SUR CANDIDE

 

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes" (Extraits)

 

 

ARRIERE-PLAN ET GENESE DE CANDIDE

 

En se retirant en Suisse, Voltaire avait pu penser qu'il échappait au pire; l'écran des montagnes qui s'interpose entre sa personne et la corruption du monde environnant devait tout au moins garantir sa tranquillité, fût-ce au prix d'une démission de l'esprit, d'un renoncement à l'universel. C'était en somme payser de son ennui une certaine quiétude. Mais les trois années qui suivent son installation vont lui démontrer qu'il ne peut même pas se sousttraire de cette manière à l'horreur du mal répandu sur la terre. Deux catastrophes vont tour à tour occuper ses pensées au cours de ces deux hivers particulièrement rudes où il s'est réfugié pour quelques mois à Monriond, loin de ses livres et de ses relations genevoises. A la fin de 1755 la nouvelle du tremblement de terre de Lisbonne lui parviendra peu de temps avant qu'il ne quitte les Délices pour ses quartiers d'hiver où pendant trois mois il va se livrer tout entier à ses sombres réflexions; de même, l'hiver suivant, le premier de la guerre de Sept ans, sera assombri par les visions d'horreur qui lui parviennent d'Allemagne. Lorsque arrive aux Délices la nouvelle du tremblement de terre de Lisbonne, Voltaire est brutalement réveillé de sa somnolence épicurienne, consterné par l'immensité du désastre, rendu à ses imaginations morbides.

Le Poème sur le désastre de Lisbonne, composé en quelques jours dans la fièvre, n'est pas à l'origine une dissertation philosophico-théologique, c'est un cri de détresse et de pitié sur le sort de la créature, aux prises avec l'absurdité fondamentale de l'existence. Cette fatalité qui avait menacé un moment l'optimisme de Voltaire à l'époque de Babouc et de Zadig, et qui, avec Mmemnon et Scarmentado, semblait s'affirmer sur le plan de sa destinée personnelle, lui semble représenter maintenant le lot de toute l'espèce humaine. Alors triomphent, sans restriction aucune, des visions chères à Pascal: une nature "muette" d'un cîté, et de l'autre l'homme en proie à la déréliction, qui dirige vers Dieu ses interrogations désespérées; le Poème, avec ses images atroces, c'est un peu la revanche de Pascal sur le Mondain:

 

«L'homme, étranger à soi, de l'homme est ignoré.

Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d'où suis-je tiré?

Atomes tourmentés sur cet amas de boue,

Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,

Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,

Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux,

Au sein de l'infini nous élançons notre être,

Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaÎtre.»

 

Mais -et c'est là que la revanche de Pascal est bien provisoire-, la révolte succède vite chez Voltaire à la pitié. Le Poème est une réaction violente, primaire, sur ce qui n'est plus le problème mais "le scandale du mal". Malgré les atténuations que Voltaire y apportera par la suite, il restera ce qu'il est fondamentalement: une protestation indignée contre l'ordre de la Providence. A ce sentiment de révolte exaspérée contre l'auteur de la création se joint la même exaspération contre toutes ces théologies qui cherchent à endormir la lucidité de la conscience et à expliquer le scandale. Devant cette double calamité du mal qui "innonde la terre" et des vains systèmes philosophiques, Voltaire sent grandir son impression d'impuissance intellectuelle. Plus il réfléchit, plus il "retombe dans sa triste ignorance". Il est "comme un docteur, hélas [il] ne sait rien". Une fois pour toutes, le "livre du sort" s'est refermé à sa vue.

L'hiver suivant, c'est bien pire. La guerre a fait de l'Allemagne un vaste champ de carnage. Voltaire est encore mieux informé du déroulement de ces atrocités qu'il ne l'a été du tremblement de terre de Lisbonne. On sait en effet qu'il entretient avec de nombreuses principautés allemandes des rapports épistolaires, et les relations qu'il reçoit presque jour après jour ébranlent fortement son imagination. En particulier, une de ses plus fidèles correspondantes, la duchesse de Saxe-Gotha, voit les troupes de Soubise et les Croates envahir ses états. Jusqu'au printemps, les nouvelles qu'elle transmet sont effroyables: ce ne sont en Germanie que ruisseaux de sang. Or, "la meilleure des princesses possibles", on le sait, est d'un optimisme tout panglossien. C'est elle qui a obtenu de Voltaire, pour la fin de son Poème, quelques vers de conclusion bien artificiellement plaqués dans lesquels il assure ne pas "murmurer" contre la Providence et ouvre à l'espérance quelques modestes horizons.

