- RELATION
- DE LA MALADIE,
DE LA CONFESSION, DE LA MORT, ET DE
L'APPARITION
- DU JÉSUITE
BERTHIER
- AVEC
- LA RELATION DU
VOYAGE DE FRÈRE GARASSISE,
- ET CE QUI
S'ENSUIT, EN ATTENDANT CE QUI
S'ENSUIVRA.
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- (1759)
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- NOTICE: Cet opuscule
est de novembre 1759. Voltaire en parle dans sa lettre à
Thieriot du 5 décembre 1759. La premiére
édition, en trente pages in-8°, est
intitulée Relation de la maladie, de la confession,
de la mort, et de l'apparition du jésuite Berthier.
Elle fut suivie d'une édition, même format, en
quatorze pages. Quelque temps après, une nouvelle
édition parut sous ce titre: Relation de la maladie,
de la confession, de la mort, et de l'apparition du
jésuite Berthier, avec la Relation du voyage de
frére Garassise, et ce qui s'ensuit, en attendant ce qui
s'ensuivra, 1760, petit in-8° de cinquante-quatre
pages, dont il existe une traduction italienne, 1760,
in-8° de trente-neuf pages. Il parut, en 1761, une
Relation de la maladie, de la confession, de la fin de M. de
Voltaire, et de ce qui s'ensuivit, par moi Joseph Dubois.
Cet opuscule, plusieurs fois réimprimé, est de
Sélis. Voltaire, dans un billet du 26 mars 1764,
l'appelle une fade imitation. ( .)
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- Ce fut le 12 octobre 1759
que frère Berthier alla, pour son malheur, de Paris
à Versailles avec frère Coutu, qui l'accompagne
ordinairement. Berthier avait mis dans la voiture quelques
exemplaires du Journal de Trévoux , pour les
présenter à ses protecteurs et protectrices;
comme à la femme de chambre de madame la nourrice,
à un officier de bouche, à un des garçons
apothicaires du roi, et à plusieurs autres seigneurs qui
font cas des talents. Berthier sentit en chemin quelques
nausées; sa tête s'appesantit: il eut de
fréquents bâillements. « Je ne sais ce que
j'ai, dit-il à Coutu, je n'ai jamais tant
bâillé. - Mon révérend père,
répondit frère Coutu, ce n'est qu'un rendu. -
Comment! que voulez-vous dire avec votre rendu? dit
frère Berthier. - C'est, dit frère Coutu, que je
bâille aussi, et je ne sais pourquoi, car je n'ai rien lu
de la journée, et vous ne m'avez point parlé
depuis que je suis en route avec vous. » Frère
Coutu, en disant ces mots, bâilla plus que jamais.
Berthier répliqua par des bâillements qui ne
finissaient point. Le cocher se retourna, et les voyant ainsi
bâiller, se mit à bâiller aussi; le mal
gagna tous les passants: on bâilla dans toutes les
maisons voisines. Tant la seule présence d'un savant a
quelquefois d'influence sur les hommes!
- Frère Berthier
n'est mort qu'en décembre 1782; il s'était
retiré à Bourges, et le clergé venait de
lui donner une pension, pour le remercier d'avoir fait à
la religion des ennemis de tous les Français qui se
distinguaient dans les lettres par leurs connaissances ou par
leurs talents. (K.) - Dans un Éloge historique du P.
G.-F. Berthier, par Monjoye, 1817, in-8°, l'auteur,
attribuant à Voltaire cette note des éditeurs de
Kehl, faisait une belle sortie contre le philosophe de Ferney.
L'erreur fut signalée; et, quoique l'Éloge
fût posthume, on fit un carton pour les pages 135-138.
( .)
- Cependant une petite sueur
froide s'empara de Berthier. « Je ne sais ce que j'ai,
dit-il, je me sens à la glace. - Je le crois bien, dit
le frère compagnon. - Comment, vous le croyez bien! dit
Berthier; qu'entendez-vous par là? - C'est que je suis
gelé aussi, dit Coutu. - Je m'endors, dit Berthier. - Je
n'en suis pas surpris, dit l'autre. - Pourquoi cela? dit
Berthier. - C'est que je m'endors aussi », dit le
compagnon. Les voilà saisis tous deux d'une affection
soporifique et léthargique, et en cet état ils
s'arrêtèrent devant la porte des coches de
Versailles. Le cocher, en leur ouvrant la portière,
voulut les tirer de ce profond sommeil; il n'en put venir
à bout: on appela du secours. Le compagnon, qui
était plus robuste que frère Berthier, donna
enfin quelques signes de vie; mais Berthier était plus
froid que jamais. Quelques médecins de la cour, qui
revenaient de dîner, passèrent auprès de la
chaise; on les pria de donner un coup d'oeil au malade: l'un
d'eux, lui ayant tâté le pouls, s'en alla en
disant qu'il ne se mêlait plus de médecine depuis
qu'il était à la cour. Un autre, l'ayant
considéré plus attentivement, déclara que
le mal venait de la vésicule du fiel, qui était
toujours trop pleine; un troisième assura que le tout
provenait de la cervelle, qui était trop
vide.
