigea donc ce qu'il y avoit d'imparfait, et ajouta à ce qu'il y avoit de bon: la dernière fut celle de 1762.
A cette époque, déjà depuis vingt ans à-peu-près, l'Académie Françoise étoit composée très-différemment qu'à sa naissance et dans les jours qui la suivirent. Pascal, Bossuet, Racine, Boileau, n'avoient pas été surpassés, ni peut-être égalés; mais ils n'étoient que des Maîtres, et ils avoient formé des Écoles; les génies créateurs, les talens sublimes, n'étoient pas plus nombreux; le nombre étoit beaucoup plus grand des Écrivains qui se partagoient avec éclat tous les genres de Littérature et des esprits qui cultivoient avec succès tous les genres de connoissances.
L'esprit humain, qui avoit pu s'observer dans les Arts et dans les Sciences crées par lui, avoit appris à s'étudier en lui-même et dans ses chefs-d'oeuvre. De cette étude, étoit né cet esprit qu'on a appelé l'esprit philosophique. C'étoit dans l'observation des Langues, surtout, que cet esprit philosophique avoit pris sa naissance et ses lumières; et il reversoit surtout ses lumières sur les Langues où il les avoient puisées.
Il n'y avoit pas de Philosophe qui ne fût profond Grammairien, ni de Grammairien qui ne fût grand Philosophe. Les Locke étoient des Dumarsais; les Dumarsais étoient des Locke.
Une analyse hardie, fine et sûre, poursuivoit l'esprit dans ses plus secrètes opérations, le goût dans ses impressions les plus mystérieuses, et dévoiloit à l'un et à l'autre les prodiges de la pensée et du sentiment.
En préparant des siècles nouveaux, l'esprit philosophique avoit fait renaître les études, presque abandonnées, des beaux siècles de l'antiquité. Homère et Virgile, dont on avoit voulu ébranler les autels, recevoient un culte plus éclairé, un culte qui n'étoit plus celui de la superstition, mais celui d'une admiration sentie, et de l'amour.
Tous ces progrès de l'esprit humain entroient dans l'Académie Françoise avec les hommes auxquels la France et l'Europe en étoient redevables; et les hommes illustres qui n'en étoient pas, y faisoient entrer encore leurs lumières.
Là, les Poètes, les Orateurs, les Historiens, capables de rendre compte à chaque instant des règles et des principes de leur Art qu'ils avoient approfondis, étoient également capables d'analyser, avec finesse et justesse, tous les mots et tous les procédés de leur instrument de la Langue Françoise. A cette même époque, où les Écrivains distingués descendoient dans toutes les profondeurs de leur Art et de leur Langue, ils se répandoient davantage dans le monde: en y parlant leur Langue ils observoient celle qu'on y parloit: ils observoient l'usage dans ces sociétés brillantes de Paris et de la Cour, d'où il dictoit des lois à toute la France.
Tels ont été les hommes qui, depuis 1762, époque de la dernière Édition du Dictionnaire, jusqu'à la destruction de l'Académie, c'est-à-dire, pendant trente ans, ont travaillé constamment ensemble à l'Édition que nous donnons aujourd'hui à la France et à l'Europe.
On a nié que ce fût un avantage pour un Dictionnaire d'être composé par trente ou quarante Coopérateurs; on a prétendu qu'un Dictionnaire, comme tout autre ouvrage, ne peut être très-bon que lorsqu'il a été conçu et exécuté par un seul homme.
Nous n'examinerons point si les hommes qui, à différentes époques, depuis Furetière, ont fait de pareilles entreprises, y ont réussi: ceux qui annoncent aujourd'hui avec tant de bruit qu'ils font seuls un Dictionnaire de toute la Langue, paroissent croire, au moins, que la même confiance a beaucoup trompé ceux qui l'ont eue avant eux.
Nous examinons la chose en elle-même.
Il n'y a presque pas de mot dans une Langue qui ne soit pris dans une multitude d'acceptions différentes; d'analogie en analogie, un mot passe d'acceptions en acceptions; dans les Arts qui se ressemblent le plus il reçoit des acceptions très-variées; dans la bouche même de l'Orateur, de l'Historien et du Poète, déjà il a des nuances que le goût distingue beaucoup, quoiqu'elles soient légères; et les Arts les plus éloignés l'un de l'autre, des Métiers qui n'ont aucun rapport ensemble, s'en emparent: enfin, tous les Esprits, tous les Talens, tous les Arts, tous les Métiers, travaillent sur chaque mot d'une Langue, avec ce mot et autour de ce mot. Dans le même mot il y a mille expressions; et un Dictionnaire n'est bien fait, que lorsque ces mille expressions sont saisies et rassemblées autour du mot qui en est devenu le signe.
Est-ce un seul homme, étranger nécessairement à tant d'usages du même mot, qui les connoîtra tous? Et n'est-il pas plus raisonnable d'attendre cette connoissance de trente ou quarante hommes, dont les études, les travaux et les talens sont partagés entre tous ces Arts et toutes ces Sciences; qui ont rencontré cent fois toutes ces acceptions des mots dont l'origine commune, en s'effaçant de nuance en nuance, finit souvent par entièrement se perdre?
Quarante hommes, éclairés dans beaucoup de genres, peuvent être regardés, en quelque sorte, comme les Représentans d'une Nation, chargés par elle de recueillir et de sanctionner toutes les acceptions qu'elle donne à tous les mots. On ne peut pas supposer, que cette espèce de mission universelle soit donnée à un seul homme, toujours incapable de la remplir, par cela même qu'il est seul.
Cette vérité, évidente pour tout le monde, frappera bien davantage ceux qui ont assisté à des discussions entre plusieurs personnes sur les mots et sur les acceptions qu'ils reçoivent dans une même Langue.
Chacun de ceux qui ont parlé est tenté de croire qu'il a tout vu; à l'instant où un autre commence à discuter, chaque parole ouvre des points de vue qu'il eût été impossible à tous de soupçonner: à mesure que le nombre de ceux qui parlent s'augmente, les points de vue et les acceptions augmentent aussi, et dans une progression beaucoup plus grande; les idées que chacun entend lui en rappellent ou lui en font naître de nouvelles: ceux qui ont une mémoire lente et paresseuse, sont étonnés de l'activité qu'elle reçoit d'une mémoire plus prompte et plus étendue; des souvenirs effacés se réveillent; des exemples perdus se retrouvent; tous croyent apprendre pour la première fois la Langue que toute leur vie ils ont étudiée.
Si l'on réfléchit actuellement entre quels hommes de pareilles discussions ont eu lieu si long-temps au Louvre; et si l'on est juste; si l'envie et la haine ne poursuivent pas les Académiciens à travers les tombeaux des Académiciens, de l'Académie, et de la Monarchie; on avouera que ce Dictionnaire, qui est le résultat de ces discussions, doit être le seul, où la Nation Françoise et les Nations de l'Europe peuvent chercher avec confiance les usages et les lois de notre Langue.
Une autre circonstance unique en faveur de ce Dictionnaire, c'est que, commencé à l'époque précisément où la Langue Françoise commençoit elle-même les grands progrès qui devoient lui donner ses plus beaux caractères et sa perfection, il n'a jamais été interrompu un moment; il a assisté à tous ces progrès; il en a tenu note en y concourant; il a été un témoin et il est devenu un monument fidèle de toutes ces variations fugitives qui ne laissent aucuns souvenirs, si on ne les marque pas à l'instant même où ils se succèdent et passent; c'est qu'enfin il a été fini à l'instant où la Monarchie finissoit elle-même; et que par cela seul, il sera pour tous les Peuples et pour tous les Siècles la ligne ineffaçable qui tracera et constatera, dans la même Langue, les limites de la Langue Monarchique et de la Langue Républicaine.
Chez aucun autre Peuple et dans aucun autre Siècle, il n'a existé un pareil Dictionnaire: il ne peut plus en exister pour les Langues de l'Europe; elles n'ont pas reçu, sans doute, tous leurs accroissemens; mais elles ont reçu tous leurs caractères. Des Dictionnaires pourront bien dire où ces Langues sont arrivées: mais ils ne pourront plus les accompagner, en quelque sorte, dans le chemin qu'elles ont suivi; ils ne pourront pas les aider dans tous leurs accroissemens et dans leur formation.
Il étoit indispensable d'ajouter à ce Dictionnaire les mots que la Révolution et la République ont ajoutés à la Langue. C'est ce qu'on a fait dans un Appendice. On s'est adressé, pour ce nouveau travail, à des Hommes-de-Lettres, que l'Académie Françoise auroit reçus parmi ses Membres, et que la Révolution a comptés parmi ses partisans les plus éclairés. Ils ne veulent pas être nommés; leurs noms ne font rien à la chose; c'est leur travail qu'il faut juger; il est soumis au jugement de la France et de l'Europe.




Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la sixième édition (1835)

PRÉFACE.
L'Académie fait aujourd'hui paraître la sixième édition d'un Dictionnaire commencé il y a deux siècles, et devenu le dépôt des formes durables et des variations de notre langue, pendant l'intervalle où elle a été le mieux parlée, et où elle a pris un empire presque universel en Europe. Le génie littéraire avait commencé et illustré cet empire; la puissance des armes l'a, de nos jours, rendu pour un moment plus rapide et plus absolu: mais il se maintient surtout par l'influence sociale de la France, et reste lié à toutes les idées généreuses dont sa littérature et ses lois ont reçu l'empreinte. En ce sens, on peut dire que si la langue latine, imposée par l'invasion et la force (1), a été l'idiome de la religion qui succédait à l'ancien monde, la langue française, propagée par la politique et les lettres, est et doit demeurer l'idiome principal de la civilisation qui réunit le monde moderne.
Ce point de vue suffit sans doute pour attacher un haut intérêt au vocabulaire et à l'histoire contemporaine de cette langue que parlaient, depuis plus d'un siècle, toutes les cours de l'Europe, que savent maintenant tous les peuples, et dont l'action subsiste et se renouvelle sans cesse. On peut la considérer sous des aspects bien divers, depuis les curiosités du grammairien, les finesses de l'homme de goût, jusqu'aux inductions spéculatives du philosophe: mais elle ne saurait être désormais étrangère à aucun homme civilisé.
L'inventaire actuel de notre langue la saisit à son point de dernière maturité, gardant presque tous les types de deux siècles voisins et opposés, enrichie d'une grande variété de formes, par la diversité des opinions et des moeurs qu'elle a vues passer, et rassemblant, pour ainsi dire, sous la même date, l'expression que l'usage entretient ou que le besoin fait naître, et celle que le cachet du génie nous a laissée toujours vivante et neuve.
Depuis deux siècles, en effet, la langue française est la même, c'est-à-dire également intelligible, quoiqu'elle ait beaucoup changé pour l'imagination et le goût. C'est ainsi seulement qu'une langue est fixée. Jusqu'aux premières années du règne de Louis XIV, la nôtre ne l'avait jamais été: car, de siècle en siècle, les mêmes choses avaient besoin d'être réécrites dans le français nouveau, qui devenait bien vite vieux et chenu. En recopiant un manuscrit de notre langue, souvent on le traduisait à demi. Le texte primitif de Joinville fut longtemps représenté par la dernière de ces versions posthumes, devenue bientôt surannée au point d'être prise pour l'original. Les règles du rapport des mots étaient changeantes, et promptement oubliées. Villon, au quinzième siècle, ayant voulu, par un jeu de talent, composer une ballade en vieil langage françois, y laissait échapper, par désuétude et par ignorance, nombre de fautes qu'a découvertes (1) l'érudition moderne. Et quand Marot, né soixante ans plus tard, faisait réimprimer les oeuvres de Villon, si par respect il ne touchait pas à l'antiquité de son parler, il se croyait obligé du moins d'expliquer, par annotations à la marge, ce qui lui semblait le plus dur à entendre. Notre idiome, poussé en tous sens par les modes étrangères de la cour, le travail des savants, la libre confusion des dialectes populaires, était tantôt italianisé, tantôt latinisé, et tantôt gasconnait (2). Cette inconstance, cette mutabilité de la langue allait diminuant: mais elle durait encore à une époque avancée de notre histoire; et, vers 1650, Pellisson disait en propres termes: « Nos auteurs les plus élégants et les plus polis deviennent barbares en peu d'années. »
Ces brusques et fréquentes variations de notre ancien langage seraient la matière d'un livre. On pourrait y suivre à la trace, y chercher utilement le rapport souvent obscur et effacé entre les mots et les idées, entre les idées et l'état social d'un peuple. On pourrait expliquer comment la diversité, la résistance, la lente soumission des éléments nombreux qui devaient former l'unité française a dû suspendre, changer, détourner dans son cours le travail de l'unité de notre langue. D'autres causes de retard et de formation laborieuse naîtraient encore du caractère de cette langue, qui, sans être moins issue de la souche latine que les langues du Midi, s'en éloigne davantage, et a dans ses formes, ses tours et son harmonie, une physionomie plus distincte et plus libre. Enfin, l'état même de la civilisation française, qui semble avoir marché par secousses, faisant effort, puis retombant, essayant une voie nouvelle, puis reculant, tour à tour active et découragée, prospère et malheureuse, l'état de cette civilisation semblerait se reproduire dans les phases diverses et courtes de l'idiome de nos pères.
A ces causes particulières se joindraient les causes générales, qui, chez toutes les nations, ont amené une sensible différence entre la changeante rapidité des époques de formation et de débrouillement, et la durée de l'époque dernière, où une langue, qui semble fixée, se développe encore, sans s'altérer, et acquiert, sans rien perdre.
La durée, la stabilité relative de cette dernière époque, indique assez que tout n'est pas accidentel et fortuit dans le langage, qu'il y a là, comme ailleurs, un point de vérité, auquel on se tient longtemps, quand on l'a trouvé. Le talent supérieur de l'écrivain ne peut, à lui seul, hâter cette époque, et devancer le progrès général. L'incomparable imagination de Montaigne n'a pas fait que les formes de sa langue fussent encore dans l'usage, cinquante ans après lui. La langue de Balzac et de Pellisson, inférieurs à Montaigne, mais venus à propos, est encore la nôtre. Saisir et embrasser, parmi les âges successifs d'une langue, ce dernier âge de formation régulière et fixe, reproduire fidèlement ce dernier cadre, dont les divisions et l'ordre ne changent plus, quoiqu'il s'y place encore des termes nouveaux, c'est donc un travail utile et vrai, qui n'a rien d'arbitraire, bien qu'il reconnaisse la souveraineté de l'usage: car l'usage même, comme le hasard, obéit à une loi cachée. Ou, pour mieux dire, il n'y a pas plus de caprice dans l'esprit humain qu'il n'y a de hasard dans la nature. L'une et l'autre expression est également le nom vague d'une cause que nous n'avons pas su découvrir.
Or, nul doute qu'il ne se rencontre une époque où l'usage, en fait de langue, exprime un état des esprits plus sain, plus vigoureux, plus élevé, ou plus délicat, plus subtil, plus ingénieusement corrompu. C'est entre ces deux points que se trouvera la belle époque d'une langue; et si les écrivains de génie ont abondé dans le même temps, s'ils ont agité toutes les questions religieuses et civiles dont l'intelligence humaine s'occupe, sous peine de dégénérer, cette époque ne cessera pas d'agir sur les époques suivantes. Sa langue, lors même qu'elle ne sera plus complétement usuelle, demeurera classique; et on ne pourra, sans emprunter quelque chose à cette langue, se rendre familiers les sujets qu'elle a traités, et qui sont incorporés à ses expressions. Qu'elle soit ensuite calquée par des imitateurs sans génie, ou forcée, exagérée par des novateurs sans goût, elle n'en reste pas moins un type de perfection relative. Ce sera le grec d'Athènes, depuis Eschyle jusqu'à Ménandre, le latin de Rome, depuis Térence, César, Cicéron, jusqu'à Tacite, et notre français, depuis Descartes et Corneille.
De grandes variétés, non-seulement individuelles, mais générales, seront comprises encore dans ces divisions. Chaque époque ainsi étendue renferme plusieurs époques où se marquent tous les caractères et comme tous les essais de la décadence, en face des types heureux et purs qui se renouvellent encore. Le savant, l'homme de goût pourra choisir, dans ce long intervalle, un âge d'or, dont il bornera plus ou moins les limites; il pourra noter, avant et après ces époques, bien d'autres beautés de langage; mais il n'en est pas moins vrai que lorsqu'un idiome, longtemps parlé, longtemps écrit, a épuisé les combinaisons les plus naturelles de l'art de s'exprimer, une corruption du langage est inévitable.
Tout amène ce changement, l'inertie sociale, comme les révolutions, les idées nouvelles, comme le défaut d'idées. Car une langue, c'est la forme apparente et visible de l'esprit d'un peuple; et lorsque trop d'idées étrangères à ce peuple entrent à la fois dans cette forme, elles la brisent et la décomposent; et, à la place d'une physionomie nationale et caractérisée, vous avez quelque chose d'indécis et de cosmopolite.
Ce résultat n'est pas toujours sensible pour les contemporains, pour ceux qui l'opèrent et l'éprouvent; mais, à distance, et au point de vue de l'histoire, on peut remarquer à quelle époque un peuple perd l'originalité de son caractère et la pureté de sa langue. Cela ne nous échappe pas dans l'étude des langues anciennes. Tout en les sachant moins bien que la nôtre, comme nous les savons par comparaison et non par habitude, nous y discernons nettement les âges divers de la perfection et de la décadence. Nous y reconnaissons le secours qu'un idiome dans son âge adulte prête à la pensée, et comment, à mesure qu'il vieillit ou s'altère par des mélanges, la pensée devient plus subtile et plus laborieuse. Rien n'arrête tout à fait ce déclin de l'éloquence dans un dialecte usé, ni la supériorité de l'écrivain, ni la grandeur ou la nouveauté des intérêts qu'il défend. Saint Augustin avait autant d'esprit et de verve oratoire que Cicéron; Tertullien n'avait pas naturellement l'imagination moins nerveuse et moins colorée que Tacite: et cependant, par l'influence d'une langue gâtée comme la littérature de leur temps, Augustin et Tertullien ne paraissent souvent que des génies sans goût, et d'éloquents barbares.
Mais serait-il vrai que ce déclin des idiomes, certainement inévitable, soit toujours également rapide, que rien ne puisse retarder la décadence, et qu'elle n'ait pas des stations et des retours? Comment se concilierait une pareille idée avec l'espoir du progrès de l'esprit humain? et n'est-elle pas démentie par les faits mêmes? Après les grands siècles des lettres, n'a-t-on pas vu, plusieurs fois, à une époque de faux goût et d'insipidité succéder un temps meilleur? L'Italie, après la précoce maturité de son quatorzième siècle, n'a-t-elle pas retrouvé un second âge de langue classique et de génie, et retombée de nouveau, ne s'est-elle pas de nouveau relevée? Un certain terme passé, y a-t-il, dans la durée seule du temps, un principe de décadence? ne serait-il pas contradictoire de le supposer, quand la civilisation, loin de s'arrêter, se développe encore, quand un plus grand nombre d'esprits est appelé à ses bienfaits, et que le talent se prélève non dans un cercle restreint, mais sur un peuple entier qui s'éclaire?
Nous ne contredisons aucune de ces espérances. On a dit de l'esprit humain, dans son ensemble, qu'il avançait en spirale. Cette voie est assez semblable à la pente inégale par laquelle marchent et déclinent les idiomes vivants, qui ne sont que l'esprit particulier de chaque nation. Parvenus à leur perfection, c'est-à-dire au degré de développement qui maintient et fait valoir leur identité première, ces idiomes ne se précipitent pas d'un seul coup vers la décadence. Ils changent sans cesse sur quelques points. Car, comme l'a dit Varron, en fait de langue, l'usage est toujours en route: omnis consuetudo loquendi in motu est. Mais ce mouvement parfois remonte, ou se détourne d'une fausse route, pour en chercher une autre. Parfois, c'est l'innovation vicieuse qui est changée; c'est au goût du naturel et du vrai qu'on essaye de ramener le langage, sauf une condition seulement, qui se remarque aussi dans les arts du dessin, et qui ne permet pas que le retour à l'école antique soit jamais simple et gracieux comme elle.
De même, pour la propriété, le goût, l'harmonie, cette arrière-saison des langues ne vaudra jamais leur jeunesse et leur maturité; et quoi qu'en ait dit Horace, dans sa riante comparaison:
Ut silvae foliis pronos mutantur in annos,
Prima cadunt: ita verborum vetus interit aetas.

