Sur Candide

Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire (extraits)

 

Ce n'était qu'un premier crayon. De ce schéma un peu sec et mécanique Voltaire va conserver l'esprit pour créer son chef-d'oeuvre. Peut-être a-t-il fallu qu'aux maux habituels s'ajoute une catastrophe naturelle. Le 1º novembre 1755, vers 10 h et demie, à l'heure de la messe, la terre tremble pendant dix minutes, un raz de marée déferle sur la côte, le feu parachève le désastre: Lisbonne est détruite, mais aussi Cadix. et quantité de villes du Portugal, d'Espagne et du Maroc subissent de gros dégâts. On parla de cent mille morts; on estime la réalité à trente mille. Voltaire, dès qu'il apprend le désastre, avec son émotivité coutumière, éprouve les souffrances des mourants, croit voir la menace partout. La théorie de l'optimisme, définitivement ruinée, lui paraît odieuse. Sa sensibilité se révolte contre ce "meilleur des mondes possibles" auquel il avait essayé de croire. Le Poème sur le désastre de Lisbonne est terminé dès les premiers jours de 1756. Les réfutations se multiplièrent en Europe contre ce réquisitoire. Ne citons que la lettre que Jean-Jacques Rousseau adressa à Voltaire le 18 août 1756. Voltaire n'ayant pu répondre à sa lettre, Rousseau a voulu considérer que Candide était cette réponse, qu'il avoue n'avoir pas lue (Confessions, livre IX). Il n'y a aucune vraisemblance: Voltaire, quand il le veut, a la réplique plus prompte.

L'année 1756 voit aussi le début d'une guerre qui pendant 7 ans va opposer la France, la Russie, l'Autriche, la Suède et nombres de princes allemands coalisés à la Prusse et à l'Angleterre. Pendant 7 ans, l'Allemagne va être ravagée par les diverses armées qui la parcourent. Voltaire, qui a tant de correspondants en Allemagne, va être tenu en haleine par ce désastre d'un autre genre. Ses lettres à la margrave de Bayreuth, à la duchesse de Saxe-Gotha, incurable dévote du "tout est bien", à Mme de Bentinck et à ses amis de France, reprennent comme une antienne la formule du "meilleur des mondes possibles" pour accabler Pope ou Leibniz.

Telle est la situation dans laquelle il aménage son trou loin du monde et du bruit, à proximité du lac de Genève et au pied du Jura, et va élaborer Candide. Quand commence-t-il son roman? M. Pomeau donne de très fortes raisons pour faire remonter les débuts de la rédaction au début de 1758, dans la maison du Grand-Chêne, à Lausanne. En juillet, Voltaire séjourne chez l'électeur palatin, son débiteur, au château de Schwetzingen, non loin de Manheim, au contact du cérémonial compassé des petites cours allemandes. C'est là, nous dit son secrétaire Wagnière, qu'il copia Candide pour l'électeur. Est-ce le manuscrit en possession du duc de La Vallière, que l'on a retrouvé, ou un autre état? Quoi qu'il en soit, les frères Cramer impriment le roman dans les derniers mois de l'année ou en janvier 1759. En octobre, Voltaire a acheté la terre de Ferney, et en décembre le comté de Tournay au président de Brosses: "Son château est une masure faite pour les hiboux; un comte, mais à faire rire; un jardin où il n'y a que des colimaçons." Candide ou l'Optimiste paraît au moment même où l'Encyclopédie va être condamnée par le Parlement pour la seconde fois.

Le bruit est considérable. Poursuite, saisies, condamnations, à Genève dès le 2 mars, à Paris ensuite, entretiennent le succès. Le premier mois, on en vend 6000 exemplaires [pour l'époque, c'est énorme]. Dans l'année, une vingtaine d'impressions de toutes sortes se succèdent; André Morize a compte 43 éditions jusqu'à l'édition de Kehl. Le roman, au cours des rééditions, subira moins de remaniements que Zadig, mais certains ne sont pas négligeables, notamment celui du vingt-deuxième chapitre, qui mène le héros à Paris. Les suites, imitations et parodies attestent la place de Candide dans la décennie suivante: en 1760, un Remerciement de Candide à M. de Voltaire, qu'on attribue à Marconnay; en 1761, une seconde partie de Candide, attribuée à Thorel de Champigneulles; en 1766 Linguet publie une Cacomade, histoire morale et politique, traduite de l'allemand par le docteur Pangloss, etc; en 1769, un Candide au Danemark; en 1771, un Candide anglais, etc. sans mentionner l'utilisation habituelle du nom de Candide pour signer des oeuvres, titrer un hebdomadaire, et la transposition plus récente du roman au théâtre et à l'écran.

