LETTRES A M. DE VOLTAIRE SUR
LA NOUVELLE HÉLOÏSE OU ALOÏSIA
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU, CITOYEN DE GENÈVE
(1761)


 
NOTICE: Ces quatre Lettres qui, jusqu'à ce jour, n'ont pas été admises dans les Oeuvres de Voltaire, parurent en février 1761, in-8° de 29 pages. Le nom du marquis de Ximenez n'est pas sur le frontispice, mais est au bas de la première lettre cependant ces lettres ne sont pas de Ximenez; leur auteur est Voltaire. Fréron le savait lorsqu'en rendant compte dans l'Année littéraire (1761, VI, 350), il dit qu'il n'est pas possible qu'un homme qui a du goût, de l'esprit et de l'honnêteté, se soit abandonné à de pareilles indécences contre M. Rousseau.
Voltaire écrivait à d'Argental, le 16-18 février 1761, à l'occasion de ces lettres Mandez-moi qui les a faites, ô mes anges! vous qui avez le nez fin. Il écrivait à Damilaville le 18 février: Le marquis de Ximenez n'a fait aucune difficulté d'y mettre son nom. Je pourrais aussi citer les lettres à Damilaville des 27 février, 19 mars, 22 avril à Mme de Fontaine, du 27 février, à Cideville, du 26 mars.
Quelques années auparavant, Ximenez, qui était l'amant de Mme Denis, avait, en quittant les Délices, emporté le manuscrit de l'Histoire de la guerre de 1741, qui fut imprimée à l'insu de l'auteur. Après un tort aussi grave, on conçoit que, sur la proposition qui lui fut faite, le marquis n'ait fait aucune difficulté d'y mettre son nom.
Au reste, Ximenez, qui n'est mort qu'en 1817, et à qui je parlai un jour des Lettres sur la Nouvelle Héloïse, me dit qu'il n'en était pas l'auteur. Il n'y a de moi, ajouta-t-il, que les premières et les dernières lignes de la première lettre.
Je ne suis pas le seul à qui le marquis ait fait cette déclaration, que confirmait un manuscrit possédé par Mme Dufour de Villeneuve, soeur de Naigeon. Dans ce manuscrit les premières et dernières lignes de la première lettre sont de la main de Ximenez. Je ne sais de qui est le commencement du manuscrit; mais à partir de la fin de la troisième lettre, il est de la main de Wagnière, secrétaire de Voltaire. Dans la première lettre, il y a en interligne des corrections de la main de Ximenez, qui, la plupart du temps, n'a fait que substituer la première personne du singulier à la première personne du pluriel. Les changements à la seconde lettre, aussi en interlignes, sont de la main de Voltaire. 15 juin 1830. .
 

PREMIÈRE LETTRE.
A qui pourrais-je adresser mes doutes qu'à vous, monsieur, qui avez encore illustré par votre génie une nation que les Corneille et les Racine avaient rendue la première de l'Europe?
Je ne sais plus de quels termes il faut se servir. Si je compare le langage des plus orgueilleux écrivains de notre siècle à celui des bons auteurs du siècle de Louis XIV ou au vôtre, je n'y trouve rien qui se ressemble. Je veux bien croire qu'on a aujourd'hui plus de goût, plus de talent, plus de lumières que du temps des Pascal, des Racine et des Boileau. Concevez donc ma juste affliction de ne pouvoir entendre les nouveaux génies qu'il faut admirer. Je viens de parcourir une brochure où les choses dont l'auteur rend compte sont au parfait: j'ai cru d'abord qu'il voulait parler de quelques verbes; point du tout, c'est de peinture et de sculpture. Une princesse, dans un roman , est bien éduquée: cela veut dire qu'elle a reçu une éducation digne d'elle, qu'elle est bien élevée; on y voit une pitié tendre à tous les maux d'autrui; une oisiveté qui engendre des jeux; des yeux qui deviennent fixés en terre; une héroïne de roman affectée de pitié, et qui élève à son amant ses timides supplications. Cette héroïne remplit des soins, au lieu de remplir des devoirs, et de rendre des soins. Son extrême amour est exposé à des tragédies. Son teint fleuri outrage son amant. Cette pénitente avait une si affreuse idée du premier pas, qu'à peine voyait-elle au delà nul intervalle, jusqu'au dernier; mais son amant y voyait la tendre sollicitude de l'amour.
Aussitôt Julie couvre ses regards d'un voile, et met une entrave à son coeur. Une faveur! ah, c'est un tourment horrible! lui dit son amant, garde tes baisers, ils sont trop âcres.