 

"Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps, sans savoir où; il se coucha sans osuper au milieu des champs, entre deux sillons; la neige tombait à gros flocons. Tout transi, il se traîna vers la ville voisine, n'ayant pas d'argent, mourant de faim et de lassitude."

 

Vision d'hiver et de dénuement; hier c'était l'éternel printemps du paradis, où l'on pouvait voir dans un bois s'ébattre Pangloss le philosophe et la servante Paquette. Presque aussitît après, par un symbole qui transcenda l'invraisemblance, la neige tombe lourdement. cet hiver de faim et de froid est aussi un hiver de sang. Par la folie des hommes, "la terre est ensanglantée alors qu'elle devrait être cultivée". En se vidant d'argent l'Allemagne se charge de cadavres. Au carnage s'ajoute la dévastation. Tout s'écroule au début de Candide, tout s'engloutit. De l'Allemagne à Lisbonne, l'Europe est en proie à la ruine. Partout les fondements cèdent. Du château de Thunder-ten-Tronckh, qui fut une manière de paradis, il n'est pas resté "pierre sur pierre"; les villages arabes et bulgares sont rasés les uns après les autres; l'anabaptiste Jacques, précipité dans les flots et perdu à jamais, pendant que le vaisseau sur lequel il se trouvait s'entrouvre et que tout ce qui est dedans périt, à l'exception de Candide, de pangloss et du "brutal matelot". Lorsque les deux rescapés abordent au rivage de Lisbonne, la terre tremble encore. Voltaire s'arrête avec une complaisance horrifiée sur cette désolation générale: «Des tourbillons de flammes et de cendres couvrent les rues et les places publiques; les maisons s'écroulent, les toits sont renversés sur les fondements, et les fondements se dispersent; trente mille habitants de tout âge et de tout sexe sont écrasés sous les ruines."

Pour échapper à ces visions d'horreur comme à ces gouffres qui se creusent sous leurs pas, les héros n'ont d'autre salut que la fuite. C'est par cet aspect d'esquive perpétuelle que la première moitié de Candide se rattache étroitement au schéma de Scarmentado. de la Westphalie jusqu'à l'Eldorado, un seul et même mouvement de sauve qui peut emporte les personnages toujours dans la même direction, plus loin de ce foyer de calamités qui s'appelle l'Europe, et de ses représentants: capitaines de l'armée bulgare, officiers de la sainte Inquisition, gouverneur de Buenos-Aires, jésuites-soldats du Paraguay: "Où aller, demande Candide à Cacambo avant de découvrir l'Eldorado. Si je vais dans mon pays, les arabes et les bulgares y égorgent tout; si je retourne au Portugal, j'y suis brûlé; si nous restons dans ce pays-ci, nous risquons à tout moment d'être mis en broche..."

Mais, depuis Scarmentado, le propos a pris singulièrement plus d'ampleur. Il s'agissait alors d'un individu perdu au milieu des atrocités de l'histoire, et qui ne représentait autre choses que lui-même. L'aventure de Candide a un tout autre poids. Voltaire a fait depuis quelques années une série d'expériences qui l'ont conduit à assimiler sa destinée individuelle à celle de l'humanité. Ce qui était dans Scarmentado fuite pure et simple, au hasard des événements, revêt dans Candide une signification beaucoup plus générale et quasi métaphysique. Les calamités auxquelles échappe le jeune Westphalien concernent les multitudes. La notion d'homme elle-même risque d'y être compromise; elle se perd en Allemagne, en Hollande, le charitable anabaptiste, au Portugal, en Argentine, ches les jésuites du Paraguay.Il faudra qu'on arrive chez les sauvages oreillons ou encore au pays d'Eldorado, lequel comme chacun sait n'existe pas, pour avoir quelque chance de retrouver des hommes. Partout ailleurs, apparaissent la misère de la créature, la disgrãce de la création. Malgré ce que ce rapprochement peut avoir d'inattendu, on peut affirmer que Pascal n'est pas absent du début de Candide: le thème de la chute y revient avec insistance, comme une hantise. Tous les personnages dans les maux qui les affligent, peuvent se remémorer leurs heures de pureté joyeuse: Candide, cela va sans dire, mais aussi Cunégonde et son frère, promis par leur naissance à l'avenir le plus flatteur, Pangloss, tout rayonnant de philosophie, à un moment où il n'était pas encore déçu par l'existence, ni défiguré par les basses réalités de l'amour. Paquette, elle-même, qui évoque non sans nostalgie le temps lointain de son innocence. Mais quel état de gloire plus somptueux que celui de la vieille, dont l'histoire reprend en abysme les mêmes thèmes que celle de Candide! [...] Ce thème de la désolation humaine s'impose alors avec insistance à Voltaire.

