Les Droits Des Hommes
Et Les Usurpations Des Papes 
 
1768
 
 


 
Notice:Le ministère français, pour justifier l'occupation d'Avignon, avait fait imprimer les Recherches historiques concernant les droits du pape sur la ville et l'État d'Avignon, avec pièces justificatives, par C.-F. Pfeffel, 1768, in-8°. Ce fut peut être ce qui donna à Voltaire l'idée de composer son ouvrage dont les Mémoires secrets parlent à la date du 9 octobre 1768. Il était alors intitulé les Droits des hommes et les Usurpations des autres, traduit de l'italien, in-8° de 48 pages. Une autre édition de 1768, qui n'a que 47 pages, porte de plus ces mots: par l'auteur de l'Homme aux quarante écus. Dans sa lettre à Mme du Deffant, du 6 jantier 1769, Voltaire l'intitule les Droits des uns et les Usurpations des autres. Ce n'était pas là toute sa pensée, qu'il ne cache plus dans sa lettre à Frédéric, du 18octobre 1771. D'après cette lettre on ne peut pas, ce me semble, hésiter à rétablir le titre tel que je le donne. Pour la commodité des lecteurs, j'ai numéroté les paragraphes. ( .)
 

 
I - UN PRÊTRE DE CHRIST DOIT-IL ÊTRE SOUVERAIN?
Pour connaître les droits du genre humain, on n'a pas besoin de citations. Les temps sont passés où des Grotius et des Puffendorf cherchaient le tien et le mien dans Aristote et dans saint Jérôme, et prodiguaient les contradictions et l'ennui pour connaître le juste et l'injuste. Il faut aller au fait.
Un territoire dépend-il d'un autre territoire? Y-a-t-il quelque loi physique qui fasse couler l'Euphrate au gré de la Chine ou des Indes? Non, sans doute. Y a-t-il quelque notion métaphysique qui soumette une île Moluque à un marais formé par le Rhin et la Meuse ? il n'y a pas d'apparence. Une loi morale? pas davan-tage.
D'où vient que Gibraltar, dans la Méditerranée, appartint autrefois aux Maures, et qu'il est aujourd'hui aux Anglais, qui demeurent dans les îles de l'Océan, dont les dernières sont vers le 60e degré? C'est qu'ils ont pris Gibraltar. Pourquoi le gardent- ils? C'est qu'on n'a pu le leur ôter; et alors on est convenu qu'il leur resterait : la force et la convention donnent l'empire.
De quel droit Charlemagne, né dans le pays barbare des Austrasiens, dépouilla-t-il son beau-père, le Lombard Didier, roi d'Italie, après avoir dépouillé ses propres neveux de leur héritage? Du droit que les Lombards avaient exercé en venant des bords de la mer Baltique saccager l'empire romain, et du droit que les Romains avaient eu de ravager tous les autres pays l'un après l'autre. Dans le vol à main armée, c'est le plus fort qui l'emporte; dans les acquisitions convenues, c'est le plus habile.
Pour gouverner de droit ses frères, les hommes (et quels frères! quels faux frères!) que faut-il? Le consentement libre des peuples.
Charlemagne vient à Rome, vers l'an 800, après avoir tout préparé, tout concerté avec l'évêque, et faisant marcher son armée, et sa cassette dans laquelle étaient les présents destinés à ce prêtre. Le peuple romain nomme Charlemagne son maître, par reconnaissance de l'avoir délivré de l'oppression lombarde.
A la bonne heure que le sénat et le peuple aient dit à Charles: « Nous vous remercions du bien que vous nous avez fait; nous ne voulons plus obéir à des empereurs imbéciles et méchants qui ne nous défendent pas, qui n'entendent pas notre langue, qui nous envoient leurs ordres en grec par des eunuques de Constantinople, et qui prennent notre argent; gouvernez-nous mieux, en conservant toutes nos prérogatives, et nous vous obéirons. »
Voilà un beau droit, sans doute, et le plus légitime.
Mais ce pauvre peuple ne pouvait assurément disposer de l'empire: il ne l'avait pas; il ne pouvait disposer que de sa per- sonne. Quelle province de l'empire aurait-il pu donner: l'Espagne? elle était aux Arabes; la Gaule et l'Allemagne? Pépin, père de Charlemagne, les avait usurpées sur son maître; l'Italie citérieure? Charles l'avait volée à son beau-père. Les empereurs grecs possé daient tout le reste; le peuple ne conférait donc qu'un nom : ce nom était devenu sacré. Les nations, depuis l'Euphrate jusqu'àl'Océan, s'étaient accoutumées à regarder le brigandage du saintempire romain comme un droit naturel; et la cour de Constan tinople regarda toujours les démembrements de ce saint empire comme une violation manifeste du droit des gens, jusqu'à ce qu'enfin les Turcs vinrent leur apprendre un autre code.
Mais dire, avec les avocats mercenaires de la cour pontificale romaine (lesquels en rient eux-mêmes), que l'évêque Léon III donna l'empire d'Occident à Charlemagne, cela est aussi absurde que si on disait que le patriarche de Constantinople donna l'empire d'Orient à Mahomet II.
D'un autre côté, répéter après tant d'autres que Pépin l'usurpateur, et Charlemagne le dévastateur, donnèrent aux évêques romains l'exarchat de Ravenne, c'est avancer une fausseté évi-dente. Charlemagne n'était pas si honnête. Il garda l'exarchat pour lui, ainsi que Rome. Il nomme Rome et Ravenne, dans son testament, comme ses villes principales. Il est constant qu'il confia le gouvernement de Ravenne et de la Pentapole à un autre Léon, archevêque de Ravenne, dont nous avons encore la lettre, qui porte en termes exprès: Hae civitates a Carolo ipso una cum universa Pentapoli mihi fuerunt concessae.
