CANDIDE ET LE PESSIMISME
Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire (extraits)
 
 
 
Ce conte constitue de la part de Voltaire une véritable palinodie. Il est amusant de constater à quel point la philosophie qu'il prête à pangloss a été autrefois celle de Voltaire lui-même. Cela est frappant si on met en parallèle certaines formules du maître de Candide avec les idées que l'on trouvait par exemple dans la 25º lettre philosophique dirigée contre Pascal. Voltaire a été Pangloss. Même foi naÍve en la providence, même confiance en la bonté de la nature, même indifférence au mal et aux malheureux. Mais Voltaire, en 1759, se reconnaît non dans Pangloss, mais dans Candide. Il se donne ainsi un plus beau rôle, celui d'un coeur pur, abusé par les métaphysiciens. Qui est ce Pangloss en qui Voltaire fait certainement la synthèse de tous ses adversaires? D'abord, c'est un esprit religieux (il enseigne la métaphysico-théologo-cosmolo-nigologie) qui procède par affirmations et dont le langage évoque le ton du prophète délivrant une révélation ("il est démontré que les choses ne peuvent être autrement"). C'est également le prototype du philosophe. Son nom, formé de deux mots grecs, signifie celui qui parle de tout ou celui qui ne fait que parler. La seconde acception est sans doute la meilleure. Pangloss est l'intellectuel type tel que Voltaire a appris à le détester. Celui dont l'activité purement conceptuelle ou purement verbale commente le monde, mais ne l'atteint pas et n'a pas de prise sur lui; celui qui, par conséquent, en refusant d'agir, se fait le complice du mal. Voltaire semble faire sien par avance ce mot de Marx: "Il ne s'agit plus de comprendre le monde, il s'agit de le changer". Qui plus est, Pangloss ne se contente pas de laisser le monde suivre son cours désastreux, il le justifie et par là le confirme et le conforte. En ce sens, il se fait l'allié du mal en lui ôtant son caractère de mal et en s'efforçant de l'innocenter. Mais encore une fois, toutes ces critiques que Voltaire adresse à Pangloss valent autant pour lui-même. Voltaire en est sans doute relativement conscient. Cette caricature est un moyen pour lui de se débarasser de son passé, de se libérer de ses erreurs, de tirer un trait sur les illusions philosophiques de sa jeunesse. Cette association, dans le personnage de Pangloss, de la religion et de la métaphysique nous montre que Voltaire leur attribue une secrète parenté. Ceci est une vue assez originale. On oppose d'ordinaire la religion, fondée sur la foi, à la métaphysique, fondée sur la raison. Pour Voltaire, cette différence s'estompe. La métaphysique est pour lui un avatar moderne de l'ancienne religion car, comme la religion, elle parle de ce qu'elle ne connaît pas, elle justifie l'injustifiable, prêche la contemplation et la résignation au lieu de l'action. Mais surtout, toutes deux mettent en jeu une transcendance en postulant un ordre ou un monde supérieur. Voltaire, à ce stade, veut rester sur terre. Il pourrait dire comme Montaigne. "Je ne trouve rien en moi qui ne sente la mort et la terre." Bien loin de reconnaître sa parenté (au moins passée) avec Pangloss, Voltaire se sert de lui pour discréditer tous ses ennemis présents, passés et à venir; et bien sÚr, au premier rang de ceux-ci, Rousseau.
Mais il s'agit là encore d'une interprétation tendancieuse de la pensée de Rousseau. Certes, celui-ci croit à la bonté de la nature, mais elle est pour lui non la totalité des choses existantes, mais le principe profond et caché dont elles procèdent. La nature n'est pas le réel, elle en est le projet idéal, et comme tel, jamais réalisé. Faire confiance à la nature n'est pas accepter le monde, mais au contraire s'y opposer la plupart du temps car la plus grande partie du monde n'est pas naturelle. La nature chez Rousseau est le point d'appui d'une contestation possible. Ce n'est pas un principe d'acceptation mais au contraire de révolte. De même, la foi de Rousseau en la providence n'est autre qu'une espérance de justice. Rousseau se garde bien de croire comme jadis Voltaire que le monde est fait pour l'homme et que tout concourt à notre bonheur. En chrétien véritable, il reconnaît sa place au mal et assigne à la providence un rôle réparateur: c'est après la mort, dans une autre vie, que la vertu sera récompensée. Rousseau a foi dans la justice de Dieu. A tout le moins il l'espère. Faire de Rousseau un Pangloss est un tour de passe-passe. Voltaire aurait dÚ se souvenir de la parabole de la paille et de la poutre.
 