Comme Zadig, Candide met en oeuvre une intrigue romanesque assez mince, mais dans le monde contemporain: un jeune homme amoureux d'une jeune fille audessus de sa condition; au lieu d'un mari jaloux, c'est le père courroucé qui chasse le jeune Candide; et comme "le plus beau des châteaux" est détruit aussitôt après, l'amant infortuné se lance à la poursuite éperdue de la belle Cunégonde, la rejoint, la reperd, est balloté par les événements qui lui font parcourir les Etats de l'Europe comme Scarmentado, l'Amérique du Sud au lieu de l'Asie; et il échoue enfin à Constantinople, où il la retrouve et s'installe avec tous les rescapés de ses aventures dans une petite métairie. L'amusement que pouvaient procurer les péripéties dramatiques ou comiques de cette course à travers le monde se pimentait, comme dans Scarmentado, d'observations sur les institutions contemporaines et sur des événements d'une douloureuse actualité: la guerre en Allemagne, le tremblement de terre de Lisbonne, l'attentat de Damiens, l'exécution de l'amiral Byng, etc.

Le savoir de Voltaire est inépuisable. Là où le lecteur de notre temps est tenté de ne voir que fantaisies d'un romancier, imaginations d'un polémiste, l'érudition dévoile la masse des lectures, dont un grand nombre ont été faites en vue de l'Essai sur les moeurs. On ne peut que les mentionner dans les notes ou citer dans l'Appendice quelques textes qui montrent la parenté entre l'oeuvre monumentale et le roman. Ajoutons les souvenirs personnels -qui sont parfois des rancunes: le drill de la discipline prussienne, la misère de la Westphalie, la destruction de Lisbonne, les convulsionnaires de Saint-Médard, et Fréron, et Trublet, et le R. P. Croust, ou encore l'exposé des goûts et des répugnances de Voltaire, de la préférence pour le café de moka aux jugements à l'emporte-pièce du sénateur Pococurante sur les baeux-arts. Candide apparaît ainsi comme le compendium des idées et des préoccupations de Voltaire au moment où il va s'installer à ferney. Le procédé des voyages formateurs de la jeunesse permet tous les enrichissements. La représentation de Tancrède déchaîne-t-elle une nouvelle affaire avec Fréron? L'édition de 1761 s'accroît d'un supplément au séjour à Paris. Le sens et la portée du roman n'en sont pas modifiés pour autant.

Voltaire continue de méditer sur le problème du mal et du bien, problème auquel, malgré les questions de Zadig, de Babouc et de Memnon, il ne trouve aucune solution, et qu'il ne cessera de retourner de toutes les façons. Ce qui différencie Candide et Scarmentado des oeuvres antérieures à 1750, c'est la somme des maux enregistrés, grâce à ses lectures et à son expérience. La réponde se Pope et de Leibniz lui paraissait depuis longtemps inadéquate. Elle devient scandaleuse. Avec les apparences lourdement philosophiques qu'elle prend dans l'oeuvre de Wolff, n'est-elle pas au fond une façon de justifier l'ordre social? Les Pangloss au service des petits barons d'Allemagne ou d'ailleurs ne sont-ils pas finalement, au même titre que tous les flagorneurs de tout rang, ceux qui endorment toute velléité de changement? Quelle rage ont donc ces gens de répéter que tout va bien, quand tout va mal? Pope et Leibniz, pour qui Voltaire a toujours gardé une certaine estime, et tous les anges orientaux, cèdent donc le devant de la scène à un grotesque bavard nourri des pesantes déductions de Wolff, qui va répétant mécaniquement des formules dérisoires, et, au bon, ou plutôt au mauvais moment, met en lumière les contradictions d'un optimisme sans prise sur la réalité.