 

CANDIDE ET LA TENTATION DU DESESPOIR

 

Ces vaines ratiocinations de la créature confrontés à sa condition sur un fond d'injustice de d'horreur, qui viennent se heurter constamment à la ToutPuissance de Dieu, font la substance de Candide et lui donnent, précisément à cause de leur aspect dérisoire de "nigologies", son caractère universel.

Est-ce à dire que soit compromise définitivement dans une telle déroute cette loi universelle dont Voltaire assurait encore l'existence quelques années auparavant? Il faudrait en tout cas avouer, comme le constate l'anabaptiste Jacques, que les hommes ont "un peur corrompu la nature", que "s'ils ne sont point nés loups, il sont devenus loups" et que si "Dieu ne leur a donné ni canons de 24 ni baionnettes ", ils "ils se sont fait des canons et des baionnettes pour se détruire". Comme l'affirme Cacambo, dans son discours aux Oreillons: «Le droit naturel nous enseigne à tuer notre prochain, et c'est ainsi qu'on agit sur toute la terre».

L'homme a fait de lui-même une marchandise qui se vend, se viole, se tue, et parfois même se mange. dans le monde qu'il s'est créé, ne subsistent que ceux qui, comme le matelot holandais, vaquent à leurs affaires sur les ruines, en manquant délibérément à la "raison universelle". A la rigueur, il ne saurait exister sur terre que des hommes indignes de ce nom. Le déceptions personnelles de Voltaire l'ont rendu momentanément vulnérable à la vision pascalienne de l'homme déchu de sa grandeur première.

C'est par cette brèche qu'ont fait irruption dans Candide toutes les images d'une nature corrompue qu'il avait jusque là tenté d'exorciser. Mais Voltaire n'en demeure pas, comme dans le Poème sur le désastre de Lisbonne, à un stade où il contenterait de déplorer la misère del'homme. Il renchérit sur elle. Il assombrit le portrait comme à plaisir. Exaspéré par la crise qu'il traverse, c'est une véritable frénésie de destruction qu'il va exercer sur ses personnages, les défigurant après leur avoir donné l'existence, comme si par substitution il voulait bafouer, piétiner en eux ceux qui avaient été jusque là la raison d'être de sa vie.

Cet acharnement, ce déchaînement, c'est ce que l'on peut appeler le "satanisme" de Candide. Voltaire assume le rôle du diable par rapport à sa propre création. La description de la bataille entre les Bulgares et les Arabes, qui trahit une certaine allégresse de l'horrible, rend un son inhabituel dans l'oeuvre voltairienne:

«Rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les haut bois, les tambours, les canons, formaient une harmonie telle qu'il n'y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d'abord à peu près six mille hommes de chaque cîté; ensuite la mousqueterie îta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baionnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milli ers d'hommes. le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il put pendant cette boucherie héroique.»

Précipitation, accumulation, contrastes burlesques: le rythme du style, l'agencement fiévreux des épisodes ne viseront qu'à faire table rase, au plus vite, de tout ce qui pourrait faussement rassurer l'homme sur sa condition. Et avant tout justement, le dogme de la chute, cet "emplãtre qu'on met sur les souffrances de l'humanité". S'il refuse l'optimisme désespérant de Pope et de Leibinz, -ce qui va de soi et ne suffirait pas à faire de Candide l'oeuvre originale qu'elle est-, Voltaire rejette encore davantage le désespoir consolant du jansénisme, qui se flatte au moins de l'illusion que l'homme a eu son heure de gloire première. Le cîté "pascalien" -si l'on ose direde Candide, se double curieusement d'un cîté antipascalien, dans la mesure où Voltaire va îter provisoirement à l'homme le peu que Pascal lui conservait. D'où le ridicule qui s'attache au paradis de Thunder-ten-Tronckh: dans Zadig, l'image du paradis perdu (amour, sagesse, bonheur), brillant de toute sa pureté à travers le roman, trouvera à la fin sa parfaite incarnation. Dans Candide, au contraire, non seulement l'homme ne retrouvera jamais intact le paradis de ses rêves, mais celui-ci, sali, éclaboussé comme à plaisir, n'est qu'un ramas de prétentieuses illusions. Candide est sans doute une épopée de la chute et du dénuement, mais c'est une épopée padorique: une "Génèse" travestie. Le paradis? une maison qui a une porte et quelques fenêtres. Dieu le père? Monseigneur le baron, suffisant dans sa ridicule indigence. Eve, c'est une fille de condition, il est vrai, mais insignifiante et déjà perverse. La tentation, c'est la "raison suffisante" de Pangloss. Le péché originel, quelques gestes scabreux derrière un paravent. Et pour couronner le tout, la chute sous forme d'une expulsion "à grands coups de pied dans le derrière".