Après l'âcreté de ces baisers, l'amant fait vingt lieues en trois jours; mais chaque pas séparait son corps de son âme. Daignerez-vous, monsieur, me dire en passant comment ce corps et cette âme, qui étaient séparés au premier pas, se séparèrent encore aux autres pas, et se retrouvèrent ensuite au dernier pas?
Quand le corps de l'amant a retrouvé son âme, il écrit à sa maîtresse que « les lois les plus sévères ne peuvent leur imposer d'autre peine que le prix même de leur amour. » Il est à croire que sa maîtresse n'entendit rien à ce galimatias. Mais pour le payer en même monnaie, elle lui mande qu'elle « cultive l'espérance », et qu'elle « la voit flétrir tous les jours »; l'autre lui répond, en renchérissant, que « leurs âmes, épuisées d'amour et de peine, se fondent, et coulent comme l'eau ».
Il peut être fort plaisant de voir couler une âme; mais pour l'eau, c'est d'ordinaire quand elle est épuisée qu'elle ne coule plus: je m'en rapporte à vous. Cependant, monsieur, ces deux âmes qui coulent ne peuvent suffire à leur félicité infinie. Nos deux amants, qui coulaient ainsi, se parlèrent à l'oreille; mais Julie trembla qu'on ne cherchât du mystère à cette chucheterie.
Julie, rentrée chez elle, écrivit une lettre tendre au chucheteur: « Baise cette lettre, et saute de joie », lui dit-elle. « Ah! tyran, tu veux en vain m'asservir; pardonne, ô mon doux ami, ces mouvements involontaires! »
Cependant le doux ami était affamé de transports, et il attendait le moment tardif de voir sa maîtresse avec une douloureuse impatience. Pour apaiser cette faim, l'impatient ami s'en alla loin d'elle, entendre de la musique, non pas de la musique française, « car, dit-il, la mélodie qui ne parle point chante toujours mal; et voici, continue-t-il, l'erreur des Français sur les forces de la musique; ils ne peuvent avoir une mélodie à eux, sur une poésie maniérée qui ne connut jamais la nature ».
Mon doux ami, grand philosophe, qui connaît la nature, et qui d'ailleurs est assez ivrogne, s'avisa, étant ivre, de dire beaucoup d'ordures à sa respectable maîtresse: celle-ci écouta patiemment cette mélodie française qui n'était point maniérée; mais le lendemain elle lui en fit de doux reproches, en lui avouant qu'elle avait entendu souvent de « ces expressions-là, en passant son chemin, mais que l'amour est le plus chaste de tous les liens: que pour une femme qui aime, il n'y a point d'homme que son amant, et qu'un amant est un être bien plus sublime qu'un homme »; sur quoi l'auteur met en marge cette belle réflexion morale: « O Amour, si je regrette l'âge où l'on te goûte, ce n'est pas pour l'heure de la jouissance. »
Notre amant ayant ensuite rencontré un pair d'Angleterre en Suisse causa avec lui jusqu'à l'heure du dîner, et fit apporter un poulet. La maîtresse ne manqua pas de parler aussi à ce pair; elle lui dit que « dans un moment où l'épreuve se prépare au dehors, le sage se portant partout avec lui, porte aussi partout son bonheur ». Cette légère ironie de la douce amie ne pouvait, dit-il, fâcher le pair: car, quoiqu'elle ne fît pas grand cas de la philosophie parlière (elle veut dire apparemment une philosophie qui n'est qu'en paroles), un honnête homme a toujours quelque honte de changer de maxime du soir au matin.
Vous saurez, monsieur, que le pair d'Angleterre avait un ami qui n'était pas de son vol; car il n'avait pas le penser mâle des âmes fortes. La douce amie, qui avait le pensée plus mâle, fit présent de quelques écus à son amant le philosophe, qui avait aussi le penser fort mâle, mais qui était un pauvre homme du pays. Elle dit que « son doux ami n'en a ni paru humilié, ni prétendu en faire une affaire ».
