LETTRES DU SIEUR CLÉMENT, DE DIJON,
A M. DE VOLTAIRE.
 
 
 
LETTRE PREMIÈRE.
A Dijon, ce 6 décembre 1759.
 
Monsieur, si je ne savais pas que votre sagesse vous fait assez mépriser les petitesses des grands pour n'en pas être susceptible, je ne serais pas surpris que vous eussiez dédaigné de répondre à la lettre que j'ai osé vous écrire, et où mon coeur vous a peint tout ce qu'il ressentait. J'étais convaincu, quand ma main vous a tracé des caractères fidèles interprètes de mes sentiments, que la noblesse des vôtres ne vous permettait pas d'être insensible à la douleur d'un malheureux, et que vous saviez essuyer des pleurs que l'infortune a fait couler: j'étais persuadé que l'on n'implore pas en vain votre bonté, que vos bras s'ouvraient facilement pour y donner un asile à l'innocence, que votre coeur enfin était encore plus grand que votre esprit. Voilà ce dont j'étais persuadé, dont je le suis encore, et ce qui m'a enhardi à vous exposer ma triste situation dans ma première lettre. Jugez à présent, monsieur, si votre silence peut ne pas m'affliger. Peut-être, hélas! vous êtes-vous imaginé que vous me verriez payer votre amitié, vos bienfaits, par la plus noire ingratitude; que je serais assez lâche, assez criminel, pour n'en être pas plus reconnaissant. Ah! monsieur, n'ayez pas, si vous le voulez, égard à mes autres prières, mais ne me faites pas l'injure de soupçonner ainsi ma probité! C'est le seul bien qui me reste; c'est ce bien précieux que je voudrais délivrer de la contagion générale. Vos soupçons le flétriraient; votre générosité, votre grandeur d'âme, peuvent en conserver, en relever l'éclat. Ma tendresse, mon zèle, mon respect, voilà mes seuls biens; ils sont à vous, ils y seront toujours. Quand même vous me refuseriez ce que je vous demande avec tant d'ardeur, mais que vous n'êtes pas en droit de m'accorder; quand, dis-je, vous me le refuseriez; je serais toujours convaincu que votre vertu le permet, que des raisons qui me sont inconnues vous y engagent, et je ne soupirerais alors qu'après le bonheur de les connaître. Enfin, monsieur, quelles que soient vos bontés, faites-les savoir à un jeune homme que l'incertitude met dans l'état le plus triste, et qui ne vous en aimera pas moins quand vous ne recevriez pas les voeux qu'il vous adresse.
Peut-être, monsieur, n'avez-vous pas reçu ma première lettre. Si cela était, et que vous désirassiez la voir, vous pourriez me le dire.
Voici mon adresse: à Clément fils, chez son père, procureur à Dijon, derrière les Minimes.
 
 

LETTRE II.
Dijon, 17 mai 1760.
Monsieur, permettez qu'un de ceux qui aiment le plus les belles-lettres sans pouvoir les cultiver, et les génies qui les cultivent avec succès, vous renouvelle aujourd'hui des hommages sincères qui le flattent plus que vous. Les sentiments que mon ingénuité vous a découverts ont paru vous toucher; je suis assez payé de ma tendresse, si vous l'avez sentie comme moi.
La bonté que vous m'avez témoignée m'engage à vous demander une grâce. Dans quelques moments que de tristes occupations laissent à mon goût pour la poésie, j'ai eu le dessein téméraire d'entreprendre une tragédie sur le sujet le plus singulier et le plus intéressant qui soit peut-être dans notre histoire moderne. C'est la mort de Charles Ier et l'usurpation de Cromwell. Les difficultés de traiter ce sujet étaient grandes, et un an de travail ne les a pas encore surmontées. Je n'ai fait jusqu'ici que le plan de ma pièce, après l'avoir changé plusieurs fois, et brûlé impitoyablement un acte entier et plus qui ne répondaient pas à l'idée que je m'étais formée de la beauté de mon sujet. Je ne me suis cependant pas découragé, et j'ai recommencé de nouveau. Ce qui a cependant ralenti mon ardeur, c'est que j'ai appris que vous travaillez, depuis quelque temps, sur le même fonds, et que vous donneriez tôt ou tard cette pièce au public.
Vous devez bien penser, monsieur, que ma témérité n'irait pas jusqu'à me donner un concurrent tel que vous. Il n'appartient qu'à peu de génies d'entrer dans la même lice que ses maîtres, et de les vaincre. J'abandonnerais bientôt mon dessein, si j'étais sûr qu'il fût le vôtre, d'autant plus que ce serait peut-être le seul ouvrage que je pusse faire pendant ma vie obscure, relégué dans le fond d'une ville où il y a des gens d'esprit qui ne s'en servent pas, et qui haïssent ou méprisent ceux qui s'en servent. Mes jours seront abrégés par le travail, seul bien, seul plaisir que la fortune n'a pu m'ôter; et Cromwell seul, à qui je donnerai tout ce que j'ai encore à vivre, conservera la mémoire d'un jeune homme qui fut vieux trop tôt, parce qu'il pensa de trop bonne heure.
Oui, monsieur, j'ai tâché de cultiver les Muses dès l'âge de sept ans; et vous pouvez juger combien une étude assidue use la santé d'un enfant. Mais excusez-moi, si je vous entretiens si longtemps de choses si peu intéressantes. Apprenez-moi donc, je vous prie, si je dois continuer mon projet, et si vous ne l'avez pas vous-même exécuté. Daignez m'éclairer de vos leçons; j'en ai trop besoin, et mon zèle est trop vif pour que vous ne m'en donniez pas. Vos lumières pourront me découvrir des obstacles que je n'ai pas prévus, ou des beautés que je ne pouvais imaginer. Vous m'animerez dans un travail difficile, vous me montrerez les écueils. Je m'y précipiterais sans vous, et votre génie m'aidera à les franchir. Ne refusez pas, de grâce, un jeune homme qui cherche à s'instruire et qui respecte ses maîtres, qui vous aime parce qu'il aime vos ouvrages, et que votre âme y est, qui vous doit tout, parce que vos écrits lui ont appris à penser.
Je suis, monsieur, avec toute l'estime du coeur, etc.
 