si le feuillage change et renaît, la tige à la longue se dessèche et s'appauvrit. Ainsi, au milieu de ces alternatives, de ces flux et reflux de l'usage, le déclin, ou, si l'on veut, la décomposition des idiomes, de temps en temps suspendue, reprend son cours et s'achève. Ils deviennent tout autres qu'ils n'étaient. On comprend encore leurs anciennes formes; mais on ne sait plus les égaler, ni les reproduire. Cette altération du langage s'est rencontrée même sans les causes qui hâtent la barbarie et le déclin social. Les idiomes cessent de vibrer pour l'imagination et le goût, lorsqu'ils servent encore à la civilisation et à la vie. Ils meurent enfin, comme les hommes, ils meurent avant l'extinction même des races qui les ont parlés. Ou quelquefois, comme nous l'avons vu pour la langue grecque, à demi conservés par un reste de peuple, abaissés comme lui, et devenus le patois de son esclavage, ils lui tiennent lieu de patrie, et le font vivre encore jusqu'à sa délivrance, sauf à changer avec lui, s'il redevient un peuple heureux et libre. Ce n'est pas tout. L'érudition moderne nous atteste que, dans une contrée de l'immobile Orient, où nulle invasion n'a pénétré, où nulle barbarie n'a prévalu, une langue parvenue à sa perfection s'est déconstruite (1) et altérée d'elle-même, par la seule loi de changement, naturelle à l'esprit humain.
Mais l'idée d'une telle décadence ne se présente pas à l'esprit des nations, dans les premiers beaux jours de leur éclat littéraire, lorsqu'après une barbarie plus ou moins longue, elles commencent à goûter vivement le charme des beaux-arts, à s'enivrer de poésie et d'éloquence. Un siècle semblable rêve pour ses usages, pour ses moeurs, pour sa langue, la durée qui n'appartiendra qu'au génie particulier de ses grands écrivains, souvent confondus d'abord avec ceux qui leur ressemblent le moins. Richelieu chargeait l'Académie de fixer la langue; et il ne savait pas que Descartes et Corneille venaient de la créer, aidés par une seule chose, après eux-mêmes, par ce mouvement vers l'unité qui partait de sa main puissante.
Toutefois, si le génie seul pousse en avant les esprits, il ne faut pas méconnaître ce qu'il y a d'utile dans un concert d'efforts dirigés vers le même but. Les premiers Académiciens avaient un singulier et naïf enthousiasme, quand ils s'appelaient eux-mêmes « des ouvriers en paroles, travaillant à l'exaltation de la France, »" ou quand, sous Louis XIV, ils promettaient de « rendre immortels tous les mots et toutes les syllabes consacrés à la gloire de leur auguste protecteur. » Mais, sous ce zèle de candeur ou de flatterie, il y avait un grand amour des lettres, une étude, un culte de la langue, qui ne fut pas sans fruit. Le savoir judicieux et l'élégance correcte s'effacent pour la postérité, attentive seulement aux grands noms. Mais ces premiers critiques qui épurèrent notre langue, Patru, Vaugelas, Regnier Desmarais, étaient des esprits justes et fins, qu'on n'a pas surpassés dans la même oeuvre. Ils firent peu et lentement. Ils avaient raison: ils attendaient le travail du génie, pour aider au leur. En effet, lorsque Richelieu, avec cette précipitation impérieuse qui veut tout mûrir en un moment, avait commandé le Dictionnaire de la langue, on ne savait encore où prendre cette langue. Elle n'était plus dans l'inculte liberté et la confusion hétérogène du seizième siècle, on ne la voyait pas encore dans les génies rares et contestés des commencements du dix-septième.
En 1637, l'Académie avait discuté longtemps sur la méthode à suivre pour « dresser un Dictionnaire qui fût comme le trésor et le magasin des termes simples et des phrases reçues. » Puis, elle s'était occupée du choix des auteurs qui avaient écrit le plus purement notre langue, et dont les passages seraient insérés dans le Dictionnaire. C'étaient, pour la prose, Amyot, Montaigne, du Vair, Desportes, Charron, Bertaut, Marion, de la Guesle, Arnauld, Despeisses, le conseiller Pibrac, les auteurs de la Satire Ménippée, la reine Marguerite dans ses Mémoires, S. François de Sales, le cardinal du Perron, Duplessis-Mornay, le cardinal d'Ossat, de Dampmartin, de la Noue, de Refuge, Audiguier, Coeffeteau, et deux Académiciens, MM. Bardin et du Chastelet qui, morts depuis peu, devenaient pour la langue autorités souveraines, comme les empereurs romains devenaient dieux.
Cette liste était, ce semble, incomplète et peu raisonnée. En admettant qu'elle ne dût pas remonter jusqu'à Froissart, notre Hérodote, et si habile écrivain, en supposant Rabelais trop libre pour y être admis, on s'étonne de n'y pas voir la Boëtie à côté de Montaigne; on y cherche tant de mémoires naïfs et éloquents du seizième siècle, ceux du bon serviteur de Bayard, ceux de Montluc, de Tavannes, les histoires de Brantôme et du véhément d'Aubigné, les discours de l'Hôpital. Parmi les écrivains qui dénouèrent la langue, on regrette de ne pas rencontrer le docte Henri Estienne, et Calvin, le méthodique et précis Calvin, auquel Bossuet accorde cette louange, d'avoir excellé dans sa langue maternelle, et aussi bien écrit qu'homme de son siècle. Enfin, l'Académie, pour se rapprocher par degrés de l'état nouveau de la langue, aurait dû joindre à Coeffeteau d'autres écrivains placés sur la limite des deux siècles, l'intègre et éloquent Talon, et Mathieu, énergique historien de Louis XI. Mais quand la liste eût été mieux faite, elle devait toujours offrir un grand défaut dans le plan de l'Académie. C'eût été le trésor d'une langue qui avait en partie cessé, au moment où il s'agissait de la recueillir et de la proposer pour modèle.
La liste des autorités pour la langue poétique n'était pas moins surannée. Hormis Malherbe et Regnier, il ne s'y rencontrait pas un nom qui pût faire date pour cette poésie sage, ornée, naturelle, où devait atteindre notre langue. Ronsard et du Bartas y figuraient avec Marot et Saint-Gelais; Desportes avec le cardinal du Perron; et on y lisait les noms bien oubliés, de Motin, de Touvant et de Monfuron.
Quand ces listes furent dressées, on vit bien qu'on ne pouvait s'en servir; et on résolut de revenir à l'usage, et de composer le Dictionnaire, non des auteurs, mais de la langue. Cette méthode était alors la meilleure, ou même la seule possible: mais l'exécution en devait être difficile et lente. L'Académie enregistrait ou effaçait les mots, sous la dictée du public, tout en se promettant de lui donner des lois. Plusieurs années se passèrent sans qu'elle eût rien ajouté aux excellentes remarques de Vaugelas, qui, mort en 1649, sept années après les premières Provinciales, avait pressenti, par la justesse d'esprit et le goût, la prose française dont Pascal allait créer le modèle.
De la censure minutieuse et délicate de Vaugelas, le travail de l'Académie passa dans la main rude et encore un peu gauloise de Mézeray, qui, le meilleur de nos vieux historiens, pour la liberté du jugement, la vigueur du récit, et parfois l'éloquence, se trouva chargé de recueillir dans l'usage la belle langue française, qu'il n'adoptait qu'à demi. Il s'occupa trente ans de cette tâche plus paisible que celle d'écrire l'histoire. Nous avons même, touchant son travail et le progrès du Dictionnaire, une date précise, et une anecdote qui se rapporte au séjour de Christine en France.
Cette princesse, lorsqu'elle était encore sur le trône et qu'elle y recueillait les hommages de tous les savants de l'Europe, avait envoyé son portrait à l'Académie française, très-célèbre dans le Nord. Ayant reçu en retour une magnifique épître, telle qu'on en écrivait alors pour les grandes et les petites choses, Christine y fit en français une réponse datée d'Upsal, où elle annonce déjà le dessein d'abdiquer la couronne pour cultiver les lettres en repos, se promettant bien, dit-elle, que la langue française sera la principale langue de son désert.
Venue en France quelques années après, elle traversa d'abord Paris si vite qu'elle n'eut que le temps de recevoir quelques érudits célèbres, et d'être haranguée dans son palais, par Patru, au nom de l'Académie. Mais, à son second voyage, en 1658, elle voulut à son tour visiter l'Académie, et la surprendre au milieu d'une séance ordinaire: elle arriva presque sans appareil dans la salle, où le chancelier Seguier, averti le matin, avait fait placer quelques ornements à la hâte, en n'oubliant, par malheur, que le portrait de la princesse. Il y eut d'abord quelque difficulté pour savoir si l'Académie serait assise ou debout devant elle. Mais quelqu'un se souvint que, dans les assemblées de gens de lettres et de beaux esprits qui se tenaient du temps de Charles IX, et où ce prince alla plusieurs fois, tout le monde était assis et couvert devant le roi. On s'assit donc, et après quelques compliments, comme Chapelain était absent, l'abbé Cotin lut des vers qui furent trouvés fort beaux. C'était une traduction de deux passages de Lucrèce contre la Providence, et sur la formation du monde par les atomes; puis vinrent quelques sonnets, deux ou trois madrigaux, récités par de Boisrobert, et une traduction élégante des vers de Catulle, amemus, mea Lesbia, que lut Pellisson, et qui plut fort à la reine.
Ensuite, pour donner une idée des travaux sérieux de l'Académie, « Le directeur dit à la reine, raconte l'académicien Patru, que, si Sa Majesté l'avait pour agréable, on lui lirait un cahier du Dictionnaire. - Fort volontiers, dit-elle. - M. de Mezeray lut donc le mot Jeu, où, entre autres façons de parler proverbiales, il y avait JEUX DE PRINCES, qui ne plaisent qu'à ceux qui les font; pour dire une malignité, une violence, faite par quelqu'un qui est en puissance: elle se mit à rire. On acheva le mot qui était au net, où pourtant il y avait bien des choses à dire (1). » Suivant un autre récit, plus authentique, la reine de Suède, en écoutant la définition de Mézeray, rougit et parut émue; mais voyant qu'on avait les yeux sur elle, elle s'efforça de rire, plutôt d'un rire de dépit que de joie. Le Dictionnaire venait de lui rappeler ce que, trois mois auparavant, elle avait fait à Fontainebleau, et quel sanglant jeu de prince elle y laissa sur son passage.
Du reste, pour cette femme d'un esprit si ferme, et viril jusqu'au crime, pour cette reine savante et sceptique, accoutumée dans ses entretiens aux controverses de Saumaise et de Bochart, aux découvertes de Meibomius, à la philosophie de Descartes, il ne devait y avoir qu'un intérêt médiocre dans une académie exclusivement occupée de la langue. La reine, plus choquée du manque d'érudition que du défaut de goût, s'étonna seulement de ne pas voir à l'Académie le docte Ménage.
On se plaignait dès lors, en effet, que l'Académie avait conçu le plan de son Dictionnaire sous une forme trop frivole et trop peu savante; qu'elle n'y mettait que la langue de la conversation et du bel esprit, et nullement celle des sciences. C'était une idée d'Encyclopédie qui tourmentait déjà quelques esprits, mais pour laquelle ni la langue ni l'Académie n'étaient préparées. On en était au siècle de l'imagination, de l'éloquence, de cette parole expressive et heureuse, qui, dans la chaire chrétienne, dans les entretiens, dans les livres, au théâtre, donnait alors aux hommes les premiers et vifs plaisirs de l'esprit et du goût. Les chefs-d'oeuvre de Corneille avaient élevé la pensée française. Tout ce qui savait lire et s'occupait de religion, avait dévoré les Provinciales. Les savants solitaires de Port-Royal communiquaient aux esprits quelque chose de la gravité de leur conscience et de leurs études. Bientôt Bossuet, le plus éloquent des hommes, parla sur un ton à la fois sublime et populaire, qui n'appartient qu'à lui. Molière, Boileau, Racine, la Fontaine trouvèrent la langue poétique. Avant qu'on eût rassemblé les pierres de construction, les temples étaient debout.
Le Dictionnaire avait vieilli, pendant qu'on y travaillait. On revint sur ce qu'on avait fait. Après bien des années, on n'en était encore qu'à la révision de la lettre A. Le vigilant Colbert, qui s'étonnait d'un travail si lent, était un jour venu assister à la séance. On y lisait le mot Ami. Mais la définition précise en fut si contestée, on discuta si bien sur le point de savoir si, dans l'usage, ce mot indiquait seulement une obligation du monde ou un rapport du coeur, s'il supposait une affection partagée, et s'il ne se disait pas sans cesse d'un empressement qui n'avait rien de sincère, ou d'un zèle qui n'obtenait aucun retour, enfin on vit tant de questions dans une seule, que le ministre, dont tant de gens à la cour se disaient les amis, convint, en se retirant, qu'il ne s'étonnait plus de la lenteur et de la difficulté du Dictionnaire.
Un Dictionnaire, en effet, où tous les mots des sciences et de la vie d'un peuple se trouveraient exactement définis, analysés dans leurs éléments, suivis chronologiquement et expliqués dans toutes leurs acceptions, un tel Dictionnaire serait la plus lente des oeuvres difficiles; et, à une époque même, cette oeuvre deviendrait impossible par l'extension presque infinie des notions qu'elle suppose. En se bornant à la langue oratoire et à la langue usuelle, et en les cherchant tout à la fois dans la logique et dans l'usage, l'Académie avait encore assez à faire; et elle pouvait, par la date même de son travail, laisser un monument précieux. Car la politesse du siècle de Louis le Grand, comme on disait alors, n'était pas toute dans les livres, n'en venait pas, ne s'y rapportait pas exclusivement.
Il y a des temps où l'on peut dire que tout l'esprit qui se consomme se met dans les livres, que tout ce qui se pense s'imprime. Là, peu d'originalité, peu de différence profonde entre les hommes, peu de variété de langage. Une même idée passe en un moment, et sans effort d'étude, à tous les lecteurs, et les met en communauté sur quelques points. Les conversations ressemblent aux écrits; et les écrits ne sont souvent que des conversations. La fin du dix-huitième siècle tendait vers ce niveau des esprits. Nous nous en sommes encore plus rapprochés: c'est la civilisation.
Il n'en était pas ainsi dans un temps où la société, encore séparée en classes et en professions très-distinctes, ingénieuse et forte au sommet, était pleine de diversité de moeurs, de coutumes et de langage. Écrire pour le public était alors un soin sérieux qu'on remplissait quelquefois par devoir de profession, ou une ambition extraordinaire à laquelle, avec ou sans talent, on se préparait par de grandes études. Puis, en dehors de ces hommes éloquents et graves, ou de ces studieux lettrés, il y avait une foule d'esprits cultivés et polis, qui, sans rien écrire, animaient les entretiens de la ville et de la cour. Au dix-huitième siècle, l'aristocratie de l'intelligence fut toute dans les écrivains; mais dans l'âge précédent, tel que nous l'a décrit Voltaire, tel qu'on le surprend mieux encore dans les Mémoires, la cour de Louis XIV et tout ce qui venait s'y réunir, attiré par l'éclat du prince, offrait au plus haut degré ce charme et cette puissance de l'esprit qui marquaient en même temps le soudain progrès des lettres.
Ce n'était pas une illusion de flatterie que la supériorité et la grâce attribuées à ces entretiens de Versailles, où Louis XIV portait la noble précision de ses paroles, où tant de femmes si belles étaient admirées pour leur esprit, où l'auteur des Maximes, le philosophe de la Fronde, la Rochefoucauld paraissait quelquefois, où Molière était de service, où Grammont causait comme écrit Hamilton, où Bossuet, Fleury, la Bruyère, conversant à part dans l'Allée des philosophes, étaient rejoints par Condé, où Fénélon était maître de l'oreille et du coeur de tous ceux qui l'écoutaient, et où, sous la physionomie attentive d'un duc, assidu courtisan, se cachait, avec ses Mémoires longtemps inédits, l'incorrect mais unique rival de Tacite et de Bossuet.
On conçoit sans peine que cette cour, qui semblait avoir transformé en élégance et en bon goût toute la vigueur des grandes familles du seizième siècle, eût beaucoup d'influence sur l'esprit de la nation, et qu'on se piquât d'en imiter les usages. De là cette déférence des critiques du temps pour ce qu'ils appellent le langage de la cour. Nous savons bien qu'on a depuis accusé ce langage d'être pauvre, dédaigneux, courtisanesque, et d'avoir nui au génie même de nos écrivains, bien que nous ne concevions pas comment Sévigné aurait pu être plus spirituelle et plus vive, Racine plus éloquent, Bossuet plus original et plus sublime. Mais enfin la plainte a été faite; et on doit avouer que le goût de Versailles était celui d'une élite d'esprits nobles et cultivés, mais qu'il y manquait le battement de coeur d'un grand peuple.
Peut-être même cette autorité souveraine du goût et du langage de la cour eût été moins heureuse pour les arts, si elle n'avait été mélangée et combattue par une autre influence, qui tenait à l'esprit du même temps, celle des controverses religieuses. Ce fut là, pour l'esprit de la nation, une plus sévère école, d'où sortaient le sérieux, la simplicité, la liberté du langage. Après la cour, après les conversations et les fêtes ingénieuses de Versailles, il y avait les solides entretiens de Port-Royal, l'apostolat perpétuel de ses solitaires, leurs liaisons fréquentes avec la magistrature, et avec le peu de libres consciences qui, sans se séparer de l'ancienne foi n'étaient pas toutes soumises au roi et au pape. Port-Royal était une secte, dans le sens le plus honorable de ce mot. Par là, il eut et garda, pendant le dix-septième siècle, une grande influence sur les moeurs, les écrits, la langue. L'action isolée d'un homme de génie n'a pas ce pouvoir: il fait quelques bons ou quelques mauvais imitateurs; mais, pour modifier l'usage, pour mettre une empreinte nouvelle sur l'esprit d'un peuple, il faut l'influence d'une opinion qui a de nombreux organes, et qui tour à tour agit, parle, écrit, et intéresse par ses combats et ses souffrances. Ce fut le sort et le privilége de Port-Royal.
En rappelant sur quelques points les esprits au libre examen, en mêlant la philosophie à la religion, et toutes deux aux lettres, Port-Royal donna le goût d'une diction sérieuse et nourrie, qui rapprochait la langue française des sources antiques d'où elle est sortie. Par une controverse assidue sur des questions de métaphysique, ces pieux solitaires firent entrer dans l'usage du monde une foule d'expressions qui tendaient à spiritualiser notre idiome, et à le rendre plus exact et plus précis. Quand on voit, dans les témoignages du temps, la réputation du grand Arnauld, et qu'on la cherche dans ses oeuvres, on sent que cet homme fut nécessairement supérieur à ce qu'il a laissé, et qu'il domina surtout par l'action de ses entretiens et de ses disciples, et par la rapidité et l'à-propos de ses écrits. De là venait la grande part que les critiques donnaient à Port-Royal dans le perfectionnement du langage.
Arnauld et ses amis aidaient plus sensiblement encore à ce progrès par leurs travaux sur la grammaire générale et sur l'analyse comparée des langues. Pour la première fois, depuis la renaissance, la méthode philosophique dirigeait la philologie; et tout l'artifice de la pensée était cherché dans l'artifice du langage. Un caractère essentiel de la langue française, celui qui la rend si propre aux sciences, aux affaires et à la vie, celui qu'elle ne peut perdre sans changer tout à fait, la clarté, instinct de notre esprit, devenait de plus en plus une loi de notre littérature. Elle se marquait par l'ordre direct du langage, la lumière des expressions, et cette netteté précise, où l'on reconnaît à quelques égards l'influence de la géométrie, de cette science judicieuse qui avait formé Descartes, et dont Pascal et ses amis mêlèrent l'inflexible justesse à l'ardeur même de l'éloquence. Les admirables Discours sur la logique étaient, pour Port-Royal, le fondement de toutes les études de langue et de goût. Tout, dans l'art d'écrire, y était ramené à l'art de penser, mais avec cette vive intelligence de la passion et du beau, qui distingue les vues de Pascal sur l'éloquence des critiques de Condillac sur le style.
Enfin, les écrits corrects et savants de Port-Royal excitaient dans le parti contraire, jusque-là tout empreint de barbarie scolastique, une émulation de délicatesse, un soin scrupuleux de la diction, qui fut, après les ouvrages de génie, le secours le plus utile à la pureté de la langue. En s'occupant, vingt années encore après les Provinciales, à chicaner subtilement le style de Pascal, les jésuites apprenaient à bien écrire. En relevant avec ironie la gravité un peu uniforme, les longues périodes et les expressions parfois inusitées des autres écrivains de Port-Royal, ils s'essayaient eux-mêmes à un style plus facile et plus libre, sans être moins correct. La langue commune s'enrichissait de toutes parts, et prenait tous les tons. C'était une monnaie courante, dont les types réguliers et nets se multipliaient à l'infini pour suffire au commerce croissant des idées, indépendamment de ces médailles à part que frappe le génie, et qu'il se réserve. De bons ouvrages de critique, un peu minutieux, de subtiles analyses de la langue et de la diction servaient à fixer le goût public, que les écrits des grands hommes avaient vivement saisi, et d'abord enlevé à ces fausses admirations que fait naître l'inexpérience de l'art ou la satiété du vrai beau.
Il s'était donc formé, pour la langue et le style, cette sorte d'unité, qui se concilie très-bien avec la différence des génies, mais qui leur laisse à tous, dans leur libre physionomie, un air de famille et une parenté naturelle. Cette ressemblance dominait toutes les diversités d'opinion et de parti. Pour l'exactitude, la force et la gravité du langage, le jésuite Bourdaloue paraissait un élève accompli de Port-Royal. Quinault, dédaigné par Racine, avait dans la mélodie de ses paroles quelques accents de la même voix; et il n'était pas jusqu'à Perrault, l'ennemi des anciens, qui ne fût classique pour la langue, et n'eût, en prose du moins, beaucoup de naturel et de simplicité.
