Le dossier de
L'AFFAIRE CALAS
 

 
NOTICE: C'est dans la lettre à d'Argental, du 5 juillet 1762, que Voltaire parle pour la première fois des Pièces originales, se composant de l'Extrait d'une lettre de la dame veuve Calas, et de la Lettre de Donat Calas. Elles formaient, dans la première édition, vingt-deux pages in-8°. Elles avaient été rédigéés par Voltaire d'après les renseignements donnés par les personnes qui les ont signées.
Ce fut Audibert (Dominique), depuis secrétaire de l'Académie de Marseille, et mort à Saint-Germain-en-Laye le 10 août 1821, qui, le premier, parla des Calas à Voltaire; voyez la lettre du 13 décembre 1763. Les écrits de Voltaire relatifs aux Calas, qu'on trouvera ci-après, sont, outre les Pièces originales:
1° une supplique A monseigneur le chancelier
Requête au Roi;
Mémoire de Donat Calas (et Déclaration de P. Calas);
Histoire d'Élisabeth Canning et de Jean Calas. C'est pour la révision de ce procès que Voltaire composa son Traité sur la Tolérance. Beaucoup de ses lettres prouvent avec quelle chaleur il avait embrassé cette cause. La lettre à Damilaville, du 1er mars 1765, imprimée dans le temps, a été, par les éditeurs de Kehl, mise à côté des ouvrages dont je viens de parler; mais je l'ai placée dans la Correspondance, à sa date. C'est à son ordre chronologique que j'ai placé l'Avis au public sur les parricides imputés aux Calas et aux Sirven.
Voici une liste d'écrits sur les Calas
I.Déclaration du sieur Louis Calas (2 décembre 1761), in-8° de cinq pages.
II.Mémoire pour le sieur J. Calas, négociant de cette ville, dame Anne-Rose Cabibel, son épouse, et le sieur J.-P. Calas, un de leurs enfants (par Sudre), in-8° de cent quatre pages.
III.Observations pour le sieur J. Calas, la dame de Cabibel, son épouse, et le sieur P. Galas, leur fils (par Duroux, 1762, in-8° de soixante et douze pages.
IV.Mémoire à consulter, et Consultation pour la dame Anne-Rose Cabibel, veuve Calas, et Pour ses enfants, in-8° de soixante et onze pages, daté du 23 août 1762, signé par Élie de Beaumont et quinze autres avocats.
V.Mémoire pour dame Anne-Rose Cabibel, veuve du sieur Jean Calas; L. et L.-D. Calas, leurs fils, et Anne-Rose et Anne Calas, leurs filles, demandeurs en cassation d'un arrêt du parlement de Toulouse, du 9 mars 1762, in-8° de cent trente-six pages.
VI.Mémoire pour Donat, Pierre, et Louis Calas, 1762, in-8° de soixante-trois pages, signé Loyseau de Manléon.
VII.Mémoire du sieur Gaubert Lavaysse, de vingt-six pages.
VIII.Mémoire de Me David Levaysse, avocat en la cour, pour le sieur François-Alexandre-Gaubert Lavaysse, son fils, de cinquante-deux pages.
IX.Mémoire du sieur F.-A.-G. Lavaysse, de trente-deux pages.
X.Mémoire sur une question anatomique, retative à la jurisprudence, dans lequel on établit les principes pour distinguer, à l'inspection d'un corps trouvé pendu, les signes du suicide d'avec ceux de l'assassinat, par M. Louis, Paris, Cavalier, 1763, in-8° de cinquante quatre pages.
XI.Observations pour la dame veuve Calas et sa famille, 1764, in-8° de vingt-neuf pages, signé Manette.
XII.Mémoire à consulter, et Consultation pour les enfants de défunt J. Calas, Paris, Merlin, 1765, in-8°, signé de huit avocats : Mallard, d'Outremont, Manette, Gerbier, Legouvé, Loyseau de Mauléon, Élie de Beaumont.
MII. Mémoire pour dame Anne-Rose Cabibel, veuve Calas, et pour ses enfants, 1765, in-8° de quatre-vingt-quatorze pages, d'Élie de Beaumont.
XIV.Mémoire pour la veuve Calas et sa famille, 1765, in-8° de cinquante-trois pages, signé Manette,
XV.Jugement souverain des requêtes ordinaires de l'hôtel du roi, qui décharge Anne-Rose Cabibel, veuve de Jean Calas, Jean P. Calas, Jeanne Wiguiére, Alexandre François-Gualbert Lavaysse, et la mémoire dudit défunt Jean Calas, de l'accusation contre eux intentée; du 9 mars 1767, in-8° de trente-neuf pages.
XVI.Les Toulousaines, ou Lettres historiques et apologétiques en faveur de le religion réformée et de divers protestants condamnés dans ces derniers temps par le parlement de Toulouse ou dans le Haut-Languedoc. Édimbourg, 1763, in-12 de viij et quatre cent cinquante-neuf pages
XVII.Requête au roi pour la dame veuve Calas, 1763, in-8°, de huit pages, en vers.
XVIII.Calas sur l'échafaud à ses juges, 1763, in-8° de huit pages, en vers.
XIX.Lettre d'un cosmopolite à l'ombre de Calas, 1765, in-8° de huit pages, en vers libres.
XXI.Histoire des malheurs de la famille des Calas, etc., (par E -T. si mon), 4765, in-8'.
XXII.Jean Calas à sa femme et à ses enfants, par Blin, 1765, in-8' de vingt-cinq pages
XXIII.Premier Sermon sur le mort de Jean Calas, vieillard infirme, accusé, par les bons catholiques, d'avoir pendu son fils, jeune homme le plus adroit, le plus fort et le plus robuste de la province (dans les Sermons prêchés à Toulouse devant Messieurs du parlement et du capitoulat, par le R. P. Apompée de Tragopone, capucin de la Champagne-Pouilleuse, 1772, in-4°).
M.J. Chénier, Lemiére d'Argy, et M. Laya, ont donné chacun un drame intitulé Calas. Ces trois pièces ont été jouées et imprimées on 1790 et 1791. La veuve Calas à Paris, jouée et imprimée en 1791, est de Pujouix. M. Victor Ducange a donné, on 1820, au théatre de l'Ambigu-Comique, un mélodrame intitulé Calas. On a imprimé à Berlin les Calas, drame en trois actes et en prose, 1778. (B.)
 

 
 
EXTRAIT
D'UNE LETTRE DE LA DAME VEUVE CALAS.
Du 15 juin 1762.
Non, monsieur, il n'y a rien que je ne fasse pour prouver notre innocence, préférant de mourir justifiée à vivre et à être crue coupable. On continue d'opprimer l'innocence, et d'exercer sur nous et notre déplorable famille une cruelle persécution. On vient encore de me faire enlever, comme vous le savez, mes chères filles, seuls restes de ma consolation, pour les conduire dans deux différents couvents de Toulouse: on les mène dans le lieu qui a servi de théâtre à tous nos affreux malheurs; on les a même séparées. Mais si le roi daigne ordonner qu'on ait soin d'elles, je n'ai qu'à le bénir. Voici exactement le détail de notre malheureuse affaire, tout comme elle s'est passée au vrai.
Le 13 octobre 1761, jour infortuné pour nous, M. Gobert Lavaisse, arrivé de Bordeaux (où il était resté quelque temps) pour voir ses parents, qui étaient pour lors à leur campagne, et cherchant un cheval de louage pour les y aller joindre sur les quatre à cinq heures du soir, vient à la maison; et mon mari lui dit que, puisqu'il ne partait pas, s'il voulait souper avec nous il nous ferait plaisir; à quoi le jeune homme consentit, et il monta me voir dans ma chambre, d'où, contre mon ordinaire, je n'étais pas sortie. Le premier compliment fait, il me dit: «Je soupe avec vous, votre mari m'en a prié.» Je lui en témoignai ma satisfaction, et le quittai quelques moments pour aller donner des ordres à ma servante. En conséquence je fus aussi trouver mon fils a»né, Marc-Antoine, que je trouvai assis tout seul dans la boutique, et fort rêveur, pour le prier d'aller acheter du fromage de Roquefort.
Il était ordinairement le pourvoyeur pour cela, parce qu'il s'y connaissait mieux que les autres; je lui dis donc: «Tiens, va acheter du fromage de Roquefort, voilà de l'argent pour cela, et tu rendras le reste à ton père»; et je retourne dans ma chambre joindre le jeune homme Lavaisse, que j'y avais laissé. Mais peu d'instants après il me quitta, disant qu'il voulait retourner chez les fenassiers (Ce sont les loueurs de chevaux. Note de Voltaire.) voir s'il y avait quelque cheval d'arrivé, voulant absolument partir le lendemain pour la campagne de son père; et il sortit.
Lorsque mon fils a»né eut fait l'emplette du fromage, l'heure du souper arrivée, (Sur les sept heures. Note de Voltaire.), tout le monde se rendit pour se mettre à table, et nous nous y plaçâmes. Durant le souper, qui ne fut pas fort long, on s'entretint de choses indifférentes, et entre autres des antiquités de l'hôtel de ville; et mon cadet, Pierre, voulut en citer quelques-unes, et son frère le reprit, parce qu'il ne les racontait pas bien ni juste.