LETTRE III.
Paris, le 5 décembre 1768.
J'ai brisé mes entraves, monsieur; j'ai secoué la poussière classique. Me voici libre, et à peu près heureux à Paris, dans le centre des arts, où j'ai depuis si longtemps désiré de cultiver les lettres. Mais, monsieur, que les arts, les lettres et le bon goût ont étrangement dépéri dans ce pays! que tout ce que j'y vois s'accorde peu avec les idées que je m'étais formées d'après la lecture de nos modèles! Je me trouve ici comme tombé des nues. Je n'y entends personne, et l'on ne m'y entend point. On me parle de comédies qui font pleurer, et je vois des tragédies qui me font rire. On me dit de travailler dans ce goût-là, et je ne sais ce que c'est que ce goût-là. Cependant il faudra bien m'y faire, et je commence à entrevoir que cela n'est pas si difficile.
En vérité, monsieur, je ne sais ce qu'on pensera un jour de notre siècle; mais je sais bien, moi, qu'il ressemble furieusement à celui de Sénèque et de Silius Italicus. C'est vous qui avez vu finir les beaux jours de notre littérature, et qui nous en avez si longtemps consolés; et vous avez la douleur de ne laisser après vous aucun espoir de nous consoler de votre absence.
Pardonnez, monsieur, cette complainte à un triste partisan du vieux goût, à un admirateur de vos ouvrages. Il n'est pas possible que je m'accoutume jamais à trouver beau ce qui ne le sera jamais qu'à condition que Molière, Racine, Boileau et vous, serez détestables.
Mais je viens enfin au principal objet de ma lettre, qui est de vous remercier de la connaissance que vous m'avez procurée de M. de Laharpe. Je n'ai qu'à me louer de sa politesse et de ses conseils, et surtout de la vénération qu'il témoigne pour vous. Il jure par votre nom, comme Philoctète jurait par Hercule; et je ne doute point qu'il ne remplisse glorieusement le rôle de Philoctète. Il serait certainement bien en état de s'opposer au torrent, et de combattre les monstres de notre littérature, mais le mal est trop invétéré; son exemple vient trop tard, et il ne fera que se sauver du naufrage général.
Je n'ai pas trouvé les esprits fort prévenus en faveur de ma Médée non magicienne. On me sait mauvais gré d'avoir ôté cette brillante décoration qui fait un si bel effet aux yeux des clercs et du peuple. On me dit aussi que ces évocations magiques de Longepierre ne sont pas sans agrément, et qu'après tout ses vers redeviennent assez bons pour nos oreilles. J'ai eu beau dire, après vous, qu'une femme sorcière ne peut nous toucher ni nous intéresser, que la magie détruit tout l'effet, et rend tout autre personnage que Médée ridicule devant elle, que c'est un monstre dégoûtant de tuer ses enfants sans raison, puisqu'elle peut les emmener dans son char: j'ai dit mille autres choses semblables, mais on ne m'en a tenu compte; et dans ce siècle philosophe, j'ai trouvé qu'on aimait encore assez les sorcières, sans y croire.
Enfin, monsieur, j'ai remis ma pièce entre les mains de M. Lekain, et j'attends son avis pour la lire à messieurs les comédiens assemblés. Je n'en augure pas un grand succès, mais je m'en consolerai en faisant mieux.
Comme mes revenus ne sont pas assez considérables pour vivre ici en simple faiseur de vers, je cherche à m'y placer un peu honnêtement, ou comme secrétaire ou comme instituteur dans quelque maison considérable. Si par vos connaissances, monsieur, vous pouviez m'aider dans mes vues, je joindrais cette bonté à celles que vous avez déjà eues pour moi, et ma reconnaissance vivrait autant que moi-même.
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec l'admiration et l'attachement le plus sincère, etc. Clément.
 
 
 
LETTRE DE L'EX-JÉSUITE PAULIAN,
A M. DE VOLTAIRE.

A Avignon, ce 4 décembre 1765.