Par l'aspect burlesque de cette parabole, Voltaire prend une première revanche sur Pascal: quitte à précipiter la créature dans le néant de sa condition, il le fait d'une manière radicale, sans lui laisser même pour consolation la nostalgie de sa grandeur première. Ainsi, le cîté anti-Pascal de Candide vient compléter son cîté anti-Leibniz plus qu'il ne s'oppose à lui. Le premier représente la liquidation des illusions sur l'au-delà, de cet état de gloire qui précède et peut-être couronne la vie humaine; le second est démystification de cette vie terrestre elle-même. Ce rêve de paradis perdu n'est qu'un emplâtre parmi d'autres. Le respect de la noblesse en tant que caste est une illusion aussi tenace que la croyance en la noblesse originelle de l'humanité, et comme tel se trouve systématiquement profané tout au long de Candide. [...] Si Voltaire s'acharne avec autant de raffinement sur tout ce qui est d'origine noble, c'est pour lui en revanche une véritable satisfaction de montrer que la véritable noblesse se trouve dans les conditions basses. La générosité foncière et native, c'est chez un personnage comme Cacambo que nous la trouvons. Or, il nous est présenté comme d'une race particulièrement impure: né d'un Indien et d'un quart de métis du Tucuman! En poussant les choses à leurs limites, on trouverait que les singes valent mieux que les hommes, et que s'il est un endroit sur terre où la loi naturelle est tant soit peu respectée, c'est encore chez les Oreillons.

Plus généralement, toute atitude extérieure de noblesse semble interdite aux héros de Candide. Le romanesque de l'amour est défiguré par les nécessités alimentaires de la vie. Cunégonde, privée de Candide, "dormait profondément" lorsque les Bulgares vinrent envahir le château. Peut-être était-ce indifférence? Mais Candide, privé de Cunégonde, rêve et se lamente, sans cesser pour autant de manger. Les suites funestes de l'amour sont cruellement mises en lumière: "l'amour de tous les êtres sensibles, le tendre amour" mène droit aux tourments de l'enfer par l'effet d'une certaine maladie. Toute consolation par la grandeur tragique est escamotée. Cîtoyant souvent le ridicule, la mort se trouve dépouillée de son caractère exceptionnel. A Lisbonne, on banquette sur les ruines, on sert des rafraÎchissements après la messe et avant les exécutions. dans la première partie du roman, l'horreur est banale, lapocalypse quotidienne: "Voici le dernier jour du monde, disait Candide, mais il se trompait". Tout ce qui se passe de plus écoeurant est normal, d'usage. C'est ainsi que l'on procède sur toute l'étendue de la terre. dans ces conditions les personnages de Candide sont plus préoccupés d'éviter le pire que de se draper dans une attitude tragique: pendant la bataille, cette "boucherie héroique", Candide "se cache du mieux qu'il peut". Tout le monde récrimine, mais personne ne se donne la mort: "Je voulus me tuer cent fois, dit la vieille, mais j'aimais encore la vie. Cette faiblesse ridicule est peut-être un de nos penchants les plus funestes: car y a-t-il rien de plus sot que de vouloir porter continuellement un fardeau qu'on veut toujours jeter par terre? d'avoir son être en horreur et de tenir à son être? enfin de caresser le serpent qui vous dévore, jusqu'à ce qu'il nous ait mangé le coeur?"