 
 
Il est possible à partir de Candide de procéder à une analyse de la philosophie de Voltaire en 1759. En premier lieu, aux yeux de Voltaire: le mal est partout et nul n'est innocent. Les critiques de Voltaire n'épargnent personne. L'Angleterre, jadis pays modèle, est rentrée dans le rang. Un chapitre de Candide nous la montre coupable d'injustice à l'égard d'un amiral timoré et malchanceux. Juifs, inquisiteurs, prêtres, intellectuels, soldats, nobles, bourgeois, jansénistes, protestants, Espagnols, Hollandais, etc, Voltaire les met tous, si l'on peut dire, dans le même sac. C'est un véritable jeu de massacre. L'homme est partout le même, hypocrite et intéressé. A ce propos, il est intéressant de remarquer ce qui distingue la page que Voltaire consacre à l'esclavage avec le célèbre texte de Montesquieu ("De l'esclavage des nègres" dans L'Esprit des lois). Une phrase de Voltaire, "c'est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe", est évidemment un rappel de la phrase de Montesquieu: "le sucre serait trop cher si l'on ne faisait cultiver la plante qui le produit par des esclaves." Mais, pour le reste, alors que Montesquieu, assez manichéen, attribue l'entière responsabilité de l'esclavage aux blancs, Voltaire rappelle malicieusement que son nègre de Surinam a été vendu pas sa propre mère sur la côte de Guinée au prix de dix écus patagons et qu'elle lui avait dit: "tu as l'honneur d'être l'esclave de nos seigneurs les blancs et tu fais par là la fortune de ton père et de ta mère."
Le monde de Candide est régi par le principe de la lutte pour la vie. Mais ce ne sont pas les plus forts qui triomphent; ce sont les plus cyniques. Au large de Lisbonne, le bon anabaptiste se noie tandis que le marin sans reconnaissance et sans principe survivra et saura même tirer profit du malheur commun. Inversement, Candide ne survit qu'en renonçant à son innocence. Il le dit lui-même: "Je suis le meilleur homme du monde et voilà déjà trois hommes que je tue; et dans ces trois, il y a deux prêtres". Quant à Cunégonde, que Candide pendant longtemps continue bien à tort d'idéaliser, il est trop clair qu'elle comprend très vite le parti qu'elle peut tirer de ses charmes. Nul n'est donc innocent.
Mais ne pourrait-on pas reprocher ici à Voltaire ce que lui-même reproche à Pascal: renvoyer dos à dos les uns et les autres? Noyer la responsabilité de chacun dans la responsabilité générale de tous les hommes, n'est-ce pas contempler le monde au lieu de tenter de le changer? Le pessimisme n'est-il pas tout aussi démobilisateur que l'optimisme?
 
 
 
Du reste, n'exagérons pas la sensibilité de Voltaire au mal. Le conte de Candide est, dans sa tonalité d'ensemble, un conte allègre et presque joyeux. s'il arrive parfois que Voltaire s'apitoie très sincèrement sur certaines horreurs dont il ne peut supporter la pensée (comme par exemple les atrocités de la guerre dans le chapitre deux), la plupart du temps c'est avec une vraie jubilation, voire une délectation, que Voltaire décrit ou évoque viols, meurtres, fessées, mutilations, etc. Ainsi, au chapitre seize: "Ces clameurs partaient de deux filles toutes nues qui couraient légèrement au bord de la prairie, tandis que deux singes les suivaient en leur mordant les fesses..." Il prend un évident plaisir, plaisir sans doute un peu sadique, à faire tomber les personnages les plus respectables du haut de leur grandeur dans d'ignobles humiliations. La baronne est découpée en morceaux, la vieille, jadis violée par tout un équipage de corsaires, est plus tard amputée d'une fesse afin de nourrir une garnison assiégée, le grand philosophe Pangloss attrape la vérole et rame sur les galères sous les coups de fouet. Il y a dans le conte de Candide un rêve de violence.
Deux interprétations sont possibles. Ou bien Voltaire libère l'instinct destructeur qui sommeillait en lui et joue en imagination à détruire le monde social; cela serait en accord avec ses tendances anarchistes et agressives. Ou bien il s'agit d'une prophétie: Voltaire pressent peut-être que l'ordre actuel de la société va bientôt crouler, que la barbarie et la violence vont tout emporter. Instruit par l'histoire, il sait que toute civilisation disparaît tôt ou tard dans la tourmente des instincts déchaînés. Ces deux interprétations ne sont pas incompatibles, elles se complètent. Voltaire comprend que tout ordre social est fragile puisque arbitraire. Devinant que le monde actuel est guetté par le chaos, du fond de sa retraite et de son amertume, il s'en réjouit et peut-être ricane.
 