 
Monsieur, il est bien flatteur pour moi que le plus beau génie de ce siècle veuille bien jeter les yeux sur quelqu'un de mes ouvrages. Je suis fâché que la troisième édition du dictionnaire que vous demandez ne soit pas encore finie. Dès que ce dictionnaire, augmenté d'un volume, paraîtra, j'aurai l'honneur de vous en faire hommage: j'espère qu'il sera moins indigne que celui-ci de vous être présenté. En attendant, je vous prie d'accepter un exemplaire de mon Traité de paix entre Descartes et Newton. S'il mérite votre approbation, je suis assuré qu'il méritera par là même l'immortalité.
J'ai l'honneur d'être avec respect, etc.
Paulian, ancien professeur de physique du collège d'Avignon, de la compagnie de Jésus.
 
 
LETTRE DE M. THIRIOT,
A M. DE VOLTAIRE.
A Paris, ce vendredi 13 janvier 1769.
Nec si plura velim, tu dare deneges. ( Hor. L. iii, Od. 16.)
Il n'y a que vous au monde, mon ancien ami, mon honneur et mon soutien, avec qui je puisse prendre l'air et le ton dont je vous écris.
Frontis ad urbanae descendo praemia. ( Hor. L. i, Ep. 9.)
Il y a deux ans que je paie habituellement les tributs que la vieillesse doit à la nature. L'asthme était mon incommodité dominante et familière; mais un régime austère et une plante que j'ignore, et dont je n'use plus, mais dont j'ai heureusement une bonne provision, en a fait disparaître tous les symptômes à la fin de l'été. Ma santé est donc aussi bonne que je pouvais le souhaiter; mais ma petite fortune et mes affaires sont dans le plus grand dérangement. J'ai payé trois années de 600 livres chacune, pour remplir les engagements que j'avais pris pour le mariage de ma fille.
Voici mes revenus: 1200 livres du roi de Prusse, dont il ne me reste que 1000 livres, les 200 livres payant tous les papiers littéraires dont je lève mes extraits, payant aussi des copies des pièces et autres ouvrages qu'il faut y joindre. Ces 1000 livres du roi de Prusse, avec 2600 livres viagères sur l'Hôtel-de-ville, et 400 livres par an sur M. le comte de Lauraguais, me donnaient l'espérance de me tirer d'affaires, en payant même mon engagement de 300 livres. Mais une nouvelle charge perpétuelle m'est survenue par la nécessité de prendre une seconde femme pour me servir et me secourir dans mes infirmités.
Vous me fîtes l'amitié de m'écrire, au commencement de 1766, lorsque je vous demandais d'être inscrit sur la feuille de vos bienfaits, que j'avais attendu trop tard, que j'en serais puni, que j'attendrais; qu'il aurait fallu vous parler de mon grenier dans le temps de la moisson, que tout le monde avait glané, hors moi, parce que je ne m'étais pas présenté. Vous me promettiez de réparer ma négligence; vous ajoutiez de la manière la plus agréable et la plus consolante que vous m'aimiez comme on aime dans la jeunesse.
Cela m'a rappelé avec quelle vivacité vous entreprîtes et vous poursuivîtes, sur la fin de la régence, de faire mettre sur ma tête la moitié de votre pension, et comme par vos instances, M. le duc de Melun s'intéressa au succès de ce projet sous le ministère de M. le duc. Mais les tristes événements qui se succédèrent coup sur coup, renversèrent une si rare marque d'amitié et de bienfaisance dont la gazette de Hollande fit une mention particulière. C'est ce qui m'a toujours encouragé de vous dire, s'il en était besoin, comme Horace le dit à Mécène en lui rappelant ses bienfaits: Nec si plura velim, tu dare deneges; et c'est ce qui me faisait dire dernièrement à table, chez M. le lieutenant-civil, qu'il n'y avait que M. de Voltaire à qui je pusse demander avec plaisir, et de qui je pusse recevoir de même.
Je ne vous écrirai point de nouvelles de littérature, parce que je suis trop plein de petits chagrins domestiques.
 
 
 
 
NOTE SUR M. DE VOLTAIRE,
ET FAITS PARTICULIERS CONCERNANT CE GRAND HOMME, RECUEILLIS PAR MOI, POUR SERVIR A SON HISTOIRE PAR M. L'ABBÉ DUVERNET

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux. ( Oedipe, acte I, scène I.)
 