- Pendant qu'ils
raisonnaient, le patient empirait, les convulsions
commençaient à donner des signes funestes, et
déjà les trois doigts dont on tient la plume
étaient tout retirés, lorsqu'un médecin
principal, qui avait étudié sous Mead et sous
Boerhaave , et qui en savait plus que les autres, ouvrit la
bouche de Berthier avec un biberon, et, ayant attentivement
réfléchi sur l'odeur qui s'en exhalait,
prononça qu'il était
empoisonné.
- A ce mot tout le monde se
récria. « Oui, messieurs, continua-t-il, il est
empoisonné; il n'y a qu'à tâter sa peau,
pour voir que les exhalaisons d'un poison froid se sont
insinuées par les pores; et je maintiens que ce poison
est pire qu'un mélange de cigüe, d'ellébore
noire, d'opium, de solanum, et de jusquiame. Cocher,
n'auriez-vous point mis dans votre voiture quelque paquet pour
nos apothicaires? - Non, monsieur, répondit le cocher;
voilà l'unique ballot que j'y ai placé par ordre
du révérend père. » Alors il fouilla
dans le coffre, et en tira deux douzaines d'exemplaires du
Journal de Trévoux. « Eh bien, messieurs,
avais-je tort? » dit ce grand médecin.
- Tous les assistants
admirèrent sa prodigieuse sagacité; chacun
reconnut l'origine du mal: on brûla sur-le-champ sons le
nez du patient le paquet pernicieux, et les particules pesantes
s'étant atténuées par l'action du feu,
Berthier fut un peu soulagé; mais comme le mal avait
fait de grands progrès, et que la tête
était attaquée, le danger subsistait toujours. Le
médecin imagina de lui faire avaler une page de
l'Encyclopédie dans du vin blanc, pour remettre
en mouvement les humeurs de la bile épaissie: il en
résulta une évacuation copieuse; mais la
tête était toujours horriblement pesante, les
vertiges continuaient, le peu de paroles qu'il pouvait
articuler n'avaient aucun sens: il resta deux heures dans cet
état, après quoi on fut obligé de le faire
confesser.
- Deux prêtres se
promenaient alors dans la rue des Récollets: on
s'adressa à eux. Le premier refusa: « Je ne veux
point, dit-il, me charger de l'âme d'un jésuite,
cela est trop scabreux: je ne veux avoir à faire
à ces gens-là, ni pour les affaires de ce monde,
ni pour celles de l'autre. Confessera un jésuite qui
voudra, ce ne sera pas moi. » Le second ne fut pas si
difficile. « J'entreprendrai cette opération,
dit-il; on peut tirer parti de tout. »
- Aussitôt il fut
conduit dans la chambre où le malade venait d'être
transporté; et comme Berthier ne pouvait encore parler
distinctement, le confesseur prit le parti de l'interroger.
« Mon révérend père, lui dit-il,
croyez-vous en Dieu? -Voilà une étrange question,
dit Berthier. - Pas si étrange, dit l'autre; il y a
croire et croire: pour s'assurer de croire comme il faut, il
est nécessaire d'aimer Dieu et son prochain; les
aimez-vous sincèrement ? - Je distingue, dit Berthier. -
Point de distinction, s'il vous plaît, reprit le
confessant; point d'absolution si vous me commencez par ces
deux devoirs. - Eh bien! oui, dit le confessé, puisque
vous m'y forcez, j'aime Dieu, et le prochain comme je
peux.