Le paradis n'était-il pas sur terre, suffisant à un bonheur bien compris? Vu de Sirius, ou seulement de Saturne, ou même encore de Versailles, il était bien ridicule dans sa médiocrité prétentieuse. Très prosaÍquement, l'épée du chérubin est remplacée par le pied du baron pour en exiler Candide; puis les pandours bulgares rayent définitivement Thunder-ten-Tronckh de la carte. Certes, on s'entête à vivre: même pendu, même éventré, même dissiqué, même rongé de vérole, on ne meurt pas. Ballotée par des hasards où seule l'obstination maniaque de Pangloss arrive à découvrir un enchaînement provodentiel, la petite troupe trouvera un bien médiocre bonheur, qui pourrait n'être que léthargie, dans une infime métairie. Le seul paradis possible est là pour Candide et ses compagnons: une femme sans beauté, passée par bien des mains, au caractère aigri par les malheurs, en association avec une prostituée, un moine-maquereau, une demi-princesse abondamment violée avant de tomber à d'incertains emplois -mais l'on mange de bonne pâtisserie, des cédrats confits et des pistaches... Phalanstère avavnt la lettre, notre jardin? Mais les caractères s'accorderont-ils?

Et le travail... Malédiction divine ou non, le travail est notre lot, une nécessité pour vivre et une ressource contre l'ennui. L'éloge du travail qui termine le roman est typiquement bourgeois; cette société d'imprégnation aristocratique retrouve un équilibre dans l'activité productrice, idéal qui en vaut un autre (et le jeune baron lui-même va manier la rame). Vision qui est celle des Délices, demain de Ferney: cultiver son jardin, c'est l'avenir que Voltaire se propose, d'après sa correspondance. Spectacle inattendu que celui de Voltaire jardinier? Pas tout à fait. Déjà son Poème sur la loi naturelle en 1752 avait chanté les plaisirs de l'heureux cultivateur. Le physicien de Cirey s'était déjà intéressé aux plantations du parc. Mais enfin, le courtisan de Versailles et de Postdam, dans ce nouvel avatar, semble bien n'avoir plus que ce but: "J'aime mieux gronder mes jardiniers que faire ma cour aux rois", écrit-il à Thiériot dès le 9 août 1756; ou, évoquant la supériorité des troupes et de l'armement prussiens: "Que faire à tout cela, madame? Cultiver son champ et sa vigne, se promener sous les berceaux qu'on a plantés, être bien logé, bien meublé, bien voituré, faire très bonne chère[...] Les fous servent les rois, et les sages jouissent d'un repos précieux" (à la comtesse de Lutzelbourg, 4 juin 1757). Ces propos paraissent-ils trop mesquins? Il peut en faire une philosophie. Ecrivant à Diderot, le 16 novembre 1758, pour annoncer l'achat de Ferney et dire les soins qu'exige la terre, il précise sa hiérarchie des intérêts pour le directeur de l'Encyclopédie: "Ces soins sont amusants, et les travaux de la campagne me paraissent tenir à la philosophie; les bonnes expériences de physique sont celles de la culture de la terre." Il s'agit donc bien d'une aspiration personnelle, profonde, de ces années de repliement.

La condamnation de l'optimisme est celle de toutes les prétentions métaphysiques, qu'elles se couvrent ou non du manteau des religions, à spéculer sur les desseins de Dieu, sur tout ce qui reste irrémédiablement hors de notre portée, et à s'évader d'une réalité sinistre. Voir le monde tel qu'il est, ne pas se laisser endormir par de fallacieuses explications, comprendre les limites de nos forces intellectuelles et physiques, c'est se préparer à l'action dans un domaine limité. Au moment où il écrit Candide, Voltaire ne songe qu'à une activité égoÍste. Mais, contrairement au paysan turc qui ignore tout des événements politiques et ne s'intéresse à rien, Voltaire est en relation avec le reste de l'Europe. Au reste, il y a dans le roman assez de dénonciations de portée générale, l'Inquisition, l'esclavage, la guerre, les Jésuites, pour l'inciter à de nouvelles luttes.