Le doux ami se trouva bientôt à son aise; il reçut une bonne pension du pair d'Angleterre, à qui il avait donné un poulet: « Il s'en va, dit-il, faire figure à Paris »; ce noble philosophe va même dans un mauvais lieu, et il écrit à sa maîtresse. « Pour ici où nulle affaire ne m'attache, je continuerai à vivre à ma manière. »
Comme il est extrêmement amoureux de sa Julie, il lui écrit de longues lettres, dans lesquelles il ne lui parle que de la bonne compagnie de Paris. « Il faut, dit-il, changer de principe comme d'assemblée, modifier son esprit à chaque pas, et mesurer ses maximes à la toise; quitter en entrant son âme, et en prendre une autre aux couleurs de la maison, comme un laquais. »
Vous sentez, monsieur, qu'on ne peut mieux connaître, ni peindre plus parfaitement les sociétés de Paris, ni s'exprimer avec plus de délicatesse. Il voit tout, il observe tout dans Paris; il ne parle que de ses belles observations à sa maîtresse, tant il est affamé de transports. « J'assignerai, dit-il, les différences à mesure que je parcourrai les autres pays, comme on décrit l'olivier sur un saule, ou le palmier sur un sapin. »
Remarquez surtout, monsieur, que tout ce qu'il craint dans Paris, c'est d'avoir contribué pour sa part aux désordres qu'il y remarque. Il tremble de n'y être qu'un bourgeois, parce qu'il a l'honneur d'être citoyen de Genève; et il attend le moment où il pourra décrire en Angleterre l'olivier sur le saule, en soupirant de temps à autre pour les beaux yeux de sa Julie: car il est bien ennuyé de voir des Français qui sont autant de marionnettes clouées sur la même planche. La nécessité d'avoir un carrosse est surtout ce qui l'effraye; il prétend qu'un carrosse n'est pas tant pour se conduire que pour exister; il se conduit pourtant quelquefois en carrosse; mais il est très indigné de la manière intrépide et curieuse dont les femmes fixent les gens. Il remarque surtout que la gorge d'une femme n'est point à elle, qu'il a bien l'art de les observer, et que cet art n'est pas difficile vis-à-vis des femmes de Paris.
Dans ses curieuses observations, il trouve que les airs de notre musique ressemblent tout à fait à la course d'une oie grasse ou d'une vache qui galope. Enfin il donne dans le persiflage de ses amis.
Voilà, monsieur, une partie des expressions sublimes qui m'ont frappé dans le premier et le second volume de la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau, ouvrage dans lequel cet homme se met si noblement au-dessus des règles de la langue et des bienséances, et daigne y marquer un profond mépris pour notre nation. C'est un service qu'il nous rend, puisqu'il nous corrigera. Mais, en attendant que nous lui en fassions de très humbles remerciements, permettez-moi d'avoir l'honneur de vous dire dans ma première lettre ce que c'est que ce roman, et vous verrez si le fonds est digne du style..
J'ai l'honneur d'être, monsieur, avec les sentiments de la plus tendre vénération,
Votre très humble et trés obéissant serviteur,
Le marquis DE XIMENEZ.
 
 
 
DEUXIÈME LETTRE.
MONSIEUR,
Qui ne connaît les aventures d'Héloïse et d'Abélard? Qui ne sait que cet homme illustre balança toujours la réputation de saint Bernard, et quelquefois son crédit? Il eut un mérite très rare, des faiblesses communes, des malheurs singuliers. Les amours et les lettres d'Abélard et d'Héloïse vivront éternellement:
Vivunt qui commissi calores
Helosiae calamis puellae.
La vérité surtout met le sceau de l'immortalité aux lettres touchantes que ces deux amants s'écrivirent. Elles ont été traduites en vers et en prose dans toutes les langues. Jean-Jacques s'est mis à inventer cette ancienne histoire sous d'autres noms; mais, fâché qu'un homme aussi bien fait, et d'une figure aussi agréable qu'on nous peint Abélard, eût perdu dans le cours de ses amours le principal mérite de sa figure, il a retranché de son roman cette particularité de l'histoire: et comme il est aussi grand, aussi noblement fait qu'Abélard; comme il est, ainsi que lui, l'objet des soupirs de toutes les dames de Paris, il s'est fait le héros de son roman. Ce sont les aventures et les opinions de Jean-Jacques qu'on lit dans la Nouvelle Héloïse, et que malheureusement vous n'avez pas lues.
Pour ennoblir les personnages et le lieu de la scène, Jean-Jacques a choisi pour son théâtre un petit pays sujet d'un canton suisse. Le principal personnage est une espèce de valet suisse, qui a un peu étudié, et qui enseigne ce qu'il sait à une Julie, fille d'un baron du pays de Vaud. Vous savez qu'il n'y a rien de plus grand que ces barons. Le petit valet, philosophe suisse, débite à Julie son écolière la morale d'Épictète, et lui parle d'amour. Julie, en présence de sa cousine Claire, donne à son maître un baiser très long et très âcre dont il se plaint beaucoup, et le lendemain le maître fait un enfant à l'écolière. Les dames pourraient croire que c'est là la conclusion du roman; mais voici, monsieur, par quelle intrigue délicate, par quels événements merveilleux ce roman philosophique dure encore cinq tomes entiers après la conclusion.