- - N'avez-vous point lu
souvent de mauvais livres? dit le confessant. -
Qu'entendez-vous par mauvais livres? dit le confessé. -
Je n'entends pas, dit le confessant, les livres simplement
ennuyeux, comme l'Histoire romaine des frères
Catrou et Rouillé, et vos tragédies de
colléges, et vos livres intitulés des
Belles-Lettres, et la Louisiade de votre Lemoine, et
les vers de votre Ducerceau sur la ravigote, et ses nobles
stances sur le messager du Mans, et le remerciement au duc du
Maine pour des pâtés, et votre Pensez -y
bien, et toutes les finesses du bel-esprit monacal;
j'entends les imaginations de frère Bougeant ,
condamnées par le parlement et par l'archevêque de
Paris; j'entends les gentillesses de frère Berruyer, qui
a changé l'Ancien et le Nouveau Testament en un roman de
ruelle dans le goût de Clélie, si justement
flétri à Rome et en France ; j'entends la
théologie de frère Busembaum et de frère
Lacroix , qui ont si hautement renchéri sur tout ce
qu'avaient écrit frère Guignard, et frère
Gueret, et frère Garnet, et frère Oldcorn, et
tant d'autres; j'entends frère Jouvency, qui compare
finement le président de Harlai à Pilate, le
parlement aux Juifs, et frère Guignard à
Jésus-Christ, parce qu'un citoyen trop emporté,
mais pénétré d'une juste horreur contre un
professeur du parricide, s'avisa de cracher au visage de
frère Guignard, assassin de Henri IV, dans le temps que
ce monstre impénitent refusait de demander pardon au roi
et à la justice; j'entends enfin cette foule innombrable
de vos casuistes, que l'éloquent Pascal a trop
épargnés, et surtout votre Sanchez, qui, dans son
livre De Matrimonio, a fait un recueil de tout ce que
l'Arétin et le Portier des Chartreux
auraient tremblé de dire . Pour peu que vous ayez fait
de telles lectures, vous êtes en grand danger de votre
salut. - Je distingue, répondit l'interrogé. -
Point de distinction, encore une fois, reprit l'interrogeant.
Avez-vous lu tous ces livres, oui ou non? - Monsieur, dit
Berthier, je suis en droit de tout lire, attendu le poste
éminent que j'occupe dans la Compagnie. - Eh! quel est
donc ce grand poste? dit le confessant. - Eh bien!
répondit Berthier, c'est moi, afin que vous le sachiez,
qui suis l'auteur du Journal de
Trévoux.
- - Quoi! c'est vous qui
êtes l'auteur de ce livre qui damne tant de monde ? -
Monsieur, monsieur, mon livre ne damne personne; dans quel
péché pourrait-il faire tomber, s'il vous
plaît? -Ah! frère, dit le confessant, ne
savez-vous pas que quiconque appelle son frère Raca est
coupable de la géhenne du feu ? o! vous avez le malheur
de faire venir à quiconque vous lit la tentation
prochaine de vous nommer Raca: combien ai-je vu
d'honnêtes gens qui, ayant lu seulement deux ou trois
pages de votre livre, le jetaient au feu, transportés de
colère! Quel impertinent auteur! disaient-ils;
l'ignorant! le butor! le cuistre! le cheval! Cela ne finissait
point l'esprit de charité était totalement
éteint en eux, et ils étaient évidemment
en risque de leur salut. Jugez de combien de maux vous avez
été cause! Il y a peut-être près de
cinquante personnes qui vous lisent, et ce sont cinquante
âmes que vous mettez en péril tous les mois. Ce
qui excite surtout la colère parmi les fidèles,
c'est cette confiance avec laquelle vous décidez de tout
ce que vous n'entendez point. Ce vice prend visiblement sa
source dans deux péchés mortels: l'un est
l'orgueil, et l'autre l'avarice. N'est-il pas vrai que vous
faites votre livre pour de l'argent, et que vous êtes
atteint de la superbe quand vous critiquez mal à propos
l'abbé Velly, et l'abbé Coyer, et l'abbé
d'Olivet, et tous nos bons auteurs? Je ne puis vous donner
l'absolution, que vous n'ayez fait un ferme propos de ne
travailler de votre vie au Journal de Trévoux.
»
- Frère Berthier ne
savait que répondre; sa tête n'était pas
bien libre, et il tenait furieusement à ses deux
péchés favoris. « Eh quoi! vous
hésitez, dit le confessant; songez que dans peu d'heures
tout va finir pour vous: peut-on chérir encore ses
passions quand il faut renoncer pour jamais à les
satisfaire? Vous demandera-t-on au jour du jugement si vous
avez réussi ou non à faire le Journal de
Trévoux? Est-ce pour cela que vous êtes
né? est-ce pour nous ennuyer que vous avez fait voeu de
chasteté, d'humilité et d'obéissance?
Arbre séché, arbre rabougri, qui allez être
réduit en cendres, profitez du moment qui vous reste;
portez encore des fruits de pénitence; détestez
surtout l'esprit de calomnie qui vous a possédé
jusqu'à présent; tâchez d'avoir autant de
religion que ceux que vous accusez d'être sans religion.