Quoi qu'il en soit, il ne s'agit ici que de démontrer que c'est une chose monstrueuse dans les principes de notre religion, comme dans ceux de la politique et dans ceux de la raison, qu'un prêtre donne l'empire, et qu'il ait des souverainetés dans l'empire.
Ou il faut absolument renoncer au christianisme, ou il faut l'observer. Ni un jésuite, avec ses distinctions, ni le diable n'y peut trouver de milieu.
Il se forme dans la Galilée une religion toute fondée sur la pauvreté, sur l'égalité, sur la haine contre les richesses et les riches; une religion dans laquelle il est dit qu'il est aussi impossible qu'un riche entre dans le royaume des cieux qu'il est impossible qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille; où l'on dit que le mauvais riche est damné uniquement pour avoir été riche; où Ananias et Saphira sont punis de mort subite pour avoir gardé de quoi vivre; où il est ordonné aux disciples de ne jamais faire de provisions pour le lendemain; où Jésus-Christ, fils de Dieu, Dieu lui-même, prononce ces terribles oracles contre l'am-bition et l'avarice: « Je ne suis pas venu pour être servi , mais pour servir. Il n'y aura jamais parmi vous ni premier ni der-nier. Que celui de vous qui voudra s'agrandir soit abaissé. Que celui de vous qui voudra être le premier soit le dernier. »
La vie des premiers disciples est conforme à ces préceptes; saint Paul travaille de ses mains, saint Pierre gagne sa vie. Quel rapport y a-t-il de cette institution avec le domaine de Rome, de la Sabine, de l'Ombrie, de l'Émilie, de Ferrare, de Ravenne, de la Pentapole, du Bolonais, de Comacchio, de Bénévent, d'Avignon? On ne voit pas que l'Évangile ait donné ces terres au pape, à moins que l'Évangile ne ressemble à la règle des théatins, dans laquelle il fut dit qu'ils seraient vêtus de blanc, et on mit en marge: c'est-à-dire de noir.
Cette grandeur des papes, et leurs prétentions mille fois plus étendues, ne sont pas plus conformes à la politique et à la raison qu'à la parole de Dieu, puisqu'elles ont bouleversé l'Europe et fait couler des flots de sang pendant Sept cents années.
La politique et la raison exigent, dans l'univers entier, que chacun jouisse de son bien, et que tout État soit indépendant. Voyons comment ces deux lois naturelles, contre lesquelles il ne peut être de prescription, ont été observées.
 
II. - DE NAPLES.
Les gentilshommes normands , qui furent les premiers instruments de la conquête de Naples et de Sicile, firent le plus bel exploit de chevalerie dont on ait jamais entendu parler. Quarante à cinquante hommes seulement délivrent Salerne au moment qu'elle est prise par une armée de Sarrasins. Sept autres gentilshommes normands, tous frères, suffisent pour chasser ces mêmes Sarrasins de toute la contrée, et pour l'ôter à l'empereur grec, qui les avait payés d'ingratitude. Il est bien naturel que les peuples, dont ces héros avaient ranimé la valeur, s'accoutumassent à leur obéir par admiration et par reconnaissance.
Voilà les premiers droits à la couronne des Deux-Siciles. Les évêques de Rome ne pouvaient pas plus donner ces États en fief que le royaume de Boutan ou de Cachemire. Ils ne pouvaient même en accorder l'investiture quand on la leur aurait demandée: car dans le temps de l'anarchie des fiefs, quand un seigneur voulait tenir son bien allodial en fief pour avoir une protection, il ne pouvait s'adresser qu'à son Seigneur suzerain. Or, certainement le pape n'était pas seigneur suzerain de Naples, de la Pouille et de la Calabre.
On a beaucoup écrit sur cette vassalité prétendue; mais on n'a jamais remonté à la source. J'ose dire que c'est le défaut de presque tous les jurisconsultes comme de tous les théologiens. Chacun tire, bien ou mal, d'un principe reçu les conséquences les plus favorables à son parti; mais ce principe est-il vrai? ce premier fait sur lequel ils s'appuient est-il incontestable? c'est ce qu'ils se donnent bien de garde d'examiner. Ils ressemblent à nos anciens romanciers, qui supposaient tous que Francus avait apporté en France le casque d'Hector. Ce casque était impénétrable, sans doute; mais Hector, en effet, l'avait-il porté? Le lait de la Vierge est aussi très respectable; mais les sacristies qui se vantent d'en posséder une roquille la possèdent-elles en effet?
Giannone est le seul qui ait jeté quelque jour sur l'origine de la domination suprême affectée par les papes sur le royaume de Naples. Il a rendu en cela un service éternel aux rois de ce pays, et, pour récompense, il a été abandonné par l'empereur Charles VI, alors roi de Naples, à la persécution des jésuites; trahi depuis par la plus lâche des perfidies, sacrifié à la cour de Rome, il a fini sa vie dans la captivité . Son exemple ne nous découragera pas. Nous écrivons dans un pays libre; nous sommes nés libres, et nous ne craignons ni l'ingratitude des souverains, ni les intrigues des jésuites, ni la vengeance des papes. La vérité est devant nous, et toute autre considération nous est étrangère.
C'était une coutume dans ces siècles de rapines, de guerres particulières, de crimes, d'ignorance et de superstition, qu'un seigneur faible, pour être à l'abri de la rapacité de ses voisins, mît ses terres sous la protection de l'Église, et achetât cette protection pour quelque argent; moyen sans lequel on n'a jamais réussi. Ses terres alors étaient réputées sacrées: quiconque eût voulu s'en emparer était excommunié.