Lorsque nous fumes au dessert, ce malheureux enfant, je veux dire mon fils a»né Marc-Antoine, se leva de table, comme c'était sa coutume, et passa à la cuisine (La cuisine est auprès de la salle à manger, au premier étage. Note de Voltaire.). La servante lui dit:
-Avez-vous froid, monsieur l'a»né? chauffez-vous.» Il lui répondit: «Bien au contraire, je brûle et sortit. Nous restâmes encore quelques moments à table; après quoi nous passâmes dans cette chambre que vous connaissez, et où vous avez couché (On voit par cette phrase que la lettre est adressée à un des deux négociants dont Voltaire parle dans la Correspondance,Note de ). M. Lavaisse, mon mari, mon fils, et moi; les deux premiers se mirent sur le sofa, mon cadet sur un fauteuil, et moi sur une chaise, et là nous f»mes la conversation tous ensemble. Mon fils cadet s'endormit; et environ sur les neuf heures trois quarts à dix heures, M. Lavaisse prit congé de nous, et nous réveillâmes mon cadet pour aller accompagner ledit Lavaisse, lui remettant le flambeau à la main pour lui faire lumière; et ils descendirent ensemble.
Mais lorsqu'ils furent en bas, l'instant d'après nous entend»mes de grands cris d'alarme, sans distinguer ce que l'on disait, auxquels mon mari accourut, et moi, je demeurai tremblante sur la galerie, n'osant descendre, et ne sachant pas ce que ce pouvait être.
Cependant, ne voyant personne venir, je me déterminai de descendre ce que je fis; mais je trouvai au bas de l'escalier M. Lavaisse, à qui je demandai avec précipitation qu'est-ce qu'il y avait. Il me répondit qu'il me suppliait de remonter, que je le saurais; et il me fit tant d'instances que je remontai avec lui dans ma chambre. Sans doute que c'était pour m'épargner la douleur de voir mon fils dans cet état, et il redescendit; mais l'incertitude où j'étais était un état trop violent pour pouvoir y rester longtemps; j'appelle donc ma servante, et lui dis: «Jeannette, allez voir ce qu'il y a là-bas; je ne sais pas ce que c'est, je suis toute tremblante»; etje lui mis la chandelle à la main, et elle descendit; mais, ne la voyant pas remonter pour me rendre compte, je descendis moi-même. Mais grand Dieu! quelle fut ma douleur et ma surprise, lorsque je vis ce cher fils étendu à terre! Cependant je ne le crus pas mort, et je courus chercher de l'eau de la reine d'Hongrie, croyant qu'il se trouvait mal; et comme l'espérance est ce qui nous quitte le dernier, je lui donnai tous les secours qu'il m'était possible pour le rappeler à la vie, ne pouvant me persuader qu'il fût mort. Nous nous en flattions tous, puisque l'on avait été chercher le chirurgien, et qu'il était auprès de moi, sans que je l'eusse vu ni aperçu que lorsqu'il me dit qu'il était inutile de lui faire rien de plus, qu'il était mort. Je lui soutins alors que cela ne se pouvait pas, et je le priai de redoubler ses attentions et de l'examiner plus exactement, ce qu'il fit inutilement. Cela n'était que trop vrai; et pendant tout ce temps-là mon mari était appuyé sur un comptoir à se désespérer: de sorte que mon coeur était déchiré entre le déplorable spectacle de mon fils mort, et la crainte de perdre ce cher mari, de la douleur à laquelle il se livrait tout entier sans entendre aucune consolation; et ce fut dans cet état que la justice nous trouva, lorsqu'elle nous arrêta dans notre chambre où l'on nous avait fait remonter.
Voilà l'affaire tout comme elle s'est passée, mot à mot; et je prie Dieu, qui conna»t notre innocence, de me punir éternellement si j'ai augmenté ni diminué d'un iota, et si je n'ai dit la pure vérité en toutes ses circonstances. Je suis prête à sceller de mon sang cette vérité.
 

 
LETTRE
DE DONAT CALAS FILS A LA DAME VEUVE CALAS, SA MÈRE.
De Chatelaine, 22 juin 1762.
Ma chère, infortunée et respectable mère, j'ai vu votre lettre du 15 juin entre les mains d'un ami qui pleurait en la lisant (c'est Voltaire.); je l'ai mouillée de mes larmes. Je suis tombé à genoux; j'ai prié Dieu de m'exterminer si aucun de ma famille était coupable de l'abominable parricide imputé à mon père, à mon frère, et dans lequel vous, la meilleure et la plus vertueuse des mères, avez été impliquée vous-même.
Obligé d'aller en Suisse depuis quelques mois pour mon petit commerce, c'est là que j'appris le désastre inconcevable de ma famille entière. Je sus d'abord que vous ma mère, mon père, mon frère Pierre Calas, M. Lavaisse, jeune homme connu pour sa probité et pour la douceur de ses moeurs, vous étiez tous aux fers à Toulouse; que mon frère a»né, Marc-Antoine Calas, était mort d'une mort affreuse, et que la haine, qui na»t si souvent de la diversité des religions, vous accusait tous de ce meurtre. Je tombai malade dans l'excès de ma douleur, et j'aurais voulu être mort.
On m'apprit bientôt qu'une partie de la populace de Toulouse avait crié à notre porte en voyant mon frère expiré: «C'est son père, c'est sa famille protestante qui l'a assassiné; il voulait se faire catholique (*), il devait abjurer le lendemain; son père l'a étranglé de ses mains, croyant faire une oeuvre agréable à Dieu; il a été assisté dans ce sacrifice par son fils Pierre, par sa femme, par le jeune Lavaisse.»
* Note de Voltaire: On a dit qu'on l'avait vu dans une église. Est-ce une preuve qu'il devait abjurer? Ne voit-on pas tous les jours des catholiques venir entendre les prédicateurs célèbres en Suisse, dans Amsterdam, à Genève, etc.? Enfin il est prouvé que Marc-Antoine Calas n'avait pris aucunes mesures pour changer de religion ainsi nul motif de la colère prétendue de ses parents.
On ajoutait que Lavaisse, âgé de vingt ans, arrivé de Bordeaux le jour même, avait été choisi, dans une assemblée de protestants, pour être le bourreau de la secte, et pour étrangler quiconque changerait de religion. On criait dans Toulouse que c'était la jurisprudence ordinaire des réformés.
L'extravagance absurde de ces calomnies me rassurait: plus elles manifestaient de démence, plus j'espérais de la sagesse de vos juges.
Je tremblai, il est vrai, quand toutes les nouvelles m'apprirent qu'on avait commencé par faire ensevelir mon frère Marc-Antoine dans une église catholique, sur cette seule supposition imaginaire qu'il devait changer de religion. On nous apprit que la confrérie des pénitents blancs lui avait fait un service solennel comme à un martyr, qu'on lui avait dressé un mausolée, et qu'on avait placé sur ce mausolée sa figure, tenant dans les mains une palme.
Je ne pressentis que trop les effets de cette précipitation et de ce fatal enthousiasme. Je connus que, puisqu'on regardait mon frère Marc-Antoine comme un martyr, on ne voyait dans mon père, dans vous, dans mon frère Pierre, dans le jeune Lavaisse, que des bourreaux. Je restai dans une horreur stupide un mois entier. J'avais beau me dire à moi-même: Je connais mon malheureux frère, je sais qu'il n'avait point le dessein d'abjurer; je sais que s'il avait voulu changer de religion, mon père et ma mère n'auraient jamais gêné sa conscience; ils ont trouvé bon que mon autre frère Louis se fit catholique; ils lui font une pension; rien n'est plus commun, dans les familles de ces provinces, que de voir des frères de religion différente; l'amitié fraternelle n'en est point refroidie; la tolérance heureuse, cette sainte et divine maxime dont nous faisons profession, ne nous laisse condamner personne; nous ne savons point prévenir les jugements de Dieu; nous suivons les mouvements de notre conscience sans inquiéter celle des autres.
Il est incompréhensible, disais-je, que mon père et ma mère, qui n'ont jamais maltraité aucun de leurs enfants, en qui je n'ai jamais vu ni colère ni humeur, qui jamais en leur vie n'ont commis la plus légère violence, aient passé tout d'un coup d'une douceur habituelle de trente années à la fureur inouïe d'étrangler de leurs mains leur fils a»né, dans la crainte chimérique qu'il ne quittât une religion qu'il ne voulait point quitter.
Voilà, ma mère, les idées qui me rassuraient; mais à chaque poste c'étaient de nouvelles alarmes. Je voulais venir me jeter à vos pieds et baiser vos cha»nes. Vos amis, mes protecteurs, me retinrent par des considérations aussi puissantes que ma douleur.
Ayant passé près de deux mois dans cette incertitude effrayante, sans pouvoir ni recevoir de vos lettres, ni vous faire parvenir les miennes, je vis enfin les mémoires produits pour la justification de l'innocence. Je vis dans deux de ces factums(*) précisément la même chose que vous dites aujourd'hui dans votre lettre du 15 juin, que mon malheureux frère Marc-Antoine avait soupé avec vous avant sa mort, et qu'aucun de ceux qui assistèrent à ce dernier repas de mon frère ne se sépara de la compagnie qu'au moment fatal où l'on s'aperçut de sa fin tragique.(**)
(*) Mémoire pour le sieur J. Calas, négociant de cette ville, dame Anne-Rose Cabibel, son épouse, et le sieur J.-P. Calas, un de leurs enfants (par Sudre); et Observations pour le sieur J. Calas, la dame de Cabibel, son épouse, et le sieur P.Calas, leur fils (par Duroux fils).
(**) Note de Voltaire: Il est de la plus grande vraisemblance que Marc-Antoine Calas se défit luimème il était mécontent de sa situation; il était sombre, atrabilaire, et lisait souvent des ouvrages sur le suicide. Lavaisse, avant le souper, l'avait trouvé dans une profonde rêverie. Sa mère s'en était aussi aperçue. Ces mots je brûle, répondus à la servante, qui lui proposait d'approcher du feu, sont d'un grand poids. Il descend seul en bas après souper. Il exécute sa résolution funeste. Son frère, au bout de deux heures, en reconduisant Lavaisse, est témoin de ce spectacle. Tous deux s'écrient; le père vient; on dépend le cadavre: voilà la première cause du jugement porté contre cet infortuné père. Il ne veut pas d'abord dire aux voisins, aux chirurgiens: «Mon fils s'est pendu; il faut qu'on le tra»ne sur la claie, et qu'on déshonore ma famille.» Il n'avoue la vérité que lorsqu'on ne peut plus la celer. C'est sa piété paternelle qui l'a perdu: on a cru qu'il était coupable de la mort de son fils, parce qu'il n'avait pas voulu d'abord accuser son fils.