Sachez, frère Berthier, que la piété et la
vertu ne consistent pas à croire que votre
François Xavier ayant laissé tomber son crucifix
dans la mer, un cancre vint humblement le lui rapporter. On
peut être honnête homme, et douter que le
même Xavier ait été en deux endroits
à la fois; vos livres peuvent le dire; mais, mon
frère, il est permis de ne rien croire de ce qui est
dans vos livres.
- « A propos,
frère, n'auriez-vous point écrit à
frère Malagrida et complices? Vraiment j'oubliais cette
peccadille vous croyez donc que parce qu'il n'en coûta
autrefois qu'une dent à Henri IV, et qu'il n'en
coûte aujourd'hui qu'un bras au roi de Portugal, vous
pourrez vous sauver avec la direction d'intention? Vous pensez
que ce sont là des pêchés véniels,
et pourvu que le Journal de Trévoux se
débite, vous vous souciez peu du reste.
- - Je distingue, monsieur,
dit Berthier. - Encore des distinctions! dit le confessant; eh
bien! moi, je ne distingue point, et je vous refuse net
l'absolution. »
- Comme il disait ces mots
arrive frère Coutu en hâte, tout courant, tout
essoufflé, tout suant, tout haletant, tout puant; il
s'était informé de celui qui avait l'honneur de
confesser son révérend père. «
Arrêtez, arrêtez, cria-t-il, point de sacrements,
mon cher révérend père, point de
sacrements, je vous en conjure, mon cher révérend
Père Berthier, mourez sans sacrements; c'est l'auteur
des Nouvelles ecclésiastiques avec qui vous
êtes, c'est le renard qui se confesse au loup: vous
êtes perdu si vous avez dit la
vérité.
- L'étonnement, la
honte, la douleur, la colère, la rage, ranimèrent
alors un moment les esprits du patient. « Vous l'auteur
des Nouvelles ecclésiastiques!
s'écria-t-il; et vous avez attrapé un
jésuite! -Oui, mon ami, répondit le confessant
avec un sourire amer. - Rends-moi ma confession, coquin, dit
Berthier; rends-moi ma confession tout à l'heure. Ah!
c'est donc toi, l'ennemi de Dieu, des rois et même des
jésuites; c'est toi qui viens abuser de l'état on
je suis: traître, que n'es-tu en apoplexie, et que ne
puis-je te donner l'extrême onction! Tu crois donc
être moins ennuyeux et moins fanatique que moi? Oui, j'ai
écrit des sottises, j'en conviens; je me suis rendu
méprisable et haïssable, je l'avoue; mais toi,
n'es-tu pas le plus bas et le plus exécrable de tous les
barbouilleurs de papier à qui la démence a mis la
plume à la main? Dis-moi donc si ton histoire des
convulsions ne vaut pas bien nos Lettres édifiantes
et curieuses? Nous voulons dominer partout, je le confesse;
et toi, tu voudrais tout brouiller. Nous voudrions
séduire toutes les puissances; et toi, tu voudrais
exciter la sédition contre elles. La justice a fait
brûler nos livres, d'accord; mais n'a-t-elle pas fait
aussi brûler les tiens? Nous sommes tous en prison dans
le Portugal, il est vrai; mais la police ne t'a-t-elle pas
poursuivi cent fois, toi et tes complices? si j'ai eu la
bêtise d'écrire contre des hommes
éclairés qui dédaignaient jusque-là
de m'écraser, n'as-tu pas eu la même impertinence?
ne nous tourne-t-on pas tous deux également en ridicule?
et ne devons-nous pas avouer que dans ce siècle,
l'égout des siècles, nous sommes tous deux les
plus vils insectes de tous les insectes qui bourdonnent au
milieu de la fange de ce bourbier? » Voilà ce que
la force de la vérité arrachait de la bouche de
frère Berthier. Jl parlait comme un inspiré; ses
yeux, remplis d'un feu sombre, roulaient avec égarement;
sa bouche se tordait, l'écume la couvrait, son corps se
roidissait, son coeur palpitait: bientôt une
défaillance générale succéda
à ces convulsions; et dans cette défaillance il
serra tendrement la main de frère Coutu. « J'avoue,
dit-il, qu'il y a bien des pauvretés dans mon Journal
de Trévoux; mais il faut excuser la faiblesse
humaine. - Ah! mon révérend père, vous
êtes un saint, dit frère Coutu; vous êtes le
premier auteur qui ait jamais avoué qu'il était
ennuyeux; allez, mourez en paix; moquez-vous des Nouvelles
ecclésiastiques; mourez, mon révérend
père, et soyez sûr que vous ferez des
miracles.