Puis-je ne pas me glorifier d'un titre qui a fait à la fois mon état, ma fortune et le bonheur de ma vie? L'extrait que j'en vais donner justifiera l'épigraphe que j'ai choisie et qui pourrait paraître un peu trop orgueilleuse.
La paix de 1748, en rappelant les plaisirs de tout genre dans la ville de Paris, devint l'époque mémorable d'une nouvelle institution de quelques sociétés bourgeoises qui se réunirent pour le seul plaisir de jouer la comédie.
La première fut établie à l'hôtel de Soyecourt, au faubourg Saint-Honoré; la seconde, à l'hôtel de Clermont-Tonnerre, au Marais; la troisième, à l'hôtel de Jaback, rue Saint-Merry. C'est de ce dernier théâtre dont je suis le fondateur.
De tous les jeunes gens qui jouissaient alors de quelque célébrité sur ces différents théâtres, et dont quelques-uns se sont fixés dans nos provinces, je suis le seul qui soit resté à Paris; et c'est une faveur que je dois plus à ma bonne étoile qu'à la supériorité de mon talent. Voici comment la chose est arrivée:
Le propriétaire de l'hôtel de Jaback, forcé de faire des réparations urgentes dans l'intérieur de la salle que nous occupions, nous mit dans la nécessité de demander à messieurs les comédiens de Clermont-Tonnerre la permission de jouer alternativement avec eux sur leur théâtre; traité qui fut stipulé entre eux et nous au mois de juillet 1749, en payant la moitié des frais. Nous y débutâmes par Sidney et George Dandin.
Il n'est pas difficile de se figurer que la concurrence de ces deux sociétés excita dans le public quelques contestations dont le résultat ne pouvait être favorable aux uns sans diminuer de la considération dont les autres avaient joui jusqu'alors. On était partagé sur les talents de messieurs tels et tels, sur ceux des demoiselles telles et telles. Les unes étaient plus jolies, plus décentes que les autres; mais ces dernières avaient plus d'usage du théâtre, plus de grâce, plus de finesse, etc. C'est ainsi que le public s'amusait et prenait parti, soit pour messieurs de Tonnerre, soit pour messieurs de Jaback. Mais qui pourra jamais croire qu'une société de jeunes gens, qui réunissait le plaisir et la décence, pût exciter la jalousie et les plaintes des grands chantres de Melpomène?
Le crédit de ces derniers nous fit fermer notre théâtre; et ce fut un prêtre janséniste qui en obtint la réhabilitation. M. l'abbé de Chauvelin, conseiller-clerc au parlement de Paris, daigna s'intéresser pour des élèves contre leurs maîtres, et nous fit jouer le Mauvais riche, comédie nouvelle en cinq actes et en vers, de M. D'Arnaud. La pièce eut peu de succès au jugement de la plus brillante assemblée qu'il y eût alors à Paris. C'était au mois de février 1750.
M. de Voltaire y fut invité par l'auteur; et soit indulgence pour M. D'Arnaud, soit pure bonté pour les acteurs qui s'étaient donné toute la peine imaginable pour faire valoir un ouvrage faible et sans intérêt, ce grand homme parut assez content, et s'informa scrupuleusement qui était celui qui avait joué le rôle de l'amoureux. On lui répondit que c'était le fils d'un marchand orfèvre de Paris, lequel jouait la comédie pour son plaisir, mais qui aspirait réellement à en faire son état. Il témoigna à M. D'Arnaud le désir de me connaître, et le pria de m'engager à l'aller voir le surlendemain.
Le plaisir que me causa cette invitation fut encore plus grand que ma surprise; mais ce que je ne pourrais peindre, c'est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet homme dont les yeux étincelaient de feu, d'imagination et de génie. En lui adressant la parole, je me sentis pénétré de respect, d'enthousiasme, d'admiration et de crainte; j'éprouvais à la fois toutes ces sensations, lorsque M. de Voltaire eut la bonté de mettre fin à mon embarras, en m'ouvrant ses deux bras, et en remerciant Dieu d'avoir créé un être qui l'avait ému et attendri en proférant d'assez mauvais vers.
Il me fit ensuite plusieurs questions sur mon état, sur celui de mon père, sur la manière dont j'avais été élevé, et sur mes idées de fortune. Après l'avoir satisfait sur tous ces points, et après ma part d'une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café, seule nourriture de M. de Voltaire depuis cinq heures du matin jusqu'à trois heures après midi, je lui répondis, avec une fermeté intrépide, que je ne connaissais d'autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie; qu'un hasard cruel et douloureux me laissant le maître de mes actions, et jouissant d'un petit patrimoine d'environ sept cent. cinquante livres de rente, j'avais lieu d'espérer qu'en abandonnant le commerce et le talent de mon père, je ne perdrais rien au change si je pouvais un jour être admis dans la troupe des comédiens du roi.
« Ah! mon ami, s'écria M. de Voltaire, ne prenez jamais ce parti-là; croyez-moi, jouez la comédie pour votre plaisir, mais n'en faites jamais votre état. C'est le plus beau, le plus rare, le plus difficile des talents; mais il est avili par des barbares, et proscrit par des hypocrites. Un jour la France estimera votre art, mais alors il n'y aura plus de Baron, plus de Lecouvreur, plus de Dangeville. Si vous voulez renoncer à votre projet, je vous prêterai dix mille francs pour commencer votre commerce, et vous me les rendrez quand vous pourrez. Allez, mon ami, revenez me voir vers la fin de la semaine; faites bien vos réflexions, et donnez-moi une réponse positive. »
Étourdi, confus, et pénétré jusqu'aux larmes des bontés et des offres généreuses de ce grand homme que l'on disait avare, dur et sans pitié, je voulus m'épancher en remerciemens. Je commençai quatre phrases sans pouvoir en terminer une seule. Enfin, je pris le parti de lui faire ma révérence en balbutiant; et j'allais me retirer lorsqu'il me rappela pour me prier de lui réciter quelques lambeaux des rôles que j'avais déjà joués. Sans trop examiner la question, je lui proposai assez maladroitement, de lui déclamer le grand couplet de Gustave, au second acte. Point, point de Piron, me dit-il avec une voix tonnante et terrible; je n'aime pas les mauvais vers; dites-moi tout ce que vous savez de Racine.
Je me souvins heureusement qu'étant au collège Mazarin, j'avais appris la tragédie entière d'Athalie, après avoir entendu répéter nombre de fois cette pièce aux écoliers qui devaient la jouer. Je commençai donc la première scène, en jouant alternativement Abner et Joad. Mais je n'avais pas encore tout-à-fait rempli ma tâche, que M. de Voltaire s'écria aussitôt avec un enthousiasme divin: « Ah! mon Dieu! les beaux vers. Ce qu'il y a de bien étonnant, c'est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur, la même pureté, depuis la première scène jusqu'à la dernière; c'est que la poésie en est partout inimitable. Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il en m'embrassant; je vous prédis que vous aurez la voix déchirante, que vous ferez un jour les plaisirs de Paris; mais ne montez jamais sur un théâtre public.