Ainsi, noble politesse des moeurs, plaisirs délicats de l'esprit dans la pompe d'une cour, sérieuses études, rendues presque populaires par la passion religieuse, controverses assidues, qui ne laissaient pas s'énerver la vigueur de la pensée, rencontre de tant de génies divers, façonnant sous leurs mains la rudesse encore flexible du langage, tout s'accorda, tout se réunit pour porter notre idiome à cette perfection qui se sent elle-même, et n'est autre chose que le plus grand degré de justesse et de force heureusement réunies.
L'Académie avait eu sa part dans ce travail de la société française. Pendant que tout s'élevait autour de Louis XIV, elle s'était en grande partie renouvelée. Aux fausses illustrations du siècle commençant, elle avait fait succéder les vrais et durables génies, qui devaient le marquer de leurs noms; et il était juste de dire que nulle part la langue de notre pays n'était mieux parlée, et son esprit représenté avec plus d'éclat. Ajoutons seulement que, d'après les habitudes du temps, on se faisait, du pouvoir académique, une idée peut-être excessive.
A Rome, Varron trouvait que, pour le langage, comme pour le reste, le peuple ne dépendait que de soi-même, et que chacun dépendait du peuple: populus in suâ potestate, singuli in illius. Mais, dans la France de Louis XIV, Bossuet, tout en confessant que l'usage est le père des langues, et que le droit de les établir, aussi bien que de les régler, n'a jamais été disputé à la multitude, aimait à voir dans l'Académie « un Conseil souverain et perpétuel, dont le crédit, établi sur l'approbation publique, peut réprimer les bizarreries de l'usage, et tempérer les déréglements de cet empire trop populaire. ». Cette même idée, dans le siècle suivant et dans un autre pays, faisait souhaiter à un esprit moins grave que Bossuet, au capricieux Swift, l'établissement d'une académie qui pût contenir et fixer la langue anglaise, écarter beaucoup de termes, en corriger d'autres, en raviver quelques-uns. Il faut, disait-il, « qu'aucun des mots auquel cette société aura donné sa sanction, ne puisse, dans la suite, vieillir et être rejeté (1). » Bossuet et Swift oubliaient seulement que le conseil suprême de censure grammaticale changerait, comme le public, et qu'à la longue les modérateurs de l'usage y céderaient eux-mêmes.
Quoi qu'il en soit, l'Académie française continua d'exercer avec une assez grande réserve son pouvoir constituant; et le Dictionnaire, fait et recommencé pendant que tout le monde faisait la langue, fut enfin publié, avant le terme du dix-septième siècle.
Sans étymologies étrangères, et avec la seule indication des termes anciens de notre langue qui ont péri en laissant leurs dérivés, cette édition de 1694, où les mots sont rangés par ordre de racines, comme dans le lexique grec d'Henri Estienne, doit paraître incomplète et peu commode. Elle n'en est pas moins un témoignage unique pour l'histoire de notre langue, et le supplément nécessaire des bons livres à qui veut bien connaître son génie. On n'y retrouve pas les hardiesses d'expressions et de tours, les beautés de langage que créaient nos grands écrivains; mais on y voit le fond commun sur lequel ils travaillaient de génie, le bloc où ils taillaient leurs statues grecques.
Cette langue, prise dans toute son étendue, entre l'usage de la cour et les proverbes populaires, atteste au plus haut degré une nation vive, ingénieuse, ayant plus de justesse que d'imagination, sociable, mais sans vie publique, très-occupée de religion, de guerre, de philosophie, de belles-lettres, mais médiocrement touchée des arts, et n'ayant encore que peu cultivé les sciences physiques.
Sur ce dernier point, en effet, son vocabulaire usuel est pauvre et restraint. Sans doute, il eût été facile de le grossir beaucoup par les nomenclatures techniques et les classifications de chaque science, telles qu'elles existaient alors: on sait que cette idée même fut l'occasion du schisme et des critiques de Furetière, qui en profitant du travail de l'Académie, l'ensevelit dans un Dictionnaire universel des sciences et des arts. Un écrivain de nos jours (1), savant philologue et brillant coloriste, a parfaitement justifié l'Académie de n'avoir pas compris dans son recueil de la langue cette foule de termes techniques, dont Borel et Thomas Corneille firent alors des lexiques, maintenant oubliés. Ces nomenclatures, en effet, qui sont autant de langues particulières, changent de fond en comble, par le progrès même des sciences, et n'offriraient souvent aujourd'hui que la date inutile d'une erreur détruite, ou d'une ignorance qu'on n'a plus. La nomenclature médicale ou chimique du dix-septième siècle serait tout à fait dénuée pour nous de sens et d'usage, tandis que la langue littéraire de la même époque est un type immortel. Mais, à part cette question, l'Académie, moins hardie que nos grands écrivains, ou, si l'on veut, plus timide en masse que dans chacun de ses membres, n'avait-elle pas trop restreint les richesses de notre langue, trop ébranché le vieux chêne gaulois?
On lit, dans les Factums satiriques de Furetière contre ses anciens confrères (2), que la Fontaine était fort assidu aux séances de l'Académie et à la discussion du Dictionnaire; mais qu'il ne pouvait y faire admettre, par les plus sages de l'Académie, les mots de sa connaissance, ceux qu'il avait appris dans Marot et Rabelais. En faisant un partage de ces mots, et en concevant le scrupule qui en excluait quelques-uns, on peut regretter que la Fontaine n'ait pas eu plus de crédit à l'Académie, et que plusieurs façons de parler expressives, empruntées au vieux français, ne soient pas restées dans le Dictionnaire. Heureusement, la Fontaine les a mises dans ses ouvrages, où elles sont encore mieux, et où elles revivent.
La Bruyère et Fénélon paraissent croire que la langue de leur temps s'était trop épurée, avait rejeté trop d'anciens mots expressifs; et l'Académie a été chargée de ce tort. Il ne faut pas oublier cependant que les mots qu'on regrette n'ont souvent d'autre grâce que la désuétude, que presque toujours ils ont été remplacés, et que surtout les réunir aujourd'hui pêle-mêle avec ceux qui les remplacent, ce serait ne parler la langue d'aucune époque, et chercher le naturel dans l'archaïsme. L'édition de 1694, d'ailleurs, renfermait des mots et des tours qui, vieillis même au seizième siècle (1), avaient reparu dans l'usage du siècle suivant, et se conservent dans le nôtre. Elle en accréditait aussi quelques-uns que la critique contemporaine relève comme inusités (2); par exemple, affectueux, amphibologique, et jusqu'à l'expression imitative de vent qui cingle.
On sait, au reste, que rien n'est plus trompeur que la date apparente des mots. Quelques-uns, dont il semble qu'on n'a jamais dû se passer, sont d'invention assez récente; et quelques autres, dont l'idée, pour ainsi dire, n'existait pas dans les moeurs, ont reçu des écrivains une existence anticipée. Désintéressement, exactitude, sagacité, bravoure, ne furent rétablis ou introduits qu'assez tard dans le dix-septième siècle. Savoir-faire, selon le P. Bouhours, est un terme tout nouveau, « qui ne durera pas et est peut-être déjà passé »; et au mot effervescence, madame de Sévigné se récrie: « Comment dites-vous cela, ma fille? voilà un mot dont je n'avais jamais ouï parler. » D'autre part, démagogue, terme peu nécessaire sous Louis XIV, était hasardé par Bossuet, et resta longtemps sans usage.
On peut trouver aussi que l'Académie, en prodiguant les proverbes, a trop épargné certains termes usités des artisans, et qui sont des images ou peuvent en fournir. Il y a là souvent une invention populaire, qui fait partie de la langue, et qui ne change pas, comme les dénominations imposées par les savants. Furetière avait raison de regretter le nom énergique d'orgueil, employé par les ouvriers pour désigner l'appui qui fait dresser la tête du levier, et que les savants appelaient du beau mot d'hypomoclion. Ces emprunts faits, pour un besoin matériel, à la langue morale, ces expressions intelligentes sont précieuses à recueillir. Shakspeare en est rempli dans sa langue poétique et populaire.
Si l'Académie était trop dédaigneuse à cet égard, en revanche elle avait beaucoup multiplié les termes de blason et de chasse. C'était un caractère du temps et des moeurs, qui s'est affaibli peu à peu dans les éditions suivantes du Dictionnaire, mais qui a laissé dans notre langue beaucoup d'expressions durables. Car il en est de certains usages effacés, comme de ces étymologies lointaines, qu'on ne sait plus mais qui agissent encore sur le sens et la portée des mots.
Ce premier travail de l'Académie était donc excellent pour le but qu'elle se proposait, et, à quelques égards, impossible à remplacer. Il constatait l'époque la plus heureuse de la langue. Le vocabulaire n'en était pas très-étendu; mais plus tard les langues s'appauvrissent par leur abondance. Car toute expression nouvelle qui n'est pas le nom propre d'un objet nouveau, est une surcharge plutôt qu'une richesse; et quand une langue est bien faite, les nuances infinies des sentiments et des idées peuvent s'y traduire par la seule combinaison des termes qu'elle possède. C'est par ce travail même qu'est souvent excité l'art de l'écrivain; et les plus belles productions de l'esprit humain ont été composées avant cette excroissance de termes synonymes et cette végétation stérile qui couronne les vieux idiomes.
Mais, indépendamment des mots nouveaux, l'emploi nouveau des termes connus, les changements, les variantes d'acception, et tout cet ingénieux mécanisme qui transforme et étend les expressions par leur rapprochement, offrent une autre richesse de langage bien autrement difficile à discerner et à recueillir. Le premier travail de l'Académie était fort loin de l'avoir épuisée. Mais ce travail avait deux caractères, empruntés à l'excellent goût du temps: l'analogie dans la composition et dans le rapport des mots, l'abondance des idiotismes, de ces tours particuliers, qui sont la physionomie nationale d'une langue, et lui donnent l'originalité, comme l'analogie lui donne la justesse.
L'ouvrage en deux livres que Jules César avait écrit sur l'analogie, en l'adressant à Cicéron, est perdu, sauf quelques mots. Mais pour que ce grand homme ait été tenté par un pareil sujet, on doit croire qu'il y avait vu ce que ce sujet renferme, et qu'il ne supposait pas, comme Quintilien, « l'analogie fondée, non sur la raison, mais sur l'exemple, et n'ayant d'autre origine que l'usage (1). » Recueillir cet usage, souvent contradictoire, eût été un pauvre soin pour César. Mais l'analogie est autre chose: ce n'est pas seulement une règle qui, dans les langues complexes et à désinences variées, soumet en général les mots de même forme à des modifications semblables. C'est aussi la proportion des termes entre eux, l'accord des images. En ce sens elle donne la raison de l'usage, ou le corrige; elle est la partie la plus fine de la philosophie même du langage (2), et le plus sûr moyen de le faire servir à la plus complète intelligence de la pensée. Rien ne devait mieux que l'exacte observation de l'analogie prévenir la nuance d'indécision et d'obscurité à laquelle les langues anciennes étaient parfois exposées, par la liberté même de leur savante construction.
Ce que l'esprit si net et si élevé de César étudiait surtout et perfectionnait dans la langue latine, était, au dix-septième siècle, la qualité dominante de la nôtre; et c'est, en grande partie, la cause du plaisir qu'on trouve à la lecture des bons livres de cette époque, de ceux même qui n'ont pas le caractère éminent du génie, et qui ne peuvent nous préoccuper par la nouveauté des idées et des connaissances. Nous y sentons dans le style, dans l'accord des pensées, des expressions, des images, une justesse qui satisfait l'esprit. Quand un mérite semblable cessa d'appartenir à la langue latine, quand les mots effacés et comme usés par le long usage y perdirent leur sens propre, et que l'oubli de leur sens figuré détruisit toute analogie dans leurs rapports, on peut voir, par les auteurs de la décadence, combien cette langue devint obscure et parfois inintelligible. L'avenir saura ce que le même défaut de justesse et de goût peut faire de notre langue française, autrefois si précise, si juste et si claire.
L'analogie, qui fortifiait en elle ce caractère, n'était pas l'uniformité systématique des règles du langage. On sait combien notre langue, au dix-septième siècle surtout, avait de liberté hardie dans les tours, soit par un reste des vieux dialectes parisien ou picard, soit par l'imitation des formes antiques. On sait aussi combien elle gagnait de vivacité à l'abondance de ces idiotismes, indigènes ou importés. Dès le seizième siècle, le plus profond de nos philologues, Henri Estienne, avait marqué, dans un grand nombre d'expressions composées et de tournures, la conformité de notre langue avec la grecque, et il en avait conclu qu'elle « tenoit le second lieu entre tous les langages qui ont jamais esté, et le premier entre ceux qui sont aujourd'hui. » Ce n'était encore que remarque de grammairien, juste et profonde, mais ne portant que sur quelques procédés de la parole. Racine fit pénétrer cette ressemblance plus avant, et jusqu'à l'âme de la poésie. Mais ce que prouvent diversement Henri Estienne et Racine, c'est combien certaines ellipses, certaines formes, certaines substitutions de temps dans les verbes, sans être justifiées par l'analyse, ont de grâce et d'énergie dans le style. En se corrigeant sur ce point, le langage s'affaiblit. Le nôtre est devenu plus grammatical, et moins français. On ne peut donc garder avec trop de soin ces tours nerveux et libres, liés aux origines d'une langue, et qui font d'elle une musique savante, variée, pleine de souvenirs, au lieu d'un chiffre de convention.
C'était beaucoup de bien conserver, dans la sèche nomenclature d'un dictionnaire, ce caractère précieux de la langue du dix-septième siècle. C'est là surtout le mérite du premier travail de l'Académie. Du reste on n'y trouve pas toutes les conditions d'un ouvrage approfondi sur la langue; et on pourrait difficilement les introduire dans le plan que l'Académie s'était proposé.
Définitions, étymologies, citations textuelles, voilà ce qu'on demande au glossaire complet d'une langue. Mais sur le premier point, la tâche est impossible; et c'est pour cela qu'elle est d'ordinaire si mal remplie. Il y a beaucoup de mots qu'on ne saurait définir, parce qu'on ne peut les interpréter par une idée plus claire que celle qu'ils portent avec eux. Ce sont ces mots que Pascal appelle primitifs, et qu'il compare aux premières choses sur lesquelles opère la géométrie, et qu'elle n'explique pas, espace, temps, mouvement, etc. De même pour une foule d'autres mots qui tiennent à la racine même de nos connaissances, et qui nous sont intelligibles par la lumière naturelle: nous pouvons les traduire, les sous-interpréter, les décrire en quelque sorte; mais nous ne les définissons pas; ou nous risquons de tomber dans une classification arbitraire qui changera, ou dans une dénomination vague qui ne dit rien. Pascal se moque de ceux qui, de son temps, avaient défini la LUMIÈRE, un mouvement luminaire des corps lumineux. L'Académie ne serait-elle pas tombée dans un défaut à peu près semblable, quand elle a défini l'AME, ce qui est le principe de la vie dans tous les êtres vivants, et qu'ensuite elle a défini la VIE, l'état des êtres animés, retombant ainsi d'une première impuissance de définir dans une seconde, et les cachant l'une par l'autre?
Toutefois, après ces termes fondamentaux, à l'égard desquels la définition ne peut être qu'une assertion scientifique ou une glose assez grossière, il est une foule d'autres mots, exprimant des complications ou des nuances que la définition analyse et démêle. Le soin apporté à ce travail est la partie la plus difficile d'un dictionnaire. Dans les meilleurs ouvrages de ce genre, on se borne presque toujours à traduire un mot par un autre, c'est-à-dire à en fausser le sens; car il n'y a pas, dans la même langue, deux expressions qui aient exactement la même valeur, et qui puissent être de tous points substituées l'une à l'autre. Les bons écrivains savent cette vérité, encore plus que les grammairiens. Dans le travail de l'Académie, ces interprétations insuffisantes sont souvent précédées d'une définition bien faite. Ce caractère, marqué dès la première édition, a dû se perfectionner dans les suivantes: Dubos, Duclos, d'Alembert, esprits pénétrants et précis, s'en sont tour à tour occupés, et avaient encore laissé beaucoup à faire, même pour les termes de l'usage habituel et de l'ordre moral.
Mais une autre partie importante de l'histoire de la langue, l'étymologie, a continué de manquer complétement au Dictionnaire français, comme à celui de la Crusca. On a dit, à cet égard, que la science étymologique n'était pas faite à l'époque où l'Académie commença son travail; qu'à toutes les époques c'est une science fort douteuse, et qu'en définitive elle n'est pas nécessaire pour la parfaite intelligence d'une langue arrivée à son état de perfection; tant cette perfection même éloigne les mots de leur origine! Le premier de ces motifs prendra plus de force, si l'on songe que, jusqu'au grand travail de M. Raynouard, l'anneau qui lie sur tant de points notre langue à la langue latine était presque ignoré, et qu'ainsi sa généalogie eût été toujours interrompue au degré le plus proche. Ajoutons ce qu'il y avait alors d'incomplet ou d'inaccessible dans les notions qu'on avait en France des langues du Nord et de l'Orient, et l'ignorance où l'on était de la principale source des langues grecque et latine; et on comprendra sans peine que l'Académie, malgré les reproches de Furetière et l'exemple de Ménage, n'ait point tenté ce travail, qu'il ne faut pas essayer à demi.
En effet, la science étymologique est, selon le caractère des recherches, ou une curiosité tantôt facile, tantôt paradoxale, ou une étude féconde, qui d'un côté tient à la partie la plus obscure de l'histoire, de l'autre à l'analyse de l'esprit humain, à l'invention des langues, et à la perfection de la parole. Pour nos langues de filiation latine en particulier, indiquer, à côté du terme moderne, le mot latin d'où il dérive, c'est faire peu de chose, et parfois se tromper: car parfois le terme latin avait lui-même une racine septentrionale, à laquelle touchaient, avant la conquête romaine, les anciens habitants de notre sol, qu'on appelle nos pères. De plus, lors même que la dérivation du latin vers nous est évidente, souvent le mot, expressif à son origine, est devenu pour nous sans couleur. Le dictionnaire qui, au mot rival, ajoutera pour racine le mot latin rivalis, ne m'apprend rien, s'il ne m'explique comment les laboureurs latins et les jurisconsultes romains appelaient rivales les deux riverains qui se partageaient, et souvent se disputaient un ruisseau, pour arroser leurs prés, et comment ce mot a pris de là un sens moral, éloigné du terme primitif (1). Il en est de même de presque tous les mots. Dire que désirer vient de desiderare, et considérer de considerare, calamité de calamitas, admirer de mirari, c'est presque ne rien dire; c'est traduire un chiffre par un autre chiffre, à moins d'entrer dans l'explication même du terme étranger importé par nous.
Ainsi, l'étymologie immédiate serait souvent peu significative: l'étymologie complète et analytique serait l'histoire des autres langues pour arriver à la nôtre. De là, sans doute, il ne faut pas conclure que la science étymologique est vaine et fausse, mais qu'elle est immense, et qu'étant surtout une science de comparaison, elle n'est possible que par la tardive réunion de tous les éléments qui servent à l'éclairer. Faute de ce moyen, on ne peut voir qu'à côté de soi, et peu de chose, ou s'égarer ingénieusement.
On sait combien les peuples lettrés de l'antiquité, qui ne connaissaient que leurs langues, tombaient, à cet égard, dans de singulières erreurs. Celles du savant Varron nous étonnent; et Quintilien en relève d'autres non moins bizarres. Jamais les étymologies qui parfois ont fait rire du docte Ménage, n'approchèrent, pour l'incertitude et la subtilité, de celles que Platon a multipliées dans un dialogue tout exprès. C'est que Platon voulait, sauf quelques exceptions, tirer toute la langue grecque d'elle-même, par un préjugé semblable à celui des Athéniens se croyant nés de la terre qui les portaient. De là, dans le Cratyle, sur les noms des êtres et des choses, sur les mots essentiels de la langue grecque, tant d'explications arbitraires ou fausses, mais fausses avec la grâce de l'imagination antique. C'est ainsi que Platon vous donnera l'étymologie du mot , hérôs, demi-dieu. « , fait-il dire par Socrate, vient du mot , amour, parce que les héros étaient tous nés de l'amour d'un dieu pour une mortelle, ou d'un mortel pour une déesse, etc.; ou bien encore, peut venir de , , dire, parler, parce que les héros avaient le don de l'éloquence. » Cette raison est bien athénienne. Platon vous dira encore, par la bouche de Socrate, que « , le corps, vient de , tombeau, parce que le corps est le tombeau de l'âme; ou qu'il peut venir aussi de , faire des signes, faire connaître, parce que le corps fait des signes à l'esprit. » Ainsi, pour une foule d'autres mots, expliqués avec la même finesse métaphysique, et dont l'origine réelle a été reportée à la langue hébraïque, ou se retrouve aujourd'hui dans la langue sanscrite ignorée des Grecs, qui cependant lui devaient en partie la leur. Car l'érudition moderne est venue, après trois mille ans, renouer entre des peuples anéantis le lien qu'ils n'avaient pas aperçu eux-mêmes, durant leur passage sur la terre.
Mais ce dialogue de Platon, tout semé des jeux de l'esprit grec, n'en renferme pas moins une vérité fine et profonde, qui se retrouve dans toutes les langues, qui peut s'appliquer à la nôtre, et qui touche en même temps aux éléments primitifs du langage et à la perfection de l'art: cette vérité, c'est que les mots, dans l'origine, ne sont pas imposés arbitrairement (1), mais déterminés par un secret rapport avec la chose qu'ils expriment. C'est pour cela que le peuple fait les langues, sous l'action d'une loi commune, modifiée par les climats et les races; et, par cette même cause, une langue se gâte lorsque les mots conventionnels et sans liaison avec le caractère des choses se multiplient à l'excès, et qu'un faux art couvre et altère ce fonds d'expressions musicales et vraies données par la nature.