Il y avait en Suisse un pair d'Angleterre, qui vivait dans un village pour se former et pour s'instruire. Milord Édouard, ayant entendu parler des charmes, perfections, et commodités qu'en sa voisine on disait être, ne manqua pas de la demander en mariage à son père. Cet Anglais était fier, un peu dur, un peu ivrogne, et croyait aimer la musique italienne, le tout en digne pair de la Grande-Bretagne. Le valet philosophe était assez ivrogne aussi; milord but du punch avec le valet, Ils parlèrent de leur maîtresse: milord s'aperçut bien, tout ivre qu'il était, que le philosophe suisse avait les bonnes grâces de l'héroïne destinée à être pairesse d'Angleterre. Il y eut un démenti de donné. Le valet amoureux sauta noblement à son épée, milord Edouard à la sienne; mais le bon génie de ces deux champions, ou plutôt le génie de l'auteur, les sauva d'une mort inévitable par une des aventures les plus surprenantes qu'on ait jamais lues dans aucune histoire écrite en roman, ou dans aucun roman écrit en histoire,
Milord Édouard, en poussant sa première botte, se donna une entorse; cet incident ingénieux fit qu'on ne se battit point. Jean-Jacques sortit de la chambre, alla cuver son punch, et envoya ensuite un cartel à milord, comme il se pratique entre gens de qualité, le priant civilement de se couper la gorge avec lui quand il pourrait s'aider de son pied. La belle Julie, effrayée, tremblante pour les jours du précepteur dont elle était grosse, sachant qu'il n'y a rien de si commun que de voir des précepteurs se battre contre des membres de la chambre haute en Suisse, étant informée de plus que milord Édouard avait déjà tué cinq ou six hommes en faisant ses études, écrivit aussitôt une lettre raisonnée à son tendre amant contre la mode des duels, et lui prouva que rien n'était plus lâche que de se battre contre un pair d'Angleterre. Elle fit plus: comme elle était extrêmement prudente, très réservée dans sa conduite et dans ses paroles, pleine de pudeur, n'osant s'avouer à elle-même son amour pour le précepteur, elle prit le parti d'écrire à milord la lettre du monde la plus circonspecte, par laquelle elle lui avoua qu'elle était folle du philosophe, et lui fit entendre qu'elle pourrait même dans quelques mois accoucher d'un enfant de sa façon. C'était, comme on voit, de quoi désarmer milord. Il demanda aussitôt pardon au précepteur devant témoins, et lui dit « Jean-Jacques, puisque vous avez fait un enfant à milady, vous aurez à jamais l'amitié de tous les pairs d'Angleterre, et particulièrement la mienne. » Le parlement d'Angleterre ne fait pas l'amour autrement; il devint sur-le-champ son confident, son ami intime; ils causèrent quatre heures ensemble de leurs amours, et ce fut après cet entretien que le précepteur fit apporter un poulet, comme vous l'avez déjà pu voir dans ma précédente lettre, où il n'était question que de la noblesse du style.
Milord, après avoir mangé le poulet, ne s'en tint pas. là; il courut sur-le-champ chez M. le baron du pays de Vaud, à qui il avait demandé sa fille en mariage, et la lui demanda pour le précepteur Jean-Jacques. Le baron fut assez malavisé et assez imprudent pour dire qu'on se moquait de lui, et que Jean-Jacques, quelque grand philosophe qu'il pût être, et quoiqu'il eût un père excellent garçon horloger, qui avait porté un mois le mousquet, n'était point pourtant fait pour épouser la fille d'un baron.
Milord trouva la réponse du père très ridicule, et lui soutint qu'il n'y avait point de baron en Suisse qui ne dût être très honoré de donner sa fille à un philosophe; qu'il savait bien que Jean-Jacques n'était qu'un gueux, mais qu'il lui donnait la moitié de son bien en mariage, attendu qu'une fois, en passant par Genève, il avait entendu parler ce grand homme sur l'égalité des conditions, et prouver démonstrativement qu'un garçon horloger qui sait lire et écrire est parfaitement égal aux grands d'Espagne, aux maréchaux de France, aux ducs et pairs d'Angleterre, aux princes de l'Empire, et aux syndics de Genève.