-Avant 1789, on punissait rigoureusement le suicide. La justice ordonnait que le mort fut tra»né sur une claie, pendu par les pieds, et ensuite jeté à la voirie. (G. A.)
Pardonnez-moi si je vous rappelle toutes ces images horribles; il le faut bien. Nos malheurs nouveaux vous retracent continuellement les anciens, et vous ne me pardonneriez pas de ne point rouvrir vos blessures. Vous ne sauriez croire, ma mère, quel effet favorable fit sur tout le monde cette preuve que mon père et vous, et mon frère Pierre, et le sieur Lavaisse, vous ne vous étiez pas quittés un moment dans le temps qui s'écoula entre ce triste souper et votre emprisonnement.
Voici comme on a raisonné dans tous les endroits de l'Europe où notre calamité est parvenue; j'en suis bien informé, et il faut que vous le sachiez. On disait:
Si Marc-Antoine Calas a été étranglé par quelqu'un de sa famille, il l'a été certainement par sa famille entière, et par Lavaisse, et par la servante même: car il est prouvé que cette famille, et Lavaisse, et la servante (*), furent toujours tous ensemble; les juges en conviennent; rien n'est plus avéré. Ou tous les prisonniers sont coupables, ou aucun d'eux ne l'est; il n'y a pas de milieu. Or il n'est pas dans la nature qu'une famille jusque-là irréprochable, un père tendre, la meilleure des mères, un frère qui aimait son frère, un ami qui arrivait dans la ville, et qui par hasard avait soupé avec eux, aient pu prendre tous à la fois, et en un moment, sans aucune raison, sans le moindre motif, la résolution inouïe de commettre un parricide. Un tel complot dans de telles circonstances est impossible (**); l'exécution en est plus impossible encore. Il est donc infiniment probable que les juges répareront l'affront fait à l'innocence.
* Note de Voltaire: Cette servante est catholique et pieuse; elle était dans la maison depuis trente ans; elle avait beaucoup servi à la conversion d'un des enfants du sieur Calas. Son témoignage est du plus grand poids. Comment n'a-t-il pas prévalu sur les présomptions les plus trompeuses?
** Note de Voltaire: Dans quel temps le père aurait-il pu pendre son fils? Ce n'est pas avant le souper, puisqu'ils soupèrent ensemble; ce n'est pas pendant le souper; ce n'est pas après le souper, puisque le père et la famille étaient en haut quand le fils était descendu. Comment le père, assisté même de main-forte, aurait-il pu pendre son fils aux deux battants d'une porte au rez-de-chaussée, sans un violent combat, sans un tumulte horrible? Enfin, pourquoi ce père aurait-il pendu son fils? Pour le dépendre? Quelle absurdité dans ces accusations.
Ces discours me soutenaient un peu dans mon accablement. Toutes ces idées de consolation ont été bien vaines. La nouvelle arriva, au mois de mars, du supplice de mon père. Une lettre qu'on voulait me cacher, et que j'arrachai, m'apprit ce que je n'ai pas la force d'exprimer, et ce qu'il vous a fallu si souvent entendre.
Soutenez-moi, ma mère, dans ce moment où je vous écris en tremblant, et donnez-moi votre courage: il est égal à votre horrible situation. Vos enfants dispersés, votre fils a»né mort à vos yeux, votre mari, mon père, expirant du plus cruel des supplices, votre dot perdue, l'indigence et l'opprobre succédant à la considération et à la fortune voilà donc votre état! mais Dieu vous reste, il ne vous a pas abandonnée; l'honneur de mon père vous est cher; vous bravez les horreurs de la pauvreté, de la maladie, de la honte même, pour venir de deux cents lieues implorer au pied du trône la justice du roi, si vous parvenez à vous faire entendre, vous l'obtiendrez sans doute.
Que pourrait-on opposer aux cris et aux larmes d'une mère et d'une veuve, et aux démonstrations de la raison? Il est prouvé que mon père ne vous a pas quittée, qu'il a été constamment avec vous et avec tous les accusés dans l'appartement d'en haut, tandis que mon malheureux frère était mort au bas de la maison. Cela suffit. On a condamné mon père au dernier et au plus affreux des supplices; mon frère est banni par un second jugement; et, malgré son bannissement, on le met dans un couvent de jacobins de la même ville. Vous êtes hors de cour, Lavaisse hors de cour. Personne n'a conçu ces jugements extraordinaires et contradictoires. Pourquoi mon frère n'est-il que banni, s'il est coupable du meurtre de son frère ? Pourquoi, s'il est banni du Languedoc, est-il enfermé dans un couvent de Toulouse? On n'y comprend rien. Chacun cherche la raison de ces arrêts et de cette conduite, et personne ne la trouve.
Tout ce que je sais, c'est que les juges, sur des indices trompeurs, voulaient condamner tous les accusés au supplice, et qu'ils se contentèrent de faire périr mon père, dans l'idée où ils étaient que cet infortuné avouerait, en expirant, le crime de toute la famille. Ils furent étonnés, m'a-t-on dit, quand mon père, au milieu des tourments, prit Dieu à témoin de son innocence et de la vôtre, et mourut en priant ce Dieu de miséricorde de faire grâce à ces juges de rigueur que la calomnie avait trompés.
Ce fut alors qu'ils prononcèrent l'arrêt qui vous a rendu la liberté, mais qui ne vous a rendu ni vos biens dissipés, ni votre honneur indignement flétri, si pourtant l'honneur dépend de l'injustice des hommes.
Ce ne sont pas les juges que j'accuse: ils n'ont pas voulu sans doute assassiner juridiquement l'innocence; j'impute tout aux calomnies, aux indices faux, mal exposés, aux rapports de l'ignorance (*), aux méprises extravagantes de quelques déposants, aux cris d'une multitude insensée, et à ce zèle furieux qui veut que ceux qui ne pensent pas comme nous soient capables des plus grands crimes.
* Note de Voltaire: Quand le père et la mère en larmes étaient, vers les dix heures du soir, auprès de leur fils Marc-Antoine, déjà mort et froid, ils s'écriaient, ils poussaient des cris pitoyables, ils éclataient en sanglots; ce sont ces sanglots, ces cris paternels, qu'on a imaginés être les cris mêmes de Marc-Antoine Calas, mort deux heures auparavant et c'est sur cette méprise qu'on a cru qu'un père et une mère, qui pleuraient leur fils mort, assassinaient ce fils; et c'est sur cela qu'on a jugé!
Il vous sera aisé sans doute de dissiper les illusions (*) qui ont surpris des juges, d'ailleurs intègres et éclairés: car enfin, puisque mon père a été le seul condamné, il faut que mon père ait commis seul le parricide. Mais comment se peut-il faire qu'un vieillard de soixante et huit ans, que j'ai vu pendant deux ans attaqué d'un rhumatisme sur les jambes, ait seul pendu un jeune homme de vingt-huit ans, dont la force prodigieuse et l'adresse singulière étaient connues?
* Note de Voltaire: Un témoin a prétendu qu'on avait entendu Calas père menacer son fils quelques semaines auparavant. Quel rapport des menaces paternelles peuvent-elles avoir avec un parricide? Marc-Antoine Calas passait sa vie à la paume, au billard, dans les salles d'armes; le père le menaçait s'il ne changeait pas. Cette juste correction de l'amour paternel, et peut-être quelque vivacité, prouveront-elles le crime le plus atroce et le plus dénaturé?
Si le mot de ridicule pouvait trouver place au milieu de tant d'horreurs, le ridicule excessif de cette supposition suffirait seul, sans autre examen, pour nous obtenir la réparation qui nous est due. Quels misérables indices, quels discours vagues, quels rapports populaires pourront tenir contre l'impossibilité physique démontrée?
Voilà où je m'en tiens. Il est impossible que mon père, que même deux personnes aient pu étrangler mon frère; il est impossible, encore une fois, que mon père soit seul coupable, quand tous les accusés ne l'ont pas quitté d'un moment. Il faut donc absolument, ou que les juges aient condamné un innocent, ou qu'ils aient prévariqué, en ne purgeant pas la terre de quatre monstres coupables du plus horrible crime.
Plus je vous aime et vous respecte, ma mère, moins j'épargne les termes. L'excès de l'horreur dont on vous a chargée ne sert qu'à mettre au jour l'excès de votre malheur et de votre vertu. Vous demandez à présent ou la mort ou la justification de mon père; je me joins à vous, et je demande la mort avec vous si mon père est coupable.
Obtenez seulement que les juges produisent le procès criminel: c'est tout ce que je veux, c'est ce que tout le monde désire, et ce qu'on ne peut refuser. Toutes les nations, toutes les religions, y sont intéressées. La justice est peinte un bandeau sur les yeux, mais doit-elle être muette? Pourquoi, lorsque l'Europe demande compte d'un arrêt si étrange, ne s'empresse-t-on pas à le donner?
C'est pour le public que la punition des scélérats est décernée: les accusations sur lesquelles on les punit doivent donc être publiques. On ne peut retenir plus longtemps dans l'obscurité ce qui doit para»tre au grand jour. Quand on veut donner quelque idée des tyrans de l'antiquité, on dit qu'ils décidaient arbitrairement de la vie des hommes. Les juges de Toulouse ne sont point des tyrans, ils sont les ministres des lois, ils jugent au nom d'un roi juste; s'ils ont été trompés, c'est qu'ils sont hommes: ils peuvent le reconna»tre, et devenir eux-mêmes vos avocats auprès du trône.
