Sur Micromégas

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes" (Extraits)

 

Tel qu'il fut édité à Berlin, le conte porte la date: 1750. Une autre édition, à Londres, n'est pas datée; elle est de 1752. Nous savons que Voltaire avait confié le manuscrit au début de 1751 à un voyageur qui se rendait de Prusse en France pour des raisons commerciales, afin qu'il le remette à l'éditeur Lambert. Le 5 juin 1752, Voltaire écrit de Postdam au rédacteur de la Bibliothèque impartiale: "On vient d'imprimer, je ne sais où, sous le titre de Londres, un certain Micromégas: passe que cette ancienne plaisanterie amuse qui voudra." Retenons l'expressions: ancienne plaisanterie.

En juin 1739, Voltaire séjournait à Bruxelles, et il s'occupait notamment de faire publier L'Anti-Machiavel, du prince royal de Prusse. Il écrit à Frédéric: "Je prends la liberté d'adresser à Votre Altesse Royale une petite relation, non pas de mon voyage, mais de celui de M. le baron de Gangan. C'est une fadaise philosophique qui ne doit être lue que comme on se délasse d'un travail sérieux avec des bouffonneries d'Arlequin. Le respectable ennemi de Machiavel aura-t-il quelques moments pour voyager avec le baron de Gangan? Il y verra au moins un petit article plein de vérité sur les choses de la terre." Il n'y aurait pas beaucoup à tirer de cette indication, si le prince royal ne répondait le 7 juillet: "Mon cher ami, j'ai reçu l'ingénieux Voyage du baron de Gangan à l'instant de mon départ de Remusberg; il m'a beaucoup amusé, ce voyageur céleste; et j'ai remarqué en lui quelque satire et quelque malice qui lui donne beaucoup de ressemblance avec les habitants de notre globe, mais qu'il ménage si bien, qu'on voit en lui un jugement plus mûr et une imagination plus vive qu'en tout autre être pensant. [...] en un ouvrage où vous rabaissez la vanité ridicule des mortels, où vous réduisez à sa juste valeur ce que les hommes ont coutume d'appeler grand; en un ouvrage où abattez l'orgueil et la présemption..."

Du Voyage du baron de Gangan, nul n'a entendu parler, on n'en a retrouvé aucune trace. Il est tentant, à l'aide des jugements contenus dans ces deux lettres, de voir dans le baron de Gangan le futur Micromégas: un voyageur qui n'est pas un homme, un voyageur céleste, qui possède une sagesse supérieure à la nôtre et qui permet à l'auteur de réduire à ce qu'elles valent nos grandeurs et nos prétentions. Il y a plus. Les éclaircissements que nous apportons aux allusions historiques de Micromégas montrent le rapport qui existe entre Micromégas et les événements de la période où fut conçu le baron de Gangan: guerre russo-turque de 1736-1739, expédition scientifique de Maupertuis en Laponie (1736-1737); ajoutons les railleries contre le cartésien Fontenelle, avec qui le newtonien Voltaire et Mme du Châtelet sont en mauvais termes. A la fin de l'introduction du Traité de métaphysique, qui fut rédigé et remanié entre 1734 et 1738, se trouvent deux phrases qui nous orientent aussi vers le thème de Micromégas: "Je suppose, par exemple, que, né avec la faculté de penser et de sentir que j'ai présentement, et n'ayant point la forme humaine, je descends du globe de Mars ou de Jupiter. Je peux porter une vue rapide sur tous les siècles, tous les pays, et par conséquent sur toutes les sottises de ce petit globe."

Micromégas est issu de Gangan. Est-il Gangan? Voltaire a-t-il retouché son oeuvre de 1739? C'est probable. Mais on n'a qu'un indice. Frédéric faisait allusion, dans une partie de la lettre que nous ne citons pas, à un éloge flatteur que Voltaire avait glissé dans le conte à son intention. Or, il n'y a rien de tel dans Micromégas. Voltaire l'a peut-être supprimé à un moment de son séjour en prusse où les relations avec Frédéric avaient déjà perdu de leur chaleur. Hypothèse qui expliquerait peut-être aussi que l'édition ait été anti-datée.