Le baron du pays de Vaud s'échauffa furieusement à ce discours; et, sans un tiers, ils allaient se battre, car milord n'était pas si endurant avec les barons qu'avec les Jean-Jacques.
Dès que la belle Julie eut appris la manière gracieuse dont son père avait reçu les agréables propositions de milord, elle ne manqua pas d'aller remontrer à monsieur son père tout le mérite du philosophe; elle lui fit voir combien ces gens-là étaient au-dessus des autres hommes, et à quel point ils étaient nécessaires dans les familles, et surtout auprès des demoiselles qui veulent lire Plutarque et apprendre l'orthographe. Le père, ennuyé de toute cette philosophie, donna un énorme soufflet à la belle Julie, laquelle du coup tomba sur une chaise de paille, meuble fort ordinaire dans le pays de Vaud; elle se blessa en tombant, et fit quelque temps après un faux germe, ce qui priva malheureusement la Suisse d'un petit Jean-Jacques, qui en eût fait les délices et l'admiration.
Cependant il faut avouer que le baron, quoiqu'il donnât des soufflets, était, dans le fond, un assez bon homme. Il fit danser sa fille sur ses genoux après l'avoir souffletée, et il ne fut plus question de M. le précepteur.
Voilà encore le roman fini, à moins que Jean-Jacques ne répare la perte du faux germe, et ne fasse un second enfant à sa Suissesse. Mais un nouvel ordre de choses se présenta pour exercer toutes les vertus de ce tendre amant, et pour le rendre l'homme le plus accompli que nous ayons eu en Europe.
Il avait, comme nous l'avons dit, le coeur extrêmement haut, et n'était pas homme à recevoir des gages, parce que ce mot de gage pourrait détruire, dans l'esprit de ceux qui ne pensent point, l'idée de cette égalité parfaite que Dieu a mise entre toutes les conditions. Jean-Jacques ne reçut donc point de gages, mais une douzaine d'écus que lui donna sa belle maîtresse; il daigna accepter aussi quelques guinées de milord avec une petite pension, moyennant quoi il alla briller à Paris dans le beau monde, de peur que M. le baron ne le fit jeter, en Suisse, par les fenêtres de sa chaumière, qu'il appelait château.
Dès qu'il fut à Paris, où il porta toujours dans son coeur l'image de sa chère Julie, il vit que la philosophie bien entendue admettait des consolations, et aussitôt il en alla chercher chez les filles de joie avec la meilleure compagnie de Paris, semblable à Don Quichotte, qui adorait Dulcinée du Toboso dans les bras de Maritorne. Il instruisit aussitôt sa belle Suissesse de cette petite infidélité, qui n'était au fond qu'un sacrifice fait sur un autel étranger à la vraie divinité qui régnait sur son âme.
Quelque temps après cet événement, Jean-Jacques eut la petite vérole; mais il ne nous dit pas tout
Supprimit orator, quod rusticus edit inepte.
Sa maîtresse ne prit pas tout à fait les mêmes remèdes contre l'amour; mais elle épousa, pour se dépiquer, un gros Russe naturalisé dans le pays de Vaud, assez semblable au bon Suisse que Mme la duchesse du Maine donna à Mlle de Launay . Quand ce bonhomme fut en possession des charmes de la belle Julie, c'était bien là le cas pour Jean-Jacques de chercher ses consolations ordinaires; mais il aima mieux faire le tour du monde avec l'amiral Anson. Il assista à la prise du fameux vaisseau de Manille, et eut pour son droit de présence une part très considérable du butin: nous ne savons pas ce que cet argent est devenu; mais il est à croire que Jean-Jacques est aujourd'hui un des plus riches marins du canton de Berne que nous ayons à Paris. C'est apparemment avec cet argent qu'il se fit faire un bon habit à son retour, acheta une chaise de poste pour aller rendre ses respects, dans le pays de Vaud, à Mme Julie et à M. le Russe, son mari. Il s'appelait Volmar: c'était un homme de près de cinquante ans, encore assez frais, qui ne riait jamais, mais qui trouvait bon qu'on rît quelquefois, pourvu que ce ne fût pas de lui.