D'ailleurs, quand on s'appelle Candide, Cunégonde, Pangloss, ou la vieille, on meurt rarement dans Candide: tout au plus est-on "mourant sur un tas de morts". Les noeuds des cordes à pendre se coincent, une pluie opportune éteint le feu des bûchers, les épées glissent sur les corps, les anthropophages se rendent soudain, devant leur marmite, à la raison. On est passé par les baguettes à l'armée jusqu'à en avoir les muscles et les nerfs découverts "depuis la nuque jusqu'au cul", on reçoit du nerf de boeuf aux galères, on est "disséqué", roué de coups, violé, mais tant bien que mal la carcasse humaine résiste et subsiste. la vie est horrible mais elle est tenace. [...]

Là aussi, Voltaire, bannissant toute complaisance romantique, refuse à ses héros l'élégante resssource de disparaÎtre dans une mort qui serait noble en face des compromisions de l'existence. Tant bien que mal, avec l'aide d'eau spiritueuse, d'onguents, de pommades, de baumes, les plaies se referment; on se restaure, on se refait, et l'on reprend sa course. Candide est placé sous le signe de la chirurgie et de la cicatrisation.

A quelle exigence répond chez Voltaire cette manière sadique de conserver en même temps qu'il les dégrade ses personnages? Est-ce de sa part l'attitude du bourreau qui pour continuer ses tortures est bien forcé d'économiser ses victimes? On a toujours remarqué cette caractéristique de Voltaire dans Candide, sa "gaÎté infernale" (Mme de Stael), son "fond méchant" (Stendhal), son "rire plus grimaçant qu'ailleurs" (Gide). Mais ce cîté sadique et presque satanique de l'oeuvre n'est que le masque d'une authentique recherche. L'ironie exaspérée et le burlesque sont le moyen par lequel peut s'engendrer la vérité. Il faut que les personnages subissent pour témoigner d'un certain degré de l'existence où les illusions ont été grattées jusqu'à l'os. Alors, la voie est libre. Une palingénésie est possible.

On assiste dans Candide à une entreprise sans précédent dans l'oeuvre de Voltaire: une totale démystification de l'homme confronté à lui-même dans la nudité de son destin et arraché à toutes les fausses consolations qui auraient pu atténuer ce que Pascal appelle le "ressentiment de sa misère". Voltaire a défiguré ses personnages, parce qu'il recherche le véritable visage de l'homme. Ainsi peuvent se concilier en début de roman un cîté profanateur et un cîté que nous n'hésitons pas, après avoir montré à quelles nobles origines il se rattache, [Le livre de Job, Le Cantique des Cantiques], à qualifier d'édifiant: celui d'une hygiène spirituelle, d'une épreuve.

Et nous retrouvons là encore l'enseignement profond du Livre de Job: de l'excès des souffrances naÎt l'amère et ferme certitude que le dénuement est ascèse, que c'est même en définitive grâce à lui que l'essentiel sera préservé. Le martyre est intimement lié à la théophanie: "Quand je n'aurai plus de chair, je verrai Dieu" (Livre de Job, XIX,26). Peu importe que dans cette affirmation triomphante Voltaire se défende de voir une allusion à la résurrection des corps. L'essentiel est dans le rapport entre les malheurs de l'homme et l'éventualité d'un quelconque salut. La leçon du texte bilbique n'est pas perdue pourVoltaire: c'est une fois que tout est saccagé dans sa vie que Candide va pouvoir enfin naÎtre à lui-même. La manière dont Cacambo et lui atteignent l'Eldorado, empruntée aux voyages de Sinbad le marin, traduit symboliquement le mouvement de cette recherche. S'étant recommandés à la Providence, ils sont rendus à la lumière après les horreurs d'une navigation souterraine. [...] Et c'est l'épisode de l'Eldorado, qui marque la fin de cette première partie de Candide, tout entière consacrée à la chasse aux illusions.

 

LA MORALE DU JARDIN

 

"Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin.

 

Dans les nombreuses exégèses qu'a suscitées cette formule, deux éléments secondaires ont été négligés, qui pourtant apportent des précisions intéressantes. "Il faut cultiver", seul remède possible à l'existence humaine, une fois que toutes les issues ont été explorées. Selon le judicieux commentaire de Martin, "c'est le seul moyen de rendre la vie supportable". Le possessif notre jardin ajoute par ailleurs une nuance qui n'est pas sans intérêt: l'homme a enfin trouvé un bien qui lui appartienne en propre, et ne puisse lui être soustrait; et cette propriété est la possession d'une communauté, dans laquelle chacun va s'employer selon ses aptitudes.