Voilà le précis le plus vrai de ma première entrevue avec M. de Voltaire. La seconde fut plus décisive puisqu'il consentit, après les plus vives instances de ma part à me recueillir chez lui comme son pensionnaire, et faire bâtir au-dessus de son logement un petit théâtre où il eut la bonté de me faire jouer avec ses nièces et toute ma société. Il ne voyait qu'avec un déplaisir horrible qu'il nous en avait coûté jusqu'alors beaucoup d'argent pour amuser le public et nos amis.
La dépense que cet établissement momentané causa à M. de Voltaire, et l'offre désintéressée qu'il m'avait faite quelques jours auparavant me prouvèrent, d'une manière bien sensible, qu'il était aussi généreux et aussi noble dans ses procédés que ses ennemis étaient injustes, en lui prêtant le vice de la sordide économie. Ce sont des faits dont j ai été le témoin. Je dois encore un autre aveu à la vérité, c'est que M. de Voltaire m'a non seulement aidé de ses conseils pendant plus de six mois, mais qu'il m'a défrayé pendant ce temps; et que depuis que je suis au théâtre, je puis prouver avoir été gratifié par lui de plus de deux mille écus. Il me nomme aujourd'hui son grand acteur, son Garrick, son enfant chéri: ce sont des titres que je ne dois qu'à ses bontés pour moi; mais ceux que j'adopte au fond de mon coeur sont ceux d'un élève respectueux et pénétré de reconnaissance.
Pourrais-je n'être pas affecté d'un sentiment aussi respectable, puisque c'est à M. de Voltaire seul que je dois les premières notions de mon art, et que c'est à sa seule considération que M. le duc d'Aumont a bien voulu m'accorder mon ordre de début au mois de septembre 1750?
Il est résulté de ces premières démarches que, par une persévérance à toute épreuve, je suis enfin, au bout de dix-sept mois, parvenu à surmonter tous les obstacles de la ville et de la cour, et à me faire inscrire sur le tableau de messieurs les comédiens du roi, au mois de février 1752.
Quiconque voudra bien lire tous ces détails, en observer la filiation, reconnaîtra que je suis loin de ressembler à ces coeurs ingrats qui rougissent d'un bienfait, et qui pour consommer leur scélératesse, calomnient indignement leurs bienfaiteurs. J'en ai connu plus d'un de cette espèce à l'égard de M. de Voltaire. J'ai été témoin des vols qui lui ont été faits par des gens de toutes sortes d'états. Il a plaint les uns, méprisé tacitement les autres, mais jamais il n'a tiré vengeance d'aucun. Les libraires, qu'il a prodigieusement enrichis par les différentes éditions de ses ouvrages, l'ont toujours déchiré publiquement; mais il n'y en a pas un seul qui ait osé l'attaquer en justice, parce que tous avaient tort.
M. de Voltaire est toujours resté fidèle à ses amis. Son caractère est impétueux; son coeur est bon; son âme est compatissante et sensible modeste au suprême degré sur les louanges que lui ont prodiguées les rois, les gens de lettres, et le peuple réuni pour l'entendre et l'admirer profond et juste dans ses jugements sur les ouvrages d'autrui; rempli d'aménité, de politesse et de grâces dans le commerce civil; inflexible sur les gens qui l'ont offensé; voilà son caractère dessiné d'après nature.
On ne pourra jamais lui reprocher d'avoir attaqué le premier ses adversaires; mais après les premières hostilités commises, il s'est montré comme un lion sorti de son repaire, et fatigué de l'aboiement des roquets qu'il a fait taire par le seul aspect de sa crinière hérissée. Il y en a quelques-uns qu'il a écrasés en les courbant sous sa pate majestueuse; les autres ont pris la fuite.
Je lui ai entendu dire mille fois qu'il était au désespoir de n'avoir pu être l'ami de Crébillon; qu'il avait toujours estimé son talent plus que personne, mais qu'il ne lui pardonnerait jamais d'avoir refusé d'approuver Mahomet.
Je ne dirai rien de la sublimité de ses talents en tout genre. Il n'en est aucun où il n'ait répandu beaucoup d'érudition, de grâce, de goût et de philosophie. Du reste, c'est à l'Europe entière à faire son éloge. Ses ouvrages répandus d'un pôle à l'autre, sont des matériaux suffisants pour l'entreprendre. Heureux celui qui saura les apprécier, et parler dignement d'un homme aussi célèbre et aussi rare! Tout le monde connaît sa facilité pour écrire, mais personne n'a vu ce dont mes yeux ont été les témoins pour sa tragédie de Zulime.
Son secrétaire avait égaré, ou brûlé comme brouillon inutile, le cinquième acte de cette tragédie. M. de Voltaire le refit de nouveau en très peu de temps, et sur de nouvelles idées qui lui furent suscitées par les circonstances.
Je lui ai vu faire un nouveau rôle de Cicéron, dans le quatrième acte de Rome sauvée, lorsque nous jouâmes cette pièce au mois d'auguste 1750, sur le théâtre de madame la duchesse du Maine, au château de Sceaux. Je ne crois pas qu'il soit possible de rien entendre de plus vrai, de plus pathétique et plus enthousiaste que M. de Voltaire dans ce rôle. C'était, en vérité, Cicéron lui-même tonnant de la tribune aux harangues sur le destructeur de la patrie, des lois, des moeurs et de la religion. Je me souviendrai toujours que madame la duchesse du Maine, après lui avoir témoigné son étonnement et son admiration sur ce nouveau rôle qu'il venait de composer, lui demanda quel était celui qui avait joué le rôle de Lentulus Sura, et que M. de Voltaire lui répondit: Madame, c'est le meilleur de tous. Ce pauvre hère qu'il traitait avec tant de bonté, c'était moi-même; et ce n'était pas ce qui flatta le plus les marquis, les comtes et les chevaliers dont j'étais alors le camarade.
Je ne finirai point cet article sans citer encore quelques anecdotes qui sont à ma connaissance, et qui serviront peut-être à donner encore quelques idées particulières du caractère de M. de Voltaire.
Personne n'ignore qu'à la mort du célèbre Baron, ainsi qu'à la retraite de Beaubourg, l'emploi tragique et comique de ces deux grands comédiens fut donné à Sarrasin, qui ne suivait alors que de bien loin les traces de ses maîtres. C'est ce qui lui attira une assez bonne plaisanterie de M. de Voltaire, lorsque ce dernier le chargea du rôle de Brutus dans la tragédie de ce nom. On répétait la pièce au théâtre, et la mollesse de Sarrasin dans son invocation au dieu Mars, le peu de fermeté, de grandeur et de majesté qu'il mettait dans le premier acte, impatienta tellement M. de Voltaire, qu'il lui dit avec une ironie sanglante: « Monsieur, songez donc que vous êtes Brutus, le plus ferme de tous les consuls romains, et qu'il ne faut point parler au dieu Mars comme si vous disiez: Ah! bonne Vierge, faites-moi gagner un lot de cent francs à la loterie. »