Un savant italien (2) a soutenu, dans un livre, que le premier homme parlait grec; car son premier cri à la vue de l'univers, avait dû être l' admiratif du grec, et les autres voyelles de la même langue, , , , , , ses premières exclamations de douleur et de joie. Ce savant oubliait que les voyelles, précisément parce qu'elles sont les plus faciles émissions de la voix, appartiennent à toutes les langues, même à celles qui n'ont pas de lettres pour les exprimer. Mais, quelle qu'ait été la langue originelle, divinement transmise, ou formée par la raison que Dieu donne à l'homme, le caractère primitif des langues est de faire entendre, autant qu'il se peut, l'objet et l'idée par le son; et ce caractère leur est si essentiel qu'il persiste à toutes leurs époques. Évidemment, la parole a d'abord été figurative, comme plus tard l'écriture. Mais la représentation de chaque objet par le dessin était un mode presque impraticable, auquel ont dû succéder bientôt l'esquisse tronquée, puis les traits de convention, aussi nombreux que les mots, puis enfin la sublime invention de l'alphabet. La langue figurative, au contraire, celle qui peint par le son, est restée la force et la vie de tout langage humain; et l'esprit de l'homme n'y renonce jamais.
Ce rapport du son à l'objet n'est point borné à quelques cas, où il nous frappe par une forte onomatopée. On le retrouve partout, dans les mots composés de notre langue, comme dans les dérivés des langues étrangères, pour l'expression des idées, comme pour celle des choses. Il est, à quelques égards, la première étymologie des mots. Ce n'est pas seulement par imitation du grec , ou du latin fremere, que nous avons fait le mot frémir; c'est par le rapport du son avec l'émotion exprimée. Horreur, terreur, doux, suave, rugir, soupirer, pesant, léger, ne viennent pas seulement pour nous du latin, mais du sens intime qui les a reconnus et adoptés, comme analogues à l'impression de l'objet. On peut assurer qu'une affinité du même genre se produit partout à divers degrés, et que, sauf quelques variétés profondes de la constitution humaine et du climat, un certain ordre d'articulation est, en général, affecté aux mêmes sensations. Voilà ce que Platon avait entrevu dans le Cratyle, par l'analyse des éléments mêmes du son et des touches de la voix (1). Avec les seuls exemples des mots grecs, il indiquait, comme naturelle et nécessaire, une analogie retrouvée depuis dans tant d'idiomes qu'il ignorait, ou qui n'existaient pas encore.
Ce résultat de notre nature, modifiée diversement, était surtout sensible dans les langues musicales de l'antiquité. Un philosophe romain, ami de Cicéron et de Pompée, avança, comme les Grecs, ce qu'a répété depuis le savant et ingénieux président des Brosses, que les mots n'étaient pas institués par convention (2), mais conformes à la nature des choses; et il entra sur ce point dans de minutieux détails, qui rappellent quelquefois la leçon de philosophie de M. Jourdain. « Lorsque nous disons vous (3), écrit-il, nous faisons un mouvement de la bouche, assorti au caractère du mot; nous écartons doucement le bout des lèvres, et nous semblons envoyer le souffle et la voix vers ceux à qui nous parlons. Au contraire, lorsque nous disons nous, nous n'enflons ni ne projetons la voix, nous n'avançons pas les lèvres; mais, en quelque sorte, nous retirons, nous concentrons en nous-mêmes le souffle de la parole et le mouvement des lèvres. »
Cela paraîtra subtil peut-être; mais, dans une foule de mots, l'accord du son et de l'idée n'est pas douteux. On y sent, en quelque sorte, comme dit encore ce philosophe romain, d'après le caractère des choses, un geste naturel de la bouche et de la voix: quasi gestus quidam oris et spiritûs naturalis est. Plus une langue cultivée conserve cette richesse des langues primitives, plus elle est énergique et juste. La nôtre l'était beaucoup. C'est en ce sens que Boileau disait: « La langue française est riche en beaux mots; mais elle veut être extrêmement travaillée. » Rien n'est si commun, quand les langues vieillissent, que de voir ce premier rapport détruit, et l'introduction de mots abstraits, lourds, décolorés, en place ou à côté des expressions naturelles et vives.
Mais l'imitation par le son est bien loin de suffire à tous les besoins du langage. Sans doute, elle peut, par analogie, s'appliquer à d'autres perceptions que celles de l'ouïe, à peu près comme l'aveugle Saunderson, pour définir la couleur écarlate, la comparait au bruit du clairon. Elle peut même reproduire, par écho, beaucoup de sentiments et d'impressions intérieures de l'âme. Mais comment peut-elle s'appliquer aux abstractions, aux généralités, ou même aux objets qui n'éveillent aucune sensation précise et distincte? A côté des signes naturels, il y aura donc beaucoup de signes de convention, quelques-uns arbitraires, indifférents, d'autres créés par un ingénieux rapport, et comme autant d'hiéroglyphes intellectuels. C'est l'étymologie par les idées, au lieu de l'étymologie par les sons et les lettres radicales. Il n'en est pas qui, bien connue, puisse prévenir davantage les faux sens et les barbarismes d'acception. Mais cette étymologie est suppléée par la définition, quand la définition est bien faite. Que le verbe qui exprime l'acte continu de l'intelligence soit dérivé de l'idée d'association ou de l'idée de comparaison, que l'on dise cogitare de cogere, rassembler, ou penser de pensarer, peser, ce sont deux rapports également justes, qui se retrouveront dans l'explication complète du mot.
Pour la connaissance de la langue, pour l'art et le goût, ce qui importe surtout, c'est donc le choix des termes, et, tout à la fois, la précision et l'étendue des sens qu'on leur assigne. Cette dernière question ramène celle des citations textuelles. L'Académie fut opiniâtre à les rejeter. « Le Dictionnaire, disait-elle en 1694, a été commencé et achevé dans le siècle le plus florissant de la langue française; et c'est pour cela qu'il ne cite point, parce que plusieurs de nos plus célèbres orateurs et de nos grands poëtes y ont travaillé, et qu'on a cru devoir s'en tenir à leurs sentiments. » Le même argument se renouvela sans doute avec les changements de l'Académie, et servit pour les éditions suivantes. Il n'est besoin de dire les objections qu'on y a faites: insuffisance d'un dictionnaire ainsi conçu, sécheresse des exemples formés de phrases communes ou proverbiales, manque presque absolu des acceptions oratoires et poétiques.
Bien que ces défauts aient été, en grande partie, prévenus ou corrigés, et que toutes les formes essentielles du langage aient successivement passé dans le Dictionnaire, on ne peut nier que l'autre méthode ne soit plus instructive, plus curieuse, plus agréable aux lecteurs, s'il y a des lecteurs de dictionnaires. Mais elle n'est pas, dans l'application, aussi sûre et aussi simple qu'on le croît. Il y aura toujours une extrême difficulté à poser la limite entre l'emploi, même le plus étendu, des ressources de la langue, et les saillies particulières de la passion et du génie des écrivains. L'idée d'un tel recueil, sous la forme de lexique ou d'index, se retrouve au déclin de toutes les langues; et elle n'est propre souvent qu'à favoriser le retour à l'archaïsme, qui est une des phases et une des formes de ce déclin.
Loin de fixer et de retenir l'usage, un dictionnaire ainsi conçu, excellent pour l'histoire de la langue, en rend, pour le goût, les applications indécises et illimitées. Car si, comme le remarque Cicéron, il n'est rien de si absurde qui n'ait été dit par quelque philosophe, il n'est rien, en fait de langage, de si étrange, qui ne se trouve dans quelque écrivain même estimé. Ce n'est pas tout: les beautés d'expression les plus rares ont été faites pour la place; elles sont scellées à la pensée: les arracher, les découper, les entasser dans les pages d'un lexique, c'est toujours en altérer le sens et le caractère, et souvent tromper le lecteur. Si le goût d'une pareille étude prévalait trop, notre langue serait traitée bientôt en langue morte, qu'on écrit trop souvent avec un mélange de vieilles phrases qui sont copiées, et de tours nouveaux qui sont barbares.
L'Académie ne devait pas songer à un tel recueil, dans la pleine et riche fécondité de notre idiome, après le dix-septième siècle. La langue classique se conservait par tradition, par habitude. Le goût avait fléchi; le caractère des idées était moins naturel, plus raffiné, plus subtil: Fontenelle avait écrit. Le génie de l'antiquité, dont l'empreinte s'était si profondément marquée sur notre langue, dominait moins la littérature; et d'autres idées entraient dans les esprits. Mais l'innovation était à peine sensible dans le langage. Un pénétrant et judicieux écrivain, l'abbé Dubos, qui déjà s'était occupé de recherches politiques et de théories étrangères au siècle précédent, écrivait en 1720: « Notre langue me paraît parvenue, depuis soixante et dix ans, à son point de perfection. » Et il en concluait que les écrivains dont la gloire s'était maintenue, à cette époque de consistance et de durée pour la langue, seraient immortels sans vieillir.
Alors même, Voltaire et Montesquieu s'élevaient pour vérifier cette prédiction, et s'y trouver compris: Voltaire qui a tout renouvelé, excepté la langue, dont il fut un admirable et presque timide gardien; Montesquieu qui, sachant si bien les allures vives de cette langue et les mouvements inaccoutumés que lui avait appris son compatriote Montaigne, l'appliquait, avec tant de force et de précision, à des sujets nouveaux.
La longue vie de Voltaire et la continuelle activité de son génie, est un des événements de l'histoire de notre langue. Il en retardait la décadence par les qualités mêmes de son style. Il ajoute, pour ainsi dire, à la nature de cette langue celle de son esprit, si net, si juste, si facile, si rapide, si brillant de clarté. D'autres écrivains ont été plus éloquents; aucun plus français et plus cosmopolite à la fois. Aucun n'a servi davantage à la popularité de notre langue, et à cette convention tacite qui fait que, presque partout, deux hommes d'esprit, de nation diverse, qui se rencontrent, s'accordent à parler français. Cette influence de soixante années de verve et de gloire, cette parole toujours naturelle et vive, quoi qu'elle dît, ce goût moqueur, toujours armé contre l'affectation et l'enflure, n'empêchèrent pas cependant le cours inévitable des choses. Si la langue s'enrichit encore de combinaisons et de formes heureuses, si la prose surtout se dégagea parfois de quelques lenteurs, si l'étude plus générale des sciences introduisit dans l'usage plusieurs termes nouveaux et nécessaires, le naturel et la pureté du style s'affaiblirent. Voltaire lui-même, s'il ménageait avec un goût exquis le caractère de notre idiome, et ne le surchargeait d'aucun faux ornement, en émonda parfois le jet vigoureux, et n'en retint pas toutes les richesses. Sa langue, si correcte et si facile, a moins de nerf et de physionomie que celle du siècle précédent.
De plus, malgré son exemple, les défauts attachés au second âge d'une littérature se produisaient de toutes parts, à travers l'éclat du génie et l'infinie variété des talents. Voltaire lui-même portait quelques-uns de ces défauts dans les genres les plus élevés de la poésie. D'autres altérations du goût venaient du vice même de la société et de la mollesse des moeurs. La diction se gâtait avant la langue. La recherche, la subtilité, les raffinements de l'élégance se multipliaient. La poésie surtout, cette source vive où s'entretient le langage, semblait s'épuiser; et l'éloquence, soutenue si haut de Bossuet à Massillon, ne se faisait plus entendre dans la chaire chrétienne, et n'était pas remplacée par une autre parole.
Cependant, quoiqu'on abusât parfois de la langue, comme on abusait de l'esprit, le caractère général en était conservé dans l'usage et dans les bons écrits. Les expressions fausses et maniérées prenaient faveur; mais elles passaient de mode assez promptement. A Rome, Sénèque, dont la naissance remonte à l'empire d'Auguste, se plaignait déjà que son siècle ne parlait plus latin (1); et il le prouve par de nombreux exemples d'autrui, auxquels il aurait pu mêler parfois les siens. Chez nous, la décadence a été bien moins hâtive et moins sensible. C'est sur ses vieux jours seulement que Voltaire laisse échapper la même plainte que Sénèque, et dit anathème au mauvais langage français de son temps.
Dans la perpétuelle occupation littéraire du dix-huitième siècle, la langue, en effet, après avoir gagné en abondance, en variété, en aptitude encyclopédique, devait perdre pour le goût, la vérité, l'expression des sentiments, les choses enfin qui tiennent non à la science, mais à l'art. L'esprit philosophique l'avait sans doute encore heureusement travaillée. La prose française gardait, sous le burin de Montesquieu, la précision, la vigueur, la pureté du trait et l'éclat des images de Pascal; elle s'élevait avec Buffon à cette magnificence de paroles qui est l'éloquence sans la passion; elle était, dans Rousseau, tour à tour sévère et didactique, ou véhémente et colorée. Diderot la pliait avec imagination et justesse à l'expression du détail des arts; Condillac la rappelait sans cesse, par logique et par système, à cette clarté que Voltaire avait d'instinct et par génie; Dumarsais la décomposait avec la sagacité des grammairiens de Port-Royal.
Mais, au-dessous de ces grands travaux, la manie philosophique gâtait la langue par l'affectation et l'emphase; et cette décadence, aggravée par l'inévitable exagération des imitateurs, se reconnaissait même sous la main des maîtres. C'est aux écrits de Rousseau que Voltaire dépité emprunte quelques exemples de mauvais langage, qui ont bien disparu pour nous dans la diction si savante de l'orateur genevois. Mais l'art même de ce beau style ne s'éloignait-il pas du caractère de notre langue? Un des hommes de notre siècle qui savait le mieux le français et le grec, et, bien plus, un écrivain de rare talent, Courier, a dit quelque part: « Pour la langue, il n'est femmelette du dix-septième siècle qui n'en remontrât aux Buffon et aux Rousseau. » En ôtant de ce mot l'hyperbole du caprice et de l'humeur, il y reste quelque chose de vrai sur l'altération qu'avait éprouvée le génie simple et libre de notre langue.
Le Dictionnaire, tel que l'avait conçu l'Académie, n'est, à cet égard, qu'un insuffisant témoin, par la sécheresse de sa forme, et sa méthode de constater l'usage, et non le caprice ou le talent des écrivains. Les éditions qu'on en donna jusqu'en 1740, faites dans un ordre nouveau, augmentées de quelques détails de grammaire, et appauvries de quelques gallicismes, ne marquaient presque aucun changement dans la langue, quoique les moeurs et l'état des esprits eussent déjà beaucoup changé. L'édition de 1762 est seule importante pour l'histoire de notre idiome, qu'elle reprend à un siècle de distance des premières créations du génie classique, et qu'elle suit dans une époque de création nouvelle. Cette édition, en général retouchée avec soin, et, dans quelques parties, par la main habile de Duclos, prêterait à plus d'une induction curieuse sur le travail des opinions et le mouvement des esprits. Du reste, dans sa nomenclature étendue et correcte, elle montre bien qu'une langue fixée par le temps et le génie n'a pas besoin de se dénaturer pour traiter tous les sujets, suffire à toutes les idées. Les expressions scientifiques y sont plus nombreuses, les définitions plus précises, les exemples mieux choisis et plus souvent empruntés au style des livres, les idiotismes familiers plus rares. Il y manque ce que l'époque déjà avancé de la langue commençait à rendre plus utile, l'histoire de son origine et ses variations.
Quand Voltaire vint à Paris, en 1778, pour donner encore une tragédie au public, voir le siècle qu'il avait fait, et mourir, son infatigable activité d'esprit le fit songer même au Dictionnaire de l'Académie; et il entreprit de le recommencer sur ce plan philologique qui convient aux langues vieillies. Il voulait « recueillir, pour chaque mot, l'étymologie reconnue ou probable, les acceptions diverses, avec les exemples tirés des auteurs les plus approuvés, et faire revivre toutes les expressions pittoresques et énergiques de Montaigne, d'Amyot, de Charron, qu'a perdues notre langue. » Voltaire (1) arrêta lui-même le projet, se chargea d'une lettre, et avait hâte de mettre toute l'Académie à l'ouvrage. Mais cette dernière volonté de son testament littéraire se perdit après lui; et la révision du travail de 1762 fut continuée dans la même forme.
A la vérité, de bien plus graves intérêts allaient préoccuper les esprits. Il s'agissait alors pour la société d'une bien autre réforme que celle de la langue: et il eût été puéril de regarder par ce petit côté le spectacle de la France en révolution. Mais, longtemps après l'éruption du volcan, lorsqu'elle a brûlé et fécondé la terre, viennent des curieux qui ramassent quelques scories, et qui les analysent. C'est ainsi que l'on pourrait aujourd'hui rechercher les traces que l'enthousiasme de 1789, et les secousses qui suivirent, ont laissées dans notre langue. Comme jamais société n'avait été plus violemment dissoute et mêlée, comme il y eut à la fois des passions terribles et des changements profonds, l'empreinte en a dû rester dans les expressions, ainsi que dans les moeurs. Si, par l'influence même des discussions spéculatives qui avaient marqué les dernières années littéraires du dix-huitième siècle, quelque chose de singulièrement vague et déclamatoire se mêla souvent aux plus formidables réalités de la révolution, les imaginations n'en reprirent pas moins, dans cette épreuve, une vigueur qui passait au langage. De cette ardente et hétérogène fusion sortirent quelques lames d'airain, où sont gravés éloquemment d'immortels principes. Et quand le sol fut raffermi, et la violence calmée, sans que la passion fût éteinte, notre idiome, énervé par l'affectation et la mollesse dans les derniers temps de l'ancienne monarchie, se retrouva plus capable de sérieux et d'éloquence.
Les premières maximes de la révolution avaient élevé les âmes: ses excès reportèrent beaucoup d'esprits éclairés vers l'étude d'un autre siècle, où la pompe d'un ordre social glorieux et respecté s'était réfléchie dans le génie de grands écrivains que la sincérité de leurs croyances maintenait libres. Ce retour ne fut pas sans action sur le caractère et sur les formes de notre langue, aux premières années du dix-neuvième siècle. De là quelques souvenirs d'une pureté classique se mêlèrent heureusement à toutes les hardiesses de l'imagination affranchie.
Depuis longtemps l'égalité des droits était acquise à la France; le débat politique lui fut enfin restitué, à la tribune, et par la presse, cette âme des états modernes légalement gouvernés. Ces deux influences de la liberté dans les institutions, et de la démocratie dans les moeurs ont dû se marquer sur le langage; et elles lui rendent bien plus en force vive et en mouvement naturel qu'elles ne lui ôtent de pureté.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer les espérances actuelles de notre belle langue, dont cette édition renferme le dernier classement et le froid inventaire. Dans l'édition publiée en 1798, sans l'Académie qui n'existait plus, mais sous les auspices d'un de ses membres, on annonçait la régénération de l'idiome, des moeurs et de l'esprit français. De telles promesses ont peu de vérité; et les choses humaines ne marchent pas ainsi. Il nous suffit que la langue, instrument de la pensée française, ne soit jusqu'à ce jour ni impuissante ni faussée, et que la magnificence, la mélodie, la précision, la gravité qu'elle peut encore atteindre, soient attestées par des exemples que citera l'avenir.
Mais ce qui peut augmenter la gloire de la littérature ajoute rarement au vocabulaire; et les changements, les accroissements que le besoin et l'usage ont consacrés dans notre langue depuis quarante ans, ne sont pas, à tout prendre, fort nombreux. Ce n'est pas à les constater et à les réunir que se borne la révision aujourd'hui publiée par l'Académie. Les hommes qui ont tour à tour dirigé cette oeuvre de patience et d'analyse ont porté plus loin leurs recherches, et recommencé pour le passé l'examen attentif de la langue. Rien n'a été négligé pour en épurer et en compléter le recueil. Les mots ont été expliqués avec plus d'étendue, dans toutes les variétés de leur sens; les exemples de locutions et de phrases multipliés avec choix, et empruntés à toutes les nuances du langage écrit.
Les termes de sciences et d'arts étaient entrés en plus grand nombre dans l'usage. Au caractère précis et méthodique des définitions qui s'y rapportent, on reconnaîtra souvent le soin qu'ont bien voulu donner à cette portion du travail de l'Académie plusieurs membres des autres classes de l'Institut, et quelques artistes célèbres. Des avis de tout genre ont été recueillis pour une tâche pénible, qui embrasse indirectement tant de connaissances diverses, et où tant d'erreurs sont faciles.
Le célèbre Johnson, au moment de publier son Dictionnaire si estimé, désespérait du succès, dans la pensée qu'il était impossible qu'un ouvrage semblable ne renfermât pas « quelques fautes graves, et quelques choquantes méprises, dont il serait aisé de rire. » Nulle attention scrupuleuse, nul concours de lumières ne peut assurer tout à fait contre ce danger. Ce qui importe, c'est qu'on ait approché de la grande exactitude, si nécessaire dans un tel travail, et qui en est la perfection relative.
D'autres études sont à faire sur la langue française. Sans confondre l'usage et l'archaïsme, sans prétendre renouveler la langue en la vieillissant, on peut en rechercher l'histoire, dans un travail qui, profitant des notions nouvelles acquises à la science étymologique, marquerait la filiation graduelle, les transformations de chaque terme, et le suivrait dans toutes les nuances d'acception, en les justifiant par des exemples empruntés aux diverses époques, et à toutes les autorités du langage littéraire. Le premier essai de quelque partie d'un tel recueil pourra seul en montrer tout le piquant intérêt et l'utile nouveauté.