Adressez-vous donc à monsieur le chancelier (*), à messieurs les ministres, avec confiance. Vous êtes timide, vous craignez de parler; mais votre cause parlera. Ne croyez point qu'à la cour on soit aussi insensible, aussi dur, aussi injuste que l'écrivent d'impudents raisonneurs, à qui les hommes de tous les états sont également inconnus. Le roi veut la justice: c'est la base de son gouvernement; son conseil n'a certainement nul intérêt que cette justice ne soit pas rendue. Croyez-moi, il y a dans les coeurs de la compassion et de l'équité: les passions turbulentes et les préjugés étouffent souvent en nous ces sentimerts, et le conseil du roi n'a certainement ni passion dans cette affaire, ni préjugé qui puisse éteindre ses lumières.
* Note de Voltaire: M. le chancelier se souviendra sans doute de ces paroles de M. d'Aguesseau son prédécesseur, dans sa dix-septième mercuriale: Qui croirait qu'une première impression put décider quelquefois de la vie et de la mort? Un amas fatal de circonstances, qu'on dirait que la fortune a assemblées pour faire périr un malheureux, une foule de témoins muets, et par là plus redoutables, semblent déposer contre l'innocence; le juge se prévient, son indignation s'allume, et son zèle même le séduit. Moins juge qu'accusateur, il ne voit plus que ce qui sert a condamner, et il sacrifie aux raisonnements de l'homme celui qu'il aurait sauvé s'il n'avait admis que les preuves de la loi. Un événement imprévu fait quelquefois éclater dans la suite l'innocence accablée sous le poids des conjectures, et dément ces indices trompeurs dont la fausse lumière avait ébloui l'esprit du magistrat. La vérité sort du nuage de la vraisemhlance; mais elle en sort trop tard le sang de l'innocent demande vengeance contre la prévention de son juge, et le magistrat est réduit à pleurer toute sa vie un malheur que son repentir ne peut plus réparer.
- En 1762, le chancelier était Guillaume de Lamoignon, né en 1693, chancelier en 1750, mort en 1772. (B.)
Qu'arrivera-t-il enfin? Le procès criminel sera-t-il mis sous les yeux du public ? Alors on verra si le rapport contradictoire d'un chirurgien, et quelques méprises frivoles, doivent l'emporter sur les démonstrations les plus évidentes que l'innocence ait jamais produites(*). Alors on plaindra les juges de n'avoir point vu par leurs yeux dans une affaire si importante, et de s'en être rapportés à l'ignorance; alors les juges eux-mêmes joindront leurs voix aux nôtres. Refuseront-ils de tirer la vérité de leur greffe? Cette vérité s'élèvera alors avec plus de force.
* Note de Voltaire: De très mauvais physiciens ont prétendu qu'il n'était pas possible que Marc-Antoine se fut pendu. Rien n'est pourtant si possible: ce qui ne l'est pas, c'est qu'un vieillard ait pendu, au bas de la maison, un jeune homme robuste, tandis que ce vieillard était en haut.
N.B. Le père, en arrivant sur le lieu où son fils était suspendu, avait voulu couper la corde; elle avait cédé d'elle-même; il crut l'avoir coupée: il se trompa sur ce fait inutile devant les juges, qui le crurent coupable.
On dit encore que ce père, accablé et hors de lui-même, avait dit dans son interrogatoire: «Tous les conviés passèrent, au sortir de table, dans la même chambre.» Pierre lui répliqua: «Eh, mon père, oubliez-vous que mon frère Marc-Antoine sortit avant nous, et descendit en bas? - Oui, vous avez raison, répondit le père. -Vous vous coupez, vous êtes coupable», dirent les juges. si cette anecdote est vraie, de quoi dépend la vie des hommes?
Qu'on oppose indices à indices, dépositions à dépositions, conjectures à conjectures; et les avocats qui ont défendu la cause des accusés sont prêts de faire voir l'innocence de celui qui a été sacrifié. S'il ne s'agit que de conviction, on s'en rapporte à l'Europe entière; s'il s'agit d'un examen juridique, on s'en rapporte à tous les magistrats, à ceux de Toulouse même, qui, avec le temps, se feront un honneur et un devoir de réparer, s'il est possible, un malheur dont plusieurs d'entre eux sont effrayés aujourd'hui. Qu'ils descendent dans eux-mêmes, qu'ils voient par quel raisonnement ils se sont dirigés. Ne se sont-ils pas dit: Marc-Antoine Calas n'a pu se pendre lui-même: donc d'autres l'ont pendu; il a soupé avec sa famille et avec Lavaisse: donc il a été étranglé par sa famille et par Lavaisse; on l'a vu une ou deux fois, dit-on, dans une église: donc sa famille protestante l'a étranglé par principe de religion. Voilà les présomptions qui les excusent.
Mais à présent les juges se disent: Sans doute Marc-Antoine Calas a pu renoncer à la vie; il est physiquement impossible que son père seul l'ait étranglé: donc son père seul ne devait pas périr; il nous est prouvé que la mère, et son fils Pierre, et Lavaisse, et la servante, qui seuls pouvaient être coupables avec le père, sont tous innocents, puisque nous les avons tous élargis: donc il nous est prouvé que Calas le père, qui ne les a point quittés un instant, est innocent comme eux.
Il est reconnu que Marc-Antoine Calas ne devait pas abjurer: donc il est impossible que son père l'ait immolé à la fureur du fanatisme. Nous n'avons aucun témoin oculaire, et il ne peut en être. Il n'y a eu que des rapports d'après des ouï-dire: or ces vains rapports ne peuvent balancer la déclaration de Calas sur la roue, et l'innocence avérée des autres accusés: donc Calas le père, que nous avons roué, était innocent; donc nous devons pleurer sur le jugement que nous avons rendu; et ce n'est pas là le premier exemple d'un si juste et si noble repentir.
Persistez donc, ma mère, dans votre entreprise; laissons là notre fortune: nous sommes cinq enfants sans pain, mais nous avons tous de l'honneur, et nous le préférons comme vous à la vie. Je me jette à vos pieds, je les baigne de mes pleurs; je vous demande votre bénédiction avec un respect que vos malheurs augmentent.
 

 
A MONSEIGNEUR LE CHANCELIER
De Chatelaine, 7 juillet 1762.
MONSEIGNEÙR,
S'il est permis à un sujet d'implorer son roi, s'il est permis à un fils, à un frère, de parler pour son père, pour sa mère et pour son frère, je me jette à vos pieds avec confiance.
Toute ma famille et le fils d'un avocat célèbre, nommé Lavaisse, ont tous été accusés d'avoir étranglé et pendu un de mes frères, pour cause de religion, dans la ville de Toulouse. Le parlement a fait périr mon père par le supplice de la roue. C'était un vieillard de soixante-huit ans, que j'ai vu incommodé des jambes. Vous sentez, monseigneur, qu'il est impossible qu'il ait pendu seul un jeune homme de vingt-huit ans, dix fois plus fort que lui. Il a protesté devant Dieu de son innocence en expirant. Il est prouvé par le procès-verbal que mon père n'avait pas quitté un instant le reste de sa famille, ni le sieur Lavaisse, pendant qu'on suppose qu'il commettait ce parricide.
Mon frère Pierre Calas, accusé comme mon père, a été banni: ce qui est trop, s'il est innocent, et trop peu, s'il est coupable. Malgré son bannissement on le retient dans un couvent, à Toulouse.
Ma mère, sans autre appui que son innocence, ayant perdu tout son bien dans cette cruelle affaire, ne trouve encore personne qui la présente devant vous. J'ose, monseigneur, parler en son nom et au mien; on m'assure que les pièces ci-jointes (*) feront impression sur votre esprit et sur votre coeur, si vous daignez les lire.
* Les Pièces originales; présentées ici.
-Le chancelier était alors Lamoignon, père de Malesherbes; N.-R. Berryer était garde des sceaux. (B.)
Réduit à l'état le plus déplorable, je ne demande autre chose, sinon que la vérité s'éclaire. Tons ceux qui, dans l'Europe entière, ont entendu parler de cette horrible aventure, joignent leurs voix à la mienne. Tant que le parlement de Toulouse, qui m'a ravi mon père et mon bien, ne manifestera pas les causes d'un tel malheur, on sera en droit de croire qu'il s'est trompé, et que l'esprit de parti seul a prévalu par les calomnies auprès des juges les plus intègres. Je serai surtout en droit de redemander le sang innocent de mon malheureux père.
Pour mon bien, qui est entièrement perdu, ce n'est pas un objet dont je me plaigne; je ne demande autre chose de votre justice, et de celle du conseil du roi, sinon que la procédure qui m'a ravi mon père, ma mère, mon frère, ma patrie, vous soit au moins communiquée.
Je suis, avec le plus profond respect, etc.
DONAT CALAS.
 

 
REQUETE AU ROI EN SON CONSEIL.
Châtelaine, 7 juillet 1762.