Mais l'essentiel de la formule? La "culture du jardin"? A première vue, une telle activité semblerait impliquer "l'aveu d'une défaite". Cultiver son jardin, en un sens, c'est échapper délibérément à ce que peut comporter de dangereux mais aussi de captivant l'aventure humaine, c'est chercher à tenir le moins de place possible, en un point du globe aussi reculé que possible, en réduisant ses prétentions à une seule: subsister. Le jardin, c'est le niveau dérisoire des possibilités de l'homme, lorsque la vie a fait bon marché de ses chimères. Aux trois sortent d'illusions que caricaturait le paradis de Thunder-ten-Tronckh, noblesse, amour, philosophie, correspondent dans la perspective du jardin, trois positions de repli. Au rêve de puissance -vivre dans l'entourage des grandsse substitue l'humble et banale réalité d'un petit particulier propriétaire de quqlues arpents. Rêve d'amour exaltant et partagé -celui de Cunégondemais plus largement, rêve d'amitié, de sympathie, de communication entre les êtres? On sait comment Cunégonde ne devient accessible qu'au moment où elle cesse d'être désirable. Et cette troupe hétéroclite, réunie au hasard des circonstances, où voisinent pêle-mêle aux cîtés de Candideune baronnette défraÎchie, une fille, une vieille, un théatin, un métis, deux philosophes ennemis, représente exactement l'inverse d'une société harmonieuse.

Rêve de science? Plutît de démission de l'esprit, victoire de l'obscurantisme: les seuls livres qui entreront dans la métairie seront assurément des livres de comptes. On peut même se demander si face à l'ordre absurde du monde, la seule réponse souhaitable n'est pas dans l'absurdité d'une tâche constamment recommencée, qui soit à elle-même sa propre fin et absorbe tout l'individu dans une sorte d'aspiration au "silence de l'oubli". De ce point de vue, la conclusion de Candide a une dimension flaubertienne avant la lettre. [...] Flaubert, qui clame dans sa correspondance son admiration pour Candide, ne s'y est pas trompé: "J'ai lu Candide vingt fois. Il y a des oeuvres tellement épouvantablement grandes -celle-là est dun nombrequ'elles écraseraient celui qui voudrait les porter... La fin de Candide est pour moi la preuve criante d'un génie de premier ordre. La griffe du loin est marquée dans cette conclusion tranquille, bête comme la vie..."

Cette démarche anti-philosophique, anti-intellectualiste, anti-humaniste par excellence, marquerait le triomphe d'un particularisme contre lequel Voltaire n'a cessé de lutter, le refus d'une histoire universelle, qui soit marche et progrès de l'esprit humain: avec le jardin, remarque plaisamment Barthes, naÎt la morale du "petit propriétaire terrien actif, individualiste, également hostile à l'histoire et à ses rationalisations: c'est toute une France qui se rpéfigure ici." Sagesse singulièrement bornée, d'une "indifférence égoiste", qu'on retrouve dabs tout le courant de la pensée épicurienne jusqu'à La Fontaine, et notamment dans ces vers du Philosophe scythe qui n'ont pu échapper à Voltaire:

 

«Un sage assez semblable au vieillard de Virgile,

Homme égalant les rois, homme approchant des Dieux,

Et comme ces derniers satisfait et tranquille:

Son bonheur consistait aux beautés d'un jardin.»

 

Une telle sagesse marquerait ainsi la fin de l'adolescence chez un homme qui avait gardé beaucoup de ses illusions jusqu'à l'âge de soixante cinq ans, et se trouve alors en voie d'abdiquer ses convictions les plus chères. Aux joies dangereuses de la découverte succèdent des plaisirs plus modestes, mais plus sûrs: celui en tout cas d'avoir tiré son épingle du jeu universel et d'assister désormais en spectateur aux catastrophes. de ce point de vue, la toile de fond de ces vizirs condamnés qui passent sur le détroit n'est peutêtre pas inutile au modeste bonheur du jardin de Candide...