Les hommes de ce temps-là, aussi méchants qu'imbéciles, ne s'effrayaient pas des plus grands crimes et redoutaient une excommunication, qui les rendait exécrables aux peuples, encore plus méchants qu'eux et beaucoup plus sots.
Robert Guiscard et Richard, vainqueurs de la Pouille et de la Calabre, furent d'abord excommuniés par le pape Léon IX. Ils s'étaient déclarés vassaux de l'empereur; mais l'empereur Henri III, mécontent de ces feudataires conquérants, avait engagé Léon IX à lancer l'excommunication à la tête d'une armée d'Allemands. Les Normands, qui ne craignaient point ces foudres comme les princes d'Italie les craignaient, battirent les Allemands et prirent le pape prisonnier; mais, pour empêcher désormais les empereurs et les papes de venir les troubler dans leurs possessions, ils offrirent leurs conquêtes à l'Église sous le nom d'oblata. C'est ainsi que l'Angleterre avait payé le denier de Saint-Pierre; c'est ainsi que les premiers rois d'Espagne et de Portugal, en recou-vrant leurs États contre les Sarrasins, promirent à l'Église de Rome deux livres d'or par an; ni l'Angleterre, ni l'Espagne, ni le Portu-gal, ne regardèrent jamais le pape comme leur seigneur suzerain.
Le duc Robert, oblat de l'Église, ne fut pas non plus feudataire du pape; il ne pouvait pas l'être, puisque les papes n'étaient pas souverains de Rome. Cette ville alors était gouvernée par son sénat: l'évêque n'avait que du crédit; le pape était à Rome précisément ce que l'électeur est à Cologne. Il y a une différence prodigieuse entre être oblat d'un saint, et être feudataire d'un évêque.
Baronius, dans ses Actes, rapporte l'hommage prétendu fait par Robert, duc de la Pouille et de la Calabre, à Nicolas II; mais cette pièce est fausse, on ne l'a jamais vue, elle n'a jamais été dans aucune archive. Robert s'intitula duc par la grâce de Dieu et de saint Pierre; mais certainement saint Pierre ne lui avait rien donné, et n'était point roi de Rome. Si l'on voulait remonter plus haut, on prouverait invinciblement, non seulement que saint Pierre n'a jamais été évêque de Rome, dans un temps où il est avéré qu'aucun prêtre n'avait de siége particulier, et où la discipline de l'Église naissante n'était pas encore formée; mais que saint Pierre n'a pas plus été à Rome qu'à Pékin. Saint Paul déclare expressément que sa mission était « pour les prépuces entiers, et que la mission de saint Pierre était pour les prépuces coupés »; c'est-à-dire que saint Pierre, né en Galilée, ne devait prêcher que les Juifs, et que lui Paul, né à Tarsus, dans la Caramanie, devait prêcher les étrangers.
La fable qui dit que Pierre vint à Rome sous le règne de Néron, et y siégea pendant vingt-cinq ans, est une des plus absurdes qu'on ait jamais inventées, puisque Néron ne régna que treize ans. La supposition qu'on a osé faire qu'une lettre de saint Pierre, datée de Babylone, avait été écrite dans Rome, et que Rome est là pour Babylone, est une supposition si impertinente qu'on ne peut en parler sans rire . On demande à tout lecteur sensé ce que c'est qu'un droit fondé sur des impostures si avérées.
Enfin, que Robert se soit donné à saint Pierre, ou aux douze apôtres, ou aux douze patriarches, ou aux neuf choeurs des anges cela ne communique aucun droit au pape sur un royaume: ce n'est qu'un abus intolérable, contraire à toutes les anciennes lois féodales, contraire à la religion chrétienne, à l'indépendance des souverains, au bon sens et à la loi naturelle
Cet abus a sept cents ans d'antiquité: d'accord; mais en eût-il sept cent mille, il faudrait l'abolir. Il y a eu, je l'avoue, trente investitures du royaume de Naples données par des papes; mais il y a eu beaucoup plus de bulles qui soumettent les princes à la juridiction ecclésiastique, et qui déclarent qu'aucun souverain ne peut en aucun cas juger des clercs ou des moines, ni tirer d'eux une obole pour le maintien de ses États: il y a eu plus de bulles qui disent, de la part de Dieu, qu'on ne peut faire un em-pereur sans le consentement du pape. Toutes ces bulles sont tombées dans le mépris qu'elles méritent; pourquoi respecterait-on davantage la suzeraineté prétendue du royaume de Naples? Si l'antiquité consacrait les erreurs, et les mettait hors de toute atteinte, nous serions tous tenus d'aller à Rome plaider nos procès lorsqu'il s'agirait d'un mariage, d'un testament, d'une dîme; nous devrions payer des taxes imposées par les légats; il faudrait nous armer toutes les fois que le pape publierait une croisade; nous achèterions à Rome des indulgences, nous délivrerions les âmes des morts à prix d'argent. nous croirions aux sorciers, à la magie, au pouvoir des reliques sur les diables, chaque prêtre pourrait envoyer des diables dans le corps des hérétiques; tout prince qui aurait un différend avec le pape perdrait sa souveraineté. Tout cela est aussi ancien ou plus ancien que la prétendue vassalité d'un royaume, qui, par sa nature, doit être indé-pendant.
Certes, si les papes ont donné ce royaume, ils peuvent l'ôter; ils en ont en effet dépouillé autrefois les légitimes possesseurs. C'est une source continuelle de guerres civiles. Ce droit du pape est donc en effet contraire à la religion chrétienne, à la saine politique, et à la raison: ce qui était à démontrer.
 
III.-DE LA MONARCHIE DE SICILE.