 
 
L'histoire de Candide et de Cunégonde est une version voltairienne du mythe biblique du péché originel et du paradis perdu. Dans le conte, le paradis se présente sous la forme caricaturale d'un château de Westphalie, Adam s'appelle Candide, Eve Cunégonde. Le baron jouera sur le mode ridicule le rôle de Dieu. Le péché, c'est le baiser échangé par Candide et Cunégonde derrière un paravent. Le tentateur involontaire, c'est Pangloss quand il délaisse la voie austère de la philosophie pour les charmes de Paquette. A partir de là, Candide entre dans l'histoire, mais il le fait malgré lui à grands coups de pieds dans le derrière. Jusqu'alors il vivait dans un monde clos sans relation avec l'extérieur, par conséquent absolu, et c'est cette absence de comparaison possible avec un autre monde différent qui donnait à ce lieu l'apparence de la perfection. Mais lorsque Candide est projeté dans le monde extérieur, ou lorsque ce dernier fait avec violence irruption dans le paradis, tout se relativise, chaque chose prend sa place dans une hiérarchie de valeurs. Et l'on comprend alors que ce paradis est celui de l'enfance de l'homme et ne vaut que parce que l'on n'en connaît pas d'autre. Quand vient la connaissance, il devient impossible de restituer au paradis de l'enfance sa valeur passée. Il est devenu trop petit, ou plutôt sa petitesse, sa médiocrité s'est révélée en se confrontant à d'autres univers. S'agit-il d'enfance ou de préhistoire? Les deux probablement. Le bonheur primitif de l'homme, comme celui de l'enfant dans le ventre de sa mère, a été, mais ne peut plus être. Déjà, dans Le Mondain, Voltaire s'était moqué des esprits passéistes qui exaltent les premiers âges de l'humanité. En moderne convaincu,il leur répondait: "Quand la nature était dans son enfance, nos bons aÍeux vivaient dans l'ignorance[...]" En d'autres termes, c'est parce que le héros du conte est candide que le château de Westphalie peut lui apparaître d'abord comme un paradis.
Si le paradis ne se situe pas aux origines, où le trouverons-nous? La réponse de Voltaire est claire: dans l'avenir. C'est l'Eldorado. Candide passe d'un paradis menteur, le château, à un véritable paradis, l'Eldorado. Mais il parvient à ce dernier par une sorte d'anticipation de l'histoire, comme s'il lui était donné dans son voyage initiatique de connaître ce que sera un jour lointain la condition de l'humanité quand l'homme sera libéré du besoin. La rivière souterraine qui l'y conduit le fait voyager dans le temps. C'est bien parce que Candide n'appartient pas à ce monde futur que son séjour y est en quelque sorte prématuré et qu'il revient vers le monde imparfait et malheureux qu'est le nôtre. Mais désormais, les points de repère sont fixés. Candide sait ce qu'est le bien et ce qu'est le mal, il sait ce qu'il doit fuir et dans quelle direction marcher. Il est désormais affranchi de Pangloss. On voit mieux dès lors quel était le rôle de Pangloss. Sa mission était de créer puis de maintenir une illusion. D'abord transfigurer le château et ses habitants ridicules en un monde parfait; ensuite faire croire, après que le château a disparu, que la perfection subsiste. La première découverte de Candide, c'est que le paradis est perdu; la seconde, c'est que ce paradis n'en était pas un. Par là, il devient adulte. Comprenons, si nous admettons que Candide figure l'homme dans son histoire, que l'humanité dvient adulte quand elle cesse de croire en Dieu. Pour employer le langage d'Auguste Comte, Candide nous raconte comment l'humanité sort de l'âge théologique, traverse l'âge métaphysique et entre enfin (en 1759 par la prise de conscience de Voltaire) dans l'âge positiviste.
 