La donnée de Micromégas n'a pas d'équivalent dans l'oeuvre de Voltaire, qui pourtant n'hésite pas à faire resservir ses recettes. Il joue, dans ce contact du Sirien et du Saturnien avec les hommes, sur la disparité des tailles, sur la comparaison minutieuse des proportions, d'une façon dont Rabelais lui avait peut-être donné le modèle. Rien cependant de la truculence et de la bouffonnerie de l'auteur de Gargantua. On pense plutôt à certains épisodes de Gulliver, devant le sérieux mathématique et l'exactitude parodique. Sérieux scientifique: si l'auteur s'amuse à faire saisir un infime vaisseau par le géant de Sirius, s'il égare un moment les navigateurs dans une poche de culotte, nous retrouvons ses convictions newtoniennes dans l'allusion aux lois de la gravitation, son intérêt pour les recherches savantes dans le recours au microscope, dans la référence à Réaumur ou à Van Leuwenhoek, sans parler de l'utilisation de termes connus, comme les deux infinis de Pascal, la pluralité des mondes habités illustrée encore récemment par Fontenelle, et, plus largement, le rejet des hypothèses hasardeuses, la modestie nécessaire du savant devant les résultats de son enquête, et, pour couronner le tout, la confiance dans la science.

Cette énumération ne doit pas rebuter: rien qui soit pédant; rien non plus qui ressemble à ce que nous appelons science-fiction. Le sérieux n'est que feinte: le lecteur et l'auteur ne sont dupes à aucun moment du scénario, la fantaisie se fait poésie quand nos voyageurs célestes empruntent rayon de soleil, comète ou aurore boréale comme moyens de transport. Rien qui pèse dans des calculs dont le seul énoncé se teinte d'humour par une précision ou une allusion inattendue.

De ces moyens souriants, Voltaire se sert pour faire passer un certain nombre de vérités ou satisfaire quelques humeurs. De passage sur Saturne, il égratigne un Fontenelle qui n'est pas suffisamment convaincu des mérites de l'attraction newtonienne. Ailleurs, c'est Derham, c'est le père Castel ou Maupertuis qui éprouvent les effets des rancunes de Voltaire. L'édition posthume de Kehl nous informe, par une note ajoutée au premier chapitre, que Fontenelle éprouva du dépit de ce qui est écrit du secrétaire de l'Académie de Saturne. Qui lira les textes de Ferney trouvera bien légères les pichenettes de Micromégas au regard des étrivières et des coups de griffe qu'il administre dans Candide ou La Princesse de Babylone.

Quant aux vérités, elles sont celles d'une sagesse éternelle. Non que Micromégas ait une personnalité bien affirmée: malgré sa taille, il est loin de s'égaler à Pantagruel. Il est une sorte de réactif qui oblige les autres, le saturnien d'abord, assez légèrement, les hommes ensuite, plus grossièrement, à révéler leur sottise: précipitation des jugements, prétention à parler de tout ce qu'on ne peut connaître, de l'âme par exemple, sottise surtout de nos guerres. Tout cela fait éclater la relativité de toutes les notions, que ce soit dans le monde physique, durée de notre vie, capacité de nos sens, -et le nom du Sirien, petit-grand, est on ne peut plus clair- ou dans le monde moral. La sagesse est de proportionner nos aspirations à nos sens, à notre constitution, bref de ne pas rêver l'impossible. Car nous ne percerons jamais le mystère d'un monde que nous ne pouvons saisir dans sa totalité. Voltaire dira-t-il jamais autre chose? "L'homme n'est pas fait pour connaître la nature intime des choses; il peut seulement calculer, mesurer, peser et expérimenter", écrivait-il dans les Eléments de la philosophie de Newton en 1738. C'est ce que font les animalcules humains du golfe de Botnie, et ils obtiennent des résultats exacts qui ne sont pas négligeables. Pascal l'avait déjà constaté -mais avec des conclusions bien différentes.

Retouché ou non, Micromégas ne peut avoir été écrit en 1750: sa sérénité amusée, sa sagesse souriante sont le reflet des heures de Cirey et de Lunéville.

Le monde comme il va, vision de Babouc, publié en 1748, est encore plus caractéristique à cet égard. L'enquête que Babouc mène à Persépolis pour le compte de l'ange Ituriel l'amène à la conclusion que "si tout n'est pas bien, tout est passable". Persépolis ne sera pas détruite: s'il y a des scandales, il y a des traits de vertu qui les compensent. L'esprit du Mondain, la philosophie de Pope inspirent toujours l'historiographe de Louis XV, le gentilhomme ordinaire de la chambre. Constatons au contraire l'évolution des centres d'intérêt de Voltaire. Micromégas datait de l'époque où Koenig enseignait les théories de Wolf et Maupertuis les mathématiques à Cirey. En 1747, Voltaire a découvert l'Orient: il s'occupe de faire jouer Sémiramis à Paris.

 

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes"

 

 

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Last modified: 21-Mar-00