Ce qu'on appelle le privilège, la prérogative de la monarchie de Sicile, est un droit essentiellement attaché à toutes les puissances chrétiennes, à la république de Gênes, à celles de Lucques et de Raguse, comme à la France et à l'Espagne. Il consiste en trois points principaux, accordés par le pape Urbain Il à Roger, roi de Sicile:
Le premier, de ne recevoir aucun légat a latere qui fasse les fonctions de pape, sans le consentement du souverain;
Le second, de faire chez soi ce que cet ambassadeur étranger s'arrogeait de faire;
Le troisième, d'envoyer aux conciles de Rome les évêques et les abbés qu'il voudrait.
C'était bien le moins qu'on pût faire pour un homme qui avait délivré la Sicile du joug des Arabes, et qui l'avait rendue chrétienne. Ce prétendu privilége n'était autre chose que le droit naturel, comme les libertés de l'Église gallicane ne sont que l'ancien usage de toutes les Églises.
Ces priviléges ne furent accordés par Urbain II, confirmés et augmentés par quelques papes suivants, que pour tâcher de faire un fief apostolique de la Sicile, comme ils l'avaient fait de Naples; mais les rois ne se laissèrent pas prendre à ce piège. C'était bien assez d'oublier leur dignité jusqu'à être vassaux en terre ferme; ils ne le furent jamais dans l'île.
Si l'on veut savoir une des raisons pour laquelle ces rois se maintinrent dans le droit de ne point recevoir de légat, dans le temps que tous les autres souverains de l'Europe avaient la faiblesse de les admettre, la voici dans Jean, évêque de Salisbury: « Legati apostolici... ita debacchantur in provinciis, ac Satan ad Ecclesiam flagellandam a facie Domini. Provinciarum diripiunt spolia, ac si thesauros Craesi studeant comparare. - Ils saccagent le pays, comme si c'était Satan qui flagellât l'Église loin de la face du Seigneur. Ils enlèvent les dépouilles des provinces, comme s'ils voulaient amasser les trésors de Crésus. »
Les papes se repentirent bientôt d'avoir cédé aux rois de Sicile un droit naturel: ils voulurent le reprendre. Baronius soutint enfin que ce privilége était subreptice, qu'il n'avait été vendu aux rois de Sicile que par un antipape; et il ne fait nulle difficulté de traiter de tyrans tous les rois successeurs de Roger.
Après des siècles de contestations et d'une possession toujours constante des rois, la cour de Rome crut enfin trouver une occasion d'asservir la Sicile, quand le duc de Savoie, Victor-Amédée, fut roi de cette île en vertu des traités d'Utrecht.
Il est bon de savoir de quel prétexte la cour romaine moderne se servit pour bouleverser ce royaume, si cher aux anciens Romains. L'évêque de Lipari fit vendre un jour, en 1711, une dou-zaine de litrons de pois verts à un grènetier. Le grènetier vendit ces pois au marché, et paya trois oboles pour le droit imposé sur les pois par le gouvernement. L'évêque prétendit que c'était un sacrilége, que ces pois lui appartenaient de droit divin, qu'ils ne devaient rien payer a un tribunal profane. Il est évident qu'il avait tort. Ces pois verts pouvaient être sacrés quand ils lui appartenaient; mais ils ne l'étaient pas après avoir été vendus. L'évêque soutint qu'ils avaient un caractère indélébile; il fit tant de bruit, et il fut si bien secondé par ses chanoines, qu'on rendit au grènetier ses trois oboles.
Le gouvernement crut l'affaire apaisée; mais l'évêque de Lipari était déjà parti pour Rome, après avoir excommunié le gouverneur de l'île et les jurats. Le tribunal de la monarchie leur donna l'absolution cum reincidentia; c'est-à-dire qu'ils suspendirent la censure, selon le droit qu'ils en avaient.
La congrégation qu'on appelle à Rome de l'immunité envoya aussitôt une lettre circulaire à tous les évêques siciliens, laquelle déclarait que l'attentat du tribunal de la monarchie était encore plus sacrilége que celui d'avoir fait payer trois oboles pour des pois qui venaient originairement du potager d'un évêque. Un évêque de Catane publia cette déclaration. Le vice-roi, avec le tribunal de la monarchie, la cassa, comme attentatoire à l'auto-rité royale. L'évêque de Catane excommunia un baron Figuerazzi et deux autres officiers du tribunal.
Le vice-roi, indigné, envoya par deux gentilshommes un ordre à l'évêque de Catane de sortir du royaume. L'évêque excommunia les deux gentilshommes, mit son diocèse en interdit, et partit pour Rome. On saisit une partie de ses biens. L'évêque d'Agrigente fit ce qu'il put pour s'attirer un pareil ordre; on le lui donna. Il fit bien mieux que l'évêque de Catane; il excommunia le vice-roi, le tribunal, et toute la monarchie.
Ces pauvretés, qu'on ne peut lire aujourd'hui sans lever les épaules, devinrent une affaire très sérieuse. Cet évêque d'Agrigente avait trois vicaires encore plus excommuniants que lui: ils furent mis en prison. Toutes les dévotes prirent leur parti; la Sicile était en combustion.
Lorsque Victor-Amédée, à qui Philippe V venait de céder cette île, en prît possession, le 10 octobre 1713, à peine le nouveau roi était arrivé que le pape Clément XI expédia trois brefs à l'archevêque de Palerme par lesquels il lui était ordonné d'excommunier tout le royaume, sous peine d'être excommunié lui-même. La Providence divine n'accorda pas sa protection à ces trois brefs. La barque qui les conduisait fit naufrage; et ces brefs, qu'un parlement de France aurait fait brûler, furent noyés avec le porteur. Mais comme la Providence ne se signale pas toujours par des coups d'éclat, elle permit que d'autres brefs arrivassent; un, entre autres, où le tribunal de la monarchie était qualifié de certain prétendu tribunal. Dès le mois de novembre, la congrégation de l'immunité assembla tous les procureurs des couvents de Sicile qui étaient à Rome, et leur ordonna de mander à tous les moines qu'ils eussent à observer l'interdit fulminé précédemment par l'évêque de Catane, et à s'abstenir de dire la messe jusqu'à nouvel ordre.