Monde absurde? Pessimisme radical? Non pas. Le pessimisme de Martin est démenti de temps en temps. Se résigner à ignorer l'envers de la tapisserie, ce n'est pas en nier l'existence. L'homme est plongé dans le monde, mais sans privilège marqué: dans la lignée de Montaigne, Voltaire veut le remettre à sa place. Mais ce monde existe, et de façon si étonnante qu'il lui a bien fallu un créateur. Dans son agacement, le derviche de Constantinople, avant de fermer sa porte à l'interrogant Pangloss, lance son apologue: "Quand sa Hautesse envoie un vaisseau en Egypte, s'embarasse-t-elle si les souris qui sont dans le vaisseau sont à leur aise ou non?" Les souris sont-elles aussi sottes que nous et se persuadent-elles que le blé est mis là pour les nourrir? Si le dessein du sultan leur échappe, le navire existe cependant, et elles peuvent vivre -à fond de cale.

Candide a marqué une étape essentielle dans l'évolution de Voltaire. Là n'est pas la seule raison du succès. L'union parfaite qu'il a réalisée entre la pensée et l'écriture en fait sa plus éclatante réussite. Rarement les noms auront été choisis avec un tel bonheur. Celui de Candide peint à lui seul ce naÍf, cette cire vierge, cette page blanche où s'écrira l'expérience. Le nom de Pangloss s'inspire de Panurge et s'y oppose comme le verbe à l'action. Pococurante, Parolignac enchantent: nous savons ce qu'ils vont dire ou faire à les entendre nommer. Et si elles n'ont pas de signification évidente, comment ne pas savourer les sonorités de l'innocente Cunégonde. Quand on voit le nom du Juif portugais se métamorphoser d'Ourdos sur le manuscrit en don Issachar, on reconnaît à l'oreille de Voltaire la même qualité qu'à celle de Flaubert, de Balzac ou de Rabelais, ce Rabelais qui lui a appris aussi à rédiger les sommaires des chapitres et à couper les dialogues.

Comme dans les contes précédents, les personnages ne sont que de simples silhouettes fonctionnelles, ou au mieux d'agiles marionnettes. Mais ces marionnettes sont hautes en couleurs et singulièrement significatives. La baronne de Thunder-ten-Tronckh et sa baronnette sont crayonnées en deux lignes, comme le gouverneur de Buenos-Aires, pour rester dans nos mémoires. La marionnette finit même par prendre une consistance quand elle s'appelle Pangloss. Ses discours, qui ont tout le ridicule démonstratif de Wolff, ont reçu de Voltaire une allure sautillante qui met en lumière toutes les articulations où sont grotesquement soudés paralogismes, pétitions de principe, exemples bouffons. Ce psittacisme pédantesque ne serait-il pas, dans une certaine mesure, celui de Voltaire? Ces répétitions ne nous en rappellent-elles pas d'autres qui émaillent la correspondance et les ragotons de Voltaire? L'auteur est par certains côtés trop semblables à ses adversaires, il entre trop facilement dans leur jeu, pour qu'on ne le soupçonne pas d'avoir voulu conjurer un fantôme familier.

La force de Candide est aussi dans ce tourbillon d'aventures qui fait perdre le souffle, ces épisodes suspendus aux fins des chapitres. Le bon vieillard d'Eldorado, le bon paysan turc nous reposent en décrivant une religion naturelle qui devrait être universelle, bien qu'on ne la trouve nulle part, ou en présentant le tableau d'une saine entente de la vie terrestre. Mais entre ces pauses rafraîchissantes, Voltaire nous fait vivre, par le jeu même des rebondissements et des chutes, le rythme ahurissant et dérisoire de la vie. Il nous donne cette impression de vérité au mépris de toute vraisemblance, la géographie et l'histoire bousculées, par la désinvolte juxtaposition d'épisodes sans liens autres que chronologiques, qui dément à elle seule le bel enchaînement des effets et des causes, par le rythme du récit et des propos des devisants.

 

Claude Rommeru,De la Nature à l'Histoire

 

 

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Last modified: 21-Mar-00