Ces interprétations limitatives de la sagesse du jardin apparaissent cependant elles-mêmes comme bien limitées, et se rapportent moins à la phisolophie de Candide lui-même qu'à celle du vieillard turc, qui lui fournit le sujet de profondes réflexions, mais non un modèle à imiter intégralement. Les circonstances mêmes de la vie de Voltaire nous montrent que cet automne de 1758 où il met précisément la dernière main à son roman est pour lui tout autre chose qu'une époque de démission, de lent cheminement vers l'hiver, mais bien plutît celle de la fondation en laquelle il fait reposer tout ce qui lui reste d0espérance: le moment exact où il négocie l'achat des terres de Tournay et de Ferney. Ferney par rapport aux Délices, c'est un établissement authentique qui succède à une installation précaire. C'est, comparé au ruineux jardin d'agrément, une terre qui rapporte parce qu'on la cultive. C'est une base solide, le fondamental à partir de quoi tout peut recommencver, le triomphe du foncier sur les valeurs mobilières flottantes: "Qu'on remplisse la loterie, les rentes viagères, tant qu'on voudra: moi, je veux du blé, du bois, du vin et des fourrages. Une terre reste: tout autre bien peut être englouti; je veux mourir en laboureur et en berger" (Lettre du 27/12/1758)

Le jardin de Candide, en ce sens, c'est sans doute la fin de toutes les avantures, mais aussi le point de départ d'une sage exploitation, qui fonde le profit sur une exploitation raisonnable et mesurée. La fin du chapitre insiste à la fois sur la modicité de l'entreprise agricole -non une vaste et magnifique terre, seulement "quelques arpents"mais aussi sur l'importance de son rendement: "Chacun se mit à exercer ses talents; la petite terre rapporta beaucoup".

Mais il y a dans cette notion de rendement de la terre quelque chose qui dépasse de beaucoup la sagesse bornée et égoiste du petit propriétaire rural. Par elle en effet s'amorce une collaboration de l'homme avec la nature, et ce que Voltaire appelle dans une lettre de l'époque ses "productions merveilleuses". L'humanité apporte son travail -ce travail qui, selon le mot du vieilard turc, "éloigne de nous trois maux, l'ennui, le vice et le besoin"; son énergie convenablement dirigée -et c'est une des manières dont la conclusion de Candide se rattache intimement au corps même du récit, dans la mesure où elle est équilibre entre le mouvement désordonné des convulsions, et l'inaction de la léthargie, l'un et l'autre également stériles. Quant à la terre, par le cycle éternel et mystérieux de la végétation, elle est susceptible, convenablement traitée, non suelement de nourrir les hommes, mais encore de leur donner une raison d'exister; c'est pourtant cette même terre, couverte de neige, contre laquelle se blottissait Candide, chassé du paradis terrestre, la même que ravageait et qu'ensanglantait la main de l'homme, celle encore qui à Lisbonne s'ouvrait comme un abÎme pour les engloutir. Dans l'Ode sur la félicité des temps, Voltaire posera comme une évidence que le travail du sol, facteur de civilisation, comporte en lui quelque chose de divin. [...] Avec le jardin de Candide s'annonce déjà l'idéal quasi mystique des physiocrates.

Une telle perspective fait échec dans une certaine mesure à cedtte universelle altération des choses avec quoi semblait jusque là se confondre la destinée du genre humain. sans cesse en effet au cours du roman les personnages de Candide ont pu apréhender le temps comme un principe de dégradation. Comme leurs provisions s'épuisent, comme meurent un à un les moutons d'Eldorado chargés de diamants, comme disparaissent peu à peu les quelques diamants qui restent à Candide, leurs illusions tombent une à une: celle de l'amour et de la grandeur, en particulier, dans ce constant mouvement de négation qui nous conduit des splendeurs romaines aux plus sordides cabarets, des quartiers se noblesse au blanchissage et à la vaisselle. Leurs traits s'altèrent comme se défont leurs rêves: yeux éraillés, bras écaillés, joues ridées, gorges desséchées. Chemin faisant, ils ont perdu quelque partie de leur corps, nez, oreille ou autre. Pour se faire reconnaÎtre après une séparation, l'homme est obligé souvent de crier: "C'est moi-même!"

Mais cette vie qui use, altère, amoindrit, est aussi celle qui produit et qui crée. Par l'exercice régulier qu'il implique, et qui s'assortit, bien modestement encore, à une ascèse, le travail du jardin permet à l'homme de repartir dans le sens de la vie, et de soustraire au temps destructeur une parcelle de son effort. Comme dans le mythe d'Antée, si l'humanité peut retrouver quelque raison de croire en ses propres forces, c'est au contact de cette terre vivifiante. Et Pangloss, qui pourrait bien pour une fois ne pas se trouver loin ee la pensée de Voltaire, insiste sur le cîté édénique du travail, lié de toute éternité à la nature même de l'homme: "Vous avez raison, dit Pangloss: car quand l'homme fut mis dans le jardin d'Eden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu'il y travaillât." En quoi il suit presque littéralement le texte de l'Ecriture.