- Ainsi passa de cette vie
à l'autre frère Berthier, le 12 octobre, à
cinq heures et demie du soir.
-
-
-
- APPARITION DE
FRÈRE BERTHIER A FRÈRE GARASSISE
- CONTINUATEUR DU
JOURNAL DE TRÉVOUX.
- Le 14 octobre, moi
frère Ignace Garassise, petit-neveu de frère
Garasse, sur les deux heures après minuit, étant
éveillé, j'eus une vision, et voici venir
à moi le fantôme de frère Berthier, dont il
me prit le plus long, et le plus terrible bâillement que
j'eusse jamais éprouvé. « Vous êtes
donc mort, lui dis-je, mon révérend père?
» Il me fit en bâillant un signe de tête qui
voulait dire oui. « Tant mieux, lui dis-je, car sans doute
Votre Révérence est au nombre des saints; vous
devez occuper une des premières places. Quel plaisir de
vous voir dans le ciel avec tous nos frères,
passés, présents, et futurs! N'est-il pas vrai
que cela fait environ quatre millions de têtes à
auréole depuis la fondation de notre Compagnie
jusqu'à nos jours? Je ne crois pas qu'il s'en trouve
autant chez les pères de l'Oratoire. Parlez, mon
révérend père, ne bâillez plus, et
dites-moi des nouvelles de vos joies.
- - O mon fils! dit
frère Berthier d'une voix lugubre, que vous êtes
dans l'erreur! Hélas! le Paradis ouvert à
Philagie est fermé pour nos pères! - Est-il
possible? fis-je. - Oui, fit-il, gardez-vous des vices
pernicieux qui nous damnent; et surtout, quand vous
travaillerez au Journal de Trévoux, ne m'imitez
pas; ne soyez ni calomniateur, ni mauvais raisonneur, ni
surtout ennuyeux, comme j'ai eu le malheur de l'être, ce
qui est de tous les péchés le plus
impardonnable.
- Je fus saisi d'une sainte
horreur à cet horrible propos de frère Berthier.
« Vous êtes donc damné? m'écriai-je. -
Non, fit-il; je me suis heureusement repenti au dernier moment,
je suis en purgatoire pour trois cent trente-trois mille trois
cent trente-trois ans, trois mois, trois semaines et trois
jours, et je n'en serai tiré que quand il se trouvera
quelqu'un de nos frères qui sera humble, pacifique, qui
ne désirera point d'aller à la cour, qui ne
calomniera personne auprès des princes, qui ne se
mêlera point des affaires du monde; qui, lorsqu'il fera
des livres, ne fera bâiller personne, et qui m'appliquera
tous ses mérites.
- - Ah! frère, lui
dis-je, votre purgatoire durera longtemps. Eh! dites-moi, je
vous prie, quelle est votre pénitence dans ce
purgatoire? - Je suis obligé, dit-il, de faire tous les
matins le chocolat d'un janséniste; on me fait lire
pendant le dîner à haute voix une Lettre
provinciale, et le reste du temps on m'occupe à y
accommoder les chemises des religieuses de Port-Royal. - Vous
me faites trembler! lui dis-je; que sont donc devenus nos
pères pour qui j'avais une si grande
vénération? où est le
révérend P. Le Tellier, ce chef, cet apôtre
de l'Église gallicane? - Il est damné sans
miséricorde, me répondit frère Berthier,
et il le méritait bien: il avait trompé son roi,
il avait allumé le flambeau de la discorde,
supposé des lettres d'évêques, et
persécuté de la manière la plus
lâche et la plus emportée le plus digne
archevêque que jamais ait eu la capitale de la France ;
il a été condamné irrémissiblement
comme faussaire, calomniateur et perturbateur du repos public:
c'est lui surtout qui nous a perdus, c'est lui qui a
redoublé en nous cette manie qui nous fait aller en
enfer par centaines et par milliers. Nous crûmes, parce
que frère Le Tellier avait du crédit, que nous
devions tous en avoir; nous nous imaginâmes, parce qu'il
avait trompé son pénitent, que nous devions
tromper tous les nôtres; nous crûmes, parce qu'un
de ses livres avait été condamné à
Rome, que nous ne devions faire que des livres qui dussent
aussi être condamnés; et enfin, nous avons fait le
Journal de Trévoux. »
- Tandis qu'il me parlait, je
me tournais sur le côté gauche, puis sur le
côté droit, puis je me mettais sur mon
séant, puis je m'écriai: « O mon cher
purgatorien! que faut-il faire pour éviter l'état
où vous êtes? quel est le péché qui
est le plus à craindre? »
- Berthier alors ouvrit la
bouche, et dit: « En passant auprès de l'enfer pour
aller en purgatoire, on me fit entrer dans la caverne des sept
péchés capitaux, qui est à gauche du
vestibule; je m'adressai d'abord à la Luxure:
c'était une grosse dondon, fraîche et
appétissante; elle était couchée sur un
lit de roses, ayant le livre de Sanchez à ses pieds et
un jeune abbé à ses côtés; je lui
dis: « Madame, ce n'est pas vous apparemment qui damnez
nos jésuites? - Non, dit-elle, je n'ai pas cet honneur;
j'ai, à la vérité, un petit frère
qui s'était emparé de l'abbé Desfontaines
et de quelques autres de son espèce, tandis qu'ils
portaient l'habit; mais, en général, je ne me
mêle pas de vos affaires: la volupté n'est pas
faite pour tout le monde. »
- L'Avarice était dans
un coin, pesant de l'herbe du Paraguai contre de l'or. «
Est-ce vous, madame, qui avez le plus de crédit chez
nous? - Non, mon révérend Père, je damne
seulement quelques-uns de vos pères procureurs. -
Serait-ce vous? dis-je à la Colère.