[Note de la page VII] (1) « Opera data est ut imperiosa civitas, non solùm jugum, verùm etiam linguam suam domitis gentibus imponeret, per quam non deesset, imò et abundaret interpretum copia. » (S. Augustin, De civitate Dei, lib. XIX.)

[Note de la page VIII] (1) M. Raynouard, Observations sur le roman de Rou, pages 32, 33, 34, 35.

[Note de la page VIII] (2) « Malherbe n'étoit pas encore venu dégasconner la cour. » (BALZAC.)

[Note de la page XI] (1) Schlegel, Observations sur la langue et la littérature provençales.

[Note de la page XIV] (1) Patru, OEuvres diverses, t. II, p. 322.

[Note de la page XVIII] (1) A Proposal for correcting, improving, and ascertaining the english tongue, in a Letter to the Lord high Treasurer.

[Note de la page XIX] (1) M. Nodier.

[Note de la page XIX] (2) Furetière, second Factum, p. 21.

[Note de la page XX] (1) Du Bellay, Défense et illustration de la langue françoise. Voy. les mots ajourner, asserter.

[Note de la page XX] (2) Bibliothèque universelle et historique de J. le Clerc, t. III, p. 528.

[Note de la page XXI] (1) « Non ratione nititur, sed exemplo; nec est lex loquendi, sed observatio, ut ipsam analogiam nulla res alia fecerit quàm consuetudo. » (Quintil. lib. I, c. VI.)

[Note de la page XXI] (2) « C. Caesar de analogiâ libros edidit, sciens sine eâ neque ad philosophiam, in quâ peritissimus erat, neque ad eloquentiam, in quâ potentissimus, posse quempiam pervenire. » (Joann. Sarisb. Metalogico. lib. I, c. 2.)

[Note de la page XXIV] (1) « Si inter rivales, id est qui per eumdem rivum aquam ducunt, sit contentio de aquae usu, etc. » (Ulpian. Ieg. I.)

[Note de la page XXV] (1) « Suum à naturâ rebus inesse nomen.... quamdam nominum proprietatem ex rebus ipsis innatam esse. » (Plat. in Cratylo.)

[Note de la page XXV] (2) Joann. Pet. Ericus.

[Note de la page XXVI] (1) « Littera R videtur omnis motûs quasi organum esse. » (Plat. in Cratylo.)

[Note de la page XXVI] (2) « Verba esse naturalia magìs quàm arbitraria. » (Nigidius, ap. Aul. Gell. lib. X, cap. IV.)