Donat Calas, fils de Jean Calas, négociant de Toulouse, et d'Anne-Rose Cabibel, représente humblement:
Que, le 13 octobre 1761, son frère a»né Marc-Antoine Calas se trouva mort dans la maison de son père, vers les dix heures du soir, après souper;
Que la populace, animée par quelques ennemis de la famille, cria que le mort avait été étranglé par sa famille même, en haine de la religion catholique;
Que le père, la mère, et un des frères de l'exposant, le fils d'un avocat nommé Gobert Lavaisse, âgé de vingt ans, furent mis aux fers;
Qu'il fut prouvé que tous les accusés ne s'étaient pas quittés un seul instant pendant que l'on supposait qu'ils avaient commis ce meurtre;
Que Jean Calas, père du plaignant, a été condamné à expirer sur la roue, et qu'il a protesté, en mourant, de son innocence;
Que tous les autres accusés ont été élargis;
Qu'il est physiquement impossible que Jean Calas le père, âgé de soixante-huit ans, ait pu seul pendre Marc-Antoine Calas, son fils, âgé de vingt-huit ans, qui était l'homme le plus robuste de la province;
Qu'aucun des indices trompeurs sur lesquels il a été jugé ne peut balancer cette impossibilité physique;
Que Pierre Calas, frère de l'exposant, accusé de cet assassinat aussi bien que son père, a été condamné au bannissement: ce qui est évidemment trop s'il est innocent, et trop peu s'il est coupable;
Qu'on l'a fait sortir de la ville par une porte, et rentrer par une autre;
Qu'on l'a mis dans un couvent de jacobins;
Que tous les biens de la famille ont été dissipés;
Que l'exposant, qui pour lors était absent, est réduit à la dernière misère
Que cette horrible aventure est, de part ou d'autre, l'effet du plus horrible fanatisme
Qu'il importe à Sa Majesté de s'en faire rendre compte;
Que ledit exposant ne demande autre chose, sinon que Sa Majesté se fasse représenter la procédure sur laquelle, tous les accusés étant ou également innocents, ou également coupables, on a roué le père, banni et rappelé le fils, ruiné la mère, mis Lavaisse hors de cour; et comment on a pu rendre des jugements si contradictoires.
Donat Calas se borne à demander que la vérité soit connue; et, quand elle le sera, il ne demande que justice.
FIN DE LA REQUETE AU ROI.
 

 
MÉMOIRE DE DONAT CALAS
POUR
SON PÈRE, SA MÈRE, ET SON FRÈRE.
NOTE: Ce Mémoire et la Déclaration qui le suit, rédigés aussi par Voltaire, parurent en 1762, peut-être en même temps que les Pièces originales
.Je commence par avouer que toute notre famille est née dans le sein d'une religion qui n'est pas la dominante. On sait assez combien il en coûté à la probité de changer. Mon père et ma mère ont persévéré dans la religion de leurs pères. On nous a trompés peut-être, mes parents et moi, quand on nous a dit que cette religion est celle que professaient autrefois la France, la Germanie et l'Angleterre, lorsque le concile de Francfort, assemblé par Charlemagne, condamnait le culte des images; lorsque Ratram, sous Charles le Chauve, écrivait en cent endroits de son livre, en faisant parler Jésus-Christ même: «Ne croyez pas que ce soit corporellement que vous mangiez ma chair et buviez mon sang»; lorsqu'on chantait dans la plupart des églises cette homélie conservée dans plusieurs bibliothèques: «Nous recevons le corps et le sang de Jésus-Christ, non corporellement, mais spirituellement.»
Quand on se fut fait, m'a-t-on dit, des notions plus relevées de ce mystère; quand on crut devoir changer l'économie de l'Église, plusieurs évêques ne changèrent point: surtout Claude, évêque de Turin, retint les dogmes et le culte que le concile de Francfort avait adoptés, et qu'il crut être ceux de l'Église primitive; il eut toujours un troupeau attaché à ce culte. Le grand nombre prévalut, et prodigua à nos pères les noms de manichéens, de bulgares, de patarins, de lombards; de vaudois, d'albigeois, de huguenots, de calvinistes.
Telles sont les idées acquises par l'examen que ma jeunesse a pu me permettre: je ne les rapporte pas pour étaler une vaine érudition, mais pour tâcher d'adoucir dans l'esprit de nos frères catholiques la haine qui peut les armer contre leurs frères; mes notions peuvent être erronées, mais ma bonne foi n'est point criminelle.
Nous avons fait de grandes fautes, comme tous les autres hommes: nous avons imité les fureurs des Guises; mais nous avons combattu pour Henri IV, si cher à Louis XV. Les horreurs des Cévennes, commises par des paysans insensés, et que la licence des dragons avait fait na»tre, ont été mises en oubli, comme les horreurs de la Fronde. Nous sommes les enfants de Louis XV, ainsi que ses autres sujets; nous le vénérons; nous chérissons en lui notre père commun; nous obéissons à toutes ses lois; nous payons avec allégresse des impôts nécessaires pour le soutien de sa juste guerre (*); nous respectons le clergé de France, qui fait gloire d'être soumis comme nous à son autorité royale et paternelle; nous révérons les parlements; nous les regardons comme les défenseurs du trône et de l'État contre les entreprises ultramontaines. C'est dans ces sentiments que j'ai été élevé, et c'est ainsi que pense parmi nous quiconque sait lire et écrire. Si nous avons quelques grâces à demander, nous les espérons en silence de la bonté du meilleur des rois.
* La guerre de Sept ans, qui dura de 1756 à 1763
Il n'appartient pas à un jeune homme, à un infortuné, de décider laquelle des deux religions est la plus agréable à l'Être suprême; tout ce que je sais, c'est que le fond de la religion est entièrement semblable pour tous les coeurs bien nés; que tous aiment également Dieu, leur patrie et leur roi.
L'horrible aventure dont je vais rendre compte pourra émouvoir la justice de ce roi bienfaisant et de son conseil, la charité du clergé, qui nous plaint en nous croyant dans l'erreur, et la compassion généreuse du parlement même qui nous a plongés dans la plus affreuse calamité où une famille honnête puisse être réduite.
Nous sommes actuellement cinq enfants orphelins: car notre père a péri par le plus grand des supplices, et notre mère poursuit loin de nous, sans secours et sans appui, la justice due à la mémoire de mon père. Notre cause est celle de toutes les familles; c'est celle de la nature: elle intéresse l'État, la religion, et les nations voisines.
Mon père, Jean Calas, était un négociant établi à Toulouse depuis quarante ans. Ma mère est Anglaise; mais elle est, par son aïeule, de la maison de La Garde-Montesquieu, et tient à la principale noblesse du Languedoc. Tous deux ont élevé leurs enfants avec tendresse; jamais aucun de nous n'a essuyé d'eux ni coups ni mauvaise humeur; il n'a peut-être jamais été de meilleurs parents.
S'il fallait ajouter à mon témoignage des témoignages étrangers, j'en produirais plusieurs.(*)
* Note de Voltaire: J'atteste devant Dieu que j'ai demeuré pendant quatre ans à Toulouse, chez les sieur et dame Calas; que je n'ai jamais vu une famille plus unie, ni un père plus tendre, et que, dans l'espace de quatre années, il ne s'est pas mis une fois en colère; que si j'ai quelques sentiments d'honneur, de droiture, et de modération, je les dois à l'éducation que j'ai reçue chez lui.
Genève, 5 juillet 1762.
Signé J. CALVET, caissier des postes de Suisse, d'Allemagne, et d'Italie.
Tous ceux qui ont vécu avec nous savent que mon père ne nous a jamais gênés sur le choix d'une religion: il s'en est toujours rapporté à Dieu et à notre conscience. Il était si éloigné de ce zèle amer qui indispose les esprits qu'il a toujours eu dans sa maison une servante catholique.
Cette servante très pieuse contribua à la conversion d'un de mes frères, nommé Louis: elle resta auprès de nous après cette action; on ne lui fit aucuns reproches. Il n'y a point de plus forte preuve de la bonté du coeur de mes parents.
Mon père déclara en présence de son fils Louis, devant M. de Lamotte, conseiller au parlement, «que, pourvu que la conversion de son fils fût sincère, il ne pouvait la désaprouver, parce que de gêner les consciences ne sert qu'à faire des hypocrites». Ce furent ses propres paroles, que mon frère Louis a consignées dans une déclaration publique, au temps de notre catastrophe.
Mon père lui fit une pension de quatre cents livres, et jamais aucun de nous ne lui a fait le moindre reproche de son changement. Tel était l'esprit de douceur et d'union que mon père et ma mère avaient établi dans notre famille. Dieu la bénissait; nous jouissions d'un bien honnête; nous avions des amis; et pendant quarante ans notre famille n'eut dans Toulouse ni procès ni querelle avec personne. Peut-être quelques marchands, jaloux de la prospérité d'une maison de commerce qui était d'une autre religion qu'eux, excitaient la populace contre nous; mais notre modération constante semblait devoir adoucir leur haine.
Voici comment nous sommes tombés de cet état heureux dans le plus épouvantable désastre. Notre frère a»né Marc-Antoine Calas, la source de tous nos malheurs, était d'une humeur sombre et mélancolique; il avait quelques talents, mais n'ayant pu réussir ni à se faire recevoir licencié en droit, parce qu'il eût fallu faire des actes de catholique, ou acheter des certificats; ne pouvant être négociant, parce qu'il n'y était pas propre; se voyant repoussé dans tous les chemins de la fortune, il se livrait à une douleur profonde. Je le voyais souvent lire des morceaux de divers auteurs sur le suicide, tantôt de Plutarque ou de Sénèque, tantôt de Montaigne: il savait par coeur la traduction en vers du fameux monologue de Hamlet, si célèbre en Angleterre, et des passages d'une tragicomédie française intitulée Sidney. Je ne croyais pas qu'il dût mettre un jour en pratique des leçons si funestes.