-Adressez-vous à d'autres; je suis passagère,
j'entre dans tous les coeurs, mais je n'y demeure pas; mes
soeurs prennent bientôt la place. Je me tournai alors
vers la Gourmandise, qui était à table. «
Pour vous, madame, lui dis-je, je sais bien, grâce
à notre frère cuisinier, que ce n'est pas vous
qui perdez nos âmes. » Elle avait la bouche pleine,
et ne put me répondre; mais elle me fit signe, en
branlant la tête, que nous n'étions pas dignes
d'elle.
- La Paresse reposait sur un
canapé, a moitié endormie; je ne voulus pas
l'éveiller: je me doutais bien de l'aversion qu'elle a
pour des gens qui, comme nous, courent par tout le
monde.
- J'aperçus l'Envie,
dans un coin, qui rongeait les coeurs de trois ou quatre
poètes, de quelques prédicateurs et de cent
faiseurs de brochures. « Vous avez bien la mine, lui
dis-je, d'avoir grande part a nos péchés. - Ah!
dit-elle, mon révérend père, vous
êtes trop bon; comment des gens qui ont si bonne opinion
d'eux-mêmes pourraient-ils avoir recours à une
pauvre malheureuse comme moi, qui n'ai que la peau sur les os?
Adressez-vous a monsieur mon père. »
- « En effet, son
père était auprès d'elle dans une chaise a
bras, vêtu d'un habit fourré d'hermine, la
tête haute, le regard dédaigneux, les joues
rouges, pleines et pendantes; je reconnus l'Orgueil : je me
prosternai; c'était le seul être à qui je
pusse rendre ce devoir. « Pardon, mon père, lui
dis-je, si je ne me suis pas d'abord adressé a vous; je
vous ai toujours eu dans mon coeur: oui, c'est vous qui nous
gouvernez tous. Le plus ridicule écrivain, fût-ce
l'auteur de l'Année littéraire, est
inspiré par vous; ô magnifique diable! c'est vous
qui régnez sur le mandarin et sur le colporteur, sur le
grand-lama et sur le capucin, sur la sultane et sur la
bourgeoise; mais nos pères sont vos premiers favoris:
votre divinité éclate en nous à travers
les voiles de la politique; j'ai toujours été le
plus fier de vos disciples, et je sens même que je vous
aime encore. » Il répondit a mon hymne par un
sourire de protection, et aussitôt je fus traduit en
purgatoire. »
- Ici finit la vision de
frère Garassise; il renonça au Journal de
Trévoux, passa a Lisbonne, où il eut de
longues conférences avec frère Malagrida, et
ensuite alla au Paraguai .
-
-
-
- RELATION
- Du voyage de
frère Garassise, neveu de frère Garasse,
- successeur de
frère Berthier, et ce qui s'ensuit, en attendant ce qui
s'ensuivra.