Il résulte de ce nouveau genre de donner des leçons, que Sarrasin n'en fut ni plus vigoureux ni plus mâle parce que ni l'une ni l'autre de ces qualités n'étaient en lui, et qu'il ne fut vraiment bon acteur que dans les choses pathétiques. Il ignorait l'art de peindre les passions avec énergie. On ne lui vit jamais l'âme de Mithridate ni la noblesse d'Auguste.
L'on connaît la célébrité que mademoiselle Dumesnil s'était acquise dans le rôle de Mérope, et qu'elle a constamment soutenue pendant vingt ans; cette même célébrité ne fut cependant pas à l'abri du sarcasme de M. de Voltaire. Lorsqu'il fit répéter Mérope pour la première. fois, il trouvait que cette fameuse actrice ne mettait ni assez de force ni assez de chaleur dans le quatrième acte, quand elle invective Poli fonte. « Il faudrait, lui dit mademoiselle Dumesnil, avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. Eh! vraiment oui, mademoiselle, lui répondit M. de Voltaire, c'est le diable au corps qu'il faut avoir pour exceller dans tous les arts. » Je crois que M. de Voltaire disait alors une grande vérité.
Il était un jour questionné sur la préférence que les uns accordaient à mademoiselle Dumesnil sur mademoiselle Clairon, et sur l'enthousiasme que cette dernière excitait, au grand regret de celle qui lui avait servi de modèle. Ceux qui tenaient encore au vieux goût prétendaient que pour attacher l'âme, la remuer, la déchirer, il fallait avoir, comme mademoiselle Dumesnil, de la machine à Corneille, et que mademoiselle Clairon n'en avait point. Elle l'a dans la gorge, s'écria M. de Voltaire; et la question fut jugée.
Une très jeune et jolie demoiselle, fille d'un procureur au parlement, jouait avec moi le rôle de Palmire dans Mahomet, sur le théâtre de M. de Voltaire. Cette aimable enfant, qui n'avait que quinze ans, était fort éloignée de pouvoir débiter avec force et énergie les imprécations qu'elle vomit contre son tyran. Elle n'était que jeune, jolie et intéressante; aussi M. de Voltaire s'y prit-il a son égard avec plus de douceur; et pour lui remontrer combien elle était éloignée de la situation de son rôle, il lui dit: « Mademoiselle, figurez-vous que Mahomet est un imposteur, un fourbe, un scélérat qui a fait poignarder votre père, qui vient d'empoisonner votre frère, et qui, pour couronner ses bonnes oeuvres, veut absolument coucher avec vous. Si tout ce petit manège vous fait un certain plaisir, ah! vous avez raison de le ménager comme vous faites; mais pour le peu que cela vous répugne, voici, mademoiselle, comme il faut vous y prendre. »
Alors M. de Voltaire, répétant lui-même cette imprécation, donna à cette pauvre innocente, rouge de honte et tremblante de peur, une leçon d'autant plus précieuse, qu'elle joignait le précepte à l'exemple. Elle devint par la suite une actrice très agréable.
En 1755, étant aux Délices, près de Genève, dans la maison que M. de Voltaire venait d'acquérir du procureur-général Tronchin, je devins le dépositaire de l'Orphelin de la Chine, que l'auteur avait fait d'abord en trois actes, et qu'il nommait ses magots. C'est en conférant avec lui sur cet ouvrage d'un caractère noble et d'un genre aussi neuf, qu'il me dit: « Mon ami, vous avez les inflexions de la voix naturellement douces; gardez-vous bien d'en laisser échapper quelques-unes dans le rôle de Gengis. Il faut bien vous mettre dans la tête que j'ai voulu peindre un tigre qui, en caressant sa femelle, lui enfonce ses griffes dans les reins. Si vos camarades trouvent quelques longueurs dans le cours de l'ouvrage, je leur permets de faire des coupures; ce sont des citoyens qu'il faut quelquefois sacrifier au salut de la république; mais faites en sorte que l'on en use modérément, car les faux connaisseurs sont souvent plus à craindre, pour ces sortes de changements, que ceux qui sont bonnement ignorants.
Après mon départ de Ferney, au mois d'avril 1762, M. de Voltaire eut la fantaisie de faire jouer sur son petit théâtre sa tragédie de l'Orphelin de la Chine. Le libraire Cramer s'était exercé avec M. le duc de Villars sur le rôle de Gengis. Il n'y a personne qui ne soit instruit de la prétention de ce grand seigneur pour bien enseigner à jouer la comédie. Aussi fit-il de son élève Cramer un froid et plat déclamateur, et c'est ce dont M. de Voltaire ne tarda pas à s'apercevoir. Dès la première représentation, il sentit plus que jamais que l'on pouvait être en même temps duc, bel esprit, et le fils d'un grand homme; mais que ni l'un ni l'autre de ces titres ne donnait du talent pour exercer les beaux-arts, des connaissances pour les approfondir, et du goût pour les bien juger.
M. de Voltaire se mit à persifler son Cramer, et promit de le tourmenter jusqu'à ce qu'il eût changé sa diction. Le fidèle Génevois fit des études incroyables pour oublier tout ce que son maître lui avait appris, et revint au bout de quinze jours à Ferney pour répéter de nouveau son rôle avec M. de Voltaire, qui, s'apercevant d'un grand changement, s'écria avec joie à madame Denis: Ma nièce, Dieu soit loué, Cramer a dégorgé son duc.
Depuis plus de trente ans l'on n'avait pas encore vu de cabale aussi forte que celle qui s'éleva contre M. de Voltaire à la première représentation de la tragédie d'Oreste (si toutefois on en excepte celle qui fut faite contre Adelaïde du Guesclin)sifflée depuis cinq heures jusqu'àhuit. Cependant la plus saine partie du public, celle dont le jugement seul demeure, parce qu'il est impartial, l'emportait de temps en temps sur les fanatiques de Crébillon, et témoignait alors sa satisfaction par les acclamations les moins suspectes. C'est dans un de ces moments de transport et d'ivresse, que M. de Voltaire, s'élançant à mi-corps de sa loge, se mit à crier de toutes ses forces: Applaudissez, applaudissez, braves Athéniens; c'est du Sophocle tout pur.
Cette franchise et cette admirable présence d'esprit caractérisaient à chaque heure du jour l'homme unique dont nous avons recueilli quelques anecdotes. En voici une qui le montre tel que la nature l'avait formé c'est-à-dire vif, éloquent et toujours philosophe
En 1743, à la troisième ou quatrième représentation de Mérope, M. de Voltaire fut frappé d'un défaut de dialogue dans les rôles de Polifonte et d'Érox. De retour de chez madame la marquise du Châtelet où il avait soupé, il rectifia ce qui lui avait paru vicieux dans cette scène du premier acte, fit un paquet de ses corrections, et donna ordre à son domestique de les porter chez le sieur Paulin, homme très estimable, mais acteur très médiocre, et qu'il élevait, disait-il, à la brochette pour jouer les tyrans. Le domestique observa à son maître qu'il était plus de minuit, et qu'à cette heure il lui était impossible de réveiller M. Paulin. Va, va, lui répliqua l'auteur de Mérope, les tyrans ne dorment jamais.
 