Enfin un jour, c'était le 13 octobre 1761 (je n'y étais pas; mais on peut bien croire que je ne suis que trop instruit); ce jour, dis-je, un fils de M. Lavaisse, fameux avocat de Toulouse, arrivé de Bordeaux, veut aller voir son père qui était à la campagne; il cherche partout des chevaux, il n'en trouve point: le hasard fait que mon père et mon frère Marc-Antoine, son ami, le rencontrent et le prient à souper; on se met à table à sept heures, selon l'usage simple de nos familles réglées et occupées, qui finissent leur journée de bonne heure pour se lever avant le soleil. Le père, la mère, les enfants, leur ami, font un repas frugal au premier étage. La cuisine était auprès de la salle à manger; la même servante catholique apportait les plats, entendait et voyait tout. Je ne peux que répéter ici ce qu'a dit ma malheureuse et respectable mère. Mon frère Marc-Antoine se lève de table un peu avant les autres; il passe dans la cuisine; la servante lui dit: «Approchez-vous du feu. - Ah! répondit-il, je brûle.» Après avoir proféré ces paroles, qui n'en disent que trop, il descend en bas, vers le magasin, d'un air sombre, et profondément pensif. Ma famille, avec le jeune Lavaisse, continue une conversation paisible jusqu'à neuf heures trois quarts, sans se quitter un moment.
M.Lavaisse se retire; ma mère dit à son second fils Pierre de prendre un flambeau et de l'éclairer. Ils descendent; mais que1 spectacle s'offre à eux! Ils voient la porte du magasin ouverte, les deux battants rapprochés, un bâton, fait pour serrer et assujettir les ballots, passé au haut des deux battants, une corde à noeuds coulants, et mon malheureux frère suspendu en chemise, les cheveux arrangés, son habit plié sur le comptoir.
A cet objet ils poussent des cris «Ah, mon Dieu! ah, mon Dieu!» Ils remontent l'escalier; ils appellent le père; la mère suit toute tremblante: ils l'arrêtent; ils la conjurent de rester. Ils volent chez les chirurgiens, chez les magistrats. La mère, effrayée, descend avec la servante; les pleurs et les cris redoublent: que faire? laissera-t-on le corps de son fils sans secours? le père embrasse son fils mort; la corde cède au premier effort, parce qu'un des bouts du bâton glissait aisément sur les battants, et que le corps soulevé par le père n'assujettissait plus ce billot. La mère veut faire avaler à son fils des liqueurs spiritueuses; la servante multiplie en vain ses secours; mon frère était mort. Aux cris et aux sanglots de mes parents, la populace environnait déjà la maison: j'ignore quel fanatique imagina le premier que mon frère était un martyr; que sa famille l'avait étranglé pour prévenir son abjuration. Un autre ajoute que cette abjuration devait se faire le lendemain. Un troisième dit que la religion protestante ordonne aux pères et mères d'égorger ou d'étrangler leurs enfants, quand ils veulent se faire catholiques. Un quatrième dit que rien n'est plus vrai; que les protestants ont, dans leur dernière assemblée, nommé un bourreau de la secte; que le jeune Lavaisse âgé de dix-neuf à vingt ans, est le bourreau; que ce jeune homme, la candeur et la douceur même, est venu de Bordeaux à Toulouse exprès pour pendre son ami. Voilà bien le peuple! voilà un tableau trop fidèle de ses excès!
Ces rumeurs volaient de bouche en bouche: ceux qui avaient entendu les cris de mon frère Pierre et du sieur Lavaisse, et les gémissements de mon père et de ma mère, à neuf heures trois quarts, ne manquaient pas d'affirmer qu'ils avaient entendu les cris de mon frère étranglé, et qui était mort deux heures auparavant.
Pour comble de malheur, le capitoul, prévenu par ces clameurs, arrive sur le lieu avec ses assesseurs, et fait transporter le cadavre à l'hôtel de ville. Le procès-verbal se fait à cet hôtel, au lieu d'être dressé dans l'endroit même où l'on a trouvé le mort, comme on m'a dit que la loi l'ordonne. Quelques témoins ont dit que ce procès-verbal, fait à l'hôtel de ville, était daté de la maison du mort; ce serait une grande preuve de l'animosité qui a perdu ma famille. Mais qu'importe que le juge en premier ressort ait commis cette faute? nous ne prétendons accuser personne; ce n'est pas cette irrégularité seule qui nous a été fatale.
Ces premiers juges ne balançaient pas entre un suicide, qui est rare en ce pays, et un parricide, qui est encore mille fois plus rare. Ils croyaient le parricide; ils le supposaient sur le changement prétendu de religion que le mort devait faire; et on va visiter ses papiers, ses livres, pour voir s'il n'y avait pas quelque preuve de ce changement; on n'en trouve aucune.
Enfin un chirurgien, nommé Lamarque, est nommé pour ouvrir l'estomac de mon frère, et pour faire rapport s'il y a trouvé des restes d'aliments. Son rapport dit que les aliments ont été pris quatre heures avant sa mort. Il se trompait évidemment de plus de deux. Il est clair qu'il voulait se faire valoir en prononçant quel temps il faut pour la digestion, que la diversité des tempéraments rend plus ou moins lente. Cette petite erreur d'un chirurgien devait-elle préparer le supplice de mon père? La vie des hommes dépend donc d'un mauvais raisonnement!
Il n'y avait point de preuve contre mes parents, et il ne pouvait y en avoir aucune: on eut incontinent recours à un monitoire. Je n'examine pas si ce monitoire était dans les règles; on y supposait le crime, et on demandait la révélation des preuves. On supposait Lavaisse mandé de Bordeaux pour être bourreau, et on supposait l'assemblée tenue pour élire ce bourreau le jour même de l'arrivée de Lavaisse, 13 octobre. On imaginait que quand on étrangle quelqu'un pour cause de religion on le fait mettre à genoux; et on demandait si l'on n'avait pas vu le malheureux Marc-Antoine Calas à genoux devant son père, qui l'étranglait, pendant la nuit, dans un endroit où il n'y avait point de lumière.
On était sûr que mon frère était mort catholique, et l'on demandait des preuves de sa catholicité, quoiqu'il soit bien prouvé que mon frère n'avait point changé de religion, et n'en voulait point changer. On était surtout persuadé que la maxime de tous les protestants est d'étrangler leur fils, dès qu'ils ont le moindre soupçon que leur fils veut être catholique; et ce fanatisme fut porté au point que toute l'Église de Genève se crut obligée d'envoyer une attestation de son horreur pour des idées si abominables et si insensées, et de l'étonnement où elle était qu'un tel soupçon eût jamais pu entrer dans la tête des juges.
Avant que ce monitoire parût, il s'éleva une voix du peuple qui dit que mon frère Marc-Antoine devait entrer le lendemain dans la confrérie des pénitents blancs: aussitôt les capitouls ordonnèrent qu'on enterrât mon frère pompeusement au milieu de l'église de Saint-Étienne. Quarante prêtres et tous les pénitents blancs assistèrent au convoi (*).
* Note de Voltaire: Il y a dans Toulouse quatre confréries de pénitents, blancs, bleus, gris, noirs: ils portent une longue capote, avec un masque de la même couleur, percé de deux trous pour les yeux.
Quatre jours après, les pénitents blancs lui firent un service solennel dans leur chapelle; l'église était tendue de blanc; on avait élevé au milieu un catafalque, au haut duquel on voyait un squelette humain qu'un chirurgien avait prêté: ce squelette tenait dans une main un papier où on lisait ces mots: Abjiuration contre l'hérésie; et de l'autre, une palme, l'emblème de son martyre.
Le lendemain, les cordeliers lui firent un pareil service. On peut juger si un tel éclat acheva d'enflammer tous les esprits les pénitents blancs et les cordeliers dictaient, sans le savoir, la mort de mon père.
Le parlement saisit bientôt cette affaire. Il cassa d'abord la procédure des capitouls, qui, étant vicieuse dans toutes ses formes, ne pouvait pas subsister; mais le préjugé subsista avec violence. Tous les zélés voulaient déposer; l'un avait vu dans l'obscurité, à travers le trou de la serrure de la porte, des hommes qui couraient; l'autre avait entendu, du fond d'une maison éloignée à l'autre bout de la rue, la voix de Calas, qui se plaignait d'avoir été étranglé.
Un peintre, nommé Matei, dit que sa femme lui avait dit qu'une nommée Mandrille lui avait dit qu'une inconnue lui avait dit avoir entendu les cris de Marc-Antoine Calas à une autre extrémité de la ville.
Mais pour tous les accusés, mon père, ma mère, mon frère Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante, ils furent unanimement d'accord sur tous les points essentiels: tous aux fers, tous séparément interrogés, ils soutinrent la vérité, sans jamais varier ni au récolement, ni à la confrontation.
Leur trouble mortel put, à la vérité, faire chanceler leur mémoire sur quelques petites circonstances qu'ils n'avaient aperçues qu'avec des yeux égarés et offusqués par les larmes; mais aucun d'eux n'hésita un moment sur tout ce qui pouvait constater leur innocence. Les cris de la multitude, l'ignorante déposition du chirurgien Lamarque, des témoins aunculaires qui, ayant une fois débité des accusations absurdes, ne voulaient pas s'en dédire, l'emportèrent sur la vérité la plus évidente.
Les juges avaient, d'un côté, ces accusations frivoles sous leurs yeux; de l'autre, l'impossibilité démontrée que mon père, âgé de soixante-huit ans, eût pu seul pendre un jeune homme de vingt-huit ans beaucoup plus robuste que lui, comme on l'a déjà dit ailleurs; ils convenaient bien que ce crime était difficile à commettre, mais ils prétendaient qu'il était encore plus. difficile que mon frère Marc-Antoine Calas eut terminé lui-même sa vie.
Vainement Lavaisse et la servante prouvaient l'innocence de mon père, de ma mère, et de mon frère Pierre; Lavaisse et la servante étaient eux-mêmes accusés; le secours de ces témoins nécessaires nous fut ravi contre l'esprit de toutes les lois.