[Note de la page XXVI] (3) « Vos cum dicimus, motu quodam oris conveniente cum ipsius verbi demonstratione utimur, et labias sensìm primores emovemus, ac spiritum atque animam porrò versum et ad eos, quibuscum sermocinamur, intendimus. At contrà cùm dicimus nos, neque profuso intentoque flatu vocis, neque projectis labris pronunciamus; sed et spiritum et labias quasi intra nosmetipsos coercemus. » (Nigid. ap. Aul. Gell. ibid.)

[Note de la page XXIX] (1) « Quod nunc vulgò breviarium dicitur, olim, quùm latinè loqueremur, summarium vocabatur. » (Senec. Epist. XXXIX.)

[Note de la page XXXI] (1) Regist. de l'Académie, séance du jeudi 7 mai 1778.




Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la septième édition (1877)

L'Académie française comptait déjà deux siècles d'existence lorsqu'elle fit paraître, en 1835, la dernière édition de son dictionnaire. En effet, les lettres patentes qui l'instituent et lui donnent la forme qu'elle a encore aujourd'hui, signées de Louis XIII et visiblement dictées par le cardinal de Richelieu, sont du mois de janvier 1635. Le parlement, il est vrai, par des motifs peu dignes de sa gravité, en différa la vérification et l'enregistrement de deux années, malgré les ordres du roi et les pressantes instances du cardinal. L'arrêt d'enregistrement est du 10 juillet 1637, avec cette jalouse et un peu puérile restriction: que ceux de ladite Académie ne connoîtront que de l'ornement, embellissement et augmentation de la langue françoise et des livres qui seront par eux faits, ou par autres personnes qui le désireront et voudront. Mais déjà l'Académie se réunissait régulièrement, et, parmi les travaux que lui avait prescrits le cardinal, s'occupait, avant tout, d'un dictionnaire de la langue française: Vaugelas en fut le premier rédacteur.
Six éditions de ce dictionnaire ont paru dans cet espace de deux cents ans, la plus féconde et la plus glorieuse époque de notre littérature, toutes successivement corrigées, remaniées, refondues même quelquefois après de longues et mûres délibérations, par des travailleurs d'un mérite souvent modeste, mais riches d'expérience et fins connaisseurs en fait de langue, auxquels s'adjoignaient plus fréquemment qu'on ne le pense, outre la Fontaine, le plus assidu des académiciens, un Corneille, un Boileau, un Racine, un Bossuet, et plus tard, les grands écrivains et les penseurs du dix-huitième siècle, Voltaire en tête, qui, de Ferney, avait toujours l'oeil sur l'Académie.
La première édition s'était fait longtemps attendre, puisqu'elle ne fut publiée que cinquante-neuf ans après la fondation de l'Académie, en 1694. Le public s'impatientait un peu de ce long retard; les envieux et les médisants affectaient de répandre que ce fameux dictionnaire ne paraîtrait jamais, ou, pour le moins, qu'une génération s'éteindrait encore avant qu'on en vît le premier exemplaire. Furetière, exclu de l'Académie pour avoir enrichi son propre dictionnaire de ce qu'il avait pu dérober à celui de ses confrères, ne manquait pas de propager ce bruit, et supputait malignement ce que coûtait déjà au roi en jetons, ou comme nous dirions maintenant, en droits de présence, chacune des lettres ébauchées. Dans l'Académie même quelques-uns semblaient douter que l'oeuvre arrivât jamais à un point de perfection qui permît d'en faire jouir le public. Plusieurs fois, en effet, le travail commencé, et déjà même imprimé en partie, avait été suspendu, puis repris et soumis à de nombreuses revisions: ceux-là seuls s'en étonneront qui ne savent pas ce qu'exige d'attention scrupuleuse, d'analyses fines et délicates, une pareille oeuvre, la première fois surtout qu'on l'entreprend, et qu'un dictionnaire n'est pas autre chose qu'un exact et minutieux inventaire de toutes les idées ou nuances d'idées que représentent les mots dans leur emploi simple ou dans leur emploi composé, dans leur sens naturel ou dans le sens figuré, et que souvent, pour découvrir la signification précise du terme en apparence le plus ordinaire, il faut creuser l'esprit humain jusque dans ses dernières profondeurs.
L'édition de 1694, si elle ne ferma pas la bouche aux envieux et aux médisants (car quel est le dictionnaire qui ne donne pas prise par quelque côté à la critique, et même à une très juste critique?), reçut pourtant du public le plus favorable accueil. Dédiée au roi Louis XIV, précédée d'une préface d'un style grave et simple, dans laquelle l'Académie expose brièvement les principes qu'elle a suivis, imprimée magnifiquement, mais dans le format in-folio, peu commode pour l'usage, elle prit immédiatement dans toutes les bibliothèques une place qu'elle n'a pas encore entièrement perdue, malgré tant d'éditions nouvelles. Les mots, au lieu de s'y succéder alphabétiquement et détachés les uns des autres, y sont rangés par racines; disposition plus savante, plus agréable au lecteur curieux de connaître l'histoire généalogique des mots, et d'en suivre jusqu'à nos jours les générations successives, celle peut-être qu'il aurait fallu garder, si les dictionnaires avaient ce qui s'appelle des lecteurs, mais trop gênante malheureusement pour le commun du public, qui se fâche, en ouvrant le dictionnaire, s'il ne tombe pas tout de suite sur le mot qu'il cherche. Aussi la première réforme que l'Académie fit elle-même à son dictionnaire, dès la seconde édition, pour obéir sans doute à une réclamation générale, fut-elle de substituer à l'ordre par racines l'ordre purement alphabétique, qu'elle n'a jamais abandonné depuis.
Cette seconde édition, qui ne parut qu'en 1718, vingt-quatre ans après celle de 1694, on peut dire que l'Académie y avait mis courageusement la main au moment même où elle venait d'achever et de publier la première. A la vérité, le privilège excessif qu'elle avait obtenu de jouir seule pendant vingt ans du droit de publier, sous telle forme que bon lui semblerait, un dictionnaire de la langue française, lui faisait-il un devoir de se presser, et de ne pas faire attendre trop longtemps au public une édition plus complète et plus commode de ce dictionnaire, auquel on prétendait le réduire. A cet égard Furetière, il faut l'avouer, avait pleinement raison contre l'Académie dans ses spirituels et satiriques factums. Tout monopole est odieux, mais queue singulière idée que celle de mettre en les mots d'une langue pour en faire une branche de commerce au profit exclusif d'un libraire chargé de faire imprimer et de vendre le dictionnaire officiel! Les mots d'une langue étant la propriété commune de ceux qui s'en servent, à leur fantaisie, pour parler ou pour écrire, le droit de recueillir ces mots et d'en former des dictionnaires est aussi le droit de tous, à la seule condition de ne pas prendre le travail d'autrui. Encore est-ce le cas d'appliquer cette sage maxime de Cicéron, qu'il ne faut pas être trop âpre à défendre son droit, et qu'il est souvent bon d'en abandonner quelque chose. Quel est l'auteur de dictionnaire qui ne se soit pas servi du dictionnaire de l'Académie française, et, par un juste retour, combien de fois l'Académie française, pour approcher le plus près possible de la perfection, n'a-t-elle pas fait son profit, sans plagiat de tout ce qu'elle trouvait, dans les autres dictionnaires, de corrections indiquées, d'oublis réparés, de leçons précieuses? Parmi ces dictionnaires qui lui ont été si utiles, l'Académie se plaît à nommer ici celui d'un savant confrère, M. Littré. Elle avait trop souvent consulté et mis à contribution cet immense et unique travail pour ne pas en appeler l'auteur dans son sein.
Deux éditions suivirent d'assez près, dans le dix-huitième siècle, l'édition de 1718, avec peu de changements, il est vrai, tant cette dernière édition, sans rien innover quant aux principes, avait amélioré et complété l'oeuvre des premiers académiciens, soit par l'addition de beaucoup de mots nouveaux et de locutions nouvelles, soit par un plus grand nombre d'exemples mieux choisis et mieux appropriés aux nuances d'idée qu'il s'agissait de faire sentir, soit enfin par des définitions plus exactes et plus claires. Déjà aussi dans la préface de cette édition de 1718, commencent à poindre les premiers signes d'un esprit nouveau. Le style en est plus spirituel, plus dégagé. Adressée au roi Louis XV, encore enfant, la dédicace, gracieuse et touchante dans sa forme, ne respire qu'amour de la paix et que sentiments d'humanité; on croirait y entendre comme un écho affaibli de la voix de Fénelon dans le Télémaque, ou de Massillon dans le Petit Carême.
Les deux éditions qui parurent successivement après celle-ci, à vingt ans environ l'une de l'autre, les éditions de 1740 et de 1762, se bornent à reproduire à peu près textuellement la préface de 1718, et les deux dictionnaires ne se distinguent guère eux-mêmes du précédent que par un nombre toujours croissant de locutions et de mots empruntés aux sciences, et devenus trop familiers, peut-être, aux écrivains, qui affectaient d'en surcharger leur style, aux hommes bien élevés et aux femmes du monde qui les introduisaient jusque dans le langage commun de la conversation. Corneille et Pascal, Racine et Bossuet, la Fontaine, Molière, Fénelon, avaient porté la langue française à sa perfection. Montesquieu, Buffon, J.-J. Rousseau, Voltaire, sans en altérer le fond, en avaient tiré mille formes nouvelles et heureuses; l'heure était venue peut-être, l'heure fatale, où l'on voudrait pouvoir dire au mouvement qui emporte et change tout, même en fait de langue: C'est assez.
De 1762 à l'époque où les Académies disparurent, avec la monarchie qui les avait fondées, sous la main implacable de la révolution, l'Académie française, fidèle à sa pacifique mission, n'avait pas cessé de préparer une cinquième édition de ce dictionnaire, toujours libéralement ouvert aux variations de l'usage, quoique toujours le même quant à l'esprit et aux principes. Le travail était prêt et n'attendait plus que la main de l'imprimeur lorsque l'Académie succomba. Chose bien digne de remarque! la Convention, qui, elle aussi, représentait alors la France et pouvait dire: l'État, c'est moi! devait faire pour le vieux dictionnaire de l'Académie ce que Louis XIV avait fait pour le dictionnaire naissant. Par une loi du premier jour complémentaire de l'an III (17 septembre 1795), la Convention aussitôt que le retour d'un peu d'ordre et de calme lui permit de penser à ces choses, en ordonna la réimpression avec les additions et corrections préparées.
C'est en exécution de cette loi que parut, en 1798, la cinquième édition du dictionnaire, précédée comme d'habitude d'une préface, mais d'une préface fortement empreinte de l'esprit du temps, pleine de prétention à la philosophie et à la profondeur, curieuse pourtant et encore bonne à lire, précisément parce qu'elle n'a rien de bien neuf ni de bien profond, et qu'elle ne reproduit guère, en ce qu'elle a de juste et de vrai, que les principes plus simplement exposés par les académiciens de 1694 et de 1718. N'ayant pu, d'ailleurs, passer sous les yeux de l'Académie, qui n'existait plus, et être soumise à son approbation, elle reste l'oeuvre toute personnelle de celui qui l'a faite. La critique en serait ici superflue. Si l'auteur reproche, en style du temps, à l'ancienne Académie ce qu'il appelle ses complaisances et ses flatteries pour les rois, on le lui pardonne d'autant plus aisément qu'il ne ménage pas les siennes à la république d'alors, et que, sous ce couvert, cette concession faite aux circonstances, reprenant un ton qui semble lui être plus naturel, il comble d'éloges cette même Académie, et va jusqu'à lui attribuer une part principale dans la fondation des institutions républicaines et démocratiques. L'important est que, littérairement parlant, l'auteur demeure fidèle à l'esprit de l'ancien dictionnaire et ne rompt pas, sous ce rapport, avec la tradition. Révolutionnaire par le tour un peu déclamatoire de ses phrases, il ne l'est pas par le fond de ses idées sur la langue, et il faut lui en savoir gré. Pas de pires révolutions que celles qui renversent le langage et pervertissent jusqu'au sens naturel des mots! Il y a déjà bien des siècles qu'un ancien en a fait la remarque et l'a dit éloquemment (1). On trouve seulement, à la fin de cette édition du dictionnaire, un court appendice, qui appartient encore à l'auteur de la préface, et dans lequel on a réuni ou relégué quelques mots et quelques façons de parler issus de la révolution, et dont beaucoup n'étaient pas destinés à lui survivre.
L'édition de 1835, la dernière qui ait paru jusqu'ici, est encore dans les mains du public, qui s'en sert depuis quarante-deux ans. Plusieurs des membres de l'Académie actuelle sont les successeurs immédiats de ceux auxquels on la doit. Tout le monde sait que la savante et ingénieuse préface qui ouvre le dictionnaire, est l'oeuvre de l'homme illustre que l'Académie avait alors pour secrétaire perpétuel, M. Villemain. L'Académie ne pouvait manquer de la reproduire à la tête de cette nouvelle édition. Qui aurait pu, en effet, se flatter de faire mieux, ou à quoi bon répéter, sous une forme moins agréable et moins parfaite, ce qui avait été si bien dit? Cette pensée conduisait naturellement à une autre. Pourquoi ne pas joindre à la préface de M. Villemain toutes les préfaces antérieures, et former de cet ensemble un curieux monument littéraire, une sorte d'histoire progressive de ce dictionnaire, toujours refait et jamais achevé tant que la langue française sera une langue vivante?
Mais en se décidant, après examen, à cette réimpression, l'Académie y a vu quelque chose de plus encore qu'une simple satisfaction de curiosité. A travers les variations de goût, d'esprit et de langage que l'Académie, dans le cours de deux siècles, a dû constater, recueillir, quelquefois subir, et dont la trace reste nécessairement empreinte dans un dictionnaire qui se renouvelle et ne finit jamais, il y a un point sur lequel l'Académie n'a pas varié: l'idée que, dès l'origine, elle s'était faite du dictionnaire, l'objet qu'elle se proposait d'atteindre en le composant, les limites dans lesquelles elle entendait le renfermer, les principes, en un mot, règle fondamentale de son oeuvre, et comme le moule dans lequel devait être jeté un travail destiné, à mesure qu'il se prolongerait, à être toujours nouveau quant aux détails, toujours le même quant à l'esprit et au but. Après deux siècles d'expérience on est en droit de l'affirmer aujourd'hui: C'est bien toujours le vieux dictionnaire de l'Académie qui se continue d'époque en époque, et sous toutes les dates, de Bossuet et de Racine à Voltaire, de Voltaire à Chateaubriand, de Richelieu à Louis XIV, de Louis XIV à la Convention, de la Convention jusqu'à nous; et lorsqu'on voit un corps qui a compté dans son sein, pendant le cours de deux cents ans, tant d'hommes de mérite et tant d'hommes illustres, s'attacher à la même tradition, persévérer dans les mêmes principes, n'est-il pas d'une certitude à peu près absolue que ces principes sont les plus sages et les meilleurs possibles, et que c'est par leur constante et religieuse application qu'il a été permis de considérer le dictionnaire de l'Académie comme le répertoire authentique de la langue française?
Or, ces règles et ces principes essentiels, il est facile de les résumer en quelques lignes, sans vouloir d'ailleurs en faire un code dont l'observation serait imposée aux dictionnaires de tous les genres, tous bons, tous utiles, et qui, ayant leur objet propre, peuvent très bien aussi avoir leurs lois particulières. Quelque libre, grâce au ciel, que soit aujourd'hui la concurrence en cette matière, le dictionnaire de l'Académie a toujours eu, néanmoins, et aura toujours une sorte de caractère officiel qui le distingue des autres et qu'il fallait, par cela même, définir dès le commencement, et restreindre dans ses justes bornes, de peur qu'un simple droit de patronage officieux ne prît, aux yeux du public, l'apparence d'une tyrannie ridicule.
Jamais donc l'Académie française, pas même celle qui était la fille directe du cardinal de Richelieu et la protégée de Louis XIV, n'a prétendu exercer sur la langue un droit de souveraineté et d'empire; jamais elle ne s'est arrogé un vain pouvoir législatif sur les mots qu'elle reçoit tout faits du public qui parle bien et des auteurs qui écrivent purement. Elle n'en crée pas de nouveaux à sa fantaisie; elle n'en bannit aucun de ceux qu'un usage reconnu et constant autorise: ce sont les propres termes de la préface de 1694. Il y a, il est vrai, un bon et un mauvais usage: c'est un fait que personne ne conteste. Les uns parlent et écrivent bien, les autres écrivent et parlent mal. Chaque profession a son jargon, chaque famille, et presque chaque individu, ce qu'avec un peu d'exagération on pourrait appeler son patois. En réalité, le bon usage est l'usage véritable puisque le mauvais n'est que la corruption de celui qui est bon. C'est donc au bon usage que s'arrête l'Académie, soit qu'elle l'observe et le saisisse dans les conversations et dans le commerce ordinaire de la vie, soit qu'elle le constate et le prenne dans les livres: familier, populaire même, dans le premier cas; propre à tous les genres de style, depuis le plus élevé jusqu'au plus simple, dans le second.
A cette distinction fondamentale en succède une autre. L'Académie ne recueille et n'enregistre que les mots de la langue ordinaire et commune, de celle que tout le monde, ou presque tout le monde, entend, parle, écrit. Les mots qui appartiennent aux connaissances spéciales, quelles qu'elles soient, l'Académie les renvoie aux dictionnaires spéciaux. Son dictionnaire n'est ni un dictionnaire de science, d'art, et de métier; ni un dictionnaire de géographie, d'histoire, de mythologie. Les mots que l'Académie puise à ces sources sont ceux qu'un usage plus fréquent a introduits dans le langage commun, et dont le nombre augmente naturellement à mesure que les connaissances elles-mêmes se propagent et entrent dans le patrimoine de tous. La mythologie, l'histoire, en fournissent beaucoup de ce genre, quelques-uns déjà de vieille date. Ainsi on dit un Hercule pour désigner un homme très fort: à ce titre, le mot Hercule entrera dans le dictionnaire. On dit tomber de Charybde en Scylla pour exprimer l'accident assez commun de ceux qui, voulant éviter un mal qui les menace, tombent dans un mal pire. Charybde et Scylla passeront des dictionnaires de mythologie dans le dictionnaire de l'Académie française. Un Caton est devenu le surnom commun de tous les hommes d'une vertu rigide, un César celui de tous les grands capitaines; César et Caton sont ainsi devenus des mots de la langue commune.
