Editorial
LMB 54 Mars/avril 1994
 
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Chacun son tour !
 
A propos du français officiel
 
Régulièrement cela revient. Aujourd'hui, cela prend la forme d'une injonction des plus comminatoires, à bannir les mots à consonance anglo-saxonne de la publicité et d'un dictionnaire : "le dictionnaire des termes officiels de la langue française".
 
Pour la publicité, peu me chaut, le terme m'est lointain : Le Micro Bulletin en est exempt. Pour le dictionnaire en revanche, il en va différemment. Le terme officiel me fait frémir autant que si l'on décrétait un art officiel sinon une pensée officielle.
 
Ah, c'est bien la France. D'un côté la liberté d'expression est portée au pinacle et de l'autre, les mots sont sujets à décrets. "Dites ce que vous voulez, mais respectez la forme, le vocabulaire, l'orthographe, la grammaire et la syntaxe, surtout si vous écrivez". Car il faut bien distinguer deux français. Il y a le français tel qu'on le parle et le français comme on doit l'écrire. Et c'est pas d'hier : "Dès le 13e siècle, le français est la langue du Roi, la langue que le roi de l'Ile de France a voulu imposer aux autres. L'unité provenait de l'écrit, de la langue du parlement, de l'administration. Dans la plupart des régions, le français a été écrit avant d'être parlé et il a même fallu l'écrire sans l'avoir parlé.(1)
 
Le Micro Bulletin, journal édité au sein d'un organisme public, qui parle d'informatique, est triplement au coeur de l'affaire. Le hic, c'est que parler en français officiel de l'informatique n'est pas aisé. Dans la discipline qui est la nôtre, des mots nous arrivent en version originale et l'usage les a admis tels qu'ils sont. Cependant, la délégation générale à la langue française se charge de proposer des termes équivalents en français et je me charge autant que faire se peut de les utiliser. (2) Voilà des années que cet état se prolonge, qui s'en plaint ? Le ministre de la culture et de la francophonie qui, d'un bond, monte au créneau pour bouter l'anglicisme hors de France.
 
Pour aller jusqu'au bout de sa logique, il faudrait alors interdire l'usage de noms commerciaux comme Apple, PowerPoint, Word, WordPerfect, PowerPC, PowerMac, Works, LaserWriter, Deskjet, Office, e-mail... Manque de chance, ils sont déposés légalement comme toutes les marques. Il faudrait tout simplement décréter de ne pas utiliser ces produits sans que ne soient trouvés des équivalents français. Il faudrait tout simplement que l'on nous fournisse un Petitlogiciel français, un MotParfait français... que nous soyons capables de construire des ordinateurs français (3)...
 
Il faudrait ensuite retirer du dictionnaire, et de l'enseignement, l'algèbre (de l'arabe al djabr), les chiffres (de l'arabe sifr). Plus question de jouer au whist en buvant du café (directement issu du turc, il a chassé cahoua qui lui vient de l'arabe), ni non plus de jouer au bridge en buvant du thé (du malais teh) qui serait tout sauf Earl Grey ou Darjeeling. Que reste-t-il ? Un alcool ? que nenni, il vient (encore) de l'arabe al kohol et le tabac lui vient d'Haïti tabaco. Allez, laissons le soin au ministre de trouver une solution, quitte à en manger sa cravate (dérivé de croate, par référence à une pièce de costume des cavaliers du Royal Croate, régiment de Louis XIV).
 
Le français doit lutter contre... contre quoi au fait ? le sentiment qu'il a d'être attaqué ou plutôt le sentiment que ceux qui se font une certaine idée de la France et du français ne le voient plus aussi conquérant qu'avant. Comme par exemple, il y a quelques décennies à peine : en Bretagne donc en France, celui qui prononçait un mot en breton, à l'école, se voyait affublé d'un sabot percé autour du cou ! Ma doué, est-ce possible ? Les Bretons, pauvres, qui dans leur langue réclamaient le boire et le manger , "baragouinaient" (du breton bara : pain et gwin : vin ; encore un mot français d'emprunt...) comme des sauvages. Hors du français point de salut, ni de pain et de vin. Le français a également éteint la langue d'oc, le corse, le basque, l'alsacien...
 
Chacun son tour, c'est au français d'être "assiégé". Le mot est fort, mais le français manque d'habitude, le moindre frein à son hégémonie et c'est une attaque : alors le français est à défendre. Et ce n'est pas la rue qui le demande, au contraire, mais le ministre : le français est une affaire d'Etat. Hélas, à multiplier les décrets et les dictionnaires (4), le français risque de se trouver embaumé vivant et de devenir un nouveau latin, langue morte pour l'élite.
 
Ne faudrait-il pas plutôt s'occuper de renforcer l'apprentissage et l'usage des langues étrangères ? Au risque sinon de voir la France, qui a été une si grande nation, ravalée au rang de province d'un monde qui l'a dépassée.
 
Alain Simeray
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(1) Nina Catach, directeur de recherches à l'HESO (Histoire et structure des orthographes et systèmes d'écriture), dans LMB 45 consacré aux correcteurs grammaticaux.
 
(2) J'avais publié dans LMB la liste des équivalents français pour l'informatique.
 
(3) L'un des derniers qui nous reste s'appelle Bull qui, si je ne m'abuse, n'est pas un nom typiquement français. Le mot qui l'est est bulldozer qui vient de bulldoze : dose pour taureau, en français : remède cheval. C'est justement le traitement qu'applique le nouveau patron de Bull pour pouvoir privatiser l'animal.
 
(4) Le dictionaire des termes officiels de la langue française est disponible au Journal Officiel.
 
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Copyright CNRS1995, 1996 / Dernière mise à jour le 25 juillet 1996
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