Il est clair, et tout le monde en convient, que si Marc-Antoine Calas avait été assassiné, il l'avait été par toute la famille, et par Lavaisse et par la servante, qu'ils étaient ou tous innocents ou tous coupables, puisqu'il était prouvé qu'ils ne s'étaient pas quittés un moment, ni pendant le souper, ni après le souper.
J'ignore par quelle fatalité les juges crurent mon père criminel, et comment la forme l'emporta sur le fond. On m'a assuré que plusieurs d'entre eux soutinrent longtemps l'innocence de mon père, mais qu'ils cédèrent enfin à la pluralité. Cette pluralité croyait toute ma famille et le jeune Lavaisse également coupables. Il est certain qu'ils condamnèrent mon malheureux père au supplice de la roue, dans l'idée où ils étaient qu'il ne résisterait pas aux tourments, et qu'il avouerait les prétendus compagnons de son crime dans l'horreur du supplice.
Je l'ai déjà dit, et je ne peux trop le répéter, ils furent surpris de le voir mourir en prenant à témoin de son innocence le Dieu devant lequel il allait compara»tre. Si la voix publique ne m'a pas trompé, les deux dominicains, nommés Bourges et Caldagués, qu'on lui donna pour l'assister dans ces moments cruels, ont rendu témoignage de sa résignation; ils le virent pardonner à ses juges, et les plaindre; ils souhaitèrent enfin de mourir un jour avec des sentiments de piété aussi touchants.
Les juges furent obligés bientôt après d'élargir ma mère, le jeune Lavaisse et la servante; ils bannirent mon frère Pierre; et j'ai toujours dit avec le public: Pourquoi le bannir s'il est innocent, et pourquoi se borner au bannissement s'il est coupable?
J'ai toujours demandé pourquoi, ayant été conduit hors de la ville par une porte, on le laissa ou on le fit rentrer sur-le-champ par une autre; pourquoi il fut enfermé trois mois dans un couvent de dominicains. Voulait-on le convertir au lieu de le bannir? Mettait-on son rappel au prix de son changement? Punissait-on, faisait-on grâce arbitrairement ? Et le supplice affreux de son père était-il un moyen de persuasion?
Ma mère, après cette horrible catastrophe, a eu le courage d'abandonner sa dot et son bien; elle est allée à Paris, sans autre secours que sa vertu, implorer la justice du roi: elle ose espérer que le conseil de Sa Majesté se fera représenter la procédure faite à Toulouse. Qui sait même si les juges, touchés de la conduite généreuse de ma mère, n'en verront pas plus évidemment l'innocence, déjà entrevue, de celui qu'ils ont condamné? N'apercevront-ils pas qu'une femme sans appui n'oserait assurément demander la révision du procès si son mari était criminel? Aurait-elle fait deux cents lieues pour aller chercher la mort qu'elle mériterait? cela n'est pas plus dans la nature humaine que le crime dont mon père a été accusé. Car, je le dis encore avec horreur, si mon père a été coupable de ce parricide, ma mère et mon frère Pierre Calas le sont aussi; Lavaisse et la servante ont en, sans doute, part au crime. Ma mère aurait-elle entrepris ce voyage pour les exposer tous au supplice, et s'y exposer elle-même?
Je déclare que je pense comme elle, que je me soumets à la mort comme elle, si mon père a commis, contre Dieu, la nature, l'État, et la religion, le crime qu'on lui a imputé.
Je me joins donc à cette vertueuse mère par cet acte légal ou non, mais public et signé de moi. Les avocats qui prendront sa défense pourront mettre au jour les nullités de la procédure c'est à eux qu'il appartient de montrer que Lavaisse et la servante, quoique accusés, étaient des témoins nécessaires, qui déposaient invinciblement en faveur de mon père. Ils exposeront la nécessité où les juges ont été réduits de supposer qu'un vieillard de soixante et huit ans, que j'ai vu incommodé des jambes, avait seul pendu son propre fils, le plus robuste des hommes, et l'impossibilité absolue d'une telle exécution.
Ils mettront dans la balance, d'un côté cette impossibilité physique, et de l'autre des rumeurs populaires. Ils pèseront les probabilités; ils discuteront les témoignages auriculaires.
Que ne diront-ils pas sur tous les soins que nous avons pris depuis trois mois pour nous faire communiquer la procédure, et sur les refus qu'on nous en a faits! Le public et le conseil ne seront-ils pas saisis d'indignation et de pitié quand ils apprendront qu'un procureur nous a demandé deux cents louis d'or, à nous, à une famille devenue indigente, pour nous faire avoir cette procédure d'une manière illégale?
Je ne demande point pardon aux juges d'élever ma voix contre leur arrêt; ils le pardonnent sans doute à la piété filiale; ils me mépriseraient trop si j'avais une autre conduite, et peut-être quelque-uns d'eux mouilleront mon mémoire de leurs larmes.
Cette aventure épouvantable intéresse toutes les religions et toutes les nations; il importe à l'État de savoir de quel côté est le fanatisme le plus dangereux. Je frémis en y pensant, et plus d'un lecteur sensible frémira comme moi-même.
Seul dans un désert, dénué de conseil, d'appui, de consolation, je dis à monseigneur le chancelier et à tout le conseil d'État:
Cette requête que je mets à vos pieds est extrajudiciaire; mais rendez-la judiciaire par votre autorité et par votre justice. N'ayez point pitié de ma famille, mais faites para»tre la vérité. Que le parlement de Toulouse ait le courage de publier les procédures l'Europe les demande, et, s'il ne les produit pas, il voit ce que l'Europe décide.
A Châtelaine, 22 juillet 1762.
Signé:DONAT CALAS.
 

 
 
DÉCLARATION DE PIERRE CALAS.
En arrivant chez mon frère Donat Calas pour pleurer avec lui, j'ai trouvé entre ses mains ce mémoire qu'il venait d'achever pour la justification de notre malheureuse famille. Je me joins à ma mère et à lui; je suis prêt d'attester la vérité de tout ce qu'il vient d'écrire; je ratifie tout ce qu'a dit ma mère, et, devenu plus courageux par son exemple, je demande avec elle à mourir si mon père a été criminel.
Je dépose et je promets de déposer juridiquement ce qui suit:
Le jeune Gobert Lavaisse, âgé de dix-neuf à vingt ans, jeune homnie des moeurs les plus douces, élevé dans la vertu par son père, célèbre avocat, était l'ami de Marc-Antoine, mon frère; et ce frère était un homme de lettres, qui avait étudié aussi pour être avocat. Lavaisse soupa avec nous, le 13 octobre 1761, comme on l'a dit. Je m'étais un peu endormi après le souper, au temps que le sieur Lavaisse voulut prendre congé. Ma mère me réveilla, et me dit d'éclairer notre ami avec un flambeau.
On peut juger de mon horrible surprise quand je vis mon frère suspendu, en chemise, aux deux battants de la porte de la boutique qui donne dans le magasin. Je poussai des cris affreux; j'appelai mon père; il descend éperdu; il prend à bras-le-corps son malheureux fils, en faisant glisser le bâton et la corde qui le soutenaient; il ôte la corde du cou, en élargissant le noeud; il tremblait, il pleurait, il s'écriait dans cette opération funeste: «Va, me dit-il, au nom de Dieu, chez le chirurgien Camoire, notre voisin; peut-être mon pauvre fils n'est pas tout à fait mort.»
Je vole chez le chirurgien; je ne trouve que le sieur Gorse, son garçon, et je l'amène avec moi. Mon père était entre ma mère et un de nos voisins, nommé Delpech, fils d'un négociant catholique, qui pleurait avec eux. Ma mère tâchait en vain de faire avaler à mon frère des eaux spiritueuses, et lui frottait les tempes. Le chirurgien Gorse lui tâte le pouls et le coeur; il le trouve mort et déjà froid; il lui ôte son tour de cou qui était de taffetas noir; il voit l'impression d'une corde, et prononce qu'il est étranglé.
Sa chemise n'était pas seulement froissée, ses cheveux arrangés comme à l'ordinaire, et je vis son habit proprement plié sur le comptoir. Je sors pour aller partout demander conseil. Mon père, dans l'excès de sa douleur, me dit: «Ne va pas répandre le bruit que ton frère s'est défait lui-même; sauve au moins l'honneur de ta misérable famille.» Je cours, tout hors de moi, chez le sieur Caseing, ami de la maison, négociant qui demeurait à la Bourse; je l'amène au logis: il nous conseille d'avertir au plus vite la justice. Je vole chez le sieur Clausade, homme de loi; Lavaisse court chez le greffier des capitouls, chez l'assesseur ma»tre Monier. Je retourne en hâte me rendre auprès de mon père, tandis que Lavaisse et Clausade faisaient relever l'assesseur, qui était déjà couché, et qu'ils vont avertir le capitoul lui-même.
Le capitoul était déjà parti, sur la rumeur publique, pour se rendre chez nous. Il entre avec quarante soldats; j'étais en bas pour le recevoir; il ordonne qu'on me garde.
Dans ce moment même, l'assesseur arrivait avec les sieurs Clausade et Lavaisse. Les gardes ne voulurent point laisser entrer Lavaisse, et le repoussèrent: ce ne fut qu'en faisant beaucoup de bruit, en insistant, et en disant qu'il avait soupé avec la famille, qu'il obtint du capitoul qu'on le laissât entrer.
Quiconque aura la moindre connaissance du coeur humain verra bien par toutes ces démarches quelle était notre innocence: comment pouvait-on la soupçonner? A-t-on quelque exemple, dans les annales du monde et des crimes, d'un pareil parricide, commis sans aucun dessein, sans aucun intérêt, sans aucune cause?