En ce qui concerne les termes propres aux sciences et aux diverses branches des arts et métiers, la question était plus délicate, ou semblait l'être. Quels termes ont plus besoin d'être expliqués et définis que ceux-là? Furetière, qui en avait fait la richesse particulière de son dictionnaire universel, reprochait vivement à l'Académie de ne leur avoir pas donné une entrée de droit dans le sien; ils n'y figuraient effectivement, et ne figurent encore dans les éditions plus récentes, qu'après avoir reçu de l'usage commun leurs lettres de bourgeoisie. L'Académie de 1694 avait-elle eu tort de s'imposer cette limite? Le temps s'est chargé de la justifier, car ce sont précisément ces termes de science, tombés promptement en désuétude avec la science même d'alors, qui ont entraîné dans leur chute le dictionnaire de Furetière, tandis que, grâce à la prudente réserve de l'Académie, son dictionnaire, avec bien peu de changements, a pu suivre les progrès incessants de la science, et rester ouvert aux termes nouveaux qu'une science, qui ne s'arrête jamais, enfante et popularise tous les jours. Critique à part, qui ne sait combien la langue des sciences a changé de fois depuis deux cents ans, et combien elle change et varie encore au gré presque de tous ceux qui la parlent ou qui l'écrivent?
Les mots admis, la question était de les définir, ou d'en déterminer avec le plus de précision et de clarté possible la signification et la valeur, en les suivant depuis leur sens propre et naturel jusque dans leurs acceptions les plus variées; tâche de toutes la plus difficile et la plus ingrate, car de pareilles définitions, soit qu'on essaye de les faire avec de simples synonymes, c'est-à-dire avec des à peu près, soit qu'on les enferme dans de courtes phrases, demeurent toujours incomplètes par la force même des choses, quelque soin qu'on y apporte. Il n'y a pas de synonymes à proprement parler; un terme n'est jamais l'équivalent absolu d'un autre terme: l'Académie en a constamment averti le public; et le sens des mots reçoit des mille emplois qu'on en fait, quelquefois de la manière seule dont on les prononce, tant de nuances différentes, qu'aucune définition ne saurait parvenir à les embrasser toutes.
C'est par des exemples nombreux et bien choisis que l'Académie, depuis qu'elle s'occupe du dictionnaire, s'est efforcée de remédier à cette nécessaire insuffisance des définitions. Les exemples, en plaçant successivement un mot sous tous ses jours, corrigent et rectifient ce que la définition a d'incertain et de trop vague dans ses termes généraux, et conduisent, en quelque sorte, naturellement l'esprit d'un sens au sens voisin par une gradation insensible. À un coup d'oeil superficiel, on serait tenté de croire peut-être que l'Académie multiplie trop les exemples, tant ils semblent quelquefois différer peu les uns des autres; un examen plus attentif fait revenir vite de cette erreur. Les exemples sont la vraie richesse et la partie la plus utile du dictionnaire. C'est là qu'avec un peu de patience le lecteur est toujours sûr de trouver ce qu'il cherche, soit qu'il ait des doutes sur la justesse et la propriété d'un terme, soit que le sens même d'une expression lui échappe.
Cette question en amenait une autre sur laquelle les premiers académiciens avaient à se décider immédiatement, et qu'ils ont en effet résolue une fois pour toutes. L'Académie, ayant besoin de tant et de si divers exemples, devait-elle les imaginer et les faire elle-même, ou se contenter de les choisir et de les prendre dans les meilleurs auteurs et dans les livres les plus répandus? L'Académie de 1694 s'est arrêtée au premier parti, qu'ont toujours suivi ses successeurs, considérant, d'une part, que s'il fallait tirer les exemples des livres les plus en renom, les académiciens seraient souvent obligés de se citer eux-mêmes, ce qui serait contraire à la modestie: Corneille, Boileau, Racine et Bossuet étaient alors de l'Académie! et, de l'autre, qu'en faisant eux-mêmes les exemples, les rédacteurs du dictionnaire, uniquement préoccupés du soin de faire bien sentir la signification du mot, seraient plus sûrs de le placer à l'endroit où ce sens particulier se distinguerait le mieux.
Deux grandes difficultés restaient encore: l'une de déterminer quelle règle on observerait pour l'orthographe, question déjà très contestée en 1694 entre les novateurs d'alors et les rigides défenseurs des vieilles formes; l'autre de savoir si l'on essayerait d'indiquer la bonne prononciation des mots comme on en indiquait le bon choix et le bon usage.
Sur ces deux points encore la vieille Académie a posé, dès le commencement, des principes qui ont fait loi pour ses successeurs.
On n'apprend pas la prononciation dans un dictionnaire; on ne l'y apprendrait que mal, quelque peine qu'on se donnât pour la représenter aux yeux. Les signes propres manquent ordinairement pour l'exprimer, et les signes qu'on inventerait pour les remplacer seraient le plus souvent trompeurs. La bonne prononciation, c'est dans la compagnie des gens bien élevés, des honnêtes gens, comme on disait autrefois, qu'il faut s'y façonner et s'en faire une habitude. Quant aux étrangers, ils ne l'apprendront qu'en parlant la langue dont ils veulent se rendre l'usage familier avec ceux qui la parlent de naissance et qui la parlent bien.
On a souvent proposé, il est vrai, et on proposait déjà en 1694, de régler l'orthographe sur la prononciation, tout au moins de la rapprocher de la prononciation le plus possible, d'en faire une sorte de prononciation sensible à l'oeil. Rien de plus séduisant au premier aspect qu'une pareille idée; rien de plus chimérique à un sérieux examen. Cette réforme radicale de l'orthographe, qui donc aurait le droit de l'imposer à tous, ou assez de crédit pour la faire universellement adopter? qui oserait se croire autorisé à porter un pareil trouble dans les habitudes de ceux qui lisent et qui écrivent? L'orthographe et la prononciation sont deux choses essentiellement distinctes; elles n'ont ni la même origine ni le même but. L'orthographe est pour les yeux, la prononciation pour l'oreille. L'orthographe est la forme visible et durable des mots; la prononciation n'en est que l'expression articulée, que l'accent qui varie selon les temps, les lieux et les personnes. L'orthographe conserve toujours un caractère et une physionomie de famille qui rattachent les mots à leur origine et les rappellent à leur vrai sens, que la prononciation ne tend que trop souvent à dénaturer et à corrompre. Une révolution d'orthographe serait toute une révolution littéraire; nos plus grands écrivains n'y survivraient pas. C'est Bossuet qui l'a dit dans une note qu'il adressait à l'Académie précisément sur ce sujet de petite apparence, et de grande conséquence en réalité; note précieuse qu'un savant chercheur (1) a récemment retrouvée et publiée, et qui tranche en quelques mots la question. « Il ne faut pas souffrir, dit Bossuet, une fausse règle qu'on a voulu introduire d'écrire comme on prononce, parce qu'en voulant instruire les étrangers et leur faciliter la prononciation de notre langue, on la fait méconnaître aux Français mêmes.... On ne lit point lettre à lettre, mais la figure entière du mot fait son impression tout ensemble sur l'oeil et sur l'esprit, de sorte que, quand cette figure est changée considérablement tout à coup, les mots ont perdu les traits qui les rendent reconnaissables à la vue, et les yeux ne sont pas contents. »
Que faire donc? S'obstiner immuablement dans la vieille orthographe, n'y admettre aucun changement, écrire, malgré tout le monde, une debte, un debvoir? autre excès que ne repousse pas moins le bon sens de Bossuet. Ici encore l'usage fera la loi, l'usage qui tend toujours à simplifier, et auquel il faut céder, mais lentement et comme à regret. Suivre l'usage constant de ceux qui savent écrire, telle est la règle que propose Bossuet; et c'est conformément à cette règle que l'orthographe s'est modifiée peu à peu dans les éditions successives du dictionnaire, et que de nouvelles mais rares modifications ont encore été introduites dans celle qui parait aujourd'hui.
Le dictionnaire de 1835, quoique soumis dans ses détails à une savante et complète revision, n'avait rien changé à l'ensemble des principes dont on vient de retracer le tableau; le dictionnaire de 1877 n'y change rien non plus. L'Académie le déclare expressément: ce n'est pas un nouveau dictionnaire qu'elle a entendu faire et qu'elle publie, mais une nouvelle édition du dictionnaire traditionnel, avec toutes les corrections, il est vrai, toutes les additions qu'elle a jugées nécessaires, ou qu'elle a crues bonnes et utiles. Un dictionnaire, on ne saurait trop le redire, n'est jamais une oeuvre parfaite. Des oublis et des omissions, il y en a toujours. On en avait relevé dans le dictionnaire de 1835, on en relèvera dans celui-ci. Les moeurs et les habitudes se modifient; les arts et les sciences ont leurs glorieuses révolutions, la politique aussi a les siennes; depuis 1835 combien la face du monde n'a-t-elle pas changé sous l'influence de ces causes diverses, et comment la langue, à son tour, n'en aurait-elle pas été modifiée! Que de mots nouveaux ont dû être introduits pour exprimer tant de choses nouvelles!
Aussi dès l'année 1862, une proposition était-elle faite dans le sein de l'Académie pour mettre à l'étude une septième édition du dictionnaire de l'usage. Ajournée d'abord, reprise et ajournée plusieurs fois, l'Académie l'adoptait enfin en 1867. Une commission était nommée pour préparer le travail, et M. Prevost-Paradol, douloureux souvenir! était choisi pour être le rapporteur de cette commission. Au mois de janvier 1868, l'Académie ouvrait la discussion sur les épreuves de la première feuille; elle donnait le bon à tirer de la dernière au mois de mars 1877: c'est donc un travail de neuf ans que l'Académie présente au public; un travail qui a fixé toute son attention pendant cet espace de temps, et occupé de longues séances au milieu même des cruelles émotions de la guerre de 1870 et du siège de Paris.
Peu de mots suffiront pour faire connaître les avantages de cette septième édition. Comme pour l'édition précédente, l'impression en a été confiée à cette maison Didot, héritière des savantes traditions des Estienne, des Vascosan, des Plantin, et l'honneur de l'imprimerie française. C'est assez répondre de la correction du texte. Le nombre des pages semble à peu près le même dans l'édition de 1835 et dans celle-ci, ce qui n'empêche pas, si l'on veut compter les lignes, que la nouvelle édition n'en contienne vingt-huit mille de plus, et davantage peut-être, à raison de la hauteur plus considérable des pages. On est arrivé ainsi à une augmentation de cent trente pages environ, vaste espace ouvert, comme on le voit, aux additions de tous genres que l'Académie n'a pas marchandées à l'usage actuel, toutes les fois que cet usage lui a paru fondé en raison et destiné à survivre aux circonstances du moment. Le champ reste libre d'ailleurs, est-il nécessaire de le dire? aux créations du génie et du talent. La porte n'est jamais fermée aux expressions neuves et aux tours hardis qu'une inspiration heureuse peut tout à coup faire naître sous une main habile et savante. Tous les jours les mots anciens eux-mêmes reçoivent de l'art qui les combine et qui les rapproche une lumière ou une énergie nouvelle. On multiplierait à l'infini les dictionnaires, qu'une infinie liberté d'inventer et de produire n'en resterait pas moins à la chaleur de la composition et de la parole.
L'Académie, il est peut-être bon encore d'en prévenir le public, en prenant l'usage pour règle, n'entend pas le restreindre à l'usage du jour actuel, de l'heure présente, comme pouvaient le faire les contemporains de nos premiers classiques, lorsque la langue et la littérature ne faisaient que commencer à prendre une forme fixe. L'usage n'avait pas alors un passé solide; il en a un aujourd'hui dont il faut tenir compte. Un mot n'est pas mort parce que nous ne l'employons plus, s'il vit dans les oeuvres d'un Molière, d'un la Fontaine, d'un Pascal, dans les lettres d'une madame de Sévigné, ou dans les mémoires d'un Saint-Simon. Montesquieu, J.-J. Rousseau, Voltaire lui-même, en offrent que nous avons délaissés, mais qui n'en font pas moins partie des meilleures et des plus durables richesses de notre langue. L'usage, en un mot, tel que le comprend l'Académie, embrasse les trois grands siècles qui ont marqué notre littérature d'une si forte empreinte, le dix-septième, le dix-huitième et le nôtre. Combien de fois, depuis quelques années surtout, a-t-on vu un mot que l'on croyait vieilli et presque éteint, renaître plus jeune! On ne parlait plus guère, il y a soixante ans, que la langue de Voltaire. De nos jours, la langue du dix-septième siècle a repris une juste faveur; ceux mêmes qui ne l'écrivent pas, l'admirent. Dans beaucoup de cas l'injurieuse mention, il a vieilli, a été rayée dans le dictionnaire nouveau par justice et non par un puéril goût d'archaïsme.
Bien loin, d'ailleurs, de faire un mauvais accueil aux mots de création nouvelle, l'Académie leur a ouvert les portes toutes grandes, vérification faite de leurs titres, et n'en a pas introduit moins de deux mille deux cents dans son dictionnaire: mots de toute sorte, les uns appartenant à l'usage ordinaire et dont plusieurs n'ont été omis, sans doute, dans le dictionnaire de 1835 que par oubli, inconvenance, par exemple; les autres qui sont des termes nouveaux de philosophie, d'archéologie, de philologie, ou des expressions empruntées à l'économie politique, à l'industrie, à l'agriculture. La liste de ces mots, qu'une étude plus approfondie ou une connaissance plus généralement répandue des choses qu'ils expriment a fait passer dans le langage commun, serait longue. La politique aussi, on le pense bien, en a fourni beaucoup: absolutisme, décentralisation, égalitaire, émeutier, fédéralisme, fédéraliste, humanitaire, socialisme, et tant d'autres auxquels, non sans scrupule quelquefois, il a fallu reconnaître le droit au dictionnaire. Naturellement la part des sciences et des inventions nouvelles a été grande dans les deux mille mots ajoutés. Les chemins de fer, la navigation à vapeur, le télégraphe électrique ont fait irruption dans notre bon vieux français, avec leurs dénomination d'une forme souvent bizarre ou étrangère; force a été d'admettre: un télégramme, un steamer, un tunnel, des tramways: l'ombre de nos prédécesseurs a dû plus d'une fois en frémir. L'Académie a pris un soin tout particulier des mots de science, et s'est attachée à en donner des définitions aussi exactes que claires. Si elle y a réussi, comme elle a lieu de l'espérer, le mérite en reviendra à ceux de ses membres qu'elle a pris à son illustre soeur, l'Académie des sciences, laquelle sans doute voudra bien se reconnaître elle-même dans la rédaction de ces articles et n'y trouvera plus rien à redire.
L'Académie, il le fallait bien, a eu aussi ses sévérités. Parmi les mots de formation récente elle a exclu sans pitié ceux qui lui ont paru mal composés, contraires à l'analogie et au génie de la langue. Trop souvent on ne forge un mot nouveau que pour ne pas se donner la peine de chercher le mot ancien qui valait mieux. On ne crée un terme général et vague, qui s'applique à toutes les nuances d'une idée, que pour ne pas démêler la nuance dont il s'agit et lui appliquer le mot propre: c'est le cas, l'Académie l'a cru du moins, de ce terme qu'un fréquent et déjà long usage n'a pu cependant lui faire adopter, celui d'actualité. Peut-on dire un vapeur pour un bateau à vapeur? L'Académie ne l'a pas pensé. Si l'usage persiste, ce sera à l'Académie du siècle qui vient à voir ce qu'elle aura à faire. Il n'est pas probable qu'un tableau réussi trouve jamais grâce devant une Académie française: la faute de français blesse trop la grammaire et l'oreille; réussir n'a jamais été qu'un verbe neutre. On voit à peu près, par ces exemples, quel esprit a dirigé l'Académie dans le discernement qu'elle a fait du bon et du mauvais usage.
Outre les additions de mots nouveaux et de locutions nouvelles, mille changements ont été faits dans l'intérieur même des articles qu'il serait impossible d'énumérer ici. Des articles entiers ont été remaniés d'un bout à l'autre, les articles relatifs, par exemple, aux prépositions A et De. L'Académie, au contraire, a été très sobre de retranchements; trois cents mots, environ, ont disparu, et un nombre, il est vrai, plus grand de locutions tout à fait vieillies, de proverbes passés d'usage et qu'un tour spirituel et fin ne recommandait pas à l'indulgence des juges.
Peu de changements ont été apportés dans l'orthographe. S'il y a un point sur lequel l'Académie ait cru devoir garder une grande réserve, c'est celui-là. Les innovations qu'elle s'est permises se bornent, en général, aux retranchements de quelques lettres doubles, consonnance, par exemple, qu'elle écrit par une seule n, consonance. Dans les mots tirés du grec, elle supprime presque toujours une des lettres étymologiques quand cette lettre ne se prononce pas; elle écrit: phtisie, rythme, et non phthisie, rhythme. L'accent aigu est remplacé par l'accent grave dans les mots: piège, siège, collège, et dans les mots analogues. L'accent grave prend aussi la place de l'ancien tréma dans les mots poème, poète, etc. Dans beaucoup de mots composés de deux autres que l'usage a réunis, le trait d'union a été supprimé comme désormais inutile.
La prononciation a peu occupé l'Académie. On ne la trouvera indiquée que dans un petit nombre de cas. L'Académie persiste à croire, avec ses prédécesseurs, que le seul moyen d'apprendre la bonne prononciation est d'écouter ceux qui prononcent bien et de s'habituer à prononcer comme eux.
On n'est entré dans ces détails, un peu longs peut-être, que pour faire voir combien l'Académie a eu à coeur de remplir dignement, à son tour, la mission que depuis deux siècles se sont passée de main en main ses illustres prédécesseurs, et au-dessus de laquelle ne se sont jamais crus les plus fameux d'entre eux! Ce n'est pourtant pas une oeuvre bien glorieuse qu'un dictionnaire, surtout un dictionnaire fait en commun; c'est une oeuvre éminemment utile, et d'autant plus méritoire sans doute qu'aucune gloire personnelle n'y est attachée. Tout ce que le dictionnaire de l'Académie pouvait faire de bien il l'a fait. Il n'a pas, il est vrai, fixé la langue; fixer une langue, c'est impossible! Il l'a contenue, modérée, réglée dans ses changements. Il ne l'a pas polie dans le sens un peu despotique que le cardinal de Richelieu attachait à ce mot; les langues ne se polissent pas par contrainte et de vive force. De bonnes leçons et de bons exemples, c'est tout ce que l'on pouvait raisonnablement demander à l'Académie, et ce que l'Académie n'a jamais refusé. Il ne lui appartenait pas de traiter la langue en sujette; contre une pareille prétention la révolte eût été générale. L'Académie n'a fait qu'un dictionnaire, et un dictionnaire est le moins impérieux des maîtres; s'y soumet qui veut. S'il se fait obéir c'est en obéissant tout le premier, quoique avec mesure et discrétion. Il n'invente pas, il choisit; il cède beaucoup au public pour que le public lui cède quelque chose. Sans doute c'est à ce juste tempérament entre une complaisance qui livrerait tout à la fureur d'innover et une résistance aveugle qui n'accorderait rien au cours inévitable des choses, que le dictionnaire de l'Académie a dû cette autorité, déjà vieille de deux siècles, qu'on ne lui conteste plus et qu'il conservera, on peut le croire, tant que l'Académie elle-même, la seule de nos anciennes institutions qui demeure debout au milieu de tant de ruines, ne changera pas de méthode et d'esprit.