Le bon Clément XI excommunia lui-même nommément le juge de la monarchie, le 5 janvier 1714. Le cardinal Paulucci ordonna à tous les évêques (et toujours avec menace d'excommu-nication) de ne rien payer à l'État de ce qu'ils s'étaient engagés eux-mêmes à payer par les anciennes lois du royaume. Le cardinal de La Trimouille, ambassadeur de France à Rome, interposait la médiation de son maître entre le Saint-Esprit et Victor-Amédée; mais la négociation n'eut point de succès.
Enfin, le 10 février 1715, le pape crut abolir par une bulle le tribunal de la monarchie sicilienne. Rien n'avilit plus une autorité précaire que des excès qu'elle ne peut soutenir. Le tribunal ne se tint point pour aboli; le saint-père ordonna qu'on fermât toutes les églises de l'île, et que personne ne priât Dieu. On pria Dieu malgré lui dans plusieurs villes. Le comte Maffei, envoyé de la part du roi au pape, eut une audience de lui. Clément XI pleurait souvent, et se dédisait aussi souvent des promesses qu'il avait faites. On disait de lui « Il ressemble à saint Pierre, il pleure et il renie. » Maffei, qui le trouva tout en larmes de ce que la plupart des églises étaient encore ouvertes en Sicile, lui dit: « Saint-Père, pleurez quand on les fermera, et non quand on les ouvrira. »
 
IV. - DE FERRARE .
Si les droits de la Sicile sont inébranlables, si la suzeraineté de Naples n'est qu'une antique chimère, l'invasion de Ferrare est une nouvelle usurpation. Ferrare était constamment un fief de l'empire, ainsi que Parme et Plaisance. Le pape Clément VIII en dépouilla César d'Este, à main armée, en 1597. Le prétexte de cette tyrannie était bien singulier pour un homme qui se dit l'humble vicaire de Jésus-Christ. Le duc Alfonse d'Este, premier du nom, souverain de Ferrare, de Modène, d'Este, de Carpi, de Rovigo, avait épousé une simple citoyenne de Ferrare, nommée Laura Eustochia, dont il avait eu trois enfants avant son mariage, re-connus par lui solennellement en face d'église. Il ne manqua à cette reconnaissance aucune des formalités prescrites par les lois. Son successeur, Alfonse d'Este, fut reconnu duc de Ferrare. Il épousa Julie d'Urbin, fille de François, duc d'Urbin, dont il eut cet infortuné César d'Este, héritier incontestable de tous les biens de la maison, et déclaré héritier par le dernier duc, mort le 27 octobre 1597. Le pape Clément VIII, du nom d'Aldobrandin, originaire d'une famille de négociants de Florence, osa prétexter que la grand'mère de César d'Este n'était pas assez noble, et que les enfants qu'elle avait mis au monde devaient être regardés comme des bâtards. Cette raison est ridicule et scandaleuse dans un évêque; elle est insoutenable dans tous les tribunaux de l'Europe d'ailleurs, si le duc n'était pas légitime, il devait perdre Modène et ses autres États; et s'il n'y avait point de vice dans sa naissance, il devait garder Ferrare comme Modène.
L'acquisition de Ferrare était trop belle pour que le pape ne fît pas valoir toutes les décrétales et toutes les décisions des braves théologiens qui assurent que le pape peut rendre juste ce qui est injuste . En conséquence, il excommunia d'abord César d'Este; et comme l'excommunication prive nécessairement un homme de tous ses biens, le père commun des fidèles leva des troupes contre l'excommunié, pour lui ravir son héritage, an nom de l'Église. Ces troupes furent battues; mais le duc de Modène et de Ferrare vit bientôt ses finances épuisées et ses amis refroidis.
Ce qu'il y eut de plus déplorable, c'est que le roi de France Henri IV se crut obligé de prendre le parti du pape, pour balancer le crédit de Philippe II à la cour de Rome. C'est ainsi que le bon roi Louis XII, moins excusable, s'était déshonoré en s'unis-sant avec le monstre Alexandre VI et son exécrable bâtard le duc Borgia. Il fallut céder; alors le pape fit envahir Ferrare par le cardinal Aldobrandin, qui entra dans cette florissante ville avec mille chevaux et cinq mille fantassins.
Depuis ce temps, Ferrare devint déserte; son terroir inculte se couvrit de marais croupissants. Ce pays avait été, sous la maison d'Este, un des plus beaux de l'Italie; le peuple regretta toujours ses anciens maîtres. Il est vrai que le duc fut dédommagé. On lui donna la nomination à un évêché et à une cure, et on lui fournit même quelques minots de sel des magasins de Cervia; mais il n'est pas moins vrai que la maison de Modène a des droits incontestables et imprescriptibles sur ce duché de Ferrare, dont elle est si indignement dépouillée.
 
V. - DE CASTRO ET RONCIGLIONE.
L'usurpation de Castro et Ronciglione sur la maison de Parme n'est pas moins injuste; mais la manière a été plus basse et plus lâche . Il y a dans Rome beaucoup de juifs, qui se vengent comme ils peuvent des chrétiens en leur prêtant sur gages à gros intérêts. Les papes ont été sur leur marché. Ils ont établi des banques que l'on appelle monts-de-piété: On y prête sur gages aussi, mais avec un intérêt beaucoup moins fort. Les particuliers y déposent leur argent, et cet argent est prêté à ceux qui veulent emprunter, et qui peuvent répondre.