Le capitoul avait mandé le sieur Latour, médecin, et les sieurs Lamarque et Perronet, chirurgiens; ils visitèrent le cadavre en ma présence, cherchèrent des meurtrissures sur le corps, et n'en trouvèrent point. Ils ne visitèrent point la corde ils firent un rapport secret, seulement de bouche, au capitoul; après quoi on nous mena tous à l'hôtel de ville, c'est-à-dire mon père, ma mère, le sieur Lavaisse; le sieur Caseing notre ami, la servante, et moi. On prit le cadavre et les habits, qui furent portés aussi à l'hôtel de ville.
Je voulus laisser un flambeau allumé dans le passage, au bas de la maison, pour retrouver de la lumière à notre retour. Telle était ma sécurité et celle de mon père que nous pensions être menés seulement à l'hôtel de ville pour rendre témoignage à la vérité, et que nous nous flattions de revenir coucher chez nous; mais le capitoul, souriant de ma simplicité, fit éteindre le flambeau, en disant que nous ne reviendrions pas sitôt. Mon père et moi nous fûmes mis dans un cachot noir; ma mère, dans un cachot éclairé, ainsi que Lavaisse, Caseing, et la servante. Le procès-verbal du capitoul, et celui des médecins et chirurgiens, furent faits le lendemain à l'hôtel.
Caseing, qui n'avait point soupé avec nous, fut bientôt élargi; nous fûmes, tous les autres, condamnés à la question, et mis aux fers, le 18 novembre. Nous en appelâmes au parlement, qui cassa la sentence du capitoul, irrégulière en plusieurs points, et qui continua les procédures.
On m'interrogea plus de cinquante fois: on me demanda si mon frère Marc-Antoine devait se faire catholique. Je répondis que j'étais sûr du contraire; mais qu'étant homme de lettres et amateur de la musique, il allait quelquefois entendre les prédicateurs qu'il croyait éloquents, et la musique quand elle était bonne: et que m'eût importé, bon Dieu! que mon frère Marc-Antoine eût été catholique ou réformé? En ai-je moins vécu en intelligence avec mon frère Louis, parce qu'il allait à la messe? N'ai-je pas d»né avec lui? N'ai-je pas toujours fréquenté les catholiques dans Toulouse? Aucun s'est-il jamais plaint de mon père et de moi? N'ai-je pas appris dans le célèbre mandement de M. l'évêque de Soissons qu'il faut traiter les Turcs mêmes comme nos frères: pourquoi aurais-je traité mon frère comme une bête féroce? Quelle idée! quelle démence!
Je fus confronté souvent avec mon père, qui en me voyant éclatait en sanglots, et fondait en larmes. L'excès de ses malheurs dérangeait quelquefois sa mémoire. «Aide-moi», me disait-il; et je le remettais sur la voie concernant des points tout à fait indifférents: par exemple, il lui échappa de dire que nous sort»mes de table tous ensemble. «Eh! mon père, m'écriai-je, oubliez-vous que mon frère sortit quelque temps avant nous? - Tu as raison, me dit-il; pardonne, je suis troublé.»
Je fus confronté avec plus de cinquante témoins. Les coeurs se soulèveront de pitié quand ils verront quels étaient ces témoins et ces témoignages. C'était un nommé Popis, garçon passementier, qui, entendant d'une maison voisine les cris que je poussais à la vue de mon frère mort, s'était imaginé entendre les cris de mon frère même; c'était une bonne servante qui, lorsque je m'écriais: Ah, mon Dieu! crut que je criais au voleur; c'étaient des ouï-dire d'après des ouï-dire extravagants. Il ne s'agissait guère que de méprises pareilles.
La demoiselle Peyronet déposa qu'elle m'avait vu dans la rue, le 13 octobre, à dix heures du soir, «courant avec un mouchoir, essuyant mes larmes, disant que mon frère était mort d'un coup d'épée». Non, je ne le dis pas, et si je l'avais dit, j'aurais bien fait de sauver l'honneur de mon cher frère. Les juges auraient-ils fait plus d'attention à la partie fausse de cette déposition qu'à la partie pleine de vérité qui parlait de mon trouble et de mes pleurs? Et ces pleurs ne s'expliquaient-ils pas d'une manière invincible contre toutes les accusations frivoles sous lesquelles l'innocence la plus pure a succombé? Il se peut qu'un jour mon père, mécontent de mon frère a»né, qui perdait son temps et son argent au billard, lui ait dit: «Si tu ne changes, je te punirai, ou je te chasserai, ou tu te perdras, tu périras»; mais fallait-il qu'un témoin, fanatique impétueux, donnât une interprétation dénaturée à ces paroles paternelles, et qu'il substituât méchamment aux mots: si tu ne changes de conduite, ces mots cruels: si tu changes de religion? Fallait-il que les juges, entre un témoin inique et un père accusé, décidassent en faveur de la calomnie contre la nature?
Il n'y eut contre nous aucun témoin valable; et on s'en apercevra bien à la lecture du procès-verbal, si on peut parvenir à tirer ce procès du greffier, qui a eu défense d'en donner communication.
Tout le reste est exactement conforme à ce que ma mère et mon frère Donat Calas ont écrit. Jamais innocence ne fut plus avérée. Des deux jacobins qui assistèrent au supplice de mon père, l'un, qui était venu de Castres, dit publiquement: Il est mort en juste. Sur quoi donc, me dira-t-on, votre père a-t-il été condamné? Je vais le dire, et on va être étonné.
Le capitoul, l'assesseur M. Monier, le procureur du roi, l'avocat du roi, étaient venus, quelques jours après notre détention, avec un expert, dans la maison où mon frère Marc-Antoine était mort: quel était cet expert? pourra-t-on le croire? c'était le bourreau. On lui demanda si un homme pouvait se pendre aux deux battants de la porte du magasin où j'avais trouvé mon frère. Ce misérable, qui ne connaissait que ses opérations, répondit que la chose n'était pas praticable. C'était donc une affaire de physique? Hélas! l'homme le moins instruit aurait vu que la chose n'était que trop aisée; et Lavaisse, qu'on peut interroger avec moi, en avait vu de ses yeux la preuve bien évidente.
Le chirurgien Lamarque, appelé pour visiter le cadavre, pouvait être indisposé contre moi parce qu'un jour, dans un de ses rapports juridiques, ayant pris l'oeil droit pour l'oeil gauche, j'avais relevé sa méprise. Ainsi mon père fut sacrifié à l'ignorance autant qu'aux préjugés. Il s'en fallut bien que les juges fussent unanimes; mais la pluralité l'emporta.
Après cette horrible exécution les juges me firent compara»tre; l'un d'eux me dit ces mots: «Nous avons condamné votre père; si vous n'avouez pas, prenez garde à vous.» Grand Dieu que pouvais-je avouer, sinon que des hommes trompés avaient répandu le sang innocent?
Quelques jours après, le P. Bourges, l'un des deux jacobins qu'on avait donnés à mon père pour être les témoins de son supplice et de ses sentiments, vint me trouver dans mon cachot, et me menaça du même genre de mort si je n'abjurais pas. Peut-être qu'autrefois, dans les persécutions exagérées dont on nous parle, un proconsul romain, revêtu d'un pouvoir arbitraire, se serait expliqué ainsi. J'avoue que j'eus la faiblesse de céder à la crainte d'un supplice épouvantable.
Enfin on vint m'annoncer mon arrêt de bannissement; il était resté quatre jours sur le bureau sans être signé. Que d'irrégularités! que d'incertitudes! La main des juges devait trembler de signer quelque arrêt que ce fût, après avoir signé la mort de mon père. Le greffier de la geôle me lut seulement deux lignes du mien.
Quant à l'arrêt qui livra mon vertueux père au plus affreux supplice, je ne le vis jamais; il ne fut jamais connu: c'est un mystère impénétrable. Ces jugements sont faits pour le public; ils étaient autrefois envoyés au roi, et n'étaient point exécutés sans son approbation: c'est ainsi qu'on en use encore dans une grande partie de l'Europe. Mais pour le jugement qui a condamné mon père, on a pris, si j'ose m'exprimer ainsi, autant de soin de le dérober à la connaissance des hommes que les criminels en prennent ordinairement de cacher leurs crimes.
Mon jugement me surprit, comme il a surpris tout le monde: car si mon malheureux frère avait pu être assassiné, il ne pouvait l'avoir été que par moi et par Lavaisse, et non par un vieillard faible. C'est à moi que le plus horrible supplice aurait été dû.
On voit assez qu'il n'y avait point de milieu entre le parricide et l'innocence.
Je fus conduit incontinent à une porte de la ville; un abbé m'y accompagna, et me fit rentrer le moment d'après au couvent des jacobins: le P. Bourges m'attendait à la porte; il me dit qu'on ne ferait aucune attention à mon bannissement si je professais la foi catholique romaine; il me fit demeurer quatre mois dans ce monastère, où je fus gardé à vue.
Je suis échappé enfin de cette prison, prêt à me remettre dans celle que le roi jugera à propos d'ordonner, et disposé à verser mon sang pour l'honneur de mon père et de ma mère.
Le préjugé aveugle nous a perdus; la raison éclairée nous plaint aujourd'hui; le public, juge de l'honneur et de la honte, réhabilite la mémoire de mon père; le conseil confirmera l'arrêt du public, s'il daigne seulement voir les pièces. Ce n'est point ici un de ces procès qu'on laisse dans la poudre d'un greffe, parcequ'il est inutile de les publier; je sens qu'il importe au genre humain qu'on soit instruit jusque dans les derniers détails de tout ce qu'a pu produire le fanatisme, cette peste exécrable du genre humain.
A Châtelaine, 23 juillet 1762.
Signé:PIERRE CALAS.
 

 

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