 
 
 
DÉCLARATION
DE M. DE VOLTAIRE AU ROI DE PRUSSE, REMISE DE SA MAIN AU MINISTÈRE DE SA MAJESTÉ A FRANCFORT.
1753.
Je suis mourant; je proteste devant Dieu et devant les hommes que n'étant plus au service de sa majesté le roi de Prusse, je ne lui suis pas moins attaché, ni moins soumis à ses volontés pour le peu de temps que j'ai à vivre.
Il m'arrête à Francfort pour le livre de ses poésies dont il m'avait fait présent. Je reste en prison jusqu'à ce que le livre revienne de Hambourg. J'ai rendu au ministre de sa majesté prussienne à Francfort toutes les lettres que j'avais conservées de sa majesté, comme des marques chères des bontés dont elle m'avait honoré. Je rendrai à Paris toutes les autres lettres qu'il pourra me redemander.
Sa majesté veut ravoir un contrat qu'elle avait daigné faire avec moi; je suis assurément prêt à le rendre comme tout le reste; et dès qu'il sera trouvé, je le rendrai ou le ferai rendre. Cet écrit, qui n'était point un contrat, mais un pur effet de la bonté du roi, ne tirant à aucune conséquence, était sur un papier de la moitié plus petit que celui que Darget porta de ma chambre à l'appartement du roi à Potsdam. Il ne contenait autre chose que des remerciements de ma part, de la pension dont sa majesté me gratifiait avec la permission du roi mon maître, de celle qu'il accordait à ma nièce après ma mort, et de la croix et de la clef de chambellan.
Le roi de Prusse avait daigné mettre au bas de ce petit feuillet, autant qu'il m'en souvient: « Je signe de grand coeur le marché que j'avais envie de faire il y a plus de quinze ans. » Ce papier, absolument inutile à sa majesté, à moi, au public, sera certainement rendu dès qu'il sera retrouvé parmi mes autres papiers. Je ne peux ni ne veux en faire le moindre usage. Pour lever tout soupçon, je me déclare criminel de lèse-majesté envers le roi de France mon maître, et le roi de Prusse, si je ne rends le papier à l'instant qu'il sera entre mes mains.
Ma nièce, qui est auprès de moi dans ma maladie, s'engage sous le même serment à le rendre si elle le retrouve. En attendant que je puisse avoir communication de mes papiers à Paris, j'annule entièrement ledit écrit; je déclare ne prétendre rien de sa majesté le roi de Prusse, et je n'attends rien dans l'état cruel où je suis, que la compassion que doit sa grandeur d'âme à un homme mourant, qui avait tout sacrifié et qui a tout perdu pour s'attacher à lui, qui l'a servi avec zèle, qui lui a été utile, qui n'a jamais manqué à sa personne, et qui comptait sur la bonté de son coeur.
Je suis obligé de dicter, ne pouvant écrire. Je signe avec le plus profond respect, la plus pure innocence, et la douleur la plus vive.
Voltaire.