M. de Volmar le reçut à bras ouverts: « Monsieur, lui dit-il, comme vous avez été l'amant de ma femme, je me flatte que vous serez toujours son bon ami, et que vous voudrez bien être le mien nous vivrons tous trois familièrement en bons Suisses avec nos parents, comme si de rien n'était, et vous pouvez compter que cette petite vie sera le modèle de la philosophie et du bonheur. »
Le voyageur fut tout étonné de trouver M. de Volmar si savant; mais Julie, en personne discrète, avait avoué, dans une soirée d'hiver, à son mari, ne sachant que faire, qu'elle avait autrefois couché avec le philosophe; et elle toucha même quelque chose du faux germe. Son gros Russe-Suisse ne s'en embarrassa pas, ayant peut-être en sa personne de quoi négliger ce point-là. Il aimait aussi à boire, comme milord et Jean-Jacques, et disait, dans ses goguettes, qu'il était très content du tonneau quoiqu'un autre l'eût percé; propos, à la vérité, qui ne sent pas l'homme élevé à la cour, mais très convenable à la noble simplicité du pays dont il avait (dit-il) adopté les maximes.
Jean-Jacques vécut depuis fort uniment entre son ancien cocu et son ancienne maîtresse. Il entra dans tous les détails des soins domestiques. Il avoue qu'à la vérité madame était un peu gourmande; mais aussi elle ne prenait jamais du café, ou le café que dans son entresol. Enfin la belle Julie devint dévote, et mourut ensuite calviniste, trouvant notre religion très ridicule et très vénale.
Toutes ces grandes aventures sont ornées de magnifiques lieux communs sur la vertu. Jamais catin ne prêcha plus, et jamais valet suborneur de filles ne fut plus philosophe. Jean-Jacques a trouvé l'heureux secret de mettre dans ce beau roman de six tomes, trois à quatre pages de faits, et environ mille de discours moraux. Ce n'est ni Télémaque, ni la Princesse de Clèves, ni Zaïde c'est JEAN-JACQUES tout pur.
 
 
 
TROISIÈME LETTRE.
MONSIEUR,
En parcourant le roman de Jean-Jacques, nous avons bien vu qu'il n'avait nulle intention de faire un roman. Ce genre d'ouvrage, quelque frivole qu'il soit, demande du génie, et surtout l'art de préparer les événements, de les enchaîner les uns aux autres, de nouer une intrigue et de la dénouer. Jean-Jacques a voulu seulement, sous le titre de la Nouvelle Héloïse, instruire notre nation, et la célébrer pour le prix des bontés qu'il a toujours reçues d'elle.
Ses instructions sont admirables. Il nous propose d'abord de nous tuer; et il prétend que saint Augustin est le premier qui ait jamais imaginé qu'il n'était pas bien de se donner la mort. Dès qu'on s'ennuie, selon lui, il faut mourir. Mais, maître Jean-Jacques, c'est bien pis quand on ennuie! Que faut-il faire alors? Réponds-moi.
Si on t'en croyait, tout le petit peuple de Paris prendrait vite congé de ce monde; ce n'est que dans le pays de Vaud qu'on doit avoir envie de vivre et de rire; mais à Paris, le riche, dit-il, « arrache un reste de pain noir à l'opprimé qu'il feint de plaindre en public ».
Il est étrange, monsieur, que Jean-Jacques ne sache pas que personne ne mange de pain bis à Paris, qu'il y est inconnu, et qu'il s'en faut beaucoup que M. Volmar, et son baron, et sa Julie, aient mangé du pain aussi blanc qu'en mange le dernier des pauvres de Paris. C'est une des choses qui étonne le plus les étrangers dans notre vasté et opulente ville. Le bon petit homme nous parle des cinquièmes étages: il y a été souvent; il dit que c'est là qu'on apprend à connaître les véritables moeurs de la ville; qu'il y retourne donc, et il verra si l'on y mange du pain noir, comme il nous le reproche.
Il n'est pas plus content de nos hôtels, et de ce qui s'y passe, que des réduits des artisans. « De quelque sens, dit-il, qu'on envisage les choses, tout n'est ici que jargon; l'honnête homme d'ici n'est point celui qui fait de bonnes actions, mais celui qui dit de belles choses. » Ah! mon doux ami, crois au moins que ceux qui ont donné le couvert, le vêtement, la nourriture à un seigneur étranger venu de Genève, pensaient au moins faire une bonne action.