Avant de finir, l'Académie se fait un plaisir de consigner ici les remerciements qu'elle doit au zélé et savant auxiliaire qui a tant aidé la commission du dictionnaire dans ses travaux préparatoires, M. Léo Joubert.


[Page IV] (1) Thucydide.

[Page VIII] (1) M. Marty-Laveaux.



Dictionnaire de l'Académie française

Préface de la huitième édition (1932)

PRÉFACE
QUATRE rééditions du Dictionnaire de l'Académie, publié pour la première fois en 1694, ont paru au XVIIIe siècle, deux seulement au XIXe. La dernière date de 1877. Il y a donc plus d'un demi-siècle que la Compagnie n'a présenté une forme nouvelle de son oeuvre. Il serait injuste de la taxer d'indifférence à l'égard de la principale des obligations que lui a imposées son illustre fondateur. Durant cette longue période, et sans en excepter les années de la grande guerre, le travail de la Commission du Dictionnaire et celui de l'Académie réunie en séance n'ont jamais été interrompus. La vérité est que, vers la fin du XIXe siècle, époque où l'on aurait pu s'attendre à la publication d'une nouvelle édition, l'Académie a dû faire face à une tâche que ses prédécesseurs avaient dans doute connue, mais que des circonstances particulières rendaient singulièrement plus ample et plus délicate.
Sans songer à adopter le système encyclopédique de Furetière, « l'Académie, lit-on dans la Préface de la première édition, en bannissant de son Dictionnaire les termes des Arts et des Sciences, n'a pas creu devoir estendre cette exclusion jusques sur ceux qui sont devenus fort communs, ou qui, ayant passé dans le discours ordinaire, ont formé des façons de parler figurées ». L'infiltration dans l'usage commun de ces termes spéciaux, très lente d'abord, s'accéléra forcément à partir du XVIIIe siècle, à mesure que le goût des sciences se répandait dans la société. Aussi n'est-on pas étonné de lire dans la Préface de l'édition de 1762: « Nous avons donc cru devoir admettre dans cette nouvelle Édition les termes élémentaires des Sciences, des Arts, et même ceux des Métiers qu'un homme de lettres est dans le cas de trouver dans des ouvrages où l'on ne traite pas expressément des matières auxquelles ces termes appartiennent. » Et un peu plus d'un siècle après, en 1877, l'Académie acceptait l'introduction dans son Dictionnaire de plus de 2 000 mots nouveaux, dont presque tous étaient de provenance scientifique ou technique.
Aux dernières années du XIXe siècle, quand l'Académie s'occupa de préparer une nouvelle édition de son Dictionnaire, elle se trouva en présence d'une brusque pénétration des vocabulaires des Sciences et des Arts dans le parler de tous qui, depuis, ne devait plus cesser de s'enfler démesurément d'année en année. Non seulement les sciences déjà constituées se renouvelèrent, mais d'autres prirent naissance, comportant en bien des cas des applications à l'industrie. D'autre part, de notables transformations s'opéraient dans l'ordre économique, social et politique. De là un grand nombre de mots nouveaux aussitôt vulgarisés par la conversation, par la presse et par l'école. Quel adolescent de nos jours ne connaît pas par leur nom les différentes pièces d'une automobile? De quel artisan, de quel paysan de France restent ignorés des termes tels que microbe, sanatorium, otite, diphtérie, hydravion, commutateur, carburateur, court-circuit?
Mais, dans cet afflux de vocables nouveaux, il en est beaucoup dont l'existence ne peut être qu'éphémère. Les uns disparaîtront avec les objets, eux-mêmes éphémères, qu'ils représentent; d'autres, qui se sentent de l'improvisation, seront remplacés par des dénominations plus exactes; d'autres enfin ne dépasseront pas le domaine où ils sont nés et, n'étant compris et employés que par des initiés, n'ont point chance de pénétrer dans l'usage commun. C'est ce départ qu'a essayé de faire l'Académie dans la préparation de cette nouvelle édition. Travail minutieux, qui ne pouvait être exécuté à la hâte, et qui exigeait un double effort d'adaptation au mouvement moderne et de prudence avisée.

La liste des termes nouveaux jugés dignes d'être admis une fois dressée, il restait à en donner une définition claire et précise. Pour la plupart d'entre eux, l'Académie a sollicité l'avis des autres classes de l'Institut, ou de spécialistes d'une compétence indiscutable.
Ce travail des définitions, l'Académie ne l'a pas limité aux acquisitions récentes du vocabulaire. Elle l'a étendu à un très grand nombre de mots que l'édition de 1877 avait laissés définis d'une façon imparfaite. Celle-ci, comme les éditions précédentes, indique trop souvent la signification d'un mot par le procédé de la synonymie. Ce n'est pas que les auteurs du Dictionnaire aient jamais admis l'existence de synonymes parfaits; ils s'en sont maintes fois défendus; mais ils ont cru pouvoir laisser à chacun le soin de choisir entre divers équivalents d'un même terme. L'Académie a pensé qu'il lui appartenait de noter aussi exactement que possible les nuances, parfois presque insaisissables, qui, entre deux mots, déterminent la préférence d'un homme de goût. Elle n'a pas cru pouvoir maintenir dans l'édition de 1931 certaines définitions de l'édition de 1877, telles que « Affront, Injure, outrage; Blâmer, Improuver, reprendre, condamner; Chagrin (nom), Peine, affliction, déplaisir; Chagrin (adj.), Mélancolique, triste, de fâcheuse, de mauvaise humeur. » Une idée générale qui leur est commune apparente sans doute les différents termes de ces séries; mais chacun garde son sens particulier. L'Académie s'est efforcée de rectifier toute définition imprécise, et ç'a été une partie importante de son travail.

S'il était indispensable d'enregistrer des façons de parler, qui, bien que formées de fraîche date, sont déjà familières à tout le monde, il ne l'était pas moins de faire disparaître celles qui, depuis 1877, sont tombées en désuétude, soit par le caprice de la mode, soit parce qu'elles représentaient des objets périmés ou des idées qui n'ont plus cours. Qui regrettera l'absence dans le Dictionnaire de l'Académie d'apocrisiaire, abluer, brouetteur, carabinade, carnosité, champarter, computiste, congiaire, délitescence, échansonnerie, escopetterie, excusation, etc.? De même en a-t-il été pour un certain nombre d'expressions figurées ou proverbiales qui aujourd'hui ne seraient plus comprises de personne. Qui emploie, de nos jours, qui même comprend: Faire ses caravanes, Il a bien des chambres à louer dans la tête, Il ressemble aux bahutiers, Voilà un enfant bien difficile à baptiser, Après bon vin bon cheval, Brebis comptées, le loup les mange, Observer les longues et les brèves? L'Académie a grand souci de ne pas appauvrir la langue et de lui conserver ses qualités de saveur et de pittoresque: toutefois elle a dû, - quoique souvent à regret, - rayer des expressions qui, sorties de l'usage, n'appartiennent plus qu'à l'histoire de la langue.

En ce qui concerne les noms propres, historiques, mythologiques, et les désignations géographiques, elle a cru devoir se conformer rigoureusement à une règle établie déjà par les éditions précédentes, mais qui s'y trouve imparfaitement appliquée. En vertu de cette règle, ces noms et désignations n'ont place dans le Dictionnaire que si l'usage figuré en a fait de véritables noms communs ou adjectifs exprimant telle ou telle qualité, comme lorsqu'on dit: C'est un hercule, II est gaulois dans ses propos, Une réponse normande. Elle a donc supprimé un certain nombre de mots maintenus dans l'édition de 1877, tels que Argonautes, Capitole, Hélicon, Borée, Chaldéen, Étrusque, Basque, etc., auxquels il faut joindre les noms de constellations. Pour tous ces mots elle renvoie aux dictionnaires spéciaux. Elle a cru toutefois faire une exception pour certains termes flottant entre la catégorie des noms propres et celle des noms communs, comme Coran, Décalogue, et en particulier pour les désignations de congrégations religieuses dont elle n'a mentionné que les plus connues.

Pour ce qui est des termes grammaticaux, l'Académie ne pouvait manquer d'adopter la nomenclature employée depuis 1910 dans toutes les écoles de France. Aussi bien la terminologie de l'édition de 1877, qui n'est autre que celle de la célèbre grammaire de Noël et Chapsal, laissait à désirer en certaines de ses parties. Ainsi, pour désigner les êtres et les choses, elle usait de deux termes: noms et substantifs. Outre qu'il est d'une mauvaise méthode d'employer une double dénomination pour une seule catégorie de mots, il faut convenir que, quelque définition qu'on donne du terme substantif, aucune n'est accessible à l'intelligence des enfants. Dans la catégorie des verbes, le terme de verbe actif s'appliquait à deux faits grammaticaux d'ordre différent. Il s'opposait clairement à verbe passif, mais obscurément à verbe neutre. Ce mot neutre lui-même, très compréhensible quand il s'agit du genre des noms et des adjectifs, cesse de l'être quand il s'agit du verbe, et aucune des définitions qu'on en donne n'est satisfaisante.
C'est en accord avec la nomenclature nouvelle que l'Académie a remplacé, en tête de chacun des articles concernant les êtres et les choses, substantif (s.) par nom (n.), et dans les articles concernant les verbes, verbe actif (v. a.), verbe neutre (v. n.) par verbe transitif (v. tr.), verbe intransitif (v. intr.). Elle a substitué la dénomination complément à celle de régime et celles de passé simple, passé composé à celles de passé défini, passé indéfini. Le terme de gérondif, que l'on rencontre sans cesse dans les grammaires françaises du XVIIe et du XVIIIe siècle, figurait encore dans l'édition de 1835 qui le définissait très justement « Espèce de participe indéclinable auquel on joint souvent la préposition En », et dont elle donnait comme exemples: En allant, En faisant. L'édition de 1877 déclare abusif l'emploi de ce terme dans la grammaire française. Mais peut-on admettre que dans En forgeant on devient forgeron, qui est l'exact équivalent du latin Fabricando fit faber, En forgeant soit un participe présent? L'Académie a cru devoir employer de nouveau ce terme, suivant son ancienne définition.
Les éditions précédentes, d'après les théories grammaticales du XVIIIe siècle, divisaient les articles consacrés aux verbes en trois parties: forme active, forme pronominale, participe passé. Il importait de renoncer à cette méthode périmée, qui avait en outre l'inconvénient de provoquer des redites. Il s'est blessé, quand on le compare à Il l'a blessé, n'offre aucune particularité de sens: tout verbe transitif peut s'employer à la voix pronominale du moment que l'action, au lieu de porter sur une personne ou sur une chose étrangère au sujet, porte sur le sujet lui-même. Il n'en est pas ainsi quand on dit: Je m'en vais, Je m'évanouis, Je me suis aperçu d'une chose, Madame se meurt. Ici la forme pronominale exige un examen particulier. En ce qui concerne les participes passés, en quoi chanté, lu, pris ont-ils à retenir notre attention? Ceux-là seuls méritent d'être signalés qui ont une valeur verbale spéciale ou sont devenus par l'usage adjectifs ou noms. On a donc supprimé dans chacun des articles consacrés à des verbes tout ce qui n'est pas vraiment caractéristique au point de vue de la forme pronominale et du participe passé.
Pour éclairer les définitions, le Dictionnaire, dans ses éditions successives, a multiplié les exemples destinés à montrer par des contextes variés les différents emplois syntaxiques du mot défini. Un assez grand nombre de ces exemples ont vieilli: on les a remplacés par des phrases d'un tour plus moderne. Souvent aussi, le nombre des exemples a été jugé excessif; on l'a diminué pour ne garder que ceux qu'on estimait essentiels.
Enfin des remaniements d'articles ont été opérés chaque fois qu'on a cru indispensable de donner aux différentes acceptions un ordre plus clair ou plus méthodique.

L'Académie, qui ne cesse de rappeler qu'elle ne prétend ni régenter le vocabulaire, ni légiférer en matière de syntaxe, ne se reconnaît pas davantage le droit de réformer l'orthographe. Non certes qu'elle professe un attachement irraisonné et aveugle pour le système graphique institué par les premiers auteurs du Dictionnaire. Lorsqu'en 1637 la Compagnie décida de composer un « trésor » de la langue française, entre les deux manières en usage alors d'écrire les mots, elle choisit la plus savante, la plus compliquée, celle qui pouvait intéresser seulement les lettrés du temps. Par la suite, elle s'aperçut de son erreur, car lorsqu'il s'agit de préparer la quatrième édition, celle qui parut en 1762, l'abbé d'Olivet fut chargé de simplifier cette orthographe pédantesque et de débarrasser les mots des lettres superflues dont on les avait encombrés par souci d'indiquer leur étymologie latine. Sur les 18 000 mots que contenait le Dictionnaire, 8 000 environ furent touchés par la réforme de l'abbé d'Olivet. Mais l'Académie, dans les éditions suivantes, se refusa à pousser plus loin la réforme. Depuis lors, la tradition orthographique s'est établie, et, en dépit de ses imperfections, s'est imposée à l'usage. C'est d'après elle qu'ont été imprimés des milliers de livres, qui ont répandu dans l'univers entier l'admiration pour les chefs-d'oeuvre de notre littérature. La bouleverser serait, pour un bien mince profit, troubler des habitudes séculaires, jeter le désarroi dans les esprits. L'Académie se serait fait un scrupule de substituer à un usage, qui a donné des preuves si éclatantes de sa vitalité, un usage nouveau, qui mécontenterait la plus grande partie du public et ne satisferait certainement pas ceux qui en proclament le pressant besoin.

Au souci de rajeunir son Dictionnaire l'Académie a joint celui, non moins vif, de lui conserver sa physionomie. C'est ainsi qu'au lieu de numéroter les différentes acceptions des mots, elle a conservé les formules en usage au XVIIe siècle, il signifie aussi, il signifie encore, il se dit par extension, il se dit par analogie, il se dit figurément, etc., qui gardent au livre le caractère d'un entretien avec son lecteur. Adopter la méthode sèche des lexicologues actuels eût été rompre fâcheusement avec une tradition suivie par toutes les autres éditions.
Ce qui surtout n'a pas varié, c'est l'esprit du Dictionnaire. L'Académie est restée fidèle à son principe qui est de faire, non pas un dictionnaire étymologique et historique de la langue, mais un dictionnaire de l'usage. Elle constate et enregistre le bon usage, celui des personnes instruites et des écrivains qui ont souci d'écrire purement le français. En consacrant cet usage, elle le défend contre toutes les causes de corruption, telles que l'envahissement des mots étrangers, des termes techniques, de l'argot ou de ces locutions barbares qu'on voit surgir au jour le jour, au gré des besoins plus ou moins réels du commerce, de l'industrie, des sports, de la publicité, etc. Ainsi elle modère l'écoulement de la langue, et lui permet, tout en se modifiant sans cesse à la manière des organismes vivants, de rester elle-même et de garder intacts les traits qui sont sa marque et son âme. L'objet précis du Dictionnaire est de présenter l'état actuel de la meilleure langue française et de fixer un moment de son histoire.

L'Académie adresse ses remerciements à M. Alfred Rébelliau, de l'Institut, secrétaire de la Commission du Dictionnaire, qui a mis au service du travail de revision sa longue expérience et la sûreté du goût le plus délicat, ainsi qu'à ses dévoués collaborateurs, M. Léopold Sudre, le savant grammairien, et Mlle Dorez.


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Last modified: 21-Mar-00