Rainuce, duc de Parme, fils de ce célèbre Alexandre Farnèse qui fit lever au roi Henri IV le siége de Rouen et le siége de Paris, obligé d'emprunter de grosses sommes, donna la préférence au mont-de-piété sur les juifs. Il n'avait cependant pas trop à se louer de la cour romaine. La première fois qu'il y parut, Sixte-Quint voulut lui faire couper le cou pour récompense des services que son père avait rendus à l'Église.
Son fils Odoard devait les intérêts avec le capital, et ne pouvait s'acquitter que difficilement. Barbarin ou Barberin, qui était alors pape sous le nom d'Urbain VIII, voulut accommoder l'affaire en mariant sa nièce Barbarini ou Barbarina au jeune duc de Parme. Il avait deux neveux qui le gouvernaient: l'un, Taddeo Barbarini, préfet de Rome; et l'autre, le cardinal Antonio; et de plus un frère, cardinal aussi, mais qui ne gouvernait per-sonne. Le duc alla à Rome voir ce préfet et ces cardinaux, dont il devait être le beau-frère moyennant une diminution des intérêts qu'il devait au mont-de-piété. Ni le marché, ni la nièce du pape, ni les procédés des neveux ne lui plurent il se brouilla avec eux pour la grande affaire des Romains modernes, le punti-glia, la science du nombre des pas qu'un cardinal et un préfet doivent faire en reconduisant un duc de Parme. Tous les cauda-taires se remuèrent dans Rome pour ce différend, et le duc de Parme s'en alla épouser une Médicis.
Les Barberins ou Barbarins songèrent à la vengeance. Le duc vendait tous les ans son blé du duché de Castro à la chambre des apôtres pour acquitter une partie de sa dette, et la chambre des apôtres revendait chèrement son blé au peuple. Elle en acheta ailleurs, et défendit l'entrée du blé de Castro dans Rome. Le duc de Parme ne put vendre son blé aux Romains, et le vendit aussi ailleurs, comme il put.
Le pape, qui d'ailleurs était un assez mauvais poète, excom-munia Odoard selon l'usage, et incaméra le duché de Castro. Incamérer est un mot de la langue particulière à la chambre des apôtres: chaque chambre a la sienne. Cela signifie prendre, saisir, s'approprier, s'appliquer ce qui ne nous appartient point du tout. Le duc, avec le secours des Médicis et de, quelques amis, arma pour désincamérer son bien. Les Barberins armèrent aussi. On prétend que le cardinal Antonio, en faisant délivrer des mousquetons bénits aux soldats, les exhortait à les tenir toujours bien propres, et à les rapporter dans le même état qu'on les leur avait confiés. On assure même qu'il y eut des coups donnés et rendus, et que trois ou quatre personnes moururent dans cette guerre, soit de l'intempérie, soit autrement. On ne laissa pas de dépenser beaucoup plus que le blé de Castro ne valait. Le duc fortifia Castro; et, tout excommunié qu'il était, les Barberins ne purent prendre sa ville avec leurs mousquetons. Tout cela ne ressemblait que médiocrement aux guerres des Romains du temps passé, et encore moins à la morale de Jésus-Christ. Ce n'était pas même le contrains-les d'entrer ; c'était le contrains-les de sortir. Ce fracas dura, par intervalles, pendant les années 1642 et 1643. La cour de France, en 1644, procura une paix fourrée. Le duc de Parme communia, et garda Castro.
Pamphile, Innocent X, qui ne faisait point de vers, et qui haïssait les deux cardinaux Barberins, les vexa si durement pour les punir de leurs vexations qu'ils s'enfuirent en France, où le cardinal Antonio fut archevêque de Reims, grand aumônier, et chargé d'abbayes.
Nons remarquerons en passant qu'il y avait encore un troi-sième cardinal Barberin, baptisé aussi sons le nom d'Antoine. Il était frère du pape Urbain VIII. Celui-là ne se mêlait ni de vers ni de gouvernement. Il avait été assez fou dans sa jeunesse pour croire que le seul moyen de gagner le paradis était d'être frère lai chez les capucins. Il prit cette dignité, qui est assurément la dernière de toutes; mais étant depuis devenu sage, il se contenta d'être cardinal et très riche. Il vécut en philosophe. L'épitaphe qu'il ordonna qu'on gravât sur son tombeau est curieuse:
Hic jacet pulvis et cinis, postea nihil.
Ci-gît poudre et cendre, et puis rien.
Ce rien est quelque chose de singulier pour un cardinal.
Mais revenons aux affaires de Parme. Pamphile, en 1646, voulut donner à Castro un évêque fort décrié pour ses moeurs, et qui fit trembler tous les citoyens de Castro qui avaient de belles femmes et de jolis enfants. L'évêque fut tué par un jaloux. Le pape, au lieu de faire chercher les coupables, et de s'entendre avec le duc pour les punir, envoya des troupes et fit raser la ville. On attribua cette cruauté à dona Olimpia, belle-soeur et maîtresse du pape, à qui le duc avait eu la négligence de ne pas faire de présents lorsqu'elle en recevait de tout le monde. Démolir une ville était bien pis que de l'incamérer. Le pape fit ériger une petite pyramide sur les ruines, avec cette inscription: Qui fu Castro.
Cela se passa sous Rainuce II, fils d'Odoard Farnèse. On recommença la guerre, qui fut encore moins meurtrière que celle des Barberins. Le duché de Castro et de Ronciglione resta toujours confisqué au profit de la chambre des apôtres, depuis 1646 jusqu'à 1662, sous le pontificat de Chigi, Alexandre VII.