- L'an de notre salut 1760,
le 14 janvier, arriva de Lisbonne à Paris frère
Garassise, en poste sur ses fesses, et mit pied à terre
au collège de Clermont, dit, par abus, de Louis le
Grand, et on sonna la cloche, et le R. P. provincial assembla
son conseil, composé du R. P. spirituel, du R. P.
recteur, du R. P. principal, de trois R. P. assistants, et du
R. P. Croust, confesseur en cour .
- Et frère Garassise
rendit compte en ces termes du succès de son voyage
devant cette vénérable
assemblée:
- Au nom de saint Ignace. En
arrivant de nuit à la ville de Lisbonne pour le service
de la Compagnie, voici que le ciel s'entr'ouvrit, et que deux
saints de notre ordre en descendirent, lesquels saints je ne
pus reconnaître, attendu l'énorme quantité
que nous en possédons; et ils avaient les yeux plus
perçants, et les oreilles plus longues, et les mains
plus crochues que les autres hommes; et l'un d'eux me dit:
« Garassise, neveu de Garasse, cours à la prison
des Lions, où est renfermé frère Malagrida
, et tu lui parleras, et il te dira les choses »; et je
lui dis: « Comment voulez vous que j'aille à la
prison des Lions, et que frère Malagrida me dise les
choses, puisque je n'ai pas les clefs, et que la prison des
Lions est gardée par la sainte Hermandad? » Et le
saint me répondit: « Nous serons avec toi, et les
portes s'ouvriront »; et je répondis aux deux
saints: « Pourquoi n'y avez-vous pas été
vous-mêmes, et pourquoi n'avez-vous pas tiré
frère Malagrida de la prison des Lions? Et l'un d'eux me
dit: « Tu es bien curieux; ne sais-tu pas que les saints
ne peuvent pas tout faire? Obéis, et marche.
»
- J'obéis, et je
marchai; et voici, les portes de la prison s'ouvrirent: je me
prosternai devant frère Malagrida; je baisai ses
chaînes; je lui dis: « Pourquoi êtes-vous ici?
» Il me répondit: « Pour faire mon salut. -
Serez-vous pendu? fis-je. - Je n'en sais rien, fit-il. - Les
méchants ont prévalu contre vous, ajoutai-je. -
Saint Ignace soit béni, ajouta-t-il. Vous êtes
venu ici pour accomplir l'oeuvre; prenez ce que je vais vous
donner; portez-le à ceux qui vous ont envoyé, et
qu'il soit conservé soigneusement pour servir au besoin.
»
- Alors il tira d'entre les
plis de sa robe un coutelet que la sainte Hermandad n'avait
jamais pu découvrir, et il le mit entre mes mains, et je
lui dis: « Frère, d'où vous vient ce beau
petit coutelet? » Puis, levant les yeux au ciel avec des
soupirs, il dit: « Ce saint instrument a toujours
été dans notre ordre; je le tiens de frère
Lacroix , qui le tenait de frère Lessius, qui le tenait
de frère Mariana, qui le tenait de frère
Busembaum, qui le tenait des frères Oldcorn et Garnet,
qui le tenaient des frères Guignard et Gueret, qui le
tenaient des frères Créton et Campion, qui le
tenaient de frère Matthieu, courrier de la Ligue: c'est
une des plus saintes reliques que nous ayons; et quiconque de
nous aura le bonheur de le posséder court fortune
d'être pendu et d'aller en paradis. » Je pris
humblement la relique, et la mis dans ma culotte, et je
m'écriai: « O frère! comment se peut-il
qu'avec une si puissante relique vous ayez fait si peu de
miracles? » Et alors il me dit: « Voici, je te confie
tous les secrets de la sainte entreprise, et ils sont dans ce
paquet cacheté, et tu porteras ce paquet cacheté
au provincial de ta province, afin que tout soit accompli.
»
- Et alors frère
Garassise mit humblement sur la table le paquet cacheté,
et on ouvrit ce paquet, et on y lut ces choses:
- « Comment les
frères jésuites avaient fait révolter pour
la cause de Dieu la horde du Saint - Sacrement contre leur roi
légitime.
- « Comment les
frères jésuites avaient excité une
sédition dans le Brésil pour rétablir
l'union et la paix.
- « Comment les
frères jésuites avaient pris leurs mesures pour
envoyer le roi de Portugal rendre compte à Dieu de ses
actions.
- « Comment les
frères jésuites ont été
chassés de Portugal par les lois humaines contre les
lois divines.
- « Comment les
frères Malagrida , Mathos et Alexandre, n'ont pas encore
reçu la couronne du martyre, que tout le monde leur
souhaite. »
- Le R. P. provincial ayant
fait lecture du contenu de tous ces articles, et
l'assemblée ayant délibéré sur
cette affaire, le R. P. procureur se leva et dit: « Voici
s'amuser à choses de néant, et qui ne sont
d'aucun rapport; quand ce couteau, que je révère
comme je le dois, ferait encore de nouveaux miracles, cela ne
nous donnerait pas de quoi vivre; quand on aura pendu
frère Malagrida, frère Mathos, et frère
Alexandre, nous n'y gagnerons pas un écu; nous avons
perdu la moitié de nos écoliers; nos livres ne se
débitent plus; nous sommes haïs et
méprisés; le grand Berthier est mort; les
libraires ne nous donnent plus d'argent, et nous n'avons plus
personne parmi nous capable de travailler au Journal de
Trévoux. Berruyer en était digne; mais la
mort nous a privés de ce grand homme. Griffet pourrait
nous aider; mais il est occupé à rallonger
l'Histoire de frère Daniel; et quoiqu'il ne soit pas
plus instruit que frère Daniel des lois du royaume, des
droits des différents corps, des libertés de
l'Eglise gallicane, de l'ancienne chevalerie, des états
du royaume, et des anciens parlements, cependant il
écrit toujours à bon compte, et ne peut se
résoudre à continuer notre Journal. Quel parti
prendrons-nous, mes révérends pères?