 
 
LES J'AI VU,
ATTRIBUÉS FAUSSEMENT A M. DE VOLTAIRE, ET QUI LE FIRENT METTRE A LA BASTILLE, SOUS LA RÉGENCE, EN 1716.

Tristes et lugubres objets,
J'ai vu la Bastille et Vincennes,
Le Châtelet, Bicêtre, et mille prisons pleines
De braves citoyens, de fidèles sujets:
J'ai vu la liberté ravie,
De la droite raison la règle poursuivie:
J'ai vu le peuple gémissant
Sous un rigoureux esclavage:
J'ai vu le soldat rugissant
Crever de faim, de soif, de dépit et de rage:
J'ai vu les sages contredits,
Leurs remontrances inutiles:
J'ai vu des magistrats vexer toutes les villes
Par des impôts criants et d'injustes édits:
J'ai vu sous l'habit d'une femme
Un démon nous donner la loi;
Elle sacrifia son Dieu, sa foi, son âme,
Pour séduire l'esprit d'un trop crédule roi:
J'ai vu dans ce temps redoutable
Le barbare ennemi de tout le genre humain
Exercer dans Paris, les armes à la main,
Une police épouvantable:
J'ai vu les traitants impunis:
J'ai vu les gens d'honneur persécutés, bannis;
J'ai vu même l'erreur en tous lieux triomphante,
La vérité trahie, et la foi chancelante:
J'ai vu le lieu saint avili:
J'ai vu Port-Royal démoli:
J'ai vu l'action la plus noire
Qui puisse jamais arriver;
L'eau de tout l'Océan ne pourrait la laver,
Et nos derniers neveux auront peine à la croire:
J'ai vu dans ce séjour par la grâce habité,
Des sacrilèges, des profanes,
Remuer, tourmenter les mânes
Des corps marqués au sceau de l'immortalité.
Ce n'est pas tout encor; j'ai vu la prélature
Se vendre, ou devenir le prix de l'imposture:
J'ai vu les dignités en proie aux ignorants:
J'ai vu des gens de rien tenir les premiers rangs:
J'ai vu de saints prélats devenir la victime
Du feu divin qui les anime.
O temps! ô moeurs! j'ai vu dans ce siècle maudit
Ce cardinal, l'ornement de la France,
Plus grand encor, plus saint qu'on ne le dit,
Ressentir les effets d'une horrible vengeance:
J'ai vu l'hypocrite honoré:
J'AI VU, C'EST DIRE TOUT, LE JÉSUITE ADORÉ;
J'ai vu ces maux sous le règne funeste
D'un prince que jadis la colère céleste
Accorda, par vengeance, à nos désirs ardents:
J'ai vu ces maux, et je n'ai pas vingt ans.
 

 
 
 
 
 
Last modified: 21-Mar-00