 
 
La structure du conte fait clairement apparaître que le problème central est celui des rapports entre l'homme et Dieu. Le premier chapitre évoque la perte du paradis. Le dernier se termine par la formule célèbre "il faut cultiver notre jardin". Mais chacun sait que "jardin" en grec se dit "paradisos". On est parti du paradis et on y revient. La seule différence entre le début et la fin du conte est que, dans l'intervalle, Candide a compris que ce paradis n'est pas donné, mais qu'il est à construire. C'est notre jardin (et non celui de Dieu), mais il faut le cultiver. Aide-toi, car le ciel ne t'aidera pas. L'homme ne doit rien attendre de Dieu, voilà ce qu'a compris Candide, car Dieu ne s'intéresse pas aux hommes: "Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Egypte, s'embarasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non?" Le conte de Candide nous raconte la découverte par l'homme de l'absence de Dieu. Dans le dernier chapitre, Candide en tire les conséquences: nous sommes seuls, nul secours n'est à attendre du ciel, le monde est la proie du mal et du hasard, l'homme est un orphelin sans héritage; nous sommes bien près de la "misère de l'homme sans Dieu" de Pascal. Après avoir dans sa jeunesse rejeté avec raillerie l'angoisse métaphysique de Pascal, Voltaire a fini par la trouver lui-même sur son chemin. Mais bien sÚr, la conséquence qu'en tire Voltaire est tout autre; ce n'est pas le pari, c'est-à-dire l'espérance d'une autre vie, mais une attitude très épicurienne qui consiste à ne songer ni à l'infinité de l'univers ni à l'infinité de l'avenir. Candide et ses amis se replient sur eux-mêmes dans un asile à leur mesure, dans l'oubli complet et volontaire du reste du monde, et en s'interdisant toute interrogation métaphysique. Le jardin dont il s'agit dans le dernier chapitre est bien le jardin d'Epicure. Le même mot a permis à Voltaire de passer ainsi, du début à la fin du conte, du christianisme à l'épicurisme. Cela, Voltaire ne l'avoue pas nettemment. Aimant comme toujours à brouiller les cartes, par la bouche de Pangloss, il corrige la Génèse et en présente une version tout à fait hérétique. "L'homme, dit Pangloss, a été mis dans le jardin d'Eden pour qu'il y travaillât". Par cette légère falsification du texte biblique, Voltaire s'offre le délicat plaisir de placer ses conceptions matérialistes sous le patronage de la doctrine chrétienne qu'il détruit dans le même instant.
C'est là une constante de la manière dont Voltaire procède. Déjà dans la 25º lettre philosophique, il se présentait contre Pascal en défenseur de la vraie religion. Une fois encore, à propos de Candide, il faut reposer la question: est-ce de la part de Voltaire ignorance ou duplicité? Voltaire a bien senti, semble-t-il, qu'il se rapprochait dangereusement à ses yeux de la position de Pascal. Aussi s'efforce-t-il bien vite de s'en démarquer. L'ennui, cette notion si pascalienne que Voltaire et Candide découvrent ensemble au terme de leur itinéraire, sera aussitôt exorcisé par l'action: "Le travail éloigne de nous trois grands maux: l'ennui, le vice et le besoin". Là où Voltaire dit travail, Pascal aurait parlé de divertissement. Mais le divertissement pascalien est une fuite devant la réalité alors que le travail, pour Voltaire, est la rencontre avec la seule réalité véritable. Voltaire continue donc à s'opposer à Pascal. Il n'en reste pas moins que depuis le temps des Lettres philosophiques, il a parcouru une grande partie de l'espace qui les séparait.
Le message voltairien (cultivons notre jardin) s'éclaire encore mieux si l'on remarque comment Voltaire lui-même l'a mis en pratique. En 1760, un an après la publication de Candide, il achète Ferney, et, pendant les 18 ans qui lui restent à vivre, il va transformer cette pauvre terre en un petit royaume. Voltaire va défricher, semer, bâtir. Parallèlement, délaissant les belles lettres, il va se faire pamphlétaire, journaliste, agitateur d'opinion. Il va définitivement abandonner les spéculations et les jeux littéraires au profit de l'action militante pour la défense des Droits de l'Homme. C'est tout cela que Voltaire appelle le travail.
En fin de compte, est-il optimiste, est-il pessimiste? Il est certainement désenchanté et ses convictions philosophiques nous paraissent assez tristes. Un phrase du dernier chapitre de Candide en donne le ton: "Cunégonde était à la vérité fort laide mais elle devint une excellente pâtissière". Le contenu de cette phrase, même si Voltaire l'a écrite dans un esprit différent de celui dans lequel nous la lisons maintenant, est bien mélancolique. Elle dit adieu à un ordre de valeurs supérieur et propose pour piètre consolation la satisfaction des sens. Voltaire évoque ici sans s'en rendre compte le personnage de Gorgibus des Précieuses ridicules de Molière.
La conclusion du conte est donc assez désespérante. Néanmoins, Voltaire sait tirer de son désenchantement deux leçons: l'humour, qui peut transformer les tragédies de la vie en comédie; l'action, qui, à défaut de changer le monde, peut faire reculer le mal.
 
Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire
 
 
 

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Last modified: 21-Mar-00