Si tu méprises si fort les grands et les petits, un seigneur d'une figure aussi distinguée que la tienne, un homme couru de toutes les belles, devrait au moins épargner nos dames. Non; elles ne sont pas si maigres ni si tannées que lu le dis. Les dames du pays de Vaud leur sont infiniment supérieures, nous le savons; mais il reste encore quelques grâces à nos Parisiennes. Tes beaux yeux n'ont pas tourné sur elles de favorables regards. Quoi! illustre amant de Julie, tu leur trouves le maintien soldatesque et le ton grenadier, depuis le faubourg Saint-Germain jusqu'aux halles! O vous, charmantes et respectables beautés! qui peut-être portez dans vos coeurs les sentiments les plus tendres, mais qui portez sur vos visages enchanteurs les traits de la modestie; vous dont la voix est aussi douce que les regards de vos yeux; vous seriez-vous attendues que le plus brillant Seigneur que nous ayons jamais eu à Paris ne trouverait, dans vos maigres visages, que des faces de grenadiers? Ah! si quelque véritable grenadier apprenait!... Mais non, il ne faut pas se fâcher contre Jean-Jacques.
Que dis-je? hélas! on ne va se fâcher que trop; cachez-vous vite, ou partez. Pauvre malheureux! comment vous est-il échappé de dire qu'il y a vingt à parier contre un qu'un gentilhomme descend d'un fripon? Ne savez-vous pas qu'un Montmorency , qui a l'honneur de vous loger, est un assez bon gentilhomme?
Nous avouons que votre père, qui porta un mois le mousquet, comme vous le dites, sous le général Saconnay, allait de pair avec les Montmorency, les Soubise, les Bouillon, les Châtillon, les Choiseul, les Tonnerre, les Beauvau, etc. Mais plus on est grand, mon ami, et plus il faut être modeste; ayant surtout quitté votre patrie où vous avez joué un si grand rôle, étant devenu si à la mode parmi nous et nous faisant l'honneur d'être depuis si longtemps notre compatriote, vous auriez dû ne pas dire que la noblesse d'Angleterre est la plus brave de l'Europe; un gentilhomme tel que vous doit sentir que c'est là un point bien délicat. Vous savez que le roi a plus de noblesse dans ses armées que l'Angleterre n'a de soldats en Allemagne; je serais fâché qu'il se trouvât quelque garde de Sa Majesté qui prît vos expressions à la lettre.
Si Jean-Jacques attaque la noblesse, il était de la prudence d'un philosophe tel que lui de ménager la robe; mais il s'en va, mal à propos, attaquer un arrêt du parlement de Paris. Il trouve mauvais qu'on ait cassé un mariage qui n'était point fait selon les lois. « Ce chaste noeud de la nature n'est soumis ni au pouvoir souverain, ni à l'autorité paternelle, mais à la seule autorité du père commun qui sait commander aux coeurs, et, leur ordonnant de s'unir, les peut contraindre à s'aimer.
Telle est la décision de mon doux ami; cela peut mener loin. La fille d'un duc et pair pourra, quand elle voudra, épouser, à l'àge de quinze ans, le fils du relieur des livres de Jean-Jacques, pour peu qu'il soit joli et qu'il ait quelquè teinture de philosophie, attendu l'égalité parfaite que mon doux ami admet entre les relieurs de livres et les pairs de France. Et lui-même, qui est orné des dons les plus séduisants de la nature et dont le premier abord enchante, tournera la tête à quelque princesse et fera un mariage tel que M. de Lauzun, sans que le roi puisse y trouver à redire. Car, remarquez que M. de Lauzun était un homme de qualité; qu'un simple gentilhomme approche de ce rang; qu'un conseiller se croit égal à un gentilhomme; qu'un officier municipal se croit égal à un conseiller; qu'un citoyen de Genève se croit égal à un officier municipal; que par conséquent il n'y a nulle différence entre Jean-Jacques et le comte de Lauzun, qui épousa Mademoiselle; qu'ainsi il est clair que mon doux ami épousera une princesse du sang avant qu'il soit peu, et qu'il aura encore le plaisir de faire les vers et la musique de l'épithalame.
 
 
 
QUATRIÈME LETTRE.
MONSIEUR,
Je frémis pour notre ami Jean-Jacques, je tremble pour ses jours. Il est vrai que le clergé, la noblesse, le parlement, et les dames même, n'ont fait que rire de ses injures et de ses systèmes; heureusement même pour lui, l'ennui que causent ses six volumes est si prodigieux que bien des gens, qui auraient remarqué ses petites témérités, ont mieux aimé laisser là le livre que de rechercher l'auteur. Mais hier il arriva du scandale.
