LE LIVRE ET L'HUMANISME.

Extrait de Daniel Ménager, Introduction à la vie littéraire du XVIº siècle, Bordas, 1968

 

Le sort de l'humanisme fut lié à l'apparition puis au développement du livre. Dans cette mesure, on peut dire que le livre fut un facteur de progrès, brisant des routines intellectuelles et diffusant le savoir. Mais son influence ne se fit pas sentir seulement en ce sens: en perpétuant des traditions, et parfois des légendes, en favorisant l'étude solitaire aux dépens de l'expérience, il s'oppose parfois ainsi à un chan- gement profond dans la connaissance.

Au siècle précédent, les humanistes avaient reche- rché fiévreusement les manuscrits anciens, surtout grecs et latins. Les rassembler, les déchiffer et les commenter avait constitué une bonne part de leur acti- vité. Les plus grandes découvertes en ce domaine étai- ent déjà faites; mais on continue à les étudier, avec un enthousiasme qui n'est pas seulement le fait de quelques érudits: Ronsard lui-même les examine et les compare quand il a accès à eux. Il n'était pas tou- jours besoin cependant d'y recourir: les textes impri- més étaient déjà fort nombreux, et les bibliothèques importantes; elles se constituent dès le XVº siècle chez des princes ou de riches particuliers qui souvent les mettent à la disposition des philologues. Ce fait marque, parmi d'autres, le déclin des universités. Alors que les conquêtes intellectuelles du Moyen-Age provenaient d'un travail accompli dans l'enceinte d'une université, le centre de recherche se trouve désormais transporté dans la bibliothèque d'un mécène. A ce lieu de travail, ajoutons-en un autre, non moins important: l'atelier de l'imprimeur, où l'humaniste surveille l'impression de son livre, corrige ses épreuves et vit dans la fièvre de l'invention: ainsi l'atelier d'Alde Manuce à Venise, où travailla Erasme.

Ce que diffuse d'abord l'imprimerie, ce sont les textes anciens; du XVº au XVIº siècle, les catalogues des bibliothèques montrent bien leur augmentation. Durant la première moitié du XVIº siècle, l'imprimerie rend accessible à un vaste public, dans toute l'Euro- pe, l'antiquité latine, puis la grecque et -dans une certaine mesure également- l'hébraique. C'est aussi grâce à l'imprimerie que sont largement connues les oeuvres des humanistes les plus célèbres, celles d'Erasme, Rabelais, Budé, More. De plus en plus, les humanistes français se servent de leur langue mater- nelle et on assiste à un grand essor des traductions, malgré quelques réticences (celles de la Pléiade nota- mment), afin de mettre à la portée du plus grand nom- bre les oeuvres antiques ou étrangères.

Parmi les idées nouvelles que servit l'imprimerie, il faut mettre au premier rang la Réforme. Celle-ci est préparée d'abord par la traduction en langue vul- gaire de l'Ecriture Sainte; Lefèvre d'Etaples, au début du siècle, met à la disposition du peuple chré- tien un texte sûr et accessible; outre les Evangiles et les Epîtres, le Psautier devient un livre de piété, où chaque psaume est accompagné d'un bref argument pour prier chrétiennement et comprendre la prière. De même, Erasme, par ses paraphrases des textes du Nou- veau Testament, mises en français par Berquin, touche un public assez large. Quand la Réforme devient mili- tante, l'imprimerie répand un très grand nombre de libelles, de pamphlets, d'exposés des principes et des applications de la foi. La page imprimée fut le pre- mier de ces moyens de communication de masse, qui ont fini maintenant par dominer nos vies. L'appel anonyme, adressé davantage à l'émotion qu'à la raison, devint possible. Le placard imprimé devint une arme d'activi- té politique et joua son premier grand rôle lors de la propagation de la Réforme. Certains -Ronsard, Montai- gne- ne virent pas d'un oeil favorable la théologie passer sur la place publique, et fournir des sujets de conversation aux femmes et aux garçons de boutique. Mais ces écrits de circonstance ont joué un rôle capi- tal dans l'histoire de la Réforme, et ils atteignent parfois à une grande valeur littéraire.

Le XVIº siècle ne compta pas seulement des mili- tants; la lecture fut pour beaucoup ce qu'elle est encore aujourd'hui: un moyen d'évasion et de dépayse- ment; on le demande notamment aux oeuvres médiévales qui jouissent toujours d'un vif succès: moins aux romans de la Table Ronde, souvent mis en prose au XVº siècle, qu'à certaines épopées féodales. L'imprimerie les met à la portée du grand plublic auquel ils plai- sent par leurs épisodes mouvementés, les prouesses de leurs héros, leurs enchanteurs et leurs magiciens, leur comique ou leur franche sentimentalité. Cette forme de littérature est adaptée aux goûts d'un public populaire. Si l'on en croit Rabelais, il reserve un accueil enthousiaste aux Grandes Chroniques du géant Gargantua, et préfère de beaucoup la lecture de cette oeuvre médiocre à la lecture de la Bible. Mais le romanesque attirait aussi un public plus cultivé, comme celui qui se délecte aux aventures d'Amadis de gaule, un des plus grands succès de librairie du temps. Les poètes de la Pléiade eux-mêmes étaient bien éloignés de mépriser "ces beaux vieux romans fran- çais", ainsi que les appelle Du Bellay.

 

Daniel Ménager, Introduction à la vie littéraire du XVIº siècle, Bordas, 1968

 

 

 

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Last modified: 21-Mar-00