Cet Alexandre VII ayant, dans plus d'une affaire, bravé Louis XIV, dont il méprisait la jeunesse et dont il ne connaissait pas la hauteur, les différends furent poussés si loin entre les deux cours, les animosités furent si violentes entre le duc de Créquy, ambassadeur de France à Rome, et Mano Chigi, frère du pape, que les gardes corses de Sa Sainteté tirèrent sur le carrosse de l'ambassadrice, et tuèrent un de ses pages à la portière . Il est vrai qu'ils n'y étaient autorisés par aucune bulle; mais il parut que leur zèle n'avait pas beaucoup déplu au saint-père. Louis XIV fit craindre sa vengeance. Il fit arrêter le nonce à Paris, envoya des troupes en Italie, se saisit du comtat d'Avignon. Le pape, qui avait dit d'abord que « des légions d'anges viendraient à son secours », ne voyant point paraître ces anges, s'humilia, demanda pardon. Le roi de France lui pardonna, à condition qu'il rendrait Castro et Ronciglione au duc de Parme, et Comacchio au duc de Modène, tous deux attachés à ses intérêts, et tous deux opprimés.
Comme Innocent X avait fait ériger une petite pyramide en mémoire de la démolition de Castro, le roi de France exigea qu'on érigeât une pyramide du double plus haute, à Rome, dans la place Farnèse, où le crime des gardes du pape avait été commis. A l'égard du page tué, il n'en fut pas question. Le vicaire de Jésus-Christ devait bien au moins une pension à la famille de ce jeune chrétien. La cour de Rome fit habilement insérer dans le traité qu'on ne rendrait Castro et Ronciglione au duc que moyen-nant une somme d'argent équivalente à peu près à la somme que la maison Farnèse devait au mont-de-piété. Par ce tour adroit, Castro et Ronciglione sont toujours demeurés incamérès, malgré Louis XIV, qui dans les occasions éclatait avec fierté contre la cour de Rome, et ensuite lui cédait.
Il est certain que la jouissance de ce duché a valu à la chambre des apôtres quatre fois plus que le mont-de-piété ne peut redemander de capital et d'intérêts. N'importe, les apôtres sont toujours en possession. Il n'y a jamais eu d'usurpation plus manifeste. Qu'on s'en rapporte à tous les tribunaux de judicature, depuis ceux de la Chine jusqu'à ceux de Corfou: y en a-t-il un seul où le duc de Parme ne gagnât sa cause? Ce n'est qu'un compte à faire. Combien vous dois-je? combien avez-vous touché par vos mains? Payez-moi l'excédant, et rendez-moi mon gage. Il est à croire que quand le duc de Parme voudra intenter ce procès, il le gagnera partout ailleurs qu'à la chambre des apôtres.
 
VI. - ACQUISITIONS DE JULES II.
Je ne parlerai point ici de Comacchio; c'est une affaire qui regarde l'empire, et je m'en rapporte à la chambre de Vetzlar et au conseil aulique. Mais il faut voir par quelles bonnes oeuvres les serviteurs des serviteurs de Dieu ont obtenu du ciel tous les domaines qu'ils possèdent aujourd'hui. Nous savons par le cardinal Bembo, par Guichardin, et par tant d'autres, comment La Rovère, Jules II, acheta la tiare, et comment il fut élu avant même que les cardinaux fussent entrés dans le conclave. Il fallait payer ce qu'il avait promis, sans quoi on lui aurait représenté ses billets, et il risquait d'être déposé. Pour payer les uns il fallait prendre aux autres. Il commence par lever des troupes; il se met à leur tête, assiége Pérouse, qui appartenait au seigneur Baglioni, homme faible et timide qui n'eut pas le courage de se défendre. Il rendit sa ville en 1506. On lui laissa seulement emporter ses meubles avec des agnus Dei. De Pérouse Jules marche à Bologne, et en chasse les Bentivoglio.
On sait comment il arma tous les souverains contre Venise, et comment ensuite il s'unit avec les Vénitiens contre Louis XII. Cruel ennemi, ami perfide, prêtre, soldat, il réunissait tout ce qu'on reproche à ces deux professions: la fourberie et l'inhumanité. Cet honnête homme se mêlait aussi d'excommunier. Il lança son ridicule foudre contre le roi de France Louis XII, le père du peuple. Il croyait, dit un auteur célèbre, mettre les rois sous l'ana-thème, comme vicaire de Dieu; et il mettait à prix les têtes de tous les Français en Italie, comme vicaire du diable. Voilà l'homme dont les princes baisaient les pieds, et que les peuples adoraient comme un Dieu. J'ignore s'il eut la vérole, comme on l'a écrit: tout ce que je sais, c'est que la signora Orsini, sa fille, ne l'eut point, et qu'elle fut une très honorable dame. Il faut toujours rendre justice au beau sexe dans l'occasion.
 
VII - DES ACQUISITIONS D'ALEXANDRE VI.
La terre a retenti assez de la simonie qui valut à ce Borgia la tiare, des excès de fureur et de débauche dont se souillèrent ses bâtards, de son inceste avec Lucrezia sa fille. Quelle Lucrezia! On sait qu'elle couchait avec son frère et son père, et qu'elle avait des évêques pour valets de chambre. On est assez instruit du beau festin pendant lequel cinquante courtisanes nues ramassaient des châtaignes en variant leurs postures, pour amuser Sa Sainteté, qui distribua des prix aux plus vigoureux vainqueurs de ces dames . L'Italie parle encore du poison qu'on prétendit qu'il prépara pour quelques cardinaux, et dont on croit qu'il mourut lui-même . Il ne reste rien de ces épouvantables horreurs que la mémoire; mais il reste encore des héritiers de ceux que son fils et lui assassinèrent, ou étranglèrent, ou empoisonnèrent pour ravir leurs héritages. On connaît le poison dont ils se servaient: il sappelait la cantarella . Tous les crimes de cette abominable famille sont aussi connus que l'Évangile, à l'abri duquel ces monstres les commettaient impunément. Il ne s'agit ici que des droits de plusieurs illustres maisons qui subsistent encore. Les Orsini, les Colonne, souffriront-ils toujours que la chambre apostolique leur retienne les héritages de leur ancienne maison?