Jean-Jacques, passant dans la rue près de l'opéra, fut arrêté par cinq ou six virtuoses de l'orchestre, qui le traitèrent un peu rudement; il se sauva dans une maison dont la porte était ouverte, et grimpa à un de ces cinquièmes étages où il dit qu'on apprend mieux qu'ailleurs à connaître les moeurs de la ville. Les violons montèrent après lui; Jean-Jacques se réfugia dans une chambre assez dérangée, où il trouva une dame penchée négligemment sur un canapé un peu déchiré.
C'était précisément la même dame chez laquelle il s'était consolé des tourments de l'absence, et de chez qui il avait rapporté en Suisse les principes secrets de ce qu'il appelle la petite vérole. La dame, éperdue, se jeta entre lui et les assaillants.
Eh! mon Dieu, leur dit-elle, messieurs, pourquoi battez-vous ce magnifique seigneur, qui soupe chez moi quelquefois avec des officiers étrangers?
- Ah! coquin, dit le premier violon, nous t'apprendrons si l'ennuyeux et lamentable chant français ressemble aux cris de la colique comme tu l'écris.
- Viens çà, viens çà, dit l'autre; celui que lu appelles le bûcheron va frapper sur toi la mesure.
- Va, va, la vache qui galope t'attrapera », disait un troisième.
Un quatrième s'écriait: « Tu ne mangeras pas de l'oie grasse.
- Pardon, messieurs, dit mon doux ami, se jetant à genoux, je n'y retournerai plus; c'est une méprise de Suisse, je suis votre serviteur à tous; je fais moi-même de la musique française, j'en ai copié toute ma vie.
- Tu en es plus coupable, » répliqua un des violons, en lui donnant un coup d'archet des plus forts sur le nez.
La dame jetait les hauts cris. « Vous vous méprenez, messieurs, c'est un citoyen de Genève, vous dis-je. »
Les violons n'entendaient point raison, les coups d'archet pleuvaient; Jean-Jacques fuyait dans tous les coins de la chambre; il se penchait à la fenêtre pour ne recevoir les coups que sur son derrière. En se penchant, il aperçut un grand homme vêtu de noir, sec, décharné, la face allongée, le nez pointu, le corps plié en deux, monté sur deux bâtons de cire noire, qu'on appelait ses jambes, une main dans la poche, et l'autre en l'air battant la mesure.
A cette figure, Jean-Jacques reconnut Rameau. « A mon secours! s'écria-t-il, mon bon monsieur Rameau, à mon secours! L'orchestre me tue, il a toujours fait mon supplice: à l'aide! au guet! au meurtre! faut-il avoir eu toute ma vie les oreilles écorchées par les filles de l'opéra, pour expirer aujourd'hui sous les violons?
Rameau monta paisiblement en fredonnant un air, et vint voir sur quel ton étaient les choses. Il trouva les archets brisés, une grosse dame en jupon sale, tout éplorée, et le nez du doux ami tout sanglant.
Rameau, en maître souverain de l'orchestre, fit ralentir la mesure; et, après avoir écouté patiemment, pour la première fois de sa vie, les violons de l'Opéra: « Ne vous fâchez pas, leur dit-il, messieurs; c'est un pauvre fou qui n'est pas si méchant qu'on le croit; sa folie consiste dans les inconséquences,et dans une vanité dont aucun barbier n'approcha jamais. Il a fait une mauvaise comédie, et il a écrit contre la comédie; il a publié que le théâtre de Paris corrompait les moeurs, et il vient de donner au public un roman d'Héloïse ou d'Aloïse, dont plusieurs endroits feraient rougir madame que voilà, si elle savait lire. Il est allé à Genève abjurer la religion catholique pour vivre en France. Le pauvre homme a fait lui-même de la musique française, que j'ai eu la bonté de corriger. Il a imprimé, dans le Dictionnaire encyclopédique, quelques âneries sur l'harmonie, qu'il m'a fallu encore relever; et pour récompense il écrit contre moi. Il ne lui manque plus que d'être peintre, et d'écrire contre Vanloo et contre Drouais; il faut pardonner à un pauvre homme qui a le cerveau blessé. Il s'est mis dans un tonneau, qu'il a cru être celui de Diogène, et pense de là être en droit de faire le cynique; il crie de son tonneau aux passants: Admirez mes haillons. La seule manière de le punir est de ne regarder ni sa personne ni son tonneau; il vaut mieux l'ignorer que de le battre.
Ce discours sensé apaisa l'orchestre; mais il ne corrigea pas Jean-Jacques.
J'ai l'honneur d'être, etc., etc.
 
 

 

Last modified: 21-Mar-00