»
- Le R. P. spirituel se leva,
et proféra ces paroles: « Il nous faut de l'argent;
affermons le Journal de Trévoux à quelque
serviteur de Dieu connu dans Paris. » Un des assistants
dit: « Je propose le célèbre Abraham
Chaumeix »; mais on conclut à la pluralité
des voix qu'on ne pouvait se fier à cet homme, attendu
qu'il avait changé trop souvent de profession,
s'étant fait de vinaigrier voiturier, de voiturier
colporteur, de colporteur jésuite, de jésuite
maître d'école, de maître d'école
convulsionnaire, et qu'il avait fini par se faire crucifier, le
2 mars 1750 , dans la rue Saint-Denis, vis-à-vis
Saint-Leu, au second étage; qu'enfin il n'y avait pas
moyen de confier un fardeau aussi important que le Journal
de Trévoux à un écrivain de cette
trempe, quelque grand homme qu'il fût
d'ailleurs.
- Le R. P. Croust ouvrit son
avis en ces termes: « Pax Christi, shelm ; puisque
vous ne pouvez faire votre chien de Journal de
Trévoux en français, je vous conseille de le
faire en allemand; on ne vous entendra pas plus qu'on ne vous
entendait auparavant; et en outre, la langue allemande est bien
plus propre aux injures que votre fichue langue franque trop
efféminée »; l'assemblée rit, et
Croust jura Dieu en allemand.
- Comme l'assemblée
était en ces détresses, entra brusquement
maître Aliboron, dit Fréron, de l'Académie
d'Angers. « Mes révérends pères,
dit-il, je sais quelle est votre peine; j'ai été
jésuite, et vous m'avez chassé; je ne suis qu'une
cruche de votre poterie que vous avez cassée; mais
servabit odorem testa diu , comme dit saint Matthieu; je
suis plus ignorant, plus impudent, plus menteur que jamais;
faites-moi fermier du Journal de Trévoux, et je
vous payerai comme je pourrai. - Mon ami, dit Croust, vous
avez, il est vrai, de grandes qualités; mais il est dit,
dans Cicéron: Ne donnez pas le pain des enfants de la
maison aux chiens ; et dans un autre endroit, dont je ne me
souviens pas, il dit: Je suis venu pour sauver mes loups de la
dent de mes brebis. Allez, maître, vous gagnez assez
à hurler et à aboyer dans votre trou, tirez.
»
- Frère Garassise, qui
n'avait point encore parlé, se leva et dit: « Mes
révérends pères, il n'est pas juste, en
effet, qu'un apostat soit préféré aux
enfants de la maison; j'ai été choisi par
frère Berthier, d'ennuyeuse mémoire; il m'a remis
en bâillant l'emploi de journaliste; je ne l'ai
quitté que pour m'acquitter de la commission sainte que
j'avais auprès de frère Malagrida; je
travaillerai au Journal de Trévoux jusqu'au temps
où je pourrai aller exécuter vos ordres au
Paraguai. Je vous ai apporté le coutelet de frère
Malagrida; j'ai la plume de Berthier, je possède la
fadeur de Catrou, les antithèses de Porée, la
sécheresse de Daniel; je demande ce qui m'est dû
pour prix de mes services. »
- A ces mots,
l'assemblée lui décerna le journal tout d'une
voix; il l'écrivit, et l'on bâilla plus que jamais
dans Paris.
- N. B. On a mis sous
presse le contenu du procès des frères Malagrida,
Mathos et Alexandre, et le journal de tout ce qui s'est
passé au Paraguai depuis cinq ans, envoyé par le
gouverneur du Brésil à la cour de Lisbonne: ce
sont deux pièces authentiques, par lesquelles on finira
ces relations, qui composeront un volume utile et
édifiant; on pourra même y ajouter quelques
remarques pour l'avantage du prochain.
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Last modified: 21-Mar-00