Nous avons à Venise des Tiepolo, qui descendent de la fille de Jean Sforce, seigneur de Pesaro, que César Borgia chassa de la ville au nom du pape son père Il y a des Manfredi qui ont droit de réclamer Faenza. Astor Manfredi, âgé de dix huit ans rendit Faenza au pape et se remit entre les mains de son fils à condition qu'on le laisserait jouir du reste de sa fortune. Il était d'une extrême beauté, César Borgia en devint éperdument amoureux; mais comme il était louche, ainsi que tous ses portraits le témoignent, et que ses crimes redoublaient encore l'horreur de Manfredi pour lui, ce jeune homme s'emporta imprudemment contre le ravisseur: Borgia n'en put jouir que par violence; ensuite il le fit jeter dans le Tibre avec la femme d'un Caraccioli, qu'il avait enlevée à son epoux.
On a peine à croire de telles atrocités; mais s'il est quelque chose d'avéré dans l'histoire, ce sont les crimes d'Alexandre VI et de sa famille.
La maison de Montefeltro n'est pas encore éteinte. Le duché d'Urbin, qu'Alexandre VI et son fils envahirent par la perfidie la plus noire et la plus célébrée dans les livres de Machiavel, appar-tient à ceux qui sont descendus de la maison de Montefeltro, à moins que les crimes n'opèrent une prescription contre l'équité.
Jules Varano, seigneur de Camerino, fut saisi par César Borgia dans le temps même qu'il signait une capitulation, et fut étranglé sur la place avec ses deux fils. Il y a encore des Varano dans la Romagne: c'est à eux, sans doute, que Camerino appar-tient.
Tous ceux qui lisent ont vu avec effroi, dans Machiavel, comment ce César Borgia fit assassiner Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, il signor Pagolo, et Francesco Orsini, duc de Gravina. Mais ce que Machiavel n'a point dit, et ce que les historiens contemporains nous apprennent, c'est que, pendant que Borgia faisait étrangler le duc de Gravina et ses amis dans le château de Sinigaglia, le pape son père faisait arrêter le cardinal Orsini, parent du duc de Gravina, et confisquait tous les biens de cette illustre maison. Le pape s'empara même de tout le mobilier. Il se plaignit amèrement de ne point trouver parmi ces effets une grosse perle estimée deux mille ducats, et une cassette pleine d'or qu'il savait être chez le cardinal. La mère de ce malheureux prélat, âgée de quatre-vingts ans, craignant qu'Alexandre VI, selon sa coutume, n'empoisonnât son fils, vint en tremblant lui apporter la perle et la cassette mais son fils était déjà empoisonné, et rendait les derniers soupirs. Il est certain que si la perle est encore, comme on le dit, dans le trésor des papes, ils doivent en conscience la rendre à la maison des Ursins, avec l'argent qui était dans la cassette.
 
CONCLUSION.
Après avoir rapporté, dans la vérité la plus exacte, tous ces faits, dont on peut tirer quelques conséquences et dont on peut faire quelque usage honnête, je ferai remarquer à tous les inté-ressés qui pourront jeter les yeux sur ces feuilles que les papes n'ont pas un pouce de terre en souveraineté qui n'ait été acquis par des troubles ou par des fraudes. A l'égard des troubles, il n'y a qu'à lire l'histoire de l'empire et les jurisconsultes d'Alle-magne. A l'égard des fraudes, il n'y a qu'à jeter les yeux sur la donation de Constantin et sur les dècrétales.
La donation de la comtesse Mathilde au doux et modeste Grégoire VII est le titre le plus favorable aux évêques de Rome. Mais, en bonne foi, si une femme à Paris, à Vienne, à Madrid, à Lisbonne, déshéritait tous ses parents, et laissait tous ses fiefs masculins, par testament, à son confesseur, avec ses bagues et joyaux, ce testament ne serait-il pas cassé suivant les lois expresses de tous ces États?
On nous dira que le pape est au-dessus de toutes les lois, qu'il peut rendre juste ce qui est injuste : potest de injustitia facere justitiam; papa est supra jus, contra jus, et extra jus; c'est le sentiment de Bellarmin , c'est l'opinion des théologiens romains. A cela nous n'avons rien à répondre. Nous révérons le siège de Rome; nous lui devons les indulgences, la faculté de tirer des âmes du purgatoire, la permission d'épouser nos belles-soeurs et nos nièces l'une après l'autre, la canonisation de saint Ignace, la sûreté d'aller en paradis en portant le scapulaire ; mais ces bienfaits ne sont peut-être pas une raison pour retenir le bien d'autrui.
Il y a des gens qui disent que si chaque Église se gouvernait par elle-même sous les lois de l'État; Si on mettait fin à la simonie de payer des annates pour un bénéfice; si un évêque, qui d'ordinaire n'est pas riche avant sa nomination, n'était pas obligé de se ruiner, lui ou ses créanciers, en empruntant de l'argent pour payer ses bulles, l'État ne serait pas appauvri, à la longue, par la sortie de cet argent qui ne revient plus. Mais nous laissons cette matière à discuter par les banquiers en cour de Rome.
Finissons par supplier encore le lecteur chrétien et bénévole de lire l'Évangile, et de voir s'il y trouvera un seul mot qui ordonne le moindre des tours que nous avons fidélement rapportés. Nous y lisons, il est vrai, « qu'il faut se faire des amis avec l'argent de la mammone d'iniquité ». Ah! beatissimo padre, si cela est, rendez donc l'argent.
A Padoue, 24 juin 1765.
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