En poussant même un peu les choses, on aboutirait à un point de vue rousseauiste, et à l'idée tolstoienne qui en dérive, de régénération de l'homme par la nature et le travail. L'achat de Ferney, comme l'exploitation de la métairie dans le roman, loin de constituer une démission, représente un acte de confiance dans la nature: la seule manière de comprendre la vie, c'est de participer, d'une manière aussi peu ambitieuse soit-elle, à son élan créateur. Voltaire ne voulait sans doute pas dire autre chose lorsqu'il écrivait à Diderot, au mois de novembre 1758, précisément, que "les travaux de la terre [lui] paraissent tenir à la philosophie."

Mais il y a plus: cette ébauche d'idéal terrien contient les germes d'un nouvel humanisme. La morale de la production peut, dans un sens plus large, déboucher avec le temps sur une morale de l'action. Comme le rivage où il est situé signifie à la fois le refus de l'aventure, mais aussi la possibilité de l'évasion, le mythe du jardin, fermé sur lui-même au départ, est susceptible d'une ouverture indéfinie sur le plan idéologique et social. Dés son arrivée à Ferney, Voltaire manifeste une émotion généreuses au contact de ses paysans déshérités: "La moitié des habitants périt de misère, et l'autre pourrit dans des cachots. Le coeur est déchiré quand on est témoin de tant de malheurs. Je n'achète la terre de Ferney que pour y faire un peu de bien" (Lettre du 18/11/1758). Ce "peu de bien" s'élargira rapidement, après l'interdiction de l'Encyclopédie, pour devenir la "vigne des philosophes". Il symbolisera la lutte pour l'émancipation progressive de l'humanité, pendant ces vingt années de Ferney que chacun connaÎt, où toutes les bonnes volontés seront mobilisées au service de la cause. Tel est sans doute le "meilleur sort" prévu en toutes lettres pour la petite troupe à la fin du roman: tît ou tard, la culture du jardin devrait permettre de concrétiser sur la terre le rêve de l'Eldorado. Ce lopin de terre situé aux confins du monde civilisé pourrait devenir lui-même centre et foyer de civilisations, de même que ce particulier nommé Voltaire qui, boudé par les rois, est devenu à son tour "roi chez lui", et a fait de sa seigneurie, en fin de compte et pour un temps, le centre du monde intellectuel et pensant. Mais ce ne sont là que possibilités lointaines , dont Voltaire lui-même n'aperçoit peut-être pas sur le moment toute l'étendue. Les plantations d'automne finiront par s'épanouir, mais après le long engourdissement de l'hiver.

Le champ d'une action d'abord restreinte et quotidienne est susceptible d'élargissement. Ce qui fait la valeur de ce mythe, c'est son double aspect, limité et ouvert, solide et prometteur à la fois. Le cîté décevant, et si l'on veut négatif du jardin, c'est tout ce qu'il exclut par ses limites mêmes, en fait d'aspiration au rêve, à l'absolu, à la perfection. Mais il est loin d'être vrai qu'il interdise par là même tout dépassement de soi. Dans la mesure où toutes les aspirations les plus hautes de l'homme se sont révélées illusoires, les limites du jardin acquièrent une signification dialectique: la négation d'une négation revêt un sens positif. Pascal opposait au divertissement, symbole de l'existence terrestre, la charité, recherche authentique de la perfection. A quoi Voltaire dans la XXVº Lettre philosophique avait répondu en exaltant une morale de l'action, seul but possible selon à l'activité humaine. La fin de Candide ne fait que reprendre en la précisant cette position. Le divertissement, symptîme pour Pascal de la misère de l'homme, y devient le seul remède efficace à cette misère. C'est en partant de cette base exigue, mais stable, que l'homme va se reconquérir peu à peu. La structure romanesque de Candide porte elle-même la marque de ce mouvement de confrontation entre les chimères et l'expérience, mais aussi de ce cheminement vers l'idéal limité du jardin à travers les vicissitudes de l'existence.

 

VAN DEN HEUVEL Jacques, "Voltaire dans ses contes", Paris, Armand Colin, 1970

 

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Last